S’engager sans espoir, l’héritage catastrophiste de Günther Anders

« Nous devons connaître la vérité. Mais, bien que la connaissant, nous devons agir comme si nous ne la connaissions pas. C’est impératif. La « procession » doit avoir lieu. Peut-être fera-t-elle quand même peur aux éventuels coupables ou même les arrêtera-t-elle. Peut-être. Une chose demeure valable : « Si nous sommes désespérés, qu’est-ce que ça peut faire ! » Au travail[1] ! »
Par Loïs Mallet*
Résumé : Comment s’engager malgré tout, en dépit des échecs successifs, des désillusions qui s’accumulent et des espoirs qui s’envolent ? Tant l’œuvre que la vie du philosophe Günther Anders offrent des éléments pour fonder l’action écologiste autrement que dans l’espoir « d’une vie meilleure », « des jours heureux » et « du monde d’après ». Au lieu de s’exposer à l’anxiété, la dépression et au nihilisme, il propose politiquement de retrouver de la morale dans l’existence, chose que la modernité évince constamment par ses artifices, sa complexité, son conformisme et son productivisme. C’est certainement dans le devoir et la responsabilité que se trouvent les ressources pour engager l’action politique avec joie et humanité, quoi qu’il advienne.
Titre anglais : To struggle without hope, the catastrophist legacy: the politics in morality with Günther Anders
Abstract : How can one commit oneself despite successive failures, accumulating disillusions and dashed hopes? Both the work and the life of the philosopher Günther Anders offer elements for basing ecological action on something other than the hope of « a better life », « happy days » and « the world after ». Instead of exposing oneself to anxiety, depression or nihilism, he proposes politically to find morality in existence, something that modernity constantly crowds out by its artifice, complexity, conformism and productivism. It is in duty and responsibility that we find the resources to engage in political action with joy and humanity, whatever happens.
Mots clefs en français/anglais : Anders, catastrophisme, Génération Climat, Effondrement, Collapsologie, Engagement, Désespoir / Despair, Catastrophism, Youth for Climate, Collapse.
Sommaire
- Introduction
- Les (des)espoirs douloureux de la génération climat
- Le devoir malgré l’espoir : ce qu’il nous reste
- Le travail négatif de l’imagination
- La morale négative du temps de la fin
- Discussion finale
Introduction
Günther Anders (1902-1992) est principalement connu pour ses critiques de la bombe atomique, de la civilisation industrielle et du nazisme qu’il a notamment développées dans L’Obsolescence de l’homme, Hiroshima est partout et Visite dans l’Hadès[2]. Au fil de son travail philosophique critique, il y a toujours eu chez lui une forme d’engagement corrélatif. Günther Anders est un philosophe engagé en dépit de tout, et en particulier en dépit de son analyse tragique d’un monde qui se dirige irrémédiablement vers sa destruction. Plutôt que de renvoyer cette idée au tréfonds de son âme, il en fit les raisons de sa parrêsia. Et malgré le fait qu’il ait été souvent seul, marginalisé et parfois ridiculisé par ses pairs, cette attitude relevait pour lui de l’évidence du devoir. Le sujet est d’une telle gravité que refuser de l’affronter serait une honte infinie. Cet article s’intéresse donc à sa démarche et son éthique de l’engagement tout au long de sa vie afin, peut-être, de mieux comprendre les tenants de l’engagement négatif, qu’il soit sans espoir, sans fondement, sans capacité et sans positivité morale.
Anders a des choses à nous dire sur l’éthique et la politique dans une perspective catastrophiste ; toutes choses que l’écologie politique ne devrait pas négliger aujourd’hui. La pertinence de son parcours est d’autant plus forte que la situation du monde s’est encore aggravée : à la menace de l’annihilation atomique s’ajoute celle des catastrophes écologiques dont la forme occidentale paroxystique prend désormais le nom d’effondrement de la « civilisation thermo-industrielle[3] ». Dans cet article, nous allons donc tenter de repenser les fondements de l’engagement écologiste malgré les catastrophes présentes et à venir, malgré l’opacité de l’horizon et, surtout, malgré le désespoir. En filigrane, nous parlerons de la génération climat qui, sortant de l’adolescence remplie d’espoirs, se projette dans la vie en se fracassant contre un avenir décapité. Nous espérons ainsi apporter notre contribution à la controverse relative à l’incapacitation présumée du catastrophisme[4]. Nous défendons la thèse qu’il est non seulement possible, mais certainement nécessaire et pratique, de fonder l’engagement écologiste, non plus dans l’espoir d’un monde meilleur désormais obsolète et inopérant, mais en raison du devoir et de la responsabilité. Pour en arriver là, nous avons besoin d’expliciter la philosophie de l’action de Günther Anders, celle qui lui a justement permis de ne pas s’échouer sur l’immobilisme tant redouté. Mais auparavant, rappelons brièvement la situation spécifique de la génération climat.
