Par Fabrice Flipo *
Avec 90 députés du Rassemblement National dans l’hémicycle, les idées conservatrices sont plus présentes que jamais dans le débat public. Si elles le sont, c’est en partie à la faveur de confusions entretenues dans l’espace public, notamment autour du « social », dont le parti de Marine Le Pen serait subitement devenu le défenseur. Le social, après avoir été le marqueur de la gauche, serait-il passé à droite ? L’écologie politique a également fait l’objet d’accusations de collusion avec des idées conservatrices, dont le livre de Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique, a longtemps été le symbole. Des publications récentes vont de nouveau en ce sens[1], et des articles de presse s’inquiètent régulièrement de la montée d’un écologisme d’extrême-droite[2]. Localisme, ordre naturel, survivalisme, etc. Il y aurait urgence. Vraiment ? Ne s’agit-il encore une fois de confusions, qui risquent de profiter au camp que l’on dit combattre ? Evoquer un « réenracinement antifasciste » comme le propose Paul Guillibert[3] permet-il réellement de clarifier ? Est-il bien prudent d’utiliser le même mot, « écologie politique » ou « écologisme », pour évoquer des mouvements qui n’ont dans le fond que l’apparence d’une convergence avec ce que l’on désigne usuellement par ce concept ? L’objet de cet article est de faire le point sur le sujet et proposer quelques pistes, car non, à la différence de ce que soutient Pierre Madelin[4], nous ne pensons pas que la pensée soit désarmée, loin de là.
Le Rassemblement National compte désormais 90 députés au Parlement. A entendre les commentateurs, le virage « social » du parti compte pour beaucoup dans ce succès[5] : retraites, hausse du minimum vieillesse etc. Il y aurait une grande différence entre Marine Le Pen et son père, admirateur de Ronald Reagan et partisan du marché[6]. Le problème est que cette lecture de l’évolution du parti est superficielle et repose sur des confusions, tant du côté de certains politologues tels Gilles Ivaldi que des médias. Des confusions qui sont ont probablement joué en faveur du vote RN, en accréditant son discours auprès des votants. En effet, quand on examine le programme de manière structurée (analyse de la logique « systémique » sous-jacente) et non de manière statistique comme le fait par exemple Gilles Ivaldi, on s’aperçoit que le financement de ce qui est présenté comme du « social » ne repose en rien sur la redistribution des richesses, ni même sur du « keynésianisme » – cela, alors qu’Ivaldi affirme que 66 % des mesures RN relèvent de la redistribution. En réalité les mesures sont conditionnées en large part à un retour de la croissance, laquelle est obtenue par un « assainissement » du budget de l’État (tel que supprimer la redevance TV) et la réduction des « charges »[7]. Marine Le Pen le dit clairement : le pouvoir d’achat qu’elle évoque ne concerne que le salaire net, c’est-à-dire la case « en bas à gauche » de la feuille de paie, suivant son expression imagée. Il n’y a donc pas vraiment de contradiction à ses yeux à ce qu’il baisse partout ailleurs, notamment du côté des services de l’État. Cette position est clairement « libérale », au point de vue économique. L’autre grande condition de financement du supposé « social » est la baisse des coûts liés aux frais supposément occasionnés par les étrangers, en particulier en matière de santé. Que se passera-t-il si la manne est moins élevée qu’espéré, ce qui a toutes les chances d’être le cas ? En tout cas, difficile d’y voir de la redistribution. Le RN ne prévoit pas de remettre en cause les profits des grandes entreprises de santé qui vivent grâce à la sécurité sociale, ni le secteur privé en général, ni les riches – sauf peut-être ceux qui sont excessivement « mondialisées » et donc apatrides. Le RN est en réalité autant à droite qu’avant, comme le notent à juste titre les politologues Emmanuel Négrier et Julien Audemard[8]. La différence avec Jean-Marie est donc bien moins importante que ne le prétendent les commentateurs évoqués, qu’ils soient politologues ou œuvrant dans le monde des médias.
