Entretien réalisé par Christian Arnsperger
Octobre 2017

Connu depuis de nombreuses années aux Etats-Unis, et dans le monde anglophone plus généralement, pour ses livres nombreux et systématiquement rigoureux et stimulants sur la transition postpétrolière et postindustrielle, John Michael Greer a patiemment construit une pensée écologique originale et atypique, en pleine prise sur les défis environnementaux actuels. Critique acerbe de la notion de progrès mais aussi sceptique à l’égard de celle d’effondrement, il trace une voie de réflexion et d’action qui prend acte de la non-durabilité de notre culture industrielle et ouvre vers des dimensions politiques, culturelles et spirituelles pour penser – au seuil de la « longue descente » qui nous attend inévitablement, selon lui – un monde « écotechnique » et « désindustriel », rempli à la fois de sens existentiel et de nouveaux liens à la biosphère.
Mais l’exigence pour que ce monde devienne réalité est forte : il nous faudra changer radicalement nos modes de vie, et faire tomber les inégalités et les privilèges scandaleux qui, sous couvert de progrès, ont solidifié notre édifice industriel, lequel s’effrite à présent lentement mais sûrement. Christian Arnsperger, professeur de durabilité à l’Université de Lausanne et membre du comité scientifique de La Pensée écologique, s’est entretenu avec lui.
*
Christian Arnsperger – John Michael Greer, vous êtes probablement le plus connu dans le monde anglophone pour votre analyse incisive et inspirante de ce que vous nommez la « longue descente » de la civilisation industrielle et pour vos idées sur ce à quoi ressemblerait un monde « désindustriel », comment les gens construiraient ou reconstruiraient leurs vies dans un tel monde, et en quoi ce que vous avez appelé le « futur écotechnique » ou (plus récemment) le « futur rétro » pourrait être une bénédiction déguisée.
John Michael Greer – C’est un peu plus compliqué que cela. La fin de l’âge industriel sera un processus difficile indépendamment de ce que nous allons faire à présent. Trop d’erreurs ont été commises, trop d’opportunités ont été gaspillées, et l’impact massif d’une extraction de ressources, d’une pollution et d’une surpopulation incontrôlées n’est pas quelque chose que l’on peut simplement faire s’évaporer, quelles que soient les réformes ou les technologies que l’on enclenche dans les années à venir. Pourtant, l’âge industriel n’est pas une utopie et les bienfaits qu’il a conférés sont contrebalancés, et très probablement plus que contrebalancés, par les douleurs qu’il a infligées. Les sociétés qui émergent dans le sillage de l’âge industriel auront aussi, en dépit des défis auxquels elles feront face, la possibilité de bénéficier de nos expériences, d’apprendre de nos nombreuses erreurs et de façonner des manières d’interagir entre elles et avec la biosphère qui ont toutes les chances d’être plus civilisées, et davantage productrices de bonheur humain, que ce que nous avons aujourd’hui.
Christian Arnsperger – « Après le progrès », suggérez-vous, il pourrait y avoir une ouverture surprenante, multiforme et finalement salutaire vers ce que vous appelez une « rétrotopie ». Des technologies plus maigres, plus modulaires et plus autonomes, intermédiaires ou appropriées, évinceront peut-être (vous empruntez le terme à Lewis Mumford) les « paléotechnologies » trop grasses et ballonnées.
John Michael Greer – Exactement. Les sociétés du futur auront la possibilité de sélectionner parmi les nombreuses options technologiques qui ont été développées au cours des siècles écoulés. Aucune loi naturelle de l’histoire ne les contraindra à accepter « en bloc » les technologies d’une ère donnée ; elles seront plutôt libres d’accepter et de mettre au rebut les technologies comme il leur chantera, et de créer un patchwork technologique qui nous semblera peut-être absurde mais qui rencontrera leurs besoins. Puisqu’elles vivront dans un environnement nettement moins bien achalandé en termes de ressources énergétiques, des technologies qui dépendront de telles ressources leur seront bien moins utiles que des technologies plus simples et moins extravagantes, comme celles que le mouvement des technologies appropriées explora naguère en pionnier.
Christian Arnsperger – Selon vous, la « religion du progrès » qui, depuis des siècles déjà, structure l’imaginaire industriel (y compris celui de bon nombre de révolutionnaires) est devenue une religion de la détresse et de la destruction. Certains seraient tentés de classer votre travail dans la catégorie « postapocalyptique », et cependant, si je vous comprends correctement, vous dites que la notion d’apocalypse a été prise en otage par, voire qu’elle est devenue complice de cette même religion du progrès qu’elle prétend rejeter. Vous n’êtes pas non plus un grand adepte de la notion d’effondrement quand on l’applique à la civilisation industrielle contemporaine, et vous semblez défendre une vision plus gradualiste de la décomposition du monde industriel.
John Michael Greer – Le thème central de la religion du progrès – et j’utilise cette expression de façon délibérée, pour désigner la foi dans le progrès devenue une religion pseudo-séculière des temps modernes, drapant le progrès dans les atours précis de la toute-puissance, de l’omniscience et de l’omni-bienveillance que les religions traditionnelles appliquent à Dieu – est que l’histoire est une route à sens unique, menant en ligne droite des cavernes aux étoiles. Les croyants en l’apocalypse acceptent cette vision linéaire de l’histoire et en modifient simplement la destination, de telle sorte que la ligne droite de l’histoire mène au cataclysme. Ces deux fois couplées imposent la même simplification outrancière des réalités complexes de l’histoire. Elles doivent toutes deux être abandonnées afin de donner un sens au passé, aux présent, et surtout à l’avenir.
