L’affaire Pannier-Runacher vaut largement l’affaire Cahuzac. Frauder soi-même le fisc quand on a la charge de lutter contre la fraude fiscale est moralement scandaleux. Mais spéculer familialement sur la raréfaction du pétrole, avec un montage grand-père-petits-enfants qui vous exonère, quand on a la charge d’organiser la transition de la société vers l’après-pétrole, sous pression climatique, ne l’est pas moins. Tenter de protéger ses concitoyens contre la menace climatique, faire front face aux lobbies pétroliers d’un côté, et tenter de l’autre la fortune en acquérant force puits sur le déclin, ne font pas bon ménage. A quoi s’ajoute que la nomination de Cahuzac à son poste s’était faite en ignorance de cause. En revanche la nomination de la ministre de la transition énergétique a eu lieu en connaissance de cause : sa nomination n’est probablement pas étrangère à son savoir-faire en matière de création de valeur économique, à son appartenance à un monde qui n’est pas celui des gens ordinaires.
LPE
Par Nicolas Bouleau, mathématicien et essayiste
Que le problème du climat soit un jeu à intérêts divergents où chacun doit freiner mais où celui qui accélère est quand même en meilleure position, tout le monde l’a compris depuis longtemps. C’est une des raisons pour lesquelles il ne se passe rien vraiment, les émissions de CO2 dans l’atmosphère continuent globalement d’augmenter ([1]). Cela explique aussi la grande différence entre la diminution des rejets et l’adaptation. Une réduction ne peut résulter que d’accords collectifs contraignants établis lors des COP, nous en sommes à la COP27. Par rapport aux politiques d’adaptation qui sont des stratégies coûteuses mais nationales, la réduction est un effort qui porte à conséquence sur le monde entier donc une forme de générosité de la part des pays riches économiquement dynamiques.
C’est la raison profonde véritable pour laquelle il ne se passe rien. La sagesse collective n’est pas là, la générosité encore moins.
A mon avis la générosité ne réapparaîtra pas, même devant des dommages environnementaux énormes. Au contraire, les habitants des pays riches, vont continuer à perfectionner les techniques pour s’adapter à la violence des intempéries, et à penser sans le dire que les autres n’ont qu’à faire de même.
La situation s’est néanmoins modifiée récemment. Jusqu’à l’année 2021 il était admis d’après les rapports du GIEC que pour respecter l’objectif de un degré et demi afin d’éviter des dommages extrêmes, il était impératif de laisser une bonne proportion du pétrole et du gaz dans le sol. Seuls des politiciens et économistes libéraux très confiants dans la poursuite du progrès technique défendaient la thèse que le long terme donnerait raison au business as usual. Les réserves fossiles finissant par s’épuiser, il suffisait de tenir le coup jusque-là, position défendue par exemple par le président Valéry Giscard d’Estaing ([2]).
Cependant malgré la prospection active de nouveaux gisements, nous arrivons dans une phase où la ressource d’énergie fossile commence à montrer ses bornes. Les restrictions dues aux sanctions liées à la guerre en Ukraine font comprendre que les réserves de pétrole et celles du gaz de schiste ne sont pas infinies et que déjà elles sont sensibles aux aléas politiques.
Ces circonstances exceptionnelles constituaient une rare opportunité de regrouper les deux problèmes et de se servir de cette gêne sur les ressources fossiles pour aller dans le sens d’une économie moins dispendieuse d’énergie et moins productrice de CO2. Mais ce n’est apparemment pas le choix fait par le gouvernement d’Élisabeth Borne puisqu’il a séparé un ministère de la transition écologique et cohésion des territoires aidé de trois ministres délégués et deux secrétaires d’État et un ministère de la transition énergétique.
Certes la biodiversité n’est pas cotée en tant que telle sur les marchés financiers et sa dégradation ne s’y lit pas directement. Mais les marchés sont-ils réellement une facilité pour une politique de sagesse énergétique ? La perspective de l’épuisement du pétrole a plutôt tendance à affoler les marchés que de les faire monter tranquillement comme un bon indicateur de rareté ([3]).