L’histoire montre en outre que la défense du marché n’est guère un marqueur fiable, en ce qui concerne l’extrême-droite. Celle-ci a très bien su utiliser l’État à des fins de puissance nationale, au XXe siècle (Vichy, Allemagne nazie, Italie fasciste)[9]. Et le XIXe montre que c’est plutôt à grand regret que le conservatisme consent au marché défendu par les libéraux. Son attitude en matière économique est en réalité assez opportuniste, suivant que les marchés ou l’État viennent (ou pas) renforcer cette puissance ethnique qui est le cœur de son positionnement. Donald Trump glorifiait à la fois la saine concurrence et la puissance de l’État américain sur les marchés, dès lors qu’il s’agissait d’agir contre les étrangers. Cette position n’a pas tant connu un revirement qu’une adaptation pratique et rhétorique aux circonstances, ce qui est très différent : d’un côté la mondialisation des chaînes de valeur impliquant l’impossibilité de relocaliser la puissance sur le seul territoire national, de l’autre la « dédiabolisation », dans le discours et l’exercice des responsabilités, en attendant des jours plus favorables à la reprise des fondamentaux. Le RN reste axé sur quatre points cardinaux : puissance nationale, travail, famille et patri(moine). La question des retraites ne figure même pas en tant que telle dans le programme 2022. La démagogie a porté ses fruits jusque chez les « Décodeurs » du Monde que nous avons cités, puisqu’ils prennent pour argent comptant ce qui relève pourtant de déclarations opportunistes ou de montages idéologiques astucieux[10]. Louis Alliot pouvait ainsi expliquer sans être contredit par Appoline de Malherbe le 12 avril 2022 que son programme comportait des mesures « socialistes », puisqu’il y avait « du social »[11]. La confusion est donc totale, et doublement avalisée par les chercheurs et les médias. Avec les effets performatifs, puisque le social est bien l’une des motivations qui a contribué à porter le RN au pouvoir[12].
Notre conviction est que l’on ne peut pas s’enorgueillir de coproduire les faits que l’on croit ensuite ne faire que commenter. L’urgence est au contraire de sortir de la confusion.
Il y eut Luc Ferry, en 1992, auteur libéral dont nous avons déconstruit les confusions pas toujours bien intentionnées[13], avec d’autres. Il y a aujourd’hui le politologue Stéphane François, convoqué par Reporterre. Cet auteur veut aussi attester d’une ambiguïté doctrinale fondamentale dans « l’écologie (politique) », qui relèverait de la pensée conservatrice. De là des « porosités » voire des « convergences » entre la « filiation progressiste » et l’autre, « ouvertement réactionnaire et/ou antimoderne, née de l’héritage du romantisme », dont l’étude aurait été négligée (p. 9). Le problème tient à ce que ces affirmations reposent en grande partie sur deux types de confusions.
La première consiste à procéder par l’amalgame. Celui-ci consiste à ne retenir de deux idées distinctes que ce qui les rassemble, et à conclure qu’elles sont similaires voire identiques, ou en tout cas que des « porosités » existeraient, voire des « convergences ». Par exemple : l’écologie politique de gauche évoque parfois la nature-mère ce qui est à tendance néopaganiste comme l’extrême-droite d’Alain de Benoist ; c’est donc que l’écologie politique (de gauche) comporte des « porosités » voire des « convergences » avec l’écologie politique d’extrême-droite. Le raisonnement sous-estime les différences, et en retour surestime les convergences. En effet le paganisme d’extrême-droite renvoie à une nature mythologique, ancrée dans un passé nostalgique. Rien de tel chez les écologistes (« de gauche »), qui usent certes de la métaphore de la nature-mère, mais en s’appuyant sur une critique scientifiquement argumentée (par l’écologie, entre autres), débouchant sur l’objectif d’un métabolisme équilibré, à l’échelle globale, des modes de vie avec la biosphère. Cela passe par exemple par une réduction mesurable et mesurée des émissions de GES. A la base, donc un cosmopolitisme séculier, et non pas un réenracinement fantasmatique prétendûment « écologique ». Rappelons en effet que rien ne démontre que les modes de vie pré-industriels étaient forcément « écologiques ». Le néolithique a vu disparaître la mégafaune et les incendies causés par l’humanité se voient dans les couches géologiques, à tel point qu’un débat existe pour savoir quand faire commencer l’Anthropocène[14]. L’Europe pré-industrielle a rasé ses forêts, ce qui l’a poussé à s’intéresser au charbon de terre[15]. Et on pourrait multiplier les exemples de ce genre[16].