Pour ce qui est de l’effondrement, cela dépend énormément de qu’on entend par ce terme fuyant. Un nombre embarrassant de penseurs s’accroche aujourd’hui à la notion selon laquelle la civilisation industrielle implosera un beau jour, en quelques mois. Ce qui rend cette vision embarrassante, c’est que la plupart des choses qui, soi-disant, déclencheront la vaste et large dégringolade vers l’abîme sont déjà survenues – certaines d’entre elles tout récemment – sans déclencher une forme quelconque d’effondrement cumulatif. Au contraire, comme s’en rend déjà compte quiconque possède la moindre maîtrise de la théorie des systèmes, une crise fait inévitablement monter de puissantes forces réactives censées maintenir la stabilité, et bien que le résultat ne soit jamais simplement la perpétuation de l’ordre existant des choses, ce n’est pas non plus l’effondrement soudain. C’est la combinaison de changements lents – suffisamment lents pour passer sous le radar des défenseurs de l’ordre établi – et des conséquences de la gestion de crise qui fait avancer une civilisation, pas à pas, sur la longue route vers le prochain âge sombre.
Christian Arnsperger – Dans le monde post-descente et désindustriel que vous envisagez, y a-t-il encore une place pour quelque chose comme le « progrès », ou bien avons-nous besoin d’un concept entièrement nouveau pour pouvoir nous sentir chez nous dans une rétrotopie écotechnique ? Ce concept nouveau pourrait-il être la « durabilité », ou bien celui-ci n’est-il pas adéquat non plus ?
John Michael Greer – Le concept de progrès doit être versé dans la benne à compost de l’histoire des idées, et plus vite il y atterrit, mieux c’est. Souvenez-vous que « progrès » ne veut pas simplement dire « amélioration ». C’est la croyance selon laquelle l’histoire possède un biais inhérent en faveur de l’ensemble des conditions dont il se trouve que vous les préférez, et qu’elle ira inévitablement dans cette direction au fil du temps. La raison principale pour laquelle la gauche américaine reste paralysée par la victoire électorale de Trump il y a presque un an, et passe son temps à gesticuler et à vociférer au lieu de s’engager dans une organisation et une action politique efficaces, c’est qu’elle s’était convaincue de ce que la victoire de Clinton représenterait la prochaine étape du progrès et qu’elle était, par conséquent, inévitable.
Peut-il y avoir des améliorations ? Bien entendu. Pouvons-nous rendre le futur meilleur qu’il ne le sera si nous laissons les événements se dérouler simplement dans la direction qu’ils prennent actuellement ? C’est certain. Mais l’histoire n’est pas biaisée en faveur de quiconque et un système de croyance qui convainc les gens du contraire les dessert.
Pour ce qui concerne la « durabilité », c’est un concept utile mais insuffisant. Tout d’abord, à chaque fois que l’on évalue une affirmation qui prétend que quelque chose est durable, la question qui doit être posée est : « Durable pour combien de temps ? » Si une technologie repose sur la consommation d’une certaine ressource finie non renouvelable, elle ne sera pas durable au-delà du moment à partir duquel cette ressource sera devenue trop rare pour rester disponible à un prix abordable. Si un système agricole n’est pas capable de conserver les sols arables, il ne sera pas durable au-delà du moment où trop de sol a été perdu. Puisque la Terre ne sera pas là pour toujours, rien n’est durable éternellement.
Par quel concept remplacer celui de progrès ? C’est une question difficile, à laquelle je n’ai pas encore à ce jour de réponse claire. En un certain sens, on ne peut pas non plus répondre à cette question à l’avance. Je doute que quiconque aurait pu prédire que le progrès émergerait des débats intellectuels du XVIIIe siècle pour occuper le rôle immense qu’il a joué dans le façonnement de la conception moderne du monde – et je suis loin d’être certain que quiconque puisse savoir à l’avance quelle idée ou quel ensemble d’idées va jouer un rôle équivalent dans le monde du futur désindustriel.
Christian Arnsperger – J’ai été très inspiré, dans mon travail, par les éléments que vous proposez dans votre livre The Ecotechnic Future: Envisioning a Post-Peak World (New Society Publishers, 2009). Dans ce livre, vous insistez sur : a) l’idée de Warren A. Johnson selon laquelle un processus politique réellement démocratique ne consiste pas à affirmer de grands principes mais à « bricoler » (muddling through) sans boussole extrêmement précise (mais avec, en arrière-plan, certains faits scientifiques de base) ; et b) l’idée d’Eva Plonowska Ziarek selon laquelle une société ouverte et libre est une société où règne une « éthique du dissensus », au sein de laquelle la liberté des citoyens d’expérimenter avec diverses trajectoires de solution devient essentielle.
John Michael Greer – Selon moi, ces deux concepts sont essentiels parce qu’ils reflètent ce qui constitue à la fois la dimension la plus importante et la plus taboue des crises convergentes de la civilisation industrielle : nous ne pouvons pas savoir à l’avance quelles réponses à ces crises fonctionneront. Presque toutes les propositions faites actuellement visent à traiter la problématique du monde industriel contemporain comme un problème d’ingénierie dont tous les paramètres peuvent être clairement définis à l’avance, de telle sorte qu’il s’agit simplement de trouver la meilleure solution. C’est une approche très confortable et elle renforce l’illusion de la toute-puissance humaine qui joue un si grand rôle dans la religion séculière du progrès, mais elle relève d’une perception fondamentalement erronée des réalités auxquelles nous sommes confrontés.
