Lors d’une conférence sur la désobéissance civile, j’ai pu entendre le témoignage alors oral de Lise, quelques jours seulement après son retour de Sainte-Soline. Plus tard, j’ai reçu la version écrite reproduite ci-dessous avec son accord. Le contraste entre d’un côté ce témoignage (auquel bien d’autres peuvent être ajoutés), l’esprit qu’il manifeste, et de l’autre la violence guerrière de la répression policière in situ, celle de la version officielle façon fake news, celle des déclarations outrancièrement biaisées du ministre Darmanin, celle d’une presse et de médias parfois nauséabonds, est tel qu’il m’a semblé nécessaire de publier le témoignage de Lise. Sainte-Soline est une des pièces à verser à la dérive illibérale et antiécologique du gouvernement Macron-Borne : un ministre de l’écologie qui qualifie le dérèglement climatique de « naturel », un ministre de l’agriculture qui maintient l’usage d’un pesticide à la dangerosité avérée, un ministre de la mer qui cautionne l’exploitation des fonds marins protégés, une ministre de l’énergie qui spécule familialement sur la fin du pétrole (voir dans ces colonnes : https://lapenseeecologique.com/speculer-sur-la-fin-du-petrole-madame-pannier-runacher-et-les-logiques-de-linaction/), une ministre qui détourne de leur usage déclaré des fonds regroupés à la suite de l’assassinat de Samuel Paty, le tout sur fond de déni démocratique en matière de réforme des retraites (voir ces deux tribunes d’éminents juristes : https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/04/16/reforme-des-retraites-la-decision-du-conseil-constitutionnel-s-impose-mais-parce-qu-elle-est-mal-fondee-et-mal-motivee-en-droit-elle-ne-peut-pas-clore-le-contentieux-des-retraites_6169709_3232.html ; https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/04/25/reforme-des-retraites-le-conseil-constitutionnel-a-rate-une-occasion-historique-en-ne-faisant-pas-preuve-d-audace_6170892_3232.html), de politique climatique minimaliste, de doctrine calamiteuse du maintien de l’ordre, de soutien à un modèle agricole destructeur, etc. Cela commence à faire beaucoup, un an après la réélection d’un président impopulaire, réélu au nom de l’écologie et du rejet du Rassemblement national. Cherchez l’erreur !
Dominique Bourg
Je m’appelle Lise, je suis bijoutière dans le Gers, je suis partie il y a un mois pour le Poitou car ça m’a semblé être la seule chose valable à faire en ce temps de sécheresse hivernale, de crises sociales, etc. : me joindre au rassemblement, exprimer mon soutien à l’agriculture paysanne et mon non-consentement au modèle agro-industriel qui a déjà fait trop de ravages.
Voici mon témoignage du week-end du 25 mars dans les Deux-Sèvres.
Une histoire ni comptée ni contée
On est venu de partout, affluant, répondant à un appel,
masse de véhicules,
déjouant les barrières, empruntant les chemins de terre
tels ces immenses troupeaux qui, suivant un sens inné, se mettent en mouvement ;
peut-être avons-nous fait l’expérience de ce sens animal en se rassemblant, vendredi, samedi,
répondant à l’appel à être ensemble,
Soulèvements de la terre
l’appel à incarner notre détermination à changer de système, et poser les limites face aux abus,
à clamer notre appartenance au vivant.
Nous sommes la nature
Il y a eu des dizaines de tracteurs ouvrant les brèches pour nous permettre de nous réunir
il y a eu des barrages de police confisquant lunettes de piscine et masques FFP3
il y a eu un campement dans l’herbe boueuse, qui a gonflé sous les giboulées,
les tentes de toutes les couleurs qui se sont montées,
d’un campement c’est devenu un village, puis une ville, scintillant d’innombrables lumières de frontales : D Che bello !
vrombissant de joies des milliers de retrouvailles, des infos que les une·s transmettent aux autres
où les toilettes ? où on s’installe ? quelle heure demain ? des amis sont bloqués là, par où passer ? menace d’incendie sur les parking par les pro bassines, ok on monte des groupes de veille, etc.
En cette nuit on est multiplement un, on s’invente, on s’organise, encore.