Le raisonnement pourrait être reproduit à l’identique pour toutes les « porosités » alléguées : le « localisme », le « survivalisme », le « respect de la terre », l’enjeu de la « paysannerie », la terre comme « espace culturel », la critique du christianisme, « l’organicisme », « le végétarisme » (Hitler était végétarien donc l’écologisme partage avec Hitler etc.), « les médecines douces », etc. On comprend qu’il serait très fastidieux de reprendre chacune des confusions, qu’il faudrait resituer dans son contexte, etc. L’amalgame fonctionne d’autant mieux que le nombre de rapprochements résonne comme autant de preuves apparentes d’une « convergence »… alors qu’il s’agit du renforcement d’un biais cognitif ou méthodologique de l’auteur vers le lecteur. Il n’y a pas de nombreuses convergences, mais de nombreuses confusions. Ceci, parce que le thème apparemment similaire n’est pas replacé dans le contexte général de gauche ou de droite qui lui donne son sens précis. Faute de définition précise, le lecteur non-spécialiste n’a plus à sa disposition, pour chaque mot discuté (« localisme » etc.), que le sens commun, nourri des confusions véhiculées par les médias et les candidats, comme nous en avons donné quelques exemples plus haut. Le sens précis et spécifique que l’écologie (politique) peut avoir aux yeux d’un spécialiste ou simplement d’un connaisseur du sujet est absent. Pour notre part nous proposons, de longue date, avec d’autres auteurs tels que Sylvie Ollitrault[17], de définir l’écologisme comme un militantisme cosmopolitique pour la planète[18]. C’est l’esprit du Sommet de Rio ou des « sociétés soutenables » revendiquées par les Amis de la Terre ou même France Nature Environnement, repris dans l’idée « d’espace écologique »[19], popularisé par les Friends of the Earth dans les années 1990[20], qu’Oxfam met désormais en avant sous le nom de « donut economy »[21] : des modes de vie dont l’empreinte écologique est limitée par en bas par les besoins essentiels, et par en haut par le partage des communs. Cet idéal égalitaire planétaire n’a rien de commun avec le fascisme ni avec la simple « défense de la nature », qui est certes un bon slogan mais aussi un objectif complètement vague. D’autant que la distinction entre écologistes et environnementalistes (simple protection de la nature) est attestée tant par les militants eux-mêmes[22] que par l’analyse[23].
Passer ces différences sous silence, ce n’est pas constater de manière objective l’existence de porosités : c’est les construire, c’est les apporter et les fabriquer dans l’esprit du lecteur, là où elles n’existent pas dans la réalité. Il est donc fondamental de disposer de définitions qui soient précises et qui rendent bien compte des divergences et des points d’accord, de manière représentative. Ceci, en tenant compte du fait que les concepts politiques sont « essentiellement contestés », à savoir que les mêmes mots ont un sens divergent suivant le parti considéré, et cela, en fonction de l’effet que chacun des acteurs veut produire sur le contexte partagé d’action[24]. Sans cela, l’analyse est faussée ; ce qui est de gauche est confondu avec ce qui est de droite. Et au final il est peu surprenant de constater combien l’extrême-droite est éloignée des thèses écologistes (« de gauche »)[25], même s’il peut y avoir des cas d’alliance objective – comme il y en a avec tous les autres partis d’ailleurs. On accordera par exemple que les modes de vie promus par le GRECE peuvent se rapprocher, de loin, sur plusieurs points, de ceux défendus par l’écologie politique (de gauche). Par exemple, une économie « locale ». Mais on trouvera difficilement un écologiste partisan du retour au localisme moyenâgeux et traditionnaliste. Sous des mots identiques, et quelques ressemblances superficielles dans les pratiques, des thèses fortement distinctes, et avec des implications très différentes sur l’ordre social. D’un côté le localisme du repli mythologique sur soi, de l’autre une relocalisation à fondement cosmopolitique, ancré dans un souci de justice planétaire, ce qui n’a rien à voir et représente même tout ce que l’extrême-droite déteste… Que resterait-il de commun, finalement ? Une critique commune de la dépendance à l’automobile ? Il s’agirait alors d’une alliance objective, ponctuelle, et non d’une « porosité ». Maurras, quand il défend la CGT[26], ne devient pas socialiste pour autant. Il cherche à détourner un combat de gauche à ses fins personnelles. Faut-il que le syndicat arrête les manifestations pour autant ? Bien sûr que non, l’alliance objective n’est que partielle et ne met nullement en danger son projet.
