Par Thierry Gaudin, PhD, membre du board de la WFSF (World Future Studies Federation)
Dans le livre intitulé 2100, récit du prochain siècle paru chez Payot en 1990[1], il est question d’une crise systémique en … 2020 !
La crise, dans ce livre, est décrite comme l’aboutissement d’une période de 40 ans, (1980-2020) dénommée « les désarrois de la société du spectacle », mélange de délire financier et médiatique… À l’époque, l’hypothèse du virus ne s’imposait pas[2] : la conscience de l’irresponsabilité environnementale était là, plusieurs chapitres du livre le montrent, mais l’idée d’une riposte virale de la nature était étrangère à l’imaginaire de l’époque[3].
Néanmoins, de nos jours le virus existe et, tout en évoquant la nécessité de mutations radicales, en pratique, on fait comme si, une fois l’épidémie passée, la vie allait reprendre comme avant. La difficulté à faire et même imaginer autre chose que ce qu’on connaît est bien compréhensible : les individus ont besoin de se rassurer. Mais, dans le cas présent, le retour à la situation antérieure semble difficilement faisable et d’ailleurs peu souhaitable, les sévères critiques des jeunes générations le montrent.
Dans le récit du livre 2100, la crise de 2020 inaugure une transition depuis « les désarrois de la société du spectacle » vers une « société d’enseignements » dont la durée serait aussi d’une quarantaine d’années.
Ce pronostic me paraît aujourd’hui pertinent, pour plusieurs raisons :
- D’abord l’urgence de la protection de la nature, avec laquelle l’espèce humaine est en symbiose, qu’elle le veuille ou non. C’est l’idée du « jardin planétaire » et, évidemment, de la maîtrise des rejets de gaz carbonique, des polluants et des déchets en général.
- Ensuite, le constat de l’extraordinaire éclosion scientifique de ces dernières décennies[4], depuis la connaissance des particules jusqu’à celle du cosmos, sans oublier celle des êtres vivants et de leurs interactions, nécessaires, entre autres, à la compréhension des virus. Ces connaissances, désormais largement diffusées sur Internet, induisent progressivement une évolution culturelle.
- D’autre part, avec Internet, la 4G et demain la 5G, la communication a changé de nature. Non seulement les actualités sont devenues mondiales, mais les échanges, l’information scientifique, les recherches, les religions, la fraternisation, et même la relation avec les animaux et les plantes sont très profondément transformés.
En ce qui concerne la méthode prospective, on peut se demander quelle est la pertinence de ces périodes de 40 ans, qui peuvent sembler à première vue complètement arbitraires. Sans doute, ce fut, dans l’élaboration du récit d’il y a 30 ans, un choix instinctif procédant de l’impression que la trajectoire économique des années 70 et 80 ne pourrait pas durer plus que quelques décennies, compte tenu des limites physiques des ressources planétaires.
Mais, à la réflexion, il me semble que ces périodes peuvent aussi servir de balises pour revisiter l’histoire des mentalités. 40 ans est en effet le délai nécessaire pour qu’une nouvelle génération, ayant acquis des connaissances et de l’expérience, gère les affaires selon une autre vision.
Ainsi, on pourrait écrire l’histoire de l’Europe au XXe siècle, sous la forme suivante :
1900-1940 : les sacrifices humains et les années folles ;
1940-1980 : la reconstruction d’après-guerre, la pop culture et sa musique ;
1980-2020 : les désarrois de la société du spectacle…
En conclusion, il n’est pas surprenant que la crise sanitaire du coronavirus soit, encore pour quelque temps, interprétée comme un accident au terme duquel « tout reviendra comme avant ». Mais ce serait négliger l’hypothèse que cette crise soit le déclencheur d’une transformation plus profonde, celle que le livre 2100, qui date de 1990, avait anticipée, la transition vers une « société d’enseignements ». Bien des signes le montrent, en particulier la critique implacable de représentants des jeunes générations concernant la surconsommation et les dégâts infligés à l’écosystème planétaire.
D’autre part, les ressources naturelles minérales et fossiles, comme l’a anticipé Dennis Meadows au MIT dès 1970[5], ne sont pas inépuisables. Si le rythme actuel de consommation et d’extraction se poursuit, elles viendront à manquer avant 2050. Les banques centrales pourront toujours émettre des montagnes de $, d’€ ou de Yuans, ça ne changera rien au tonnage des ressources disponibles. Le défi n’est pas « comment consommer plus » mais au contraire « comment consommer moins, autrement, et restaurer la nature ».
[1] Qui reste encore maintenant (2020) le principal ouvrage de prospective publié en langue française. Les droits d’auteur sont allés à une ONG, le GRET et le livre est désormais en libre téléchargement aux « classiques de sciences sociales » de l’Université de Chicoutimi (Québec). Cet ouvrage avait mobilisé plusieurs centaines de chercheurs, dont beaucoup sont encore en activité (Jean Éric Aubert, Fabienne Goux Baudiment, Hugues de Jouvenel, Jacques Theys, Christine Afriat, Marc Giget, François Gipouloux, etc.)
[2] Le déclenchement de la crise paraissait à l’époque plus vraisemblablement résulter de fonctionnements maffieux.
[3] Néanmoins, pour comprendre ce qui se passe actuellement et les dangers à venir, lire l’article de Philippe Grandcolas dans Le Monde du 8 avril 2020, page 21 et celui de Jean François Guégan, dans Le Monde du 18 avril, page 27.
[4] Voir à ce sujet le n° spécial de La Recherche sur la science des « 50 dernières années »
[5] Dans le rapport au club de Rome