Une pluie déchainée nous rend parfois visite, le vent souffle sur les toiles
Un gros 4×4 d’agriculteur du coin passe à toute vitesse, entre les voitures, les accrochant : l’intimidation ne prend pas.
Tout au long de la nuit, nous grossissons, les véhicules continuent d’affluer et leurs passagers à s’installer.
Au matin nous sommes nuée, sous les hélicos, pataugeant entre la boue et les flaques du champ/ville, c’est pas facile et on se marre, on se réunit en groupes, les infos annoncées sont transmises aux retardataires, buvant un café, croquant un wrap, bien sûr une tension est là, on sait tous et toutes que la répression aussi est au rdv, seulement les raisons de notre présence dépassent largement la crainte, je me sens profondément légitime d’être là.
L’ensemble des organisations déployées est incroyable, chœurs aveugles d’expressions, de faire ensemble.
Distribution de cartes, docs d’infos, masques et sérum phy pour celleux qui n’en ont pas, pique-nique (!), des numéros à avoir toutes et tous sur nous en cas de garde à vue, explication des différentes équipes par les uns et les autres, des astuces pour se retrouver facilement dans la foule, l’intelligence collective est immense, vive, et même palpable dans cet instant.
Avec ma bande mignonne, on est parti dans le sillage de l’outarde rose, cette sculpture mobile d’oiseau/phœnix en bois, l’un de nous était équipé d’un petit mégaphone…
Il avait préparé des notes, du type combien coûte une méga-bassine financée à 70% par l’État, combien de litre d’eau contient-elle, on a fait des petits exercices de calcul mental de bon matin, sur la route de rase campagne puis au travers d’un petit village
« Sachant qu’une méga bassine coûte 6 millions d’€ à l’hectare, et qu’un SMIC représente environ 1500€/mois, combien d’années de SMIC coûte 1 hectare de méga-bassine ? Réponse 333,33 années de SMIC ! on a converti aussi en année RSA = 1000 ans (ça fait beaucoup) (on a converti aussi en nombre de Logan d’un certain modèle achetées sur PàP…)
Les drapeaux de la Confédération Paysanne volaient fièrement tout le long d’un cortège sans début ni fin tellement nous étions nombreux·euses, il y avait aussi ceux de Via Campesina, du NPA, quelques Sud, et plein d’autres. J’ai marché un moment aux côtés d’un éleveur retraité qui était en 73 au Larzac, et avait d’ailleurs eu accès à la terre suite à cette mobilisation massive contre l’agrandissement d’une base militaire. J’ai rencontré aussi des éleveuses du coin, l’une d’elle à la retraite également.
Un péruvien se battant pour le droit international des paysans, membre et salarié de la Via Campesina.
Ça discutait de partout, ça chantait.
Des plateaux de gâteaux circulaient, préparés par l’intercantine *
*L’intercantine…. truc de dingue encore. Des cantines et asso du coin se sont coordonnées et activées pendant des jours pour préparer de quoi nourrir ces dizaines de milliers de personnes.
C’est l’intercantine qui avait préparé des tonnes de wraps pour qu’on ait toutes et tous de quoi manger dans la journée !!!
Chapeau à toutes ces équipes, tonnerre d’applaudissements !!!
Un groupe casqué aux dossards blancs remonte le flux que nous formons, l’un d’eux ralenti à mes côtés, peut-être ayant aperçu mon regard interrogateur, il a … environ 65 ans, il m’explique. Il m’explique qu’ils sont membres de la Ligue des Droits de l’Homme et ont tenu à être présents en tant qu’observateurs, qu’ils ne se positionnent pas pour ou contre les méga-bassines, ils sont là car les avertissements au sujet de la répression policière en France sont de plus en plus fréquents et alarmants. Il m’explique que ce qui s’est passé en octobre à Sainte-Soline l’a vivement interpelé, et il a sollicité la Ligue dont il est membre, pour qu’elle soit présente cette fois.
Je le remercie chaleureusement, d’oser, d’être lucide, d’avoir le courage, d’être présent, avant qu’il ne reparte en avant rejoindre les autres observateurs.
Je me dis que les choses ont évolué depuis mon passage à Notre-Dame-des-Landes en 2012… quelle organisation, quelle convergence, quel tissage fin et solide, aujourd’hui, nous rassemble !