Rappelons les idées principales de l’extrême-droite, que Jean-Philippe Vincent qualifie à juste titre « d’illibérales »[27]. Suivant Jean-Pierre Azéma et Michel Winock, sept points sont plus particulièrement significatifs du régime de Vichy, qui fut pourtant moins violemment fasciste que les régimes usuellement regroupés sous ce concept (l’Allemagne nazie, l’Italie de Mussolini et l’Espagne de Franco) : « le rejet de l’individualisme, le refus de l’égalitarisme, une conception très fermée du nationalisme, un projet de rassemblement national, la défiance à l’égard de l’industrialisme, l’anti-intellectualisme, le refus du libéralisme culturel »[28]. Expliquons brièvement. L’individualisme conduit à l’oubli de la communauté, à laquelle l’individu doit se soumettre. Comme l’énonce Bonald, les individus ont essentiellement des devoirs envers la société et non des droits, parce qu’ils reçoivent tout d’elle, et sont donc en dette : « l’homme n’existe que pour la société, et la société ne le forme que pour elle : il doit donc employer au service de la société tout ce qu’il a reçu de la nature et tout ce qu’il a reçu de la société, tout ce qu’il est et tout ce qu’il a »[29]. Le souci de régénération (et non de « la nature ») conduit le régime à soutenir les activités sportives et les organisations d’encadrement de la jeunesse, telles que le scoutisme. L’esprit n’est pas au « libéralisme culturel » (l’expression est postérieure) : l’esprit de jouissance est condamné, ainsi que les bals ; la place de la femme est au foyer, l’avortement et l’adultère sont sévèrement réprimés. La défiance à l’égard de l’industrialisme vient de ce que celui-ci prône l’innovation et le changement. Mais le régime de Vichy démontra tout autant que les autres fascismes combien cette défiance n’est plus que de façade, à l’époque industrielle, puisqu’il joua un rôle majeur dans l’industrialisation du pays. La méfiance affichée envers l’industrialisme (y compris agricole) va donc finalement de pair avec une modernisation planiste[30]. La démocratie est évidemment un régime honni. Pour Louis de Bonald, « la démocratie est le gouvernement des faibles, puisqu’il est le gouvernement des passions populaires ». Elle éveille partout l’ambition, puisqu’elle ouvre les places à tous ; elle apporte donc le malheur au plus grand nombre, là où la monarchie n’excluait personne, chacun étant à sa place, et rien qu’à sa place. « La société existe : elle est donc dans la nature de l’homme ; les lois de son existence sont nécessaires, comme la nature de l’homme » ; à l’opposé un système fondé sur des raisonnement ou des débats peut être détruit par d’autres raisonnements, car ce sont des abstractions, qui affaiblissent l’autorité. « La société est donc la réunion des êtres semblables par des lois ou rapports nécessaires, réunion dont la fin est leur production et leur conservation mutuelles ». Joseph de Maistre acquiesce[31] : « ce qu’il y a de plus admirable dans l’ordre universel des choses, c’est l’action des êtres libres sous la main divine. Librement esclaves, ils opèrent tout à la fois volontairement et nécessairement : ils font réellement ce qu’ils veulent, mais sans pouvoir déranger les plans généraux. Chacun de ces êtres occupe le centre d’une sphère d’activité dont le diamètre varie au gré de l’éternel géomètre, qui sait étendre, restreindre, arrêter ou diriger la volonté, sans altérer sa nature ». Le régime de Vichy est donc anti-républicain : le parlement ne joue plus aucun rôle, et la religion catholique a désormais droit de cité dans les affaires publiques, en particulier en matière d’éducation (associations de jeunesse et écoles) ; les adversaires de 1789 exultent[32]. Le suffrage universel n’est maintenu que dans les communes de moins de 2000 habitants. On le voit, difficile de concilier ces idées avec la défense de « droits de la nature » entendus comme droit des vivants et des écosystèmes, humains inclus.
