Par Martin Collette. Agrégé de philosophie, titulaire d’un master en biologie et écologie. Bruxelles, Belgique. Ancien étudiant d’Isabelle Stengers, lecteur de Deleuze et Guattari, Whitehead, Bergson, Nietzsche, Héraclite, Spinoza…, Martin est également un amateur d’anthropologie (spécialement amazonienne) et un admirateur de Pierre Clastres. Souffrant de solastalgie, ses réflexions historiques et méditations photographiques portent sur la disparition des mondes.
À côté de la patrilinéarité, qui installe le patriarcat au faîte du monde grec officiel, les textes archaïques révèlent une autre filiation, circulaire plutôt que linéaire, qui renvoie l’humain à l’humus et brouille les frontières de classe, de genre, d’espèce, en libérant des devenirs minoritaires. Une géo-néologie contre une généalogie. La résistance s’organise autour du dionysisme.
Dans les trois dimensions de l’épique, du philosophique et du tragique, on trouve la même tension, qui traverse les textes de manière souvent sous-jacente, parfois formelle. Cette tension oppose notamment deux modes de filiation, qui sont parfois concurrents, mais qui opèrent le plus souvent sur des plans distincts quoique sécants. Le premier est celui que nous connaissons bien depuis l’Antiquité, à savoir la filiation patrilinéaire, par laquelle des éléments essentiels de l’identité sociale et individuelle (nom, statut, propriété), se transmettent de père en fils (éventuellement de père en fille, par extension du même principe).
Le second mode de filiation est essentiellement féminin, mais on ne peut le réduire à la matrilinéarité. Car il n’y a pas une simple symétrie entre ces deux filiations. Si la patrilinéarité est individuelle, directe et verticale, l’autre filiation est plurielle, indirecte et horizontale. Et à dire vrai, elle n’est pas non plus exactement linéaire, au sens où elle progresserait en ligne droite, mais bien plutôt curviligne ou laminaire. Le pli est la conformation qui résume le mieux le mouvement géométrique (ou plutôt géologique, nous le verrons) de cette filiation.
Grand-père
Le mythe ancien de la réincarnation du grand-père permet d’approcher un point de passage entre la filiation patrilinéaire et la filiation que j’appelle ici « géo-laminaire ». C’est que le passage s’opère précisément dans les entrailles sombres de la Terre, là où l’âme du défunt s’échappe à son corps et s’éparpille en émanations fertiles, telle un fluide impalpable circulant entre les êtres et les générations (le souffle de l’Âme du monde, selon les Stoïciens, en est une variante tardive). Ainsi, ce n’est pas spécifiquement à tel lignage, paternel ou maternel, que le nouveau-né se trouve affilié, mais bien à une multiplicité terrienne, dont la portée religieuse est associée au collectif féminin (voir ci-après). D’où la notion d’une filiation géo-laminaire, les strates générationnelles se déposant en couches pliées dans l’épaisseur humique.
La circularité de cette conception de la métempsychose du grand-père allie cette logique circulatoire avec des éléments de patrilinéarité, à savoir la filiation directe entre deux hommes (le grand-père et son petit-fils). Cette conception est encore attestée dans le Grèce antique (cf. les travaux de Maria Daraki) et elle s’inscrit dans diverses langues anciennes par des parentés terminologiques et des synonymies entre « petit-fils », « grand-père » ou « oncle » (cf. Émile Benveniste). Effectivement, ces filiations masculines permettent de contourner le père en passant par la terre et par la mère, d’autant plus lorsqu’il s’agit du grand-père maternel. Un épisode saisissant de l’Odyssée, qui raconte une scène de chasse dans la jeunesse du héros, établit un tel lien entre Ulysse et son grand-père maternel Autolycos – où l’on apprend que celui-ci a donné à Ulysse son prénom. Dans ce récit, Ulysse acquiert les qualités et la puissance animales d’un chien, comme pour donner chair à cette filiation avec ce grand-père (« Autolycos » signifie « le loup en personne »). Il a conservé de cette chasse une cicatrice à la cuisse, provoquée par la défense d’un sanglier monstrueux – bête terrienne par excellence. Cette cicatrice évoque immanquablement la gestation de Dionysos, dans la cuisse de Zeus (nous y reviendrons).
