Par Éloi Laurent
La mise en scène de la « montée de l’insécurité » en France, complaisamment orchestrée depuis des mois par l’écosystème xénophobe médiatique, est doublement malsaine. D’abord parce qu’elle vise explicitement à stigmatiser les minorités visibles, accusées de troubler la douceur de vivre de la majorité silencieuse. Ensuite parce qu’elle fait office de paravent placé devant la réalité des risques qui pèsent réellement sur la vie des Français et Françaises.
Il suffit d’un détour statistique de quelques dizaines de minutes pour démystifier le fantasme d’une vague historique de violences interpersonnelles déferlant sur la France, à l’aide des données qui font foi en la matière, dont certaines viennent d’être actualisées par le Ministère de l’intérieur. Il ne s’agit pas ici de s’efforcer de relativiser les violences interpersonnelles à la lumière de leurs causes sociales, mais de les relativiser à la lumière de leur place, à l’évidence marginale, dans le tableau des risques auxquels fait face aujourd’hui la population française.
L’enquête Global Burden of disease (littéralement le fardeau mondial de la maladie), actualisée en 2020, permet de quantifier cette marginalité : les violences entre les personnes représentent exactement 0,089% des décès totaux en France, en baisse par rapport à 2014, où ces violences étaient à l’origine de 0,094% des décès, en nette baisse par rapport à 1990 (0,2% des décès totaux). Par comparaison, l’exposition à des températures extrêmes représentent une menace 3 fois et demi plus importante sur la vie, les suicides représentent un danger 20 fois plus grave (1,8% des décès totaux) et les attaques cardiaques représentent un danger 83 fois plus sérieux.
La « progression de l’insécurité » en France, c’est donc plus simplement la régression de certains groupes sociaux vers « l’insécurité culturelle », c’est-à-dire la détestation viscérale de la diversité française sans autre fondement que le préjugé. Mais une fois l’écran idéologique traversé, un constat troublant apparaît : l’insécurité, comprise comme menace sur la vie des personnes, a progressé fortement en France au cours des dernières années. Après avoir baissé de 889 pour 100 000 habitants en 1990 à 833 en 2014, le taux de mortalité est reparti à la hausse depuis pour atteindre 911 en 2019, hors Covid donc. Une hausse de près de 10% en seulement quelques années, un pic sans équivalent depuis 30 ans et dont aucun thuriféraire de la sécurité ne s’émeut.
La démographie est une discipline de long terme qui s’accommode mal de sensationnalisme. Mais on ne peut s’empêcher à la lumière de ces données objectivement préoccupantes de penser à la découverte récente par Case et Deaton d’une forte surmortalité contemporaine aux Etats-Unis concentrée sur certains groupes sociaux, surmortalité liée à la crise des opioïdes, aux dysfonctionnements du système de santé et à la dislocation sociale des classes moyennes et passée jusque-là inaperçue.
Une question s’impose donc : qu’en dit l’INED (Institut national d’études démographiques) ? Non seulement les chercheures de l’INED ont prévu la hausse contemporaine des décès en France, mais ils l’ont finement modélisé et clairement analysé. Dans un article de 2016 au titre explicite « Le nombre de décès va augmenter en France dans les prochaines années », Gilles Pison et Laurent Toulemon présentent des scénarios d’évolution des décès dont la prévision centrale voit une augmentation d’environ 540 000 en 2010 à 560 000 décès annuels en 2015, puis 600 000 en 2020 et jusqu’à 700 000 en 2040 et 770 000 en 2050. Dans un document de synthèse publié en novembre 2020, Gilles Pison et Sandrine Dauphin précisent que « le nombre de décès a augmenté de 7 % au cours des cinq dernières années en France métropolitaine. Cette hausse était attendue, car la population a augmenté dans l’intervalle, et elle a vieilli. » Il y a donc deux effets en cause : un effet de taille et un effet de structure.
L’effet de taille implique simplement que, la population française s’accroissant, le nombre de décès annuels augmente. L’effet de structure est ainsi précisé dans l’article de 2016 : « la fin de l’effet des classes creuses nées pendant la Première Guerre mondiale, et l’arrivée des baby-boomers aux grands âges. ». Le premier effet étant déjà derrière nous, reste donc l’effet du vieillissement puis de l’extinction graduelle des générations nées entre 1943 et 1973 qui gonflera progressivement les décès jusque dans les années 2060. Rien de mystérieux ni d’inquiétant, juste le rythme lent des générations.