Nous ignorons s’il est possible pour une société technologiquement avancée de subsister avec des ressources renouvelables. Même si c’est possible, nous ne savons pas encore quel genre de société technologiquement avancée peut fonctionner sur cette base, et encore moins quelle combinaison de politiques publiques, de changements culturels et d’innovations technologiques sera capable de nous véhiculer jusque-là. Nous ne disposons pas non plus du choix de réaliser une série en temps réel d’expériences contrôlées sur des mondes parallèles, en essayant diverses possibilités afin de déterminer lesquelles pourraient fonctionner !
Puisque tel est le cas, la seule solution praticable dont nous disposions est la même que celle qui guide l’évolution biologique : essayer de bricoler de manières aussi diverses que possible, en espérant qu’une ou plusieurs de ces tentatives s’avéreront fructueuses. Cela peut sembler inefficace, mais c’est la seule option qui réponde de front à la dure réalité de notre situation.
Christian Arnsperger – Ceci vous amène à affirmer que dans les sociétés industrielles de moins en moins durables d’aujourd’hui, le bricolage démocratique requiert nécessairement la possibilité donnée aux personnes, aux collectifs et aux pays d’expérimenter avec une pluralité de… et c’est précisément ici que se situe ma question : une pluralité de quoi ? De solutions désindustrielles ou postindustrielles ?
John Michael Greer – Parler de solutions sous-entend que nous savons qu’il y a des solutions. Nous ne le savons pas. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une pluralité de réponses – de tentatives de solution, de tentatives de mitigation, de tentatives d’adaptation, de tentatives de se soumettre au flux des événements. Tout ceci est déjà en train de se passer, avec des individus, des familles et de petits groupes qui se rendent compte que les vies qu’ils mènent ne fonctionnent plus et qui se démènent pour trouver autour d’eux d’autres options. Ce que j’essaie de faire à travers mes écrits et à travers mon propre exemple, c’est de montrer la validité de ce chemin, de contredire ceux qui insistent sur la nécessité pour la société industrielle de poursuivre sa trajectoire actuelle alors qu’elle ne fonctionne à l’évidence plus, d’encourager les gens à être un peu plus courageux dans leur exploration des choix disponibles, et de suggérer certaines possibilités qui ont été mises de côté pendant trop longtemps.
Christian Arnsperger – J’y suis tout à fait favorable, étant moi-même passablement convaincu de ce que les sentiers high-tech ou « techno-optimistes » constituent des impasses, comme vous venez de l’indiquer. Pourtant, vous êtes certainement conscient du fait que le consensus politique actuellement dominant va dans l’autre sens : les autorités tout autant que les académiques et les scientifiques semblent rester complètement convaincus de ce que l’« innovation technologique » va permettre un « progrès » infini dans le futur.
John Michael Greer – Ils le sont, évidemment. Tout autre choix implique d’abandonner leur condition actuelle de privilégiés. Dans un monde de dissensus où les individus et les groupes poursuivent leurs propres destins selon leur propre sens de ce qui est possible et préférable, les autorités, les académiques et les scientifiques occupent une place bien moins impressionnante que dans la société telle qu’elle est organisée actuellement. Ils ont toujours un rôle : les autorités, dans un tel contexte, font tourner les institutions essentielles de la vie collective et remplissent les fonctions que les gens sont d’accord de déléguer au gouvernement ; les académiques et les scientifiques, dans un tel contexte, développent une connaissance détaillée de certains sujets spécialisés à propos desquels des membres du public aimeraient de temps en temps s’informer.
On peut aisément imaginer, par exemple, un groupe de personnes travaillant sur des moteurs à vapeur solaires du genre de ceux qu’Augustin Mouchot construisit vers la fin du XIXe siècle, et allant consulter les autorités afin de s’assurer de ce que leurs expérimentations ne violent aucune règle de protection de la sécurité publique, et aussi des académiques et des scientifiques pour être certains de bien comprendre les principes scientifiques influençant leur projet. Le rôle d’être des consultants pour le public n’est cependant pas un rôle que les autorités et les scientifiques affectionnent particulièrement. Ils préfèrent le rôle dans lequel ils peuvent dire au public quoi faire et quoi croire, plutôt que des rôles où ils doivent écouter le public et lui fournir uniquement les services que ce public, lui-même, leur demande.
Christian Arnsperger – Ceci semble, à son tour, étouffer de facto l’émergence plus large et le soutien en faveur de ce que vous avez appelé la « sorcellerie verte » : un ensemble de pratiques allant du low-tech aux technologies intermédiaires (jardinage organique, autoconstruction, conservation, compostage, économie locale, etc.) à même de rendre nos vies plus frugales, plus durables et peut-être plus heureuses. Pensez-vous qu’il soit possible de faire comprendre la nécessité d’une expérimentation plurielle, ouverte, au niveau citoyen, à des décideurs dans un climat où la plupart d’entre eux semblent rester bloqués dans des « solutions » impulsées par l’industrie, financées par les entreprises, et technophiles ?
John Michael Greer – Permettez-moi de vous retourner cette question : pourquoi voulez-vous impliquer des décideurs gouvernementaux et entrepreneuriaux dans ce processus ? L’un des thèmes centraux de la « sorcellerie verte » que je défends est le transfert du pouvoir loin des institutions politiques, économiques et culturelles de la société industrielle moderne et vers les mains des individus, des familles, des communautés et des organisations locales. Les gouvernements et les managers d’entreprises n’ont rien à gagner et beaucoup à perdre dans la promotion de ce processus ; en quoi cela aurait-il un sens de les y intégrer ? Pourquoi ne pas simplement poursuivre la chose à travers un réseau d’individus et de groupes travaillant à un niveau communautaire ?