Sentir la puissance douce qui émane de ce cortège.
C’est puissant et c’est bon de se sentir ensemble, autant, sentir qu’on n’est pas seul·e à vouloir un autre rapport au monde, à s’affranchir de l’emprise capitaliste de la surproduction/consommation.
Sentir qu’il est temps d’agir, qu’on ne peut plus négocier le non-négociable, le climat se réchauffe, l’eau doit rester un « bien » commun.
Sentir l’attention et le soin porté collectivement, si quelqu’un n’a pas d’eau, on lui tend sa gourde ou bouteille.
On était dans la plaine, champs à perte de vue, rares haies, le moindre relief d’un talus cachait le champ suivant.
Après bien trois heures de marche lente et heureuse, on a découvert le comité d’accueil envoyé par l’État.
Vous avez vu les images, pas besoin de décrire, imaginez la surprise, un instant, un froid glaçant me parcourt :
« C’est vraiment ça la volonté de l’État, nous anéantir »
Anéantir, c’est le cri silencieux qui émanait de cette ligne de camions bleus, de tous ces casqués, armes en main, qui attendaient sous le soleil, dans le vent.
Et puis finalement, c’est tellement démesuré et absurde qu’on peut en rire, complètement pété du casque ce gouvernement, protéger un tas de boue ainsi, tout en parlant de sobriété, d’économie, de dette…
Nous sommes la nature contrainte de se défendre.
Les affrontements ont beaucoup été décrits déjà, seulement les plus violents qui étaient très localisés, de là où j’étais on ne voyait qu’un épais nuage poivré illuminé d’éclairs épars et résonnant d’incessantes détonations. Je ne pensais pas qu’il recouvrait autant de monde. Autant de monde qui n’était ni préparé, ni équipé pour être ainsi lynché par les forces de l’ordre.
Entre l’outarde et les feux grondant (400 m peut-être), c’était moins virulent, enfin, il pleuvait des palets de lacrymo, les bombes assourdissantes ou de désencerclement tonnaient, on a quand même pu faire un petit trio éphémère saxophone, triangle, tambour, on a arrêté juste avant de voir un chauve au crâne fraichement ensanglanté, heurté par un des palets sans doute.
On n’a pas réussi à faire la chaîne humaine, les craintes de s’approcher et se donner la main étaient grandes et fondées.
Une pause goûter a été annoncée, après peut-être nous réessaierons.
Nous nous sommes rassemblés
aussi pour s’assurer que les secours puissent intervenir
dans 2 champs
je m’assois pour la première fois de la journée,
en fait je m’écroule et somnole sur la terre humide
auprès de ma bande
au beau milieu de cet océan grouillant d’âmes et de blouses bleues
les hélicos tournent inlassablement, 8 a compté l’un de nous
dans l’autre champ joue une fanfare, j’y suis allée m’y réveiller
on a dansé, ça fait du bien, follement, et je découvre un autre sens à la danse
Puis l’attention est appelée, une info circule comme plein de petits feux se propageant parmi nous
trop de blessés
Les équipes de soin « medic » sont dépassées, un blessé grave, les secours n’arrivent pas
on ne peut pas risquer un·e bless·é·e de plus,
tant pis pour la chaîne humaine
il est dit qu’on fera une surprise sur le retour…
dépit parmi nous, incrédulité face à la violence rencontrée…
peu importe on est ensemble, je me sens gorgée de nous
et éreintée
7 ou 8 km pour rentrer au camp
ce qui est palpable à ce moment-là, c’est l’impact de la violence
un certain effroi persiste ou saisit
des limites ont été franchies, la main armée de l’État n’a pas peur de blesser,
de tuer?
Arrivée au camp, les feux d’artifices restants sifflent et pétaradent à l’écart, pendant qu’un bilan est dressé depuis une remorque de tracteur.
On apprend le trop grand nombre de blessé·e·s (200), les hospitalisations, les 4000 bombes lancées par les autorités (3200 mobilisés) déclarées par la préfecture, on apprend aussi que
plus de 300 mètres de haies ont été plantées durant le cortège par les paysannes et paysans de la Confédération Paysanne, car elles sont un moyen majeur pour retenir l’eau dans les sols.