Mais la situation et les perspectives françaises pourraient s’avérer plus délicates. D’abord, si les données de décès effectivement constatés confirment largement la justesse des scénarios de l’INED de 2016 (599 408 décès observés en 2019, c’est très exactement la prévision), on note une accélération des scénarios « naturels » modélisés alors, en particulier à deux moments rapprochés : 2015 et bien sûr 2020 (avec 654 000 décès, soit les décès attendus autour de 2035). En l’espace de quelques années, la mortalité française a été brutalement déviée de sa trajectoire tendancielle.
Ensuite, l’effet taille ne paraît pas convaincant, puisque, comme on l’a noté, les taux de mortalité (et pas seulement le volume des décès) ont augmenté de près de 10% entre 2014 et 2019, sans même prendre en compte les morts du Covid. Là aussi, il semble qu’il y ait une accélération.
Enfin, l’effet de structure mérite lui aussi d’être questionné. Le baby-boom est un phénomène géographiquement localisé et peu de pays présentent un profil générationnel vraiment comparable à celui de la France de l’après-guerre : l’Autriche, la Suisse, le Danemark, la Suède, la Finlande et la Norvège. De tous ces pays, la France connait la hausse la plus forte de ses taux de mortalité depuis 2014, tandis que celle-ci est stable en Autriche, en Suisse et en Norvège et baisse en Suède.
Pour trancher cette complexité, un indicateur est vraiment pertinent : l’espérance de vie, qui permet de neutraliser les effets de taille et de structure pour ne mettre en lumière que le risque de mourir (ce que l’on peut choisir de nommer « l’insécurité sanitaire »). Comme le notent Pinson et Toulemon (2016) : « La première raison expliquant que le nombre de décès n’ait pas augmenté sensiblement entre 1946 et 2014 est l’allongement de la vie, l’espérance de vie à la naissance ayant crû de 3 mois et demi par an en moyenne au cours de la période (passant de 62,5 ans à 82,3 ans sexes confondus) ». C’est précisément l’évolution de l’espérance de vie depuis 2015, année stratégique, qui laisse penser que nous pourrions être entrés dans une nouvel âge d’insécurité sanitaire.
Pour la première fois depuis 1970, on a en effet mesuré en 2015 un recul de l’espérance de vie dans dix-neuf pays de l’OCDE, attribué à une épidémie de grippe particulièrement grave qui a notamment fauché des dizaines de milliers de personnes âgées et fragiles. Les plus fortes réductions d’espérance de vie ont été observées en Italie (7 mois) et en Allemagne (6 mois), effaçant l’équivalent de deux années de gain. La France a enregistré une baisse d’espérance de vie de 0,3 pour les femmes et 0,2 pour les hommes (cf. graphique).
Au regard des années écoulées depuis, si l’année 2015 apparaît comme stratégique, c’est parce qu’elle entremêle deux phénomènes que l’on peut qualifier de « naturels » : l’entrée dans l’âge avancé des générations du baby-boom ; l’impact d’un virus saisonnier (c’était aussi le cas de l’année 2003, qui a entremêlé la catastrophe naturelle la plus meurtrière depuis 1900 et le pic de l’effet des « classes creuses » sur la réduction des décès annuels). La combinaison de ces deux phénomènes associe donc une structure sociale et un choc écologique, ou plutôt l’effet d’un choc écologique sur une structure sociale. C’est cette même combinaison que l’on retrouve en 2020, avec une baisse encore plus prononcée de l’espérance de vie en France.
L’hypothèse que l’on propose ici est que l’âge de l’insécurité sanitaire dans lequel nous sommes entrés en 2015 se caractérise par une population vieillissante, en relative mauvaise santé, isolée socialement et soumise à des chocs écologiques de plus en plus intenses et fréquents.
Reprenons ces éléments. Pourquoi la stagnation de l’espérance de vie depuis 2015, sans précédent historique en France depuis 1950, ne serait-elle pas le signe que l’espérance de vie a fini par atteindre sa limite ? Cette explication n’est pas convaincante, car ce sont deux virus qui ont fait déraillé l’espérance de vie en France à seulement six années d’écart.
L’hypothèse de l’entrée dans l’ère des chocs écologiques se trouve en revanche renforcée par la surmortalité observée lors des étés depuis 2015 (tableau) sous l’effet des vagues de chaleur, phénomène qui constitue la menace climatique la plus sérieuse pour la France au cours des prochaines années (E. Laurent, Construire une protection sociale-écologique : le cas de la France face aux canicules, à paraître en juin 2021). Aux chocs épidémiques de l’hiver (trois épisodes de grippe depuis 2014 se sont traduits par une surmortalité de plus de 15 000 morts) s’ajoutent les chocs caniculaires de l’été. (Voir : https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/dtravail/OFCEWP2021-17.pdf).