La seconde manière d’entretenir la confusion est de s’en tenir aux idées sans mesurer leur poids politique, et donc leur influence réelle, tout en se laisser aller à faire des annonces ici et là à ce sujet. Ainsi, à partir de quelques déclarations isolées, issues de personnalités atypiques qui n’ont nullement eu d’influence dans les partis d’extrême-droite où elles ont tenté de « s’enraciner » (Laurent Ozon, Hervé Juvin…), S. François conclut que l’écologie deviendrait un « enjeu majeur » de l’extrême-droite » au cours des années 2000 ; ou encore que la nouvelle Droite aurait été « le levier d’influence intellectuelle le plus important de la droite radicale française » (p. 16). Reporterre explique de son côté que la « tentation » « écofasciste » est là[33], comme si le danger était majeur et imminent et, pire, que les publics habituellement de gauche pourraient être tentés. L’article ne documente pourtant que des groupuscules et des auteurs sans grande influence, si ce n’est celle que les colonnes de gauche leur accordent. L’article de Reporterre cite à témoin le coordinateur national du renseignement, Laurent Nunez ; las ! Celui-ci, quand il atteste d’un certain développement des groupes d’ultra-droite, sans le chiffrer (il s’agit d’une brève, pas d’un rapport fouillé), ne fait aucun rapprochement avec l’écologie[34]. Tout semble donc indiquer que le supposé danger est mal évalué. Reporterre semble ne pas assez prendre au sérieux la stratégie « métapolitique » revendiquée par Alain de Benoist ou Eugénie Bastié un temps membre de la revue Limite, qui consiste principalement à laisser entendre au public de gauche que la droite est leur allié[35] – exactement comme le RN qui fait croire qu’il propose des mesures « sociales ».
La compréhension des enjeux, de gauche comme de droite, semble donc superficielle, dans ce débat. Certains sujets montent certes un peu sur l’agenda mais ne sont nullement surprenants sur le fond. Comment s’étonner en effet de ce que l’extrême-droite soit obsédée par l’invasion de « populations » immigrées ? Et qu’elle finissent par voir dans le réchauffement climatique une source d’inquiétude, alors que des « réfugiés climatiques » sont annoncés par toutes les agences de l’ONU ? Pour s’inquiéter du climat, devient-elle « écologiste » pour autant ? Certainement pas. Elle réagit comme elle l’a toujours fait, sur la base de sa xénophobie. Elle ajoute un paramètre nouveau à son analyse, rien de plus. Qu’y a-t-il de commun avec la gauche ? Où voit-on un problème majeur de discernement ? La question des migrants climatiques posera et pose déjà aux écologistes les mêmes questions de différenciation que celles que posent les migrations à la gauche. Dans le même ordre d’esprit, la droite notamment extrême, voulant sauver les sources de sa puissance, se posera peut-être la question des moyens tels que les énergies fossiles qui renforcent cette puissance, mais qui la détruisent dans le même temps. Pour le moment la balance semble clairement faite : le fossile prime sur le climat, et plus généralement l’écologie est absente de l’extrême-droite. Si l’intérêt national est en jeu, ce n’est pas quelques espèces en voie de disparition qui pèseront lourd dans la balance, sauf si leur défense sur un mode patrimonial n’entrave pas les moyens de la puissance – par exemple, une espèce vivant dans une zone désertique sans autre intérêt que touristique. Certains milliardaires achètent ainsi des zones protégées pour leur propre compte. Si la biodiversité représente un obstacle sur la route de la sécurité, ces partis regretteront peut-être son sort mais ils ne s’arrêteront pas pour autant. Les priorités ne sont pas aux droits de la nature, mais à celle de l’ethnie humaine. Qu’Hitler ait été végétarien ne l’a pas empêché de dévaster les écosystèmes, tant par la guerre que par l’industrialisation rapide, dont les autoroutes sont l’un des symboles les plus voyants. Sur le plan philosophique également, un conservateur tel que Roger Scuton peut se dire en affinité avec l’écologisme[36], mais l’on découvre bien vite que les proximités ne sont que superficielles, dans la mesure où l’attachement à un mode de vie qu’il met aussi en avant désigne, à l’époque industrielle, des pratiques bien peu écologiques.