C’est bien sûr une question rhétorique et la réponse est que de très nombreuses personnes dans le mouvement vert s’accroche au doux espoir de pouvoir amener les gouvernements et les entreprises à financer les projets dont nous venons de parler. Là-derrière se dissimule le désir bien compréhensible d’énormément de gens dans le mouvement vert de pouvoir maintenir, ou atteindre, la façon de vivre extravagante qui passe pour un style de vie normal de classe moyenne ces jours-ci. De temps à autre, on rencontre des personnes qui ont abandonné des métiers et des styles de vie bourgeois confortables et ont adopté une existence de pauvreté choisie et de dur labeur pour le bien de la planète, mais en proportion des gens qui veulent sauver la planète tout en gardant leurs styles de vie habituels, ils ne sont guère nombreux.
La difficulté, ici, est que les gouvernements et les entreprises ont pris le train en marche il y a environ quarante ans. Durant les années 1960 et 1970, les militants environnementalistes, les ingénieurs en technologie appropriée et tout un assortiment d’autres figures du mouvement vert ont été à même de persuader les décideurs gouvernementaux et managériaux de financer diverses initiatives vertes. Une fois que les autorités politiques et économiques comprirent que ce qu’on leur demandait c’était, fondamentalement, de soutenir financièrement un processus à travers lequel elles et leurs institutions allaient être remplacés par les gens qu’elles finançaient, elles mirent évidemment fin à toute l’opération et le mouvement environnemental des années 1960 et 1970 sombra.
Essayer d’obtenir aujourd’hui du gouvernement et des décideurs d’entreprises qu’ils retombent une fois encore dans le même panneau, c’est une perte de temps, d’une part, et cela gaspille aussi de l’énergie et des ressources qui pourraient être utilisées à des fins moins inutiles. Si vous voulez une expérimentation plurielle, ouverte, au niveau citoyen, vous devez vous focaliser sur l’encouragement des citoyens à la réaliser, et non pas de tenter de persuader des élus politiques et des donateurs économiques de la financer. Il serait aussi d’une grande aide que les personnes qui encouragent les autres à s’engager dans une telle expérimentation s’attellent à la réaliser également elles-mêmes. La « stratégie Al Gore », comme je l’ai appelée (le fait d’en appeler aux autres pour faire quelque chose que vous ne montrez aucun signe d’être prêt à faire vous-même) ne fonctionne plus, si toutefois elle a jamais fonctionné. Ceux qui veulent créer un changement maintenant doivent montrer la voie par l’exemple, sans quoi personne ne suivra.
Christian Arnsperger – Je suis entièrement d’accord. C’est un fait que, de nos jours, nombre d’entre nous se trouvent dans la situation contradictoire consistant, d’un côté, à savoir qu’une expérimentation « alternative » est nécessaire, voire à vouloir et à désirer une vie différente, et d’un autre côté, à être profondément prisonniers de la logique ambiante d’une existence hyperindustrielle, hypercommerciale et hyperconsumériste. Dans mon travail sur ce que j’appelle l’« économie existentielle », j’ai émis l’hypothèse que bon nombre de mécanismes et de valeurs auxquels nous adhérons sans trop y réfléchir s’enracinent dans l’angoisse existentielle – la peur subconsciente de la mort, de la fragilité et de la perte. Selon cette approche, le matérialisme moderne et l’« individualisme acquisitif » peuvent être vus comme la façon dont nous, Occidentaux, avons (en tant que culture ou ensemble de cultures) géré les facettes inquiétantes de la condition humaine.
John Michael Greer – C’est certainement un aspect important, mais à mon avis il y a autre chose d’encore plus déterminant à l’œuvre. Les êtres humains sont des primates sociaux et, comme tous les autres primates sociaux, nous nous accrochons au privilège. Avoir accès à ce que vous avez appelé l’« existence hyperindustrielle, hypercommerciale et hyperconsumériste » – pour ma part, j’enlèverais le « hyper » parce que c’est simplement à cela que ressemble une existence industrielle, commerciale et consumériste – est une marque de privilège ; cela sépare et isole ceux qui ont accès à ces choses par rapport aux moins privilégiés. Discutez avec les gens sur les raisons pour lesquelles ils s’accrochent aux automobiles, aux vacances outre-mer et autres, et très souvent la réponse que vous obtiendrez est que renoncer à ces choses les ferait apparaître aux yeux des autres comme des pauvres.
Christian Arnsperger – Du coup, la perspective de renoncer à la religion du progrès et de récupérer, par exemple, une spiritualité moins intensive en matières et orientée vers davantage de lenteur et de frugalité, aurait tendance à déclencher des peurs qui doivent être regardées en face. Avez-vous le sentiment que le mouvement écologique grassroots auquel vous appartenez a suffisamment intégré les aspects-clé propres à l’« animal humain » ?
John Michael Greer – Pas encore, tout comme il n’a pas trouvé de moyens de se confronter au désir effréné de privilège qui joue également un rôle capital dans les problèmes de notre temps.