Les (dés)espoirs douloureux de la génération climat
« Les adultes continuent de dire :
« C’est notre devoir de donner de l’espoir aux jeunes ».
Mais je ne veux pas de votre espoir.
Je ne veux pas que vous soyez plein d’espoir.
Je veux que vous paniquiez.
Je veux que chaque jour vous ayez peur comme moi.Et puis je veux que vous agissiez.
Je veux que vous agissiez
comme si vous étiez en crise.
Je veux que vous agissiez
comme si notre maison était en feu.
Parce qu’elle l’est[5]. »
De nombreux jeunes écologistes de la génération climat s’identifient au parcours de Greta Thunberg avec qui ils et elles ont fait grève dans ce qui a été certainement la plus importante mobilisation de l’humanité contre le réchauffement climatique. Et pourtant, Greta Thunberg souffre d’éco-émotions comme l’éco-anxiété[6]. Elle assume être non seulement angoissée, « mais [aussi] sujette à une lourde éco-dépression lors de sa onzième année[7] ». Son cas est emblématique d’un effondrement personnel, une forme de collapsus psychiatrique causée par la perspective d’un effondrement à venir, qui est en passant un effondrement de son avenir. Néanmoins, son exemple témoigne du fait que l’action bien menée, quel que soit son résultat effectif, redonne force à la vie, et à la sienne en particulier.
Pour elle, et sans doute aussi chez de nombreuses personnes influencées par la collapsologie[8], il semble que l’agir déontologique relève davantage de la survie personnelle que de l’option morale. L’énoncé de Corinne Morel-Darleux Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce[9] semble ici moins vrai que celui-là : Plutôt couler avec dignité que suffoquer sans grâce. En effet les pressions psychologiques relatives au constat de la dégradation du monde, nommées solastalgie par Glenn Albrecht, peuvent devenir insupportables pour celles et ceux qui constatent avec sensibilité et imagination la destruction de l’ensemble de la toile du vivant[10].
L’expérience de la génération climat est particulièrement traumatique. Empêtrée dans la flèche du temps du progrès, elle se retrouve confrontée à une réalité qui lui est incompatible[11]. Elle cherche alors à rafistoler cet horizon temporel décapité par l’engagement écologiste. Démarre alors une spirale infernale, profondément désespérante, dans laquelle l’action militante n’aboutit qu’à des échecs successifs. Cette spirale est alimentée par deux mécanismes concomitants : la conscience et le temps. Au fur et à mesure de son engagement, la génération climat constate d’une part l’ampleur des dévastations à l’œuvre et en devenir, et d’autre part l’aggravation objective de la situation le temps passant. Alors qu’elle s’engage pour faire advenir un monde meilleur, ou simplement un monde moins pire, ce qui est le propre du temps du progrès, la génération climat se rend compte à la fois de l’étendue du problème et de son aggravation objective. La tension cognitive est alors maximale et favorise des comportements pathologiques d’ordre nihiliste tant à l’échelle individuelle que collective. Fonder l’engagement écologiste sur l’espoir d’un monde meilleur est ainsi devenu une source de souffrance et de décapacitation. Prendre acte de ce constat ne revient toutefois pas à renoncer à l’action, autrement l’œuvre de Anders n’aurait aucun sens. De quelle manière pouvons-vous alors justifier et motiver l’engagement écologiste malgré le désespoir et en dépit des catastrophes ?
Le devoir malgré l’espoir : ce qu’il nous reste
Günther Anders l’a écrit à plusieurs reprises, l’espoir ne fait pas partie de son attitude spirituelle : Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse[12] ? Et pourtant, Anders envisage d’agir par le retrait, l’abstention, la grève ainsi que la décapacitation technique volontaire et collective de l’humanité. Le paradoxe d’une telle prescription est qu’elle est tout autant possible qu’improbable. Matériellement, rien ne fait obstacle à son exécution et pourtant, il est convaincu qu’elle ne trouvera pas les conditions de son actualisation en raison de L’Obsolescence de l’homme. Pour comprendre ce qui fonde son engagement malgré son pessimisme, regardons les relations entre son anthropologie philosophique et sa philosophie morale, entre la temporalité apocalyptique et le politique ainsi que son rapport à la violence.