Ce qui semble gêner nos commentateurs réside plutôt dans le fait que le langage de l’écologie en tant que science semble facilement approprié par l’extrême-droite : populations, génétique, etc. Mais là encore rien de surprenant. Biologiser est dans le répertoire des droites extrêmes, même si elles ne défendent plus aussi ouvertement la hiérarchie des races – du moins, en France. Et il ne s’agit pas de n’importe quelle appropriation de l’écologie. C’est une lecture politique, normative, que peu d’écologues avaliseraient. Une lecture bien différente de celle de la gauche. Et si les conservateurs se réfèrent facilement au concept de nature, tel Bonald[37], ce que les écologistes (de gauche) entendent par là n’a rien de commun. L’enjeu est la prise en compte du métabolisme que toute société entretient dans ses rapports avec le milieu, dans la décision et la structuration sociale. Le concept de nature renvoie donc à la biosphère, saisie par la science nommée « écologie », au sens large (y compris l’ingénierie et la science des matériaux par exemple). Du côté conservateur, le concept de nature renvoie à tout autre chose : l’idée d’une essence de l’ordre social, dont l’équilibre avec la nature (au sens de la science écologique) est au mieux une composante, sans même que cela soit nécessaire[38].
Ne pas utiliser le même mot peut être utile pour bien différencier les idées politiques, sur le plan analytique. Surtout quand la métapolitique recommande de se saisir des mots utilisés par l’adversaire pour les remplir du sens que l’on veut y déposer, dans l’espace public, engendrant ainsi le désordre voire une chasse aux sorcières. C’est un moyen de gagner de l’influence ou d’en faire perdre aux idées que l’on combat. Ainsi, parler « d’écologisme d’extrême-droite » au motif de quelques ressemblances superficielles peut être jugé abusif et porteur de confusions, dans la mesure où le sens consacré de « l’écologisme » renvoie aux courants dominants, qui se situent à gauche et au centre-gauche. Parler « d’écologie » d’extrême-droite est déjà plus précis mais peut aussi être interrogé. En effet à un premier niveau aucune formation politique ne peut ignorer son inscription dans la biosphère puisqu’aucune n’habite en dehors. Toutes les idéologies deviendront donc « politiques » sous l’angle de l’écologie. Au moins faut-il clairement signaler de quoi on parle. Dans le même ordre de questionnement, faut-il reprendre l’idée « d’enracinement » qui est très usité du côté conservateur ? Laclau et Mouffe ont éclairé ces enjeux[39]. La pertinence politique d’un concept tient en partie à sa capacité à intégrer. La stratégie de « récupération » du contenu d’un mot dans l’espace public est à la racine de la métapolitique ou bataille culturelle et fonctionne également pour la gauche. Alors pourquoi ne pas employer ce beau terme de cosmopolitisme, qui indique clairement une différence avec l’extrême-droite ?
*Fabrice Flipo est philosophe, professeur à l’Institut Mines-Télécom BS et chercheur au LCSP Université de Paris-Cité. Il est notamment l’auteur de L’impératif de la sobriété numérique – l’enjeu des modes de vie (Paris : Matériologiques, 2020) et de Le développement durable et ses critiques : vers une transition écologique et sociale (Bréal, 2022).