Christian Arnsperger – Vous avez dit que vous ne croyiez pas dans l’implication active du gouvernement dans la transition. Néanmoins, n’est-il pas possible d’imaginer certaines mesures politiques qui pourraient aider à réduire les peurs existentielles des gens ? J’ai un peu travaillé avec Warren A. Johnson sur son idée selon laquelle un soutien inconditionnel de revenu – sous la forme d’un impôt négatif sur le revenu garantissant à tout le monde un socle de revenu – aiderait à motiver des pionniers et des first movers à faire le pas vers des modes de vie plus durables. Avec une minorité grandissante d’économistes, je réfléchis aussi à des façons de modifier la création monétaire – la manière dont notre société crée, fait circuler et détruit l’argent – afin d’empêcher l’actuel overshoot de l’économie de monnaie-dette par rapport à la capacité de charge de la biosphère. Dans votre livre The Wealth of Nature: Economics as if Survival Mattered (New Society Publishers, 2011), vous abordez la question de savoir comment construire une économie capable d’accommoder la « descente » post-pic pétrolier dont nous avons besoin aujourd’hui.
John Michael Greer – Nous pouvons évidemment imaginer de telles mesures politiques. Il se trouve que j’ai écrit un roman utopique un peu excentrique, intitulé Retrotopia (Founders House, 2016), qui imagine une société entière – pour être précis, une vaste région de l’Amérique du Nord post-USA – qui aurait adopté de telles politiques de façon intégrale. Souvenez-vous, néanmoins, que nous pouvons aussi imaginer des licornes, des hippogriffes, une victoire américaine en Afghanistan et d’autres phénomènes complètement mythiques ; le simple fait que vous puissiez imaginer quelque chose n’en fait pas une réalité.
Christian Arnsperger – Pourriez-vous en dire un peu plus sur ce que recouvrent ces mesures-clé dans votre livre Retrotopia ?
John Michael Greer – L’un des deux concepts centraux de Retrotopia est que si vous voulez avoir une société technologique qui utilise nettement moins d’énergie et d’autres ressources que les nations industrielles modernes n’en utilisent actuellement – et cela sera essentiel si nous entendons nous doter d’un futur un tant soit peu viable –, les options les plus à portée de main sont celles qui ont été développées et utilisées dans des périodes historiques plus anciennes, quand les sociétés industrielles et préindustrielles s’accommodaient en effet de beaucoup moins d’énergies et d’autres ressources que les nations industrielles modernes n’en consomment aujourd’hui. L’autre concept central est que ceci constitue effectivement un choix ; que nous ne sommes par conséquent pas contraints par l’envoûtement de la modernité à utiliser uniquement les technologies qui ont été officiellement adoubées comme modernes, à la page et progressistes, mais qu’au contraire nous pouvons choisir librement de parmi des technologies actuelles et « démodées » afin de sélectionner les options qui correspondent réellement à nos besoins.
Proposez cela en public – soit dit en passant – et vous pouvez compter sur des réactions bizarres. Enormément de gens aujourd’hui semblent persuadés que vous ne pouvez pas utiliser une technologie ancienne sans être favorable à tous les abus qui étaient pratiqués à la dernière époque où cette technologie était à la pointe du progrès – de sorte que vous ne pouvez pas promouvoir la moindre technologie de la fin du XIXe sans être en faveur du travail des enfants et de l’impérialisme européen, ou d’autres choses du genre. C’est profondément irrationnel, mais il y a là-dessous des passions puissantes. Après tout, ce fantôme appelé « Passé » est l’Enfer dont nous sauve constamment le messie – faisant fonction – du Progrès, de même que le fantôme semblable mais opposé nommé « Futur » est le Paradis qui, en temps voulu, accueillera ceux qui ont fait preuve de suffisamment de progressisme.
Mais toutes les propositions de politiques dans Retrotopia – le retour au transport par canaux pour les produits en gros, les lourds impôts sur l’automatisation afin d’encourager les entreprises à plutôt employer des personnes, la transformation des banques en des services publics détenus et dirigés au niveau local, et tout le reste – sont fondées sur ce morceau d’hérésie. Toutes constituent des manières d’en revenir à des choses qui ont réellement fonctionné dans le passé, à en ces temps où progrès ne signifie plus amélioration.
Christian Arnsperger – Le fait de les appeler « un peu excentriques » amène la question de savoir quel rôle positif pourrait être joué, dans la pensée écologique d’aujourd’hui, par le genre littéraire de l’« utopie ». Par exemple, le roman Ecotopia d’Ernest Callenbach (le compte rendu fictif d’une Californie du Nord post-USA, publié en 1975) traite-t-il seulement de licornes et d’hippogriffes, ou dépeignait-il des modes de vie écotechniques et une culture postindustrielle qui, simplement, ne furent pas en mesure d’émerger à mesure que la mentalité industrielle post-choc pétrolier resserra son emprise sur la société et l’économie ? En d’autres termes, les utopies – pourquoi pas aussi les dystopies – ne constituent-elles pas le dépôt essentiel d’une pensée écologique que des générations futures pourront déterrer quand les temps seront, peut-être, plus mûrs ?
John Michael Greer – Je suis content que vous mentionniez Ecotopia, car mon roman Retrotopia a été écrit principalement en dialogue avec le récit utopique de Callenbach. Comme toutes les histoires utopiques – la mienne y compris –, Ecotopia représentait au moins autant un regard sur sa propre époque, vue à travers le miroir déformant d’une fête foraine, qu’une quelconque prédiction d’un futur possible ; de la même façon que News from Nowhere de William Morris offre, entre autres , un cliché d’une clarté brillante montrant comment Morris et ses coparticipants dans le mouvement socialiste britannique se voyaient eux-mêmes, Ecotopia fournit l’expression peut-être la plus achevée de l’image qu’avait d’elle-même la scène verte radicale de la baie de San Francisco qui créa le Whole Earth Catalog, et le récit de Callenbach est essentiellement une vision très optimiste de ce qui, selon lui, arriverait si cette sous-culture devenait la norme.