Une serre a également été montée sur une parcelle de Sainte-Soline pour montrer qu’il faut plafonner et prioriser l’eau (accès à l’eau très difficile pour le maraichage).
Une pompe de remplissage de la méga-bassine a été démontée.
La répression policière était extrême, démesurée et absurde comparée à ce qu’ils étaient censés défendre : un immense cratère de boue, au milieu de champs à perte de vue. Comme beaucoup l’ont dit, si les gendarmes n’avaient pas été là, il n’y aurait pas eu de blessés, nous aurions simplement fait une chaîne humaine autour de la bassine, et quoi de plus ?
L’ampleur de ce déploiement policier cherchait à se mesurer à notre force collective.
Sur le plan de la violence, on ne peut pas rivaliser, ils seront toujours plus armés et plus déterminés à abattre que nous, car ce n’est pas notre vocation ; nous agissons pour la paix, et pour pouvoir continuer à vivre sur cette planète, ensemble.
C’est notre capacité à nous organiser, à converger, à nous unir, qu’ils craignent ; leur violence ne saura mâter notre puissance et notre sens du commun, ils ne sont pas à la hauteur, nous sommes nuées, et nous serons de plus en plus.
NOUS CONTINUERONS D’AGIR ENSEMBLE.
La suite a encore été une spectaculaire organisation collective, tout emballer, démonter ces milliers de tentes, les barnums, les chapiteaux, partir en convoi à 20 km et tout remonter. Un festival incroyable avait lieu à Melle :
3 scènes, 2 chapiteaux, 1 salle des fêtes, bal trad, metal, dj queer, une programmation s’approchant de notre diversité.
Chapeau et bravo à la mairie de Melle pour ce soutien engagé !
La nuit et le lendemain, motos, hélicos, flics et gendarmes partout, contrôlant les identités, cherchant inlassablement lunettes de piscine, opinel de pique-nique et masque FFP3, pendant qu’avaient lieu des conférences, tables rondes, débats, rencontres inter-chorales, balades, performances, projections, marché paysan au cœur de Melle.
La chasse aux responsables était ouverte, encore avec des moyens démesurés…
J’espère que les personnes actives de cette organisation formidable sont en sécurité, que les blessé·e·s pourront se remettre et guérir de ces blessures physiques et psychologiques le mieux possible (le bruit d’un hélicoptère ou d’un pétard sonne très mal après ce genre d’expérience, même lorsqu’on n’a pas été blessé).
Ce doit être la dernière fois que l’État commet une telle violence.
Depuis samedi, on a beaucoup parlé des violences.
Je voulais parler de ce qui semble tabou et peut-être ce contre quoi cette répression excessive de l’État était orientée : la merveilleuse organisation collective, inter organismes, internationale, qui a eu lieu autour de ce rassemblement, QUI EXISTE et que NOUS SOMMES !
nous sommes la terre qui se soulève
nous sommes le vivant qui s’exprime
nous sommes l’eau qui circule
nous sommes infinis
nous sommes unis
multiples
et multipliées
par
toi
Le gouvernement interdit les manifestations écologistes et paysannes, il a interdit la manifestation contre la réforme des retraites du samedi 26 mars à Toulouse, Paris, notamment, légitimant ainsi, à sa manière, l’intervention des forces armées. Aujourd’hui, ce gouvernement souhaite dissoudre Les Soulèvements de la Terre.
« Les Soulèvements de la Terre sont une grandissante coalition de forces : au fil des mois, c’est toute une constellation de collectifs d’habitant.e.s en lutte, d’associations de défense de l’environnement, de fermes, de groupes naturalistes, de cantines populaires, de syndicalistes paysans, de scientifiques en rébellion, de syndicats, de groupes autonomes, de mouvements d’éducation populaire, d’élu.e.s, de personnes de tous âges et de tous horizons, qui se retrouvent et s’organisent sous la bannière des Soulèvements de la Terre. Et ça, rien n’est en mesure de le dissoudre. »
Voici le lien pour signer la tribune de soutien aux Soulèvements de la Terre :
https://lessoulevementsdelaterre.org/blog/nous-sommes-les-soulevements-de-la-terre