Or, la filiation secrète qui relie le nouveau-né au grand-père, en passant par la puissance fertile de la Terre, est une forme particulière, créative, de l’incurvation qui peut être infligée à la droite linéarité du schéma patrilinéaire et patriarcal, dans le contexte historique de l’avènement progressif de ce schéma. Nous allons voir qu’il existe bien d’autres formes de cette résistance dans la culture et la pensée grecques.
Nourrices
S’il paraît évident que la mère joue un rôle dans cette « alter-filiation » dont nous parlons, elle n’en est pourtant pas le personnage central ou proéminent. Elle est plutôt la représentante d’une « multiplicité pliée et pliante » (comme Spinoza parle de nature « naturée » et « naturante » – car la multiplicité et le pli, c’est la nature comme manifestation et puissance). Or, il y a une multiplication de la fonction maternelle elle-même. En effet, dans les familles de l’aristocratie grecque, cette filiation alternative se transmet moins par la génitrice que par les nourrices. Dans l’Odyssée, on se rappelle Euryclée, la vieille nourrice d’Ulysse, seule membre de la maisonnée à le reconnaître lorsqu’il revient à Ithaque, malgré son déguisement surnaturel. Seule donc à le rattacher à sa terre et à son peuple. De manière très symptomatique, Ulysse avait également été reconnu par son vieux chien édenté, qui dort sur un tas de fumier. Le lien au peuple, aux bêtes, au foin, à la glèbe, ne peut être plus marqué, alors que Pénélope elle-même, son fils et ses pairs, sont incapables d’identifier le maître légitime de l’oïkos.
L’institution des nourrices est un phénomène peu étudié à ma connaissance, en tout cas peu invoqué par les commentateurs de la pensée grecque. Il est pourtant d’une grande importance, il me semble. Car précisément, il indique cet aspect terrien, pluriel, rhizomatique, de la filiation officieuse des Grecs. Par le lait des nourrices – qui est en somme ici une sorte d’anti-sperme – l’enfant s’emplit d’un lien tacite au peuple et à la terre. Il est donc particulièrement significatif que ce lait ne vienne pas de la mère biologique, d’ascendance grecque, mais des nourrices, issues du petit peuple. L’usage du mot « peuple » que je fais ici est évidemment à prendre dans un sens très élargi, un sens écologique qui ne correspond pas au démos de la cité athénienne, dont on sait qu’il exclut femmes, esclaves et étrangers. Le peuple flou et tacite dont il est ici question est une notion lâche et générique qui s’applique à une communauté indéfinie, qui implique au contraire tout ce qui sera négligé, minorisé ou rejeté dans la Grèce classique : femmes, esclaves, étrangers « barbares » (hors du cercle de la « xenia » grecque), mais aussi sans doute les bêtes des champs et, au-delà, tout ce qui « grouille et rampe » sur la terre et dans ses replis.
Terre
À travers la mère et surtout les nourrices, la filiation grecque s’étend donc à tout un substrat vivant, une multiplicité pullulante et indéterminée – ce qui deviendra pour nous « la nature ». Car si la patrilinéarité relie l’individu à son Père, la filiation géo-laminaire le relie à la Terre. Et la Terre (avec une majuscule), pour les Grecs, c’est Gaïa, la déesse primordiale « au large sein » (eurysternos) d’où jaillit la vie sous toutes ses formes. Cette Terre allie une puissance d’engendrement et une fonction nourricière. Elle est à la fois bienfaisante et monstrueuse. Multiplieuse de vie et plieuse de destin. Elle donne la vie et prend les morts. Car elle est aussi capable de colère, de violence et de ruse. Tout comme Zeus, son petit-fils, qu’elle a contribué à installer sur le trône. Zeus a d’ailleurs consolidé ses qualités de ruse en ingérant sa première épouse Métis (« Intelligence rusée »), déesse d’ascendance chthonienne, descendant de Gaia par une lignée féminine.