Des anticipations contradictoires entrent en conflit. La rareté de la ressource fait monter les cours mais les mutations technologiques au niveau de la consommation et au niveau de la prospection agissent à la baisse. Tous les spécialistes reconnaissent que le flou de la date d’épuisement accroît l’incertitude et donc la volatilité du cours augmente.
Vers la fin d’une ressource cotée les instruments financiers à terme, les options, qui normalement jouent un rôle d’assurance pour les risques, deviennent couteux car leur valeur est liée à la volatilité, ils ne remplissent plus la fonction qu’ils devraient avoir, pour laquelle les marchés organisés à terme ont été historiquement inventés. Une forte volatilité pourrait même empêcher l’organisme gestionnaire du marché de maintenir la cotation.
Dans une telle situation rendue artificiellement complexe par la spéculation sur les marchés, seule une politique environnementale globale claire peut être comprise et justifier les efforts demandés.
Maintenant pour certains acteurs économiques une autre stratégie est possible : devant l’agitation désordonnée des marchés, il est profitable de pouvoir agir sur les facteurs concrets qui font cette agitation, en possédant un grand nombre de gisements proches d’être taris où des technologies spéciales pourront être utilisées.
D’après l’enquête menée par le média d’investigation Disclose, Il semble que le groupe Perenco, auquel la ministre de la transition énergétique, Madame Pannier-Runacher, est liée de façon indirecte, soit spécialisé dans le rachat de gisements en fin de vie dont les majors du secteur cherchent à se débarrasser, donc positionné spécialement pour profiter de la pénurie, avec 3 000 gisements d’hydrocarbures dans quatorze pays et un chiffre d’affaires estimé à 7 milliards d’euros.
Suffit-il de dire que rien de ce qu’a fait la ministre n’est interdit ? N’importe quel béotien peut comprendre qu’avec la création d’une société idoine (dénommée Arjunem) la famille a bien configuré sa niche économique, ce qui est hors de portée aujourd’hui de la plupart des agents économiques grands et petits.
La question politique qui dès lors se pose est pourquoi Emmanuel Macron et Élisabeth Borne ont fait ce choix pour le ministère de la transition écologique. L’exemplarité clame ici clairement : dans le jeu à intérêts divergents de la préservation du climat soyez les plus malins sans vous faire prendre. Est-ce que le président et la première ministre ont bien compris ce qu’est la transition écologique ? C’est sûrement une affaire autrement plus grave que des habiletés d’acteurs.
Le décret de nomination a été retouché de sorte que la ministre ne « connaisse » pas les firmes où sa famille serait mentionnée. Mais le conflit d’intérêt fait aussi problème dans l’autre sens, la ministre par ses déplacements, ses contacts internationaux, pourrait avoir des informations sur les tendances ou les décisions en préparation dans le secteur pétrolier, précieuses pour le réseau professionnel de son père.
Ce qui touche la sensibilité du citoyen c’est l’absence de solidarité pour les efforts, parfois les drames, pour surmonter les tracas imprévus et complexes qu’engendre la transition écologique pour les gens ordinaires. On ne sauve pas un paquebot avec un hors-bord.
[1] Cf. N. Bouleau, « Un, deux, trois, soleil… » Esprit, décembre 2009.
[2] « Dès lors que ces énergies fossiles sont sorties du sol, elles seront de toute manière consommées, et produiront des émissions de gaz carbonique. Si ce n’est pas fait par nous ce sera fait par d’autres et les émissions de gaz carbonique resteront au même volume. » Préface à Ch. Gerondeau, CO2 : un mythe planétaire, Toucan 2009.
[3] Sur les marchés la volatilité est toujours assez forte pour empêcher les anticipations sans risques, la rareté indique que le cours va plutôt monter mais on ne sait pas assez précisément de combien pour pouvoir en tenir compte dans les projets. Cf. N. Bouleau Le mensonge de la finance, les mathématiques, le signal-prix et la planète, L’Atelier, 2018.