Tableau. Décès et surmortalité liées aux épisodes de canicules, 2015-2020
Décès | Surmortalité (en %) | |
2015 | 1739 | 17,6 |
2016 | 378 | 13 |
2017 | 474 | 5,4 |
2018 | 1641 | 14,9 |
2019 | 1462 | 9,2 |
2020 | 1924 | 18,3 |
Source : Wagner et al. (2019).
La vulnérabilité aux chocs écologiques tels que les canicules ou les épidémies dépend de deux paramètres structurels : l’exposition et la sensibilité. Si l’exposition est en partie géographique (et très hétérogène comme on l’a vu avec le Covid), la sensibilité est démographique et sociale. L’état de santé de la population qui affronte de tels chocs va déterminer leur impact humain. Or, ici aussi, l’idée d’une érosion lente et inexorable – en somme d’un épuisement sanitaire – de l’espérance de vie n’apparaît pas convaincante.
D’une part, on observe en France une épidémie de maladies chroniques qui n’a rien de naturel : le Réseau environnement santé alerte régulièrement sur l’ampleur de cette épidémie et ses conséquences, notamment le fait que « l’incidence en France des Affections de Longue Durée pour Maladies Cardio-vasculaires, Diabète et Cancer a doublé entre 2003 et 2017 alors que la population âgée de plus de 74 ans n’a progressé que de 30 % ». La dégradation de l’environnement amplifie de plus les chocs écologiques : la pollution de l’air résultant de l’utilisation de combustibles fossiles a ainsi joué un rôle décisif dans la vulnérabilité sanitaire des Européens confrontés au Covid-19 (à l’origine de 17% des décès selon certaines estimations). De la même manière, l’isolement social, critique dans nombre de communes de France, constitue un facteur aggravant de vulnérabilité sociale-écologique (il y en a bien d’autres, comme la dégradation de la qualité nutritionnelle de l’alimentation, etc.). Si les chocs écologiques frappent les populations, les dégradations environnementales minent leur résistance et leur capacité de revenir à la vie. Le Covid a ainsi été nourri des comorbidités, qu’il va en retour renforcer via les millions de cas de Covid long.
Plus fondamentalement encore, il apparaît que l’espérance de vie en bonne santé (sans incapacité) stagne pour les femmes entre 2005 et 2019 et progresse peu pour les hommes, alors même que leur espérance de vie a continué de progresser de respectivement 1,8 et 3 années. Il y a donc érosion dans la progression, et on comprend beaucoup plus mal l’idée d’une limite physiologique de l’espérance de vie en bonne santé que celle d’une limite physiologique de l’espérance de vie.
Au demeurant, l’évolution de l’espérance de vie en bonne santé en France dénote par rapport à certains pays européens comparables : selon Eurostat, l’espérance de vie en bonne santé à 65 ans était de 6,1 ans en Allemagne, de 9,1 en France et de 10,9 ans en Suède en 2005. En 2019, elle atteint 16,2 ans en Suède, 12,2 ans en Allemagne et 11 ans en France (le différentiel français sur 15 ans est de plus de 4 ans avec l’Allemagne et de trois ans et demi avec la Suède).
Dans son ouvrage peut-être le plus marquant, paru l’année de la plus grave catastrophe sanitaire engendrée par des éléments naturels en France depuis 1900, Robert Castel rappelle que « l’insécurité sociale » doit être comprise au 21ème siècle à la lumière d’une « nouvelle génération de risques » dont les risques écologiques apparaissent aujourd’hui comme les plus saillants. Les identifier et les comprendre comme des risques social-écologiques permettrait d’en protéger les plus vulnérables, à commencer par les personnes âgées isolées face à l’été caniculaire qui s’annonce. Plus avant, une véritable politique santé-environnement couplée à l’édification progressive d’une branche « vulnérabilité » de la sécurité sociale pourraient faire office de protection sociale-écologique.
Selon Castel, l’insécurité moderne est le produit d’un « univers social qui s’est organisé autour d’une quête sans fin de protections ou d’une recherche éperdue de sécurité ». A l’âge des chocs écologiques, la quête de sécurité sanitaire ne fait peut-être que commencer.