À travers le lien, jamais complètement rompu, avec cette déesse primordiale, l’être-au-monde grec charrie les relents de très anciennes pratiques religieuses, d’origine paysanne, sans doute oubliées à l’époque classique, mais encore perceptibles dans les fêtes saisonnières et certains rites exclusivement féminins, comme les Thesmophories athéniennes, une cérémonie où les épouses proféraient des insanités et sacrifiaient des cochons dans des gouffres. Il faut aussi mentionner les Anthestéries, fêtes d’origine paysannes célébrant le retour du printemps, qui en appellent à une divinité récente, aux origines troubles, qui émerge aux alentours du 6ème siècle…
Dionysos
Dionysos, puisque c’est de lui qu’il s’agit, est la création mythico-conceptuelle qui condense le mieux cette récalcitrance d’un peuple terrien face à l’ordre patriarcal et politique (au sens de l’ordre qui a trait à la cité, à la polis), à l’époque de la première philosophie grecque (et en un sens, Ulysse et Héraclite sont des répétitions ou des répliques du soulèvement dionysien). En effet, Dionysos et sa suite ne cessent de mettre à mal cet ordre patriarcal de la cité et de la société grecque, bien qu’il ait émergé à l’intérieur de son aire d’influence (on dit parfois de Dionysos qu’il est un dieu grec d’origine étrangère, ou l’inverse – il naît en Grèce mais comme étranger à son essence).
De manière très révélatrice, lors des fêtes dionysiaques, les frontières sociales, sexuelles, et même biologiques, sont provisoirement effacées et systématiquement brouillées, à l’instar de ce qui se produit aujourd’hui encore dans nos carnavals déguisés. Dionysos lui-même est un dieu efféminé et d’origine étrangère, à la sexualité polymorphe, un dieu « queer » à l’identité incertaine et malléable. Les cortèges bacchiques, essentiellement féminins, se forment dans les marges sauvages et accidentées de la cité et de son hinterland agricole, avant de s’abattre sur la ville en un essaim joyeux, pour semer le désordre. Les ménades, inspirées par le dieu et prise de mania (sorte de « possession »), ou ivres de boisson, sont à l’initiative de ce rite qui semble simuler une attaque, une razzia s’abattant sauvagement sur la cité et son ordre normatif.
Dionysos est non seulement le dieu de l’ivresse, mais il est aussi le patron de la vigne et du lierre. Deux arbres singuliers, qui ont choisi de grimper et de ramper plutôt que d’investir leur métabolisme dans un tronc rigide, droit et vertical. Ce sont d’authentiques arbres, mais sans la linéarité et l’univocité de l’axe d’élévation céleste. Ainsi, Dionysos et ses attributs végétaux brouillent les contours, contorsionnent les droites, multiplient les lignes, subvertissent et parasitent la verticalité du chêne roi. Cela ne peut pas être un hasard. Il s’agit d’un authentique contre-modèle, qui possède même son prototype botanique. C’est sans doute un contre-poids et une soupape nécessaire dans cette époque de passion naissante pour l’ordre et la hiérarchie. Mais c’est aussi un contre-feu, qui éclate dans les marges du classicisme athénien triomphant. Une sorte de menace virale jetée à la face du nouvel ordre divin olympien, largement patrilinéaire, céleste, vertical, hiérarchique. Il existe d’ailleurs un « messianisme » dionysiaque qui prévoit que Gaïa, lassée par l’arrogance olympienne, déchaîne une série de déluges climatiques au terme desquels Dionysos sera sacré nouveau monarque du monde. Peut-être sommes-nous aujourd’hui dans cette époque troublée…
Tragédie
Dans la tragédie dionysiaque, la mère est souvent présente, mais elle semble désincarnée ou « désindividualisée », à la manière dont les adeptes de Dionysos sont frappées de mania. C’est littéralement le cas dans les Bacchantes d’Euripide. Agavé, à la tête d’une meute de ménades, égorge et démembre son propre fils Penthée, roi de Thèbes. Saisie par la mania du dieu, elle est inconsciente de ses actes, puis elle se réveille en mère infanticide. Dans l’Œdipe roi de Sophocle, évidemment, la mère perd aussi son statut maternel, et c’est en mère incestueuse qu’elle se découvre alors avec effroi. Tout cela provoque une catastrophe sociale et une crise politique pour la cité, dont le roi est à la fois un usurpateur (Œdipe a tué son père biologique sans le savoir) et un monarque légitime qui s’ignore (puisqu’il est le fils du roi). Dionysos, patron de l’art tragique, est passé par là.