L’impossible fondement de la morale
Pour penser la morale andersienne, nous proposons une digression par son anthropologie philosophique proche du naturalisme. En effet, une fois celle-ci établie, nous comprenons mieux pourquoi Anders, très sensible à la pensée nietzschéenne, renonce à fonder la morale sans pour autant embrasser le nihilisme.
L’anthropologie négative andersienne
Avant la Seconde Guerre mondiale, le jeune Anders propose des écrits qui s’inscrivent dans l’anthropologie philosophique de Max Scheler et Helmuth Plessner. Celle-ci, résumée dans la publication L’artifice humain : pour une anthropologie négative[13], pose que l’humain est originellement « étranger au monde[14] », qu’il n’est pas immédiatement au monde comme peut l’être l’animal à la naissance. L’humain, lui, doit continuellement fournir un travail matériel et spirituel pour faire du monde le sien. De ce décalage, cette « inhérence avec distance[15] » découle la liberté, simple expression positive de cette carence, « cette non-fixation » ontologique et irréductible de « l’homme sans monde[16] ».
Plus précisément, la liberté correspond au chemin interminable, sans cesse recommencé et re-décidé pour faire d’un milieu un lieu de vie hospitalier. À cet effet, l’humain dispose de l’existence réflexive et d’artifices qui, ensemble, forment la culture dans son sens le plus large. Voilà le propre de l’humain selon Anders : « l’artificialité est la nature de l’homme, et son essence est l’instabilité[17] ». Anders est ainsi très sensible à la théorie fondatrice de l’écologie scientifique du milieu (Umwelt) de Jakob von Uexküll comme le note Ubaldo Fadini[18]. Cette naturalisation de l’humain constitue en réalité une objection aux velléités anthropocentriques visant à en faire une espèce exceptionnellement supérieure et dominante de droit sur l’ensemble du vivant. Il précise que la différence constatée entre humains et animaux n’est que de l’ordre du degré d’intégration innée au monde[19] et, lui, l’athée radical, refuse explicitement la « mégalomanie anthropocentriste[20] ».
L’intuition morale naturelle
Conformément à son anthropologie, sa philosophie de la morale semble alors profondément intuitionniste et naturaliste. Puisque l’humain ne diffère de l’animal que par le degré de liberté ou d’étrangeté au monde, sur quel fondement peut-il reconnaître un acte comme bien ou mal ? Il ne lui reste alors que l’intuition de la valeur du monde vivant, son caractère précieux et unique d’une part, son rejet inné de la souffrance et son attirance naturelle pour le réconfort, le soin, la joie et l’amour d’autre part. Tout ce qui contreviendrait à ces inclinations élémentaires pourrait être classé comme mal tandis que ce qui les favoriserait serait bon.
« Il y a en tout cas deux choses que je sais de la manière la moins mystique qui soit. Premièrement que je tiens pour faux (ou pour inadéquat, ou déplacé, ou immoral – je vous laisse le choix des prédicats) que l’on se casse la tête sur la question de savoir d’où nous viendrait l’injonction, au moment où un homme se noie, de lui porter secours ; et de se demander à ce moment-là si cette injonction est justifiée […] Deuxièmement, je sais que le monde est une invention ingénieuse et incomparable, un arrangement qui vaut la peine d’être préservé. Et qu’y exister est une chose qui est agréable. Et que les gens qui sont là, eux aussi, je les aime bien. Et que l’idée que toutes les peines et les joies qu’ils ont connues et connaissent ont été vaines, et que, dans le futur, la Terre ne sera plus qu’une balle désolée qui tourne dans l’univers est une idée qui me déplaît foncièrement. Qu’elle me noue même la gorge […] C’est en tout cas le fondement de mon action […] Je n’estime pas non plus que nous devrions crever parce que la nécessité de notre survie ne peut pas être démontrée[21]. »
Sur le plan intuitionniste, et particulièrement en situation d’urgence, Anders considère inopportun, voire criminel, de réfléchir aux « bonnes » raisons de sauver un être en péril. Alors que la rationalité exige le temps de bien fonder l’action, l’autre risque de mourir. Par exemple, Anders proposa un code moral de l’âge atomique dans l’espoir qu’il soit adopté à un congrès international antinucléaire au Japon. Conscient de la diversité des systèmes moraux en séance, il refusa explicitement d’en fonder les injonctions morales. Reste à charge aux nations, individuellement, de déterminer les ancrages moraux du code en relation avec leurs systèmes moraux internes.