[1]Stéphane François, Les Verts-Bruns. L’écologie de l’extrême droite française (Lormont: Le Bord de l’Eau, 2022).
[2]https://reporterre.net/Enquete-sur-l-ecofascisme-comment-l-extreme-droite-veut-recuperer-l-ecologie
[3]Paul Guillibert, « La racine et la communauté. Critique de l’écofascisme contemporain », Mouvements 104, no 4 (2020): 84‑95, https://doi.org/10.3917/mouv.104.0084.
[4]https://www.terrestres.org/2020/06/26/la-tentation-eco-fasciste-migrations-et-ecologie/
[5]Collectif Focale, Votes populaires ! Les bases sociales de la polarisation électorale dans la présidentielle de 2017 (Vulaines-sur-Seine: Le Croquant, 2022).
[6]Gilles Ivaldi, « Marine Le Pen, Eric Zemmour : social-populisme contre capitalisme populaire », Note de recherche, Baromètre de la confiance politique, mars 2022, https://www.sciencespo.fr/cevipof/sites/sciencespo.fr.cevipof/files/NoteBaroV13_GI_socialpopulisme_mars2022_V4.pdf; Adrien Sénécat, « Du FN de 2007 au RN de 2022, ce qui perdure et ce qui a changé dans le programme de l’extrême droite », Le Monde, 3 juin 2021, sect. Les Décodeurs, https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2021/06/03/du-fn-de-2007-au-rn-de-2022-ce-qui-perdure-et-ce-qui-a-change-dans-le-programme-de-l-extreme-droite_6082676_4355770.html.
[7]https://theconversation.com/le-programme-social-de-marine-le-pen-decrypter-le-vrai-du-faux-181307
[8]Emmanuel Négrier et Julien Audemard, « Marine Le Pen : la campagne de tous les paradoxes », The Conversation, 22 avril 2022. https://theconversation.com/marine-le-pen-la-campagne-de-tous-les-paradoxes-181725
[9]Nicos Poulantzas, Fascisme et dictature (Paris: Maspéro, 1970); Nicos Poulantzas, La crise des dictatures : Portugal, Grèce, Espagne (Paris: Maspéro, 1975); Gino Germani, Authoritarianism, fascism and national populism (New Brunswick (N.J.): Transaction Books, 1978); Jean-Pierre Azéma et Olivier Wievorka, Vichy, 1940-1999, Ed. Orig. 1997 (Paris: Perrin, 1997); Michel Winock, éd., Histoire de l’extrême-droite en France, Ed. Orig. 1993 (Paris: Seuil, 2015).
[10]Note méthodologique : cette importance du social ne se voit pas dans des sondages tels que ceux de l’IFOP où les questions posées restent dans le périmètre de ce que les sondeurs croient caractéristique (à juste titre) de ce courant. La question du social, jugée incongrue, n’est pas posée, et donc pas mesurée. Les sondeurs s’interdisent donc pas là de mesurer la démagogie qui est à l’oeuvre. Exemple : https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2021/03/118005-Rapport-RN-23.03.2021.pdf
[11]Fabrice Flipo, « Le « programme social » de Marine Le Pen: décrypter le vrai du faux », The Conversation, 18 avril 2022. https://theconversation.com/le-programme-social-de-marine-le-pen-decrypter-le-vrai-du-faux-181307
[12]Collectif Focale, Votes populaires ! Les bases sociales de la polarisation électorale dans la présidentielle de 2017.
[13]Fabrice Flipo, Nature et politique – anthropologie de la globalisation et de la modernité (Paris: Amsterdam, 2014).
[14]http://quaternary.stratigraphy.org/working-groups/anthropocene/
[15]John McNeill, Something new under the sun. An environmental history of the Twentieth Century world (New York: Norton, 2000); Vaclav Smil, The Earth’s biosphere. Evolution, dynamics and change (Cambridge, Mass: MIT Press, 2002).
[16]Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés (Paris: Gallimard, 2000); Diamond, Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (Paris: Le Grand Livre du Mois, 2006).