Rien ne peut aller droit dans cette histoire où Œdipe lui-même, avec son pied bot, est boiteux. Mieux : c’est toute sa lignée qui est d’avance gauchie, son père se nommant Laïos (le « tordu » ou le « gauche ») et son grand-père Labdacos (le « boîteux »). Ainsi, c’est dans l’identité même de cette lignée mâle qu’est inscrit l’oracle : l’échec de la patrilinéarité comme fondement de (et du) droit. Et est-ce un hasard si des bribes de mythologie alternative font état d’une sœur puissante d’Œdipe, qui s’oppose à son accession au trône et qu’il évince par la ruse (elle se cacherait selon certains derrière la figure du monstre chimérique de la Sphynge) ? C’est sans doute que cette histoire tragique raconte la menace souterraine d’une autre filiation, qui passe par les femmes et implique bien plus que la cité et son souverain mâle (l’erreur du complexe d’Œdipe, n’est-ce pas de réduire toute l’histoire à celle du fils et de son statut au sein d’une famille nucléaire et d’une transmission royale linéaire ?).
Or, de façon remarquable, la forme tragique oppose typiquement un héros mâle de sang royal à un chœur féminin (parfois un chœur de vieillard). C’est donc l’opposition de l’héritier mâle à un collectif féminin (ou ancestral), qui est en jeu. C’est aussi l’opposition de l’individu appelé à diriger (c’est-à-dire à mener droit – à « droitiser » ?) et d’un peuple qui doit plier, se courber (et qui en appelle donc à une « gauche » pour le défendre ?). Dans ce contexte, la mère dévoreuse est une image récurrente, à la fois nécessaire et menaçante, dont Agavé et Jocaste sont deux polarités (dévoration par la bouche ou par le sexe).
Ce motif tragique de la génitrice dévoratrice évoque une figure terrienne, dans un passage de l’Odyssée. Nous sommes au climax de l’épopée, quand Ulysse doit résister au vertige qui l’attire vers le gouffre de Charybde. Dans cet épisode, le héros est suspendu à un figuier, au-dessus de l’abîme, jouant le fruit humain. Mais pas n’importe quel fruit. Car la figue est précisément un fruit « choral », qui échappe à la filiation linéaire. Il s’agit en réalité d’un réceptacle charnu replié, enfermant des centaines de fruits minuscules. Sa forme et son développement complexe en font un utérus symbiotique, dans lequel des guêpes hautement spécialisées s’introduisent par un minuscule orifice pour venir pondre et mourir, assurant à la fois la reproduction du figuier et celle de leur propre espèce, comme une métempsychose végétale. Ici, dans ce fruit-utérus, s’exprime l’idée d’une circulation entre les filiations, au-delà des genres et des espèces. Tel est le statut suspendu du roi Ulysse, confronté au vertige du gouffre chthonien. Il faut d’ailleurs mentionner ici que le figuier est aussi associé à Dionysos, et qu’il en existe une forme sauvage appelé caprifiguier – c’est-à-dire « figuier des boucs » – qui n’est pas comestible mais participe en espèces auxiliaire à la pollinisation des figuiers de culture – voilà donc un nouvel acteur dans ce chœur reproductif.
Philosophie
Quant à la philosophie, le cas est plus complexe. Je me contenterai ici d’évoquer les textes des premiers « physiciens » et en particulier d’Héraclite (début du Vème siècle). Tout son effort pour penser un ordre cosmique s’inscrit dans l’ample circularité d’un « éternel retour ». Les éléments passent les uns dans les autres, le feu changeant de forme à chaque « tournure » (tropos). Les identités et les statuts sont soumis à l’impermanence fondamentale de l’être, qui est devenir. Le lien au thème de la terre est discret et requiert une analyse parfois aventureuse, que je ne peux ici qu’effleurer. On en trouve de multiples échos dans les fragments du penseur, à travers certains thèmes comme celui de l’humide, de la circulation du feu vivant dans un cosmos qui demande une approche de physiologue plus que de physicien.
Il y a également chez Héraclite la présence sourde et latente de divinités issues d’une lignée chthonienne oubliée, comme les Érinyes (impitoyables vengeresses chthoniennes, également invoquées par la tragédie) et la Nuit (Nux). Ces divinités nocturnes et souterraines sont marginalisées par la généalogie officielle, mais leur importance a été restituée par une analyste telle que Clémence Ramnoux, selon qui ces figures composaient une généalogie alternative à la lignée patrilinéaire issue de Gaïa, et étaient invoquées dans le culte de Dionysos. La nuit, il en est encore question dans un vocable qui compte beaucoup pour la lecture d’Héraclite, il s’agit du terme euphroné. Euphronè est la « nuit » mais aussi, littéralement, la « bonne pensée ». Il s’agit ici de la pensée en tant que phronésis, faculté du corps, pensée viscérale, qui appartient probablement à tous les vivants, ou au moins une grande partie d’entre eux, puisqu’elle est produite par le diaphragme (phren). Or, le diaphragme est le muscle qui régule la respiration, et l’ordre du monde lui-même dépend d’une mesure (metra) et d’une raison (logos) qui président à une grande respiration cosmique, d’où procèdent les exhalaisons chaudes de la physis chargée de feu. Ainsi, circulation et circularité étreignent l’être dans une ontologie dont la terre est le centre vivant.