« Compte tenu de l’acuité du danger que nous courons tous, notre devoir de trouver un dénominateur commun acceptable par les représentants de positions divergentes est plus grand que le devoir de nous mettre d’accord sur la racine qui sanctionnerait notre obligation[22]. »
En ce qui concerne notre situation écologique, penser les raisons (et leur légitimité) qui justifient l’engagement pourrait donc être à la fois superflu et contreproductif. Rappeler aux autres l’évidence, oubliée par la modernité et masquée par la métropolisation, de la préciosité du vivant et des réseaux de relations qu’il tisse dans le monde pourrait alors être une stratégie intéressante. Toutefois, dans notre situation technique, l’humanité est bien loin de prioriser cette sensibilité (qualifiée de sensiblerie) – pourvu qu’elle se fasse encore sentir – à d’autres injonctions instrumentales plus conformes aux sociétés capitalistes. Cette stratégie nécessite alors certainement la mobilisation générale des milieux artistiques et narratifs pour opérer une transformation culturelle majeure et gagner l’hégémonie (au sens de Gramsci) face à la tyrannie de la rationalité instrumentale débordant de sa sphère légitime (au sens de Walzer).
D’un point de vue naturaliste, Anders considère l’attirance de l’amour et le rejet de la souffrance comme des attracteurs naturels fondamentaux car ils découlent d’un long processus d’évolution darwinienne. Il fait sentir l’importance primordiale qu’il donne à l’existence humaine par postulat, c’est-à-dire en renonçant à la fonder : elle va de soi car elle est perçue comme telle. Que celui ou celle qui ne serait pas convaincu par cet argument assez simple parcourt la citation suivante formulée par Christian Dries à l’occasion d’une étude de la relation entre Arendt et Anders :
« Si l’on admet le nihilisme fort joyeux du long poème [Mariette] en relation avec l’anthropologie initiale des années vingt et avec La Bataille de cerises, commencent à se dessiner les contours d’une éthique de la contingence où le déracinement chez tous les « animaux à coquille et carapace » prétendument monadiques et la conscience d’une inimportance cosmique de l’homme deviennent le point de départ d’un Amor Mundi, non pas anthropocentrique mais biophile. Sa force se nourrit de la joie des êtres vivants de constitution humaine, face à leur chance ontologique – ce qui dans ce cas veut toujours dire aussi : face à leur faculté d’aimer[23]. »
Si cela ne suffit pas, Dries recommande, en citant un poème de Anders (Mariechen), de revenir aux fondements des joies de l’existence « en se blottissant ensemble : « Chaque fois que la vérité nous laisse en panne / un tel rapprochement bien que / objectif à titre de méthode / n’est pas entièrement irréprochable ou réaliste / mais demeure un réconfort et presque une réponse[24]. » » Ce retour aux plus belles formes de l’existence, à cette présence qui justifie le monde par elle-même, c’est ce qui semble fonder, sans pourtant l’être rigoureusement, le souci andersien du monde. L’espoir n’y est pour rien, il n’y a là que des rappels de la valeur inestimable du monde destiné à l’annihilation. Le désespoir ne peut faire le poids face à la force de cette présence au monde qui s’impose envers et contre tout.