Aurait-elle pu devenir réalité ? Non, avant tout parce qu’elle était fondée sur le même optimisme démesuré concernant les sources d’énergie renouvelable qui façonne encore aujourd’hui une trop grande partie des politiques publiques. Callenbach imaginait que ses écotopiens auraient grosso modo le même niveau de vie qu’une nation européenne moderne, sans les carburants fossiles et la consommation extravagante de ressources qui soutiennent artificiellement les niveaux de vie des nations européennes modernes, et il est devenu douloureusement clair depuis son époque que cela ne va pas être réalisable.
Il y a cependant un problème plus large avec la vision écotopienne. Ce qui est central dans le récit de Callenbach, c’est l’idée que tous les problèmes sociaux peuvent être résolus en faisant adopter à tout le monde les croyances et les valeurs de l’intelligentsia libérale californienne de l’époque. Ceci constitue à coup sûr un point de vue assez répandu au sein des intelligentsias libérales, mais à chaque fois qu’on essaie de le mettre en pratique, il entre en collision avec le fait gênant que les gens ne se laissent tout simplement pas dicter leurs croyances et leurs valeurs par une élite, d’où découle alors une spirale très familière de coercition et de résistance. La foi dans le fait que des problèmes sociaux peuvent être résolus en rendant obligatoire un ensemble particulier d’opinions fusionne harmonieusement avec la foi dans le fait que le gens peuvent et doivent être forcés à croire ce que les philosophes-rois autoproclamés veulent qu’ils croient, et c’est dans cette direction que se trouve le totalitarisme et tous les abus qui l’accompagnent.
Christian Arnsperger – Si ni les politiques gouvernementales, ni les réformes économiques de grande envergure semblent réalisables à court et même à moyen termes, y a-t-il un espoir du côté de l’accroissement ou de l’amélioration du niveau de « conscience écologique » chez le citoyen industriel moyen ?
John Michael Greer – Uniquement si les militants et les savants ouvrent la voie en exprimant leur conscience écologique à travers leurs choix de modes de vie. À moins que le citoyen industriel moyen ne rencontre des gens qui sont heureux et productifs sans être dépendants de styles de vie extravagants et de technologies nuisant à la planète, il n’abandonnera pas le seul mode de vie qu’il connaisse.
Christian Arnsperger – D’accord, mais pour les besoins de l’argument, supposons que certains militants et savants ouvrent effectivement la voie. Il reste encore à comprendre ce que signifie la « conscience écologique » – de quoi elle est faite, si j’ose dire. Quelle possibilité voyez-vous d’une conscience écologique qui naîtrait chez les gens alors même que les phénomènes dont nous parlent les sciences de l’environnement sont d’une échelle tellement immense ? Comment reliez-vous la conscience écologique, dans sa forme et son contenu, aux sept lois – par exemple – que vous exposez dans Mystery Teachings from the Living Earth (Weiser, 2012) : les lois de la Complétude, du Flux, de l’Equilibre, des Limites, de la Cause et de l’Effet, des Plans de Réalité et de l’Evolution ?
John Michael Greer – Vous confondez la conscience écologique avec une idéologie écologique. Ce livre de moi que vous citez a pour objectif d’essayer d’insérer quelques idées issues des sciences de l’environnement dans le domaine de la spiritualité populaire américaine contemporaine, dans laquelle l’orthodoxie qui prévaut insiste sur l’idée que l’univers existe pour donner aux êtres humains tout ce qu’ils désirent. Je ne suis pas certain que ma tentative d’injecter du sens commun dans ce champ ait un quelconque effet visible, même si j’entends à une fréquence tolérable que des personnes semblent l’avoir trouvée utile.
La conscience écologique consiste simplement dans la reconnaissance – pas seulement à la surface de la pensée mais jusqu’aux tréfonds du domaine de l’action – que l’individu humain existe au sein d’un contexte écologique et ne peut être séparé de ce contexte. La notion de l’individu comme petite bulle d’intellect sans connexion nécessaire à la biosphère doit être abandonnée, et remplacée par une vision du soi qui traite notre dépendance à l’égard de la biosphère comme une réalité inéluctable devant être prise en compte dans chaque choix que nous effectuons. Du point de vue de la conscience écologique, il est aussi stupide de négliger notre relation à la biosphère quand nous prenons des décisions dans notre vie, que d’oublier que nous avons un corps.
Christian Arnsperger – À côté de votre travail sur la société postdescente et postprogrès, vous avez un intérêt de longue date – aussi bien intellectuel que pratique – pour les traditions spirituelles occidentales préchrétiennes, et en particulier pour le druidisme (tant dans ses origines celtiques lointaines que dans ses versions de « renouveau » plus récentes). L’un des piliers centraux de la spiritualité druidique est – analogiquement à d’autres courants non européens tels que bon nombre de traditions amérindiennes – que le sens existentiel repose dans une connexion profonde avec la nature. Voyez-vous de telles traditions spirituelles comme une ressource fondamentale pouvant accompagner la « longue descente » qui arrivera fatalement, ou même comme une ressource-clé ? Ou bien de telles pratiques et visions du monde vont-elles émerger ou réémerger comme résultats de la descente, à mesure que l’emprise des structures de sens industrielles se desserre et que les gens deviennent à nouveau plus directement dépendants des écosystèmes qui les entourent ?