[17]Sylvie Ollitrault, Militer pour la planète : sociologie des écologistes (Rennes: Presses Universitaires de Rennes, 2008).
[18]Fabrice Flipo, Justice, nature et liberté (Lyon: Parangon, 2007).
[19]Fabrice Flipo, « L’espace écologique – Sur les relations de l’écopolitique internationale à la philosophie politique classique », Ecologie & Politique, no 26 (2002): 55‑73.
[20]EEA, The environmental spae concept, 2016. https://www.eea.europa.eu/publications/92-9167-078-2/page003.html
[21]https://www.oxfamfrance.org/actualite/la-theorie-du-donut-une-nouvelle-economie-est-possible/
[22]Dominique Simonnet, L’écologisme, Que Sais-Je? (Paris: PUF, 1979), 3; Yves Frémion, Histoire de la révolution écologiste (Hoëbecke, 2007), 13; Alain Lipietz, Qu’est-ce que l’écologie politique ? La grande transformation du 21ème siècle (Paris: La Découverte, 1999), 7.
[23]Andrew Dobson, Green political thought (London: Routledge, 2000), 11; Pierre Alphandéry, Pierre Bitoun, et Yves Dupont, L’équivoque écologiste (Paris: La Découverte, 1991), 133; Guillaume Sainteny, Les Verts, 2ème, Que Sais-Je? (Paris: PUF, 1997), 57.
[24]W. B. Gallie, « Essentially Contested Concepts », Proceedings of the Aristotelian Society 56 (1955): 167‑98.
[25]Simon Persico, « “Déclarer qu’on va protéger la planète, ça ne coûte rien”. Les droites françaises et l’écologie (1971-2015) », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques 44, no 2 (2016): 157‑86, https://doi.org/10.3917/rfhip1.044.0157.
[26]Charles Maurras, La république et la question sociale, 1908, maurras.net.
[27]Jean-Philippe Vincent, Qu’est-ce que le conservatisme ? (Paris: Les Belles Lettres, 2016).
[28]Jean-Pierre Azéma, « Vichy », in Histoire de l’extrême droite en France, éd. par Michel Winock (Paris: Seuil, 2015), 198.
[29]Louis Bonald De, Théorie du pouvoir politique et religieux, Ed. Orig. 1800 (Paris: UGE, 1965), part. Introduction.
[30]Azéma, « Vichy », 203.
[31]Joseph Maistre De, Considérations sur la France., 1797.
[32]Azéma et Wievorka, Vichy, 1940-1999, 144.
[33]https://reporterre.net/Enquete-sur-l-ecofascisme-comment-l-extreme-droite-veut-recuperer-l-ecologie
[34]https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/terrorisme/ultradroite-en-france-des-structures-qui-ont-le-culte-de-la-violence-et-qui-recherchent-l-affrontement-denonce-laurent-nunez_4257909.html
[35]https://www.nouvelobs.com/politique/20210620.OBS45477/conquerir-les-esprits-avant-de-gagner-dans-les-urnes-plongee-au-c-ur-de-l-offensive-reactionnaire.html
[36]Roger Scruton, De l’urgence d’être conservateur : territoires, coutumes, esthétique, un héritage pour l’avenir. (Paris: L’Artilleur, 2016).
[37]Bonald De, Théorie du pouvoir politique et religieux.
[38]Clarisse Berthezène et Jean-Christian Vinel, Conservatismes en mouvement (Paris: EHESS, 2016); Philippe Labrecque, Comprendre le conservatisme (Montréal: Liber, 2016); Karl Mannheim, La pensée conservatrice (Editions de la revue Conférence, 2009); Strauch-, Vous avez dit conservateur ?, s. d.; Yann Raison du Cleuziou, « Un renversement de l’horizon du politique. Le renouveau conservateur en France. », Esprit, no 10 (2017): 130‑42.
[39]Ernesto Laclau, La guerre des identités : grammaire de l’émancipation., Bibliothèque du MAUSS (Paris: La Découverte, 2000); Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste (2001) (Paris: Les solitaires intempestifs, 2009); Ernesto Laclau, La raison populiste (Paris: Seuil, 2008).