« Le monde est tout de même trop beau[25]. »
Le refus du nihilisme
Son incapacité à fonder rigoureusement la morale peut sembler propice à une dérive nihiliste. Conscient, il s’y oppose pourtant fermement. Le nihilisme est une forme spécifique de L’Obsolescence de l’homme en tant qu’il le prive de sa capacité à fonder le « soin » (Care) pour le monde. Comme le détaille Anders, le propre du nihiliste est de considérer le monde comme un tout d’une même nature ; il s’agit d’un « monisme métaphysique[26] » en réponse vengeresse à un monisme de l’expérience. Dans ce monde naturel, tout possible est permis et rien n’est dû « car pourquoi et à quoi bon, aurait pu argumenter le nihiliste, devrais-je encore « devoir », moi, s’il n’y a désormais que de la nature[27] ? ». La question fondamentale du nihilisme s’énonce ainsi : « Pourquoi devons-nous devoir ? », ou : « Sur quel fondement pourrait-il encore exister, à l’intérieur d’un cadre qui lui-même reste suspendu dans le vide moral et non sanctionné, quelque chose comme une obligation morale[28] ? »
Le nihilisme n’est pas nouveau mais la bombe lui donne enfin la puissance technique de s’actualiser. Mieux, l’existence de la bombe – et cela vaut aussi aujourd’hui avec la perspective d’un effondrement – opère une transformation nihiliste des victimes en devenir. Sous le poids de son existence – ou de sa perspective –, nous apparaissons minables, de trop dans un monde si insensé que son anéantissement nous soulagerait. Anders considère ainsi liée l’émergence conjointe du « nihilisme de masse », résultat d’un enthousiasme populaire pour le nihilisme après-guerre (via notamment l’existentialisme) et l’existence de la bombe. Selon lui, tous deux sont le résultat de la confrontation au national-socialisme, cet « annihilisme » qui « a réussi à joindre la philosophie du néant et l’anéantissement, le nihilisme et l’annihilation[29] » : la bombe d’une part en tant que puissance annihiliste supérieure pour contrer la première génocidaire ; l’existentialisme – « le nouvel avatar (français) du nihilisme[30] » – d’autre part comme rationalisation de l’absurdité de la vie et l’effondrement des lumières sous un régime totalitaire et génocidaire.
Par ailleurs, accepter l’existence de la bombe revient à accepter la contamination par le nihilisme. Le fait est que notre pays assume, et le revendique à des visées de dissuasion, de devenir responsable de l’anéantissement d’une partie de la vie sur Terre. Si l’on met de côté les accidents, les erreurs d’information et les usages offensifs (ce qui devrait déjà suffire à la refuser), le paradoxe moral de la dissuasion atomique a longuement été détaillé par Jean-Pierre Dupuy : il vise à empêcher un mal en menaçant d’un mal plus grand[31]. Toutefois, pour que la dissuasion fonctionne, il faut être déterminé moralement à être responsable du plus grand mal. Par ailleurs, il occasionne une réponse disproportionnée et complètement illégale (non discriminante envers les civils) à n’importe quelle menace d’une autre nature. Posséder la bombe revient donc à s’incorporer sa nature annihiliste de principe, en attendant que ce ne soit de fait.
En ce qui concerne la situation écologique et le risque d’effondrement, le problème du nihilisme se pose légèrement différemment. Tout comme avec la bombe, nous nous sentons particulièrement vulnérables et impuissants par rapport à la puissance destructrice à laquelle nous nous mesurons. Cette perspective apocalyptique nous renvoie à nous même comme à un « « néant » […] un être qui existe « pour rien » et qu’il est par conséquent possible d’anéantir sans autre forme de procès[32] ». Les collapsologues Servigne et Stevens ont identifié trois variations de cette attitude existentielle sous les modes « çavapétiste », « àquoiboniste », voire survivaliste[33].
La première est fréquente « chez les personnes qui se sentent impuissantes face à la destruction de notre monde [et renvoie] à un certain ressentiment, voire une colère, envers la société[34] ». Elle peut s’apparenter à une expression pathologique de la révolte camusienne. La seconde est « extrêmement fréquente » et qualifie le fameux « foutu pour foutu, profitons de ce qui nous reste[35] ». Servigne et Stevens précise que cette mise à profit peut être d’une part « épicuro-rabelaisienne » – égoïste sympathique – (« au bistrot, en riant et en savourant les derniers plaisirs de la vie[36] »), d’autre part antisociale (« on brûle un maximum d’essence, on consomme, on saccage une dernière fois avant de partir[37] »). Enfin la troisième attitude témoigne d’une forme exacerbée de l’individualisme libertaire compatible avec la société capitaliste globalisée. Comme les Américains qui se construisaient des bunkers pour se protéger de la guerre atomique, les survivalistes contemporains (preppers) tentent de se préparer individuellement à un effondrement.
Dans le cas de l’effondrement comme dans celui de la menace nucléaire, il est difficile de contredire les fondements de ces attitudes. Dans chaque cas, les personnes réagissent avec difficulté à des phénomènes qu’Anders qualifie de supraliminaires – qui dépassent les facultés humaines d’appréhension – dont elles arrivent à approcher partiellement l’horreur mieux que les autres, sans pour autant y trouver de solution. Nous constatons donc, avec Anders, Servigne et Stevens, que pour chaque cas, les raisons qui justifient ces stratégies sont légitimes. Et nous affirmons après Anders que : « les attitudes désespérées peuvent seulement être dépassées ; elles ne sont pas réfutables. Vouloir réfuter le nihilisme est insensé. Seuls des naïfs ou des opportunistes peuvent se fixer une telle tâche[38] ».