La thèse d’un penchant terrien de l’héraclitéisme est appuyée par un lien de parenté supposé entre Héraclite et une famille de prêtres éleusiniens, qui présidaient à un rite mystérique dédié à Dionysos. Il y a d’ailleurs une invocation directe (et d’autres, indirectes) de Dionysos, identifié au passage à Hadès, ce frère de Zeus qui reçut la souveraineté royale sur cette partie sombre et invisible de l’univers que constitue le sous-sol terrien. Cette zone opaque est celle où Héraclite ramène sans cesse les rois, les prêtres et les dieux de l’Olympe car c’est là, dans ce ventre méconnu et méprisé, que s’opèrent les transformations fertilisantes du feu, d’où procèdent toutes choses vivantes, qui sont autant d’émanations de la physis, comme la pousse du blé, maître atout des États (je renvoie aux travaux de James C Scott pour saisir le lien entre domination et agriculture céréalière).
En fait, le feu est la partie aérienne et visible d’une puissance de vie qui peut se faire solide et liquide pour dormir dans les replis humiques de la terre, des marais, des bois et des corps vivants (on songe ici au fameux ganos, lueur chaude des liquides dionysiaques : vin, sang, boue…). Ce feu céleste n’est donc que la forme ultimement concentrée d’une énergie vitale qui court dans la terre et ses fluide chargés de vie, et qui retourne à la terre après avoir atteint son apogée.
Finalement, il apparaît alors que le fameux « devenir » héraclitéen est un « venir-de », qui remonte sans cesse le cours de la vie individuelle pour diffracter dans la multiplicité de ses racines terriennes. Héraclite, qui apprécie les jeux de mots, utilise lui-même le terme génomai pour nommer ce devenir, et par un effet de sonorités et de racines, le mot évoque une loi de la terre (Gé-nomos) ou une manière de pâturer (nomas) pour se distribuer (sur) la terre (Gé est l’autre nom de Gaia). À ces deux devenirs correspondent deux figures du destin : le moros et la moira. Le moros est le destin comme lot ou « part de vie » assigné par avance aux hommes, il est linéaire et ascensionnel, il correspond à l’élévation de l’âme jusqu’à son maximum d’intensité et d’incandescence vitale. La moira est la face sombre ou la malédiction attachée à ce destin, la part de boue et d’humidité terrienne qui, telle une implacable force de rappel, ramène l’âme sur terre et la dilue dans les flux des humeurs, du sang, de la sève du monde, circulant à travers les chairs et les êtres. Plusieurs fois, Héraclite rend hommage aux bêtes qui aiment se rouler dans la boue ou la paille, à l’instar du cochon et de l’âne. Et il indique que tout ce qui rampe sur le sol se nourrit de terre (ou mérite sa part). Selon la légende, il serait mort lui-même de dessication après un bain de boue.
Ces deux devenirs et ces deux destins se rattachent à nos deux généalogies : l’une, où l’individualisation progresse en se concentrant vers un futur dans lequel on est appelé à répéter le destin du père, pour prolonger sans cesse une droite lignée ; l’autre, où elle régresse en se diluant, vers un passé commun qui afflue dans un présent perpétuel, qui meurt et renaît à chaque instant (« on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve »). Le devenir se fait alors venir-de (la Terre), et la généalogie « Gé-néalogie », voire « Gé-néologie » (car le nouveau émerge sans cesse de la puissance créatrice de Terre).
Comme je l’ai déjà indiqué, la pensée d’Héraclite est aussi une vaste entreprise de subversion, qui procède par touches discrètes, pratiquant l’irone sibylline à l’égard des symboles de la royauté, et la moquerie à peine voilée à l’endroit de la religion officielle. Elle s’exprime jusque dans l’astronomie, puisque les astres – à commencer par le premier d’entre eux, le royal soleil – se voient définis comme des coupelles concaves, qui ne font que récolter les exhalaisons en provenance de la terre, pour nous renvoyer un éclat aussi vif que fugace. Sans cesse le penseur ramène les ambitions célestes au creuset boueux de leur destin hasardeux (« le temps, enfant-roi qui jette des osselets au sol »). Et sans cesse, il rétablit le passage circulatoire et circulaire entre le statut éminent de quelques puissants qui poursuivent le lustre et le sort des « nombreux » qui forment le cortège des bêtes et des peuples s’affairant sans gloire, courbés sur la glèbe (l’or, réévalué par l’âne – ou renvoyé à la terre qu’il a fallu excaver pour une goutte de prestige métallique). L’effort conceptuel grandiose des premiers physiciens vise à offrir une forme générique unitaire à cette coappartenance diffractée qui connecte chaque être aux vrombissements et aux palpitations sourdes qui agitent la Terre et ses peuples grouillant. Et cela se ressent malgré un aristocratisme philosophique, qui brouille les pistes chez Héraclite. Sa tentative métaphysique vise non pas l’« Un-seulement », pure unité retirée dans son identité et son éminence autarcique, mais l’« Un-rassemblement » du logos (legein signifie d’abord « (r)assembler »). Cette complémentarité de l’être (ou de l’Un) s’exprime à travers l’incomplétude de l’étant (ou de l’entité). C’est pourquoi Héraclite assigne à chaque chose le statut d’un « assemblage » toujours partiel et imparfait : « Assemblages (synapsis) : à la fois touts (hola) et non touts (ouk hola) ». Chaque chose est ainsi condamnée à en contenir d’autres plus menues et à être elle-même contenue par autre chose de plus grand, dans un univers essentiellement ouvert à la circulation des substances et des identités. On n’est pas loin de l’étrange monde de métamorphoses qu’Ulysse entrevoit au royaume de Circé.
Épopée
Pour terminer, retournons à l’origine, à l’épopée. Et plus particulièrement à cette Odyssée que nous avons déjà croisée à plusieurs reprises. Retrouve-t-on, dans le récit des aventures d’Ulysse, cette double généalogie – patrilinéaire et géo-laminaire ? Oui, sans doute, même si cela n’apparaît pas de manière explicite. Car c’est la forme du récit elle-même qui déroule cette double linéarité, l’une en tension et rectitude, l’autre en replis, en circonvolutions et transformations, à travers deux narrations qui s’enchâssent et s’imbriquent l’une dans l’autre.
La première histoire encadre le récit et lui donne son sens univoque et « moderne » de quête. Elle raconte le retour d’Ulysse à Ithaque. Ce retour donne le cap, la direction du récit. Il inscrit chaque épisode dans une même linéarité, qui s’imprime dans l’âme d’un Ulysse tendu de tout son être vers sa quête. Cette tension a pour nom noustè, la nostalgie qui étreint le héros et l’assigne au retour. Or, cette direction donnée au récit a aussi une traduction généalogique, car la quête d’Ulysse consiste à reprendre sa place au sein d’une lignée masculine, et ainsi retrouver son statut et son pouvoir sur Ithaque, sa femme, ses domestiques et ses troupeaux (non sans avoir trucidé par dizaines les prétendants au trône et au lit conjugal, prouesse qui donne à ce retour la légitimité d’un droit, mérité par la force et l’habileté – l’aristocratie d’Ulysse). Cette place laissée vide est fortement marquée par le récit qui encadre l’Odyssée, avec sa première partie qui se déroule à Ithaque, en l’absence d’Ulysse, et sa dernière partie qui met en scène le retour proprement dit, de sorte que tout le voyage apparaisse comme la restauration de la lignée. Autant Ithaque manque à Ulysse, autant Ulysse manque à Ithaque. Entre son père Laërte, usé et cacochyme, et son fils Télémaque, tendre et immature, il manque au lignage un homme en pleine vigueur. Pénélope noue sa ruse de tisseuse pour permettre à Ulysse de retrouver le fil de cette filiation.
Et puis, il y a l’autre histoire, ou plutôt les autres histoires, puisqu’il s’agit d’une collection de récits polyphoniques, aux origines sans doute anciennes et diverses. Ce second récit, c’est celui du voyage. Au contraire du premier, il est fait de louvoiements, de fourvoiements, de dérives. Ulysse ne cesse d’y perdre son cap, d’être détourné de son objectif. Vents, tempêtes et courants mettent ses navires en perdition et les envoient par le fond. C’est aussi dans leur âme qu’Ulysse et ses hommes se trouvent désorientés, déviés de leur droite visée et de leur droite conduite. De la drogue des Lotophages, qui les plonge dans une apathie heureuse, au chant des sirènes, qui les attire irrésistiblement vers une union funeste, en passant par Calypso, qui retient Ulysse dans une captivité lascive, dans sa grotte au fond des bois, les tentations se succèdent et les hommes y succombent les uns après les autres (seul Ulysse rentrera). Mais le plus grand des périls est sans doute celui qui menace leur statut d’humain lui-même, lorsque la magicienne Circé change les marins en cochons, sur l’île d’Aïaié (Aïa est un vieux nom de Gaïa, la Terre).
Dans ce récit sinueux, on aperçoit à chaque détour la généalogie secrète que j’ai évoquée plus haut : cette circularité temporelle qui communique avec la circulation terrienne des identités et des êtres. Elle se traduit par le risque de métamorphose que je viens d’évoquer, mais aussi par toutes les entorses et les infractions aux frontières des identités, imposant une hésitation entre homme et animal, mortel et divin, vivant et mort, masculin et féminin (Jean-Pierre Vernant a fait de cet enjeu l’élément central de son analyse). Le rôle des femmes et de la mère dans cette généalogie alternative, se marque nettement lors de l’escale d’Ulysse au Pays des Morts. C’est là en en effet qu’Ulysse apprend le décès récent de sa mère en rencontrant le spectre de sa génitrice, dont le reflet lui apparaît dans un trou boueux. Ainsi, le récit de l’Odyssée fait passer la mère d’Ulysse du côté du voyage et de ses étranges péripéties, mais aussi de la mort et de son royaume souterrain, l’effaçant du même coup de l’ordre patriarcal qui est en jeu sur la terre ferme d’Ithaque, où le père et le fils d’Ulysse attendent son retour. À l’apparition de la mère défunte, succède l’évocation d’une kyrielle de femmes mortes, connues et moins connues, épouses et filles de héros. On retrouve ainsi cette dimension collective et féminine des affiliations terriennes.
L’importance pour Ulysse de rétablir une linéarité droite au fil de son voyage est particulièrement remarquable dans l’épreuve ultime de son voyage. Pour retrouver la direction d’Ithaque et la place qui lui revient de droit dans son lignage, Ulysse devra en effet accomplir une prouesse de navigation, qui lui impose précisément de fixer son cap. Car c’est bien le sens de l’épreuve qui lui est assignée : naviguer sur l’étroit fil de survie qui permet de passer entre Charybde et Scylla. Le moindre écart, d’un côté ou de l’autre, le condamne soit à être dévoré par un monstre, soit à être englouti dans un gouffre (rappelons-nous du sort de Penthée et d’Œdipe : être dévoré par sa mère, soit par sa bouche, soit par son sexe). Ce sera d’ailleurs le sort de ses hommes et de son dernier navire, tandis qu’Ulysse se retrouve suspendu à ce figuier surplombant l’abîme, où nous l’avions laissé plus haut. Charybde et Scylla sont d’ailleurs deux figures particulièrement inquiétantes du pli, de la courbure que la vie terrestre impose au destin humain. Scylla a la forme d’un fauve doté de six longs cous tentaculaires, prolongés de mâchoires implacables. Quant à Charybde, elle a la forme d’un tourbillon, fascinante spirale qui emporte les marins dans les entrailles de la Terre. Telles sont les courbures terrifiantes qui nous rappellent que nous appartenons à la Terre et à ses cycles de vie et de mort. On retrouve ici les deux attributs de la gorgone, monstre féminin le plus redouté des Grecs : l’œil et les tentacules.
Ayant survécu à ces monstrueux plis terriens et marins, alors qu’il s’approche enfin d’Ithaque, Ulysse passe par une série de (re)naissances qui le rattachent nettement à la Terre et aux éléments. Nous sommes au début du récit (qui est aussi la fin de l’histoire). Après un nouveau naufrage, Ulysse est longuement roulé par les vagues, enveloppé dans le voile d’Ino. Le mot sans cesse répété est kuma, qui signifie « vague » (et dont vient notre « écume »), mais aussi, littéralement, « ce qui s’enfle », et par suite : le fruit, le fœtus, le ventre enceint. Un peu plus tard, lorsqu’il s’échoue en Phéacie, il s’enfonce dans un lit de feuilles mortes, tel « un tison brûlant ». Cette image de la braise sur le sol est associée en Grèce à la naissance. Et c’est en effet en nouveau-né qu’Ulysse émerge de l’humus, le lendemain matin. Joyeux et nu, il gambade dans les bois, évoquant un alter ego de Dionysos (dont la naissance est probablement contemporaine au texte d’Homère). Allusion cryptée ou hasard de l’air du temps ? Et qui est ce mystérieux Seigneur du fleuve, auquel Ulysse avait prêté allégeance, avant de s’engager dans l’estuaire vaseux ?
Au-delà du patriarcat
Finalement, qu’est-ce que le « patriarcat » ? Quand et comment advient-il ? Cette question a sans doute de nombreuses réponses. Ou peut-être n’en a-t-elle aucune, car elle est posée de manière trop simple. Mais voici ce que je peux en dire, dans le cadre restreint de cette réflexion. Admettons d’abord que le patriarcat, ce n’est pas exactement la patrilinéarité, même si les deux choses sont liées. C’est plutôt la prétention à fonder, sur la patrilinéarité et la patrilocalité, un régime de normalisation, de domination et de propriété. Le patriarcat apparaît comme une opération de « gouvernance » légitime, univoque et totalisante, fondée sur une interprétation élargie de la patrilinéarité. À travers cette opération, l’ordre patriarcal rabat la logique patrilinéaire sur le territoire, la société et les vivants, instituant un ordre légal et technique, un régime d’organisation et une métaphysique hiérarchiques et pyramidaux. À ce titre, et en termes simplistes, le patriarcat n’est guère qu’un autre nom de la tendance monothéiste née dans les anciens états proche-orientaux. La même tendance se manifeste dans l’hénothéisme (une forme incomplète et édulcorée du monothéisme). Et c’est ce qui se produit dans le contexte grec, avec l’avènement de la religion olympienne, fortement hiérarchisée et fondée sur la royauté de Zeus, qui triomphe en même temps que le modèle de la cité athénienne. Ce modèle implique en effet la projection d’un pouvoir céleste sur un empire terrestre à travers un réseau pyramidal de féodalités, mythiques et réelles, dans lequel chaque roi, roitelet, maître et père de famille reproduit et traduit localement le schème dominateur descendant.
Mais la Grèce est la fois le lieu d’un avènement de l’ordre patriarcal et la possibilité d’une résistance continuée à ses destructions et ses injustices. Est-ce le siège d’un renversement de cet ordre ? Sûrement pas. Mais l’histoire devrait nous apprendre que résister est une tâche sans fin, et qu’il s’agit de puiser aux sources les plus vives pour nourrir et entretenir cette résistance. Les aventures de la généalogie grecque, avec l’opposition d’une filiation « géo-laminaire » à la filiation patrilinéaire, en sont un exemple frappant il me semble. D’un côté l’identité se transmet de père en fils, de l’autre elle circule entre les races, les genres et les espèces. Si elle passe par les femmes, sous des figures collectives telles que la communauté des nourrices et le chœur tragique, ce n’est pas pour suggérer un contre-modèle matrilinéaire, mais parce qu’elle résiste à un modèle individualiste et anthropocentré. Car cette alter-filiation couve avant tout un lien charnel au monde et à ses multiplicités.
Ainsi, si l’on veut rompre avec l’impérialisme occidental, il ne suffit pas d’oblitérer ou de répudier la Grèce. Au contraire, il faut s’en souvenir. S’en souvenir dans ses moindres détails, plutôt que dans ses grandes lignes, qui ont la rectitude et l’univocité du progrès et de la domination. Les « moindres détails », eux, ne cessent de s’agréger et de diverger pour dessiner un entrelacs d’appartenances et d’apparentements, qui traversent les générations, les identités, les genres, les peuples, les espèces et les couches géologiques, en libérant des « devenirs minoritaires », comme le disaient Deleuze et Guattari. Au fond ontologique de ce foisonnement, la nature apparaît comme une création infinie et indéfinie de plis et de courbures. Gé-néologie.