John Michael Greer – Il est crucial, ici, de se rappeler que la spiritualité n’est pas une ressource ou un moyen pour une quelconque autre fin. Si on la traite de la sorte, la dimension spirituelle se tarit et il ne reste qu’une idéologie creuse. De la même façon, la spiritualité n’est pas l’effet d’un processus historique ; il serait plus correct de dire que le processus historique est l’effet d’une cause spirituelle. Il n’est pas tout à fait exact non plus de dire que dans le druidisme, le sens existentiel repose dans une connexion profonde avec la nature ; la connexion avec la nature est secondaire, elle découle d’une rencontre personnelle avec les réalités nouménales qui constituent les sources du sens existentiel.
Partons plutôt de la reconnaissance de ce qu’il soit possible pour des êtres humains de rencontrer et d’interagir avec certaines réalités nouménales. (Nous n’avons pas besoin de les définir de manière plus détaillée que cela ; certaines traditions les nomment des dieux, d’autres leur donnent d’autres noms, tout le monde admettant que les termes que nous utilisons pour les désigner ne sont pas des vérités mais des conventions pour pouvoir les faire entrer dans les limites étroites de notre capacité de compréhension.) Des pratiques spirituelles traditionnelles comme la méditation et le cérémonial peuvent aider à mener les individus à de telles rencontres et à servir d’intermédiaires dans les interactions qui en résultent.
Dans des époques de prospérité relative, de nombreuses personnes se détournent du labeur ardu consistant à cultiver de telles interactions ; dans des périodes de déclin et d’appauvrissement, beaucoup reviennent aux disciplines de l’esprit parce que c’est la seule option qui leur reste. L’inconnue, c’est qu’il est impossible de savoir à l’avance ce que vont rencontrer ceux qui vont retourner à la pratique spirituelle et où cela va les mener. Il semble assez raisonnable à mes yeux que les spiritualités du futur accorderont une valeur beaucoup plus grande à l’interaction avec la Terre vivante que ne le font nos religions actuelles, mais c’est une supposition ; une chose que nous apprend l’histoire, c’est que les gens d’une époque qui essaient de deviner la nature de l’époque suivante se trompent invariablement.
Christian Arnsperger – Vous vous doutez bien, pour en avoir probablement déjà fait l’expérience vous-même, que la plupart des gens dans notre culture industrielle vont ricaner (à tout le moins) en lisant cela. Dans des contextes semblables à celui-ci, où certaines « réalités spirituelles » étaient évoquées – ne fût-ce que par des ethnographes scientifiques racontant leurs observations de sociétés traditionnelles et de la façon dont leurs membres communiquent avec les plantes et leur « parlent », trouvent de l’intelligence dans la nature et entrent en contact avec des informateurs situés sur d’autres plans de réalité –, j’ai pu entendre des accusations de pure et simple « irrationalité », évidemment, mais aussi d’« animisme » et de « régression ».
John Michael Greer – C’est clair ! Mais regardons de plus près ces trois mots. « Irrationalité » serait approprié si les points de vue dont on discute dépendaient, par exemple, d’erreurs logiques. Ce n’est pas le cas ; ils dépendent plutôt d’un ensemble de présupposés différent de ceux communément acceptés dans les sociétés industrielles d’aujourd’hui. Aucun système logique n’est capable de démontrer ses propres présupposés, et les efforts des athées anglo-américains pour le faire ont été des échecs embarrassants – aussi embarrassants, en fait, que les tentatives des membres de traditions religieuses d’accomplir le même geste impossible. Comme le signalait Wittgenstein, chaque forme de vie est irréductible et ne peut être jugée de façon sensée à partir du point de vue d’une autre forme de vie. Tout ce que vous pouvez faire, c’est décider si telle ou telle forme de vie vous mène quelque part où vous avez envie d’aller, et ceci est évidemment une question de jugement de valeur subjectif plutôt que de rationalité ou d’irrationalité.
Peu de membres de ma tradition de foi auraient de problèmes avec le terme « animisme » ; après tout, le concept de base de l’animisme tient que les êtres humains ne sont pas les seuls à posséder une dimension spirituelle, et que d’autres êtres vivants – voire des êtres inanimés – participent également des réalités spirituelles. L’animisme est dès lors l’équivalent spirituel exact de l’écologie. Ce qui prête à des mots comme « animisme » leur force polémique, c’est bien entendu cette troisième étiquette, celle de « régression ». Nous voyons ici la religion du progrès dans toute sa splendeur : la croyance en ce que tous les phénomènes humains puissent être alignés sur une droite unique de développement inévitable allant des cavernes aux étoiles, de l’obscurité bestiale d’un passé préhumain aux hauteurs radieuses d’un futur surhumain, et que l’unique péché impardonnable consiste à se déplacer dans le mauvais sens le long de ce chemin.
Je suis un apostat de cette religion. Je ne crois ni dans son paradis, ni dans son enfer, et je ne crois pas non plus que le grand dieu Progrès ait les qualités de toute-puissance, d’omniscience ou d’omni-bienveillance que cette foi lui attribue. Selon moi, la condition actuelle du monde industriel ne ressemble à rien de plus qu’à une voiture qui a roulé le long d’une impasse et se trouve à présent avec son parechoc avant appuyant contre un mur de briques. Le conducteur et la plupart des passagers crient aussi fort qu’ils le peuvent qu’ils doivent continuer à avancer coûte que coûte, mais les tentatives de relancer le moteur et de percer le mur de briques gaspillent simplement de l’essence. Dans une telle situation, des étiquettes comme « avancer » et « reculer », « progrès » et « régression », sont beaucoup moins utiles qu’elles n’en ont l’air, et à moins que le conducteur et les passagers n’aient envie de rester assis là en vain jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’essence, ils vont devoir se rendre à l’évidence : la seule façon d’aller dorénavant où que ce soit sera de commencer par enclencher la marche arrière et de reculer un certain temps.