Dans chaque contexte, Anders, Servigne et Stevens proposent finalement des stratégies d’accommodement de la situation : une obligation de lucidité et une démarche de bienveillance. Autrement dit, il y a un devoir d’humanité à tenir quoi que puisse être la situation. Dans le cas de l’effondrement, cette attitude est celle des « transitionneurs » qui s’opposent à la violence, qui pensent en termes de collectifs et de biens communs, « car pour eux la vie n’a plus de sens si le reste du monde s’effondre[39] ». Après tout, s’il n’est pas possible de réfuter le désarroi nihiliste sur des bases rationnelles, il y a largement de quoi rappeler au nihiliste la beauté du monde. Et c’est à cette tâche que l’écologie politique doit œuvrer pour refonder l’engagement dans des esprits marqués par le conformisme industriel.
« Si l’on cherche non pas à réfuter, mais à comprendre l’attitude désespérée du nihiliste, son désarroi fondamental semble alors tenir au fait que le devoir est un « phénomène interne », au fait que la question : « Pourquoi devons-nous devoir ? » n’a de sens qu’à l’intérieur d’une vie que l’individu approuve pleinement, quand la vie approuve la vie et qu’elle le fait sur la base d’arguments extra-moraux, ou plutôt ne l’approuve plus sur la base d’aucun argument. Autrement dit : ce qu’exigent moralement le monde et l’homme ne peut lui-même être fondé moralement[40]. »
La politique du futur au présent
S’engager négativement nécessite par ailleurs de renoncer à la croyance au progrès infini et automatique. Alors que nous constatons que la progression de l’humanité semble désormais davantage marquée par des catastrophes écologiques que par des nouveaux exploits technologiques, le temps est venu de revoir totalement notre rapport à l’avenir. Plutôt que de le déléguer à une idéologie de la croissance et du progrès technique, déresponsabilisant les individus et les sociétés de leurs effets sur le monde, nous proposons de renouveler avec Anders une politique du futur. D’un point de vue temporel, il s’agit paradoxalement de rattraper le futur au sens de prendre de nouvelles prises sur lui. Conceptuellement, cela consiste à transformer un à-venir autonome en un devenir commun.
Anders nous exhorte alors de trouver les ressources pour agir de sorte que les effets de nos actions puissent être assumés moralement. Constatant que l’annihilation de l’humanité est programmée par l’existence présente de la bombe, il exige donc que le présent se saisisse de l’avenir sans attendre qu’il fasse signe de son actualisation, autrement il sera déjà trop tard. La temporalité de l’effondrement est légèrement plus clémente avec la rationalité humaine puisqu’elle laisse des indices de ses cataclysmes à venir. Elle nous offre un peu de temps pour changer notre destin ; un temps imprévisible toutefois en raison de l’incertitude sur les seuils d’irréversibilité et d’emballement écologique.
Quoi qu’il en soit, les effets les plus dramatiques de notre civilisation thermo-industrielle restent au futur. Nous devons nous mettre à la hauteur de ceux-ci pour refuser un avenir apocalyptique. L’engagement politique doit donc sans cesse formuler un souci du présent soucieux de l’avenir. De manière presque inédite, le présent ne s’appartient plus entièrement et doit accepter de cohabiter avec l’avenir de manière irrévocable. En réalité, le présent doit déjà sans cesse, et toujours plus, gérer les effets désastreux du passé dont il hérite. Il y a un enjeu politique à maintenir un certain équilibre temporel anthropogénique : si le poids du passé écrase l’existence présente, quelle place lui reste-t-il pour bâtir un devenir ? Il est possible que la gestion toujours plus difficile de la raréfaction des ressources et des catastrophes écologiques constitue un cercle vicieux dans lequel l’affairement aux imprévoyances passées capterait une portion de plus en plus importante de nos activités, alors même qu’elles auraient dû être dirigées vers le souci du futur. Finalement ce présent anthropocénique, contraint par le passé et responsable du futur, forme le nœud d’une spirale temporelle infernale. L’existence, prise entre les feux croisés de la temporalité, doit alors tenter de maintenir un certain équilibre au risque de perdre pied.
Pour tenir la barre de la prévoyance du devenir, une politique du futur doit politiser le sentiment anticipant, celui qui est tourné vers l’avenir. La peur, par exemple, constitue un affect permettant à l’âme d’appréhender un objet à venir. Là où la raison et