Christian Arnsperger – Y a-t-il un moyen pour que nos mentalités industrielles puissent réintégrer une approche spirituelle de l’écologie de façon paisible, ou ceci devra-t-il arriver – comme vous semblez l’indiquer – comme conséquence du long et lent déclin du monde industriel ? Mais s’il en est ainsi, les gens ne vont-ils pas continuer à ressentir que c’est la nature et son manque de générosité (à leurs yeux) en termes de ressources qui les oblige à regarder vers d’autres plans de la réalité – parce que, comme vous le dites, « c’est la seule option qui leur reste » ? N’y a-t-il aucun espoir, à vos yeux, qu’une nouvelle relation au sens existentiel, et donc à la nature, puisse émerger du dedans de la prospérité encore élevée d’aujourd’hui ?
John Michael Greer – La prospérité encore élevée d’aujourd’hui est déjà en train de craquer tout autour de nous à mesure que le déclin économique se manifeste. Ici aux Etats-Unis, il est clair qu’excepté pour les enclaves côtières confortables et privilégiées, nous allons très bientôt nous trouver dans un pays qui ne remplit plus les critères du monde développé – où les routes, les ponts et les bâtiments s’effondrent à cause de décennies de maintenance sans cesse différée, où l’éducation et les soins de santé se trouvent déjà à des niveaux dignes du tiers-monde, et où des économies de subsistance sont d’ores et déjà en train d’apparaître parce que l’économie industrielle, d’un côté, ne fournit plus d’emplois, de l’autre, ne produit plus rien qui vaille la peine d’être possédé.
Voilà donc le sous-entendu tabou de la politique américaine récente : les électeurs qui se sont détournés du parti démocrate et ont porté Donald Trump à la Maison-Blanche étaient principalement ceux qui avaient beaucoup perdu à cause de décennies de décisions politiques soutenues par des gens qui ont voté pour Clinton. Ce sous-entendu se trouve également, d’une façon dont on ne parle guère non plus, à la base de bon nombre de convulsions politiques en d’autres endroits du monde, du vote du Brexit aux crises économiques qui s’accélèrent en Afrique et au Moyen-Orient, qui ont tellement à voir avec les enjeux hypersensibles de l’immigration vers l’Union européenne. La fenêtre de relative prospérité que les nations industrielles ont achetée au prix d’une dévastation de la planète est en train de se fermer, à mesure que les ressources qui ont rendu cette prospérité possible glissent toujours davantage vers l’épuisement et que la stabilité de la biosphère dont dépend également cette prospérité se retourne de plus en plus en instabilité.
La dure réalité, c’est que vous ne pouvez pas être une partie de la solution si votre mode de vie fait partie du problème. Vous ne pouvez pas partir en quête d’une relation plus harmonieuse avec la nature si votre mode de vie dépend de l’exploitation effrénée de ressources non renouvelables et du déversement massif de polluants dans la biosphère – et les modes de vie que la majorité des membres du mouvement vert actuel considèrent comme normaux ne peuvent être décrits qu’en ces termes. Par définition, le premier pas dans la quête d’une nouvelle relation à la nature consiste au moins dans l’abandon des aspects les plus scandaleux de ces modes de vie, même si cela signifie renoncer à des marques de privilège social. Je connais des gens qui l’ont fait, c’est donc possible ; je connais des gens qui ont été profondément influencés en voyant d’autres le faire, c’est donc efficace.
La difficulté, bien entendu, c’ est que nombreux sont ceux qui veulent pouvoir concilier les deux ; ils veulent sauver la biosphère tout en maintenant le genre de mode de vie privilégié qui, nécessairement, suppose de dévaster la biosphère. Tant que cela perdurera, la nouvelle relation avec le sens existentiel et avec la nature n’émergera pas du dedans des rangs de l’intelligentsia aisée qui compose une si grande portion du mouvement vert ces temps-ci. Elle devra émerger à son propre rythme là où des mouvements religieux et spirituels émergent toujours : parmi les pauvres et les exclus, et elle ne prendra sa place dans le monde que quand les arrangements économiques et culturels qui soutiennent l’intelligentsia aisée se seront effondrés et quand l’intelligentsia elle-même aura été emportée par les eaux montantes d’un changement environnemental, social et politique convulsif.
Il n’est pas nécessaire qu’il en soit ainsi. Néanmoins, jusqu’à ce que davantage de gens dans le mouvement vert regardent en face leur propre condition de privilège et leur propre participation aux systèmes auxquels ils prétendent s’opposer, c’est de très loin l’issue la plus probable.
*
Le penseur et écrivain indépendant John Michael Greer est l’auteur de plus de cinquante ouvrages sur un large éventail de sujets, allant de la spiritualité de la nature à l’avenir de la civilisation industrielle et au-delà. Ses publications les plus récentes incluent : Dark Age America: Climate Change, Cultural Collapse, and the Hard Road Ahead (New Society, 2016) ainsi que The Retro Future: Looking to the Past to Reinvent the Future (New Society, 2017). Il vit dans l’Etat du Rhode Island, aux Etats-Unis, avec son épouse Sara. Son blog peut être consulté à l’adresse suivante: http://www.ecosophia.net
POUR CITER CET ENTRETIEN
Arnsperger, Christian. 2017. « Un entretien avec John Michael Greer. Un meilleur futur pour la Terre. Au-delà de la religion industrielle du « progrès » ». lapenseeecologique.com. Entretiens. 1 (1). URL : https://lapenseeecologique.com/un-entretien-avec-john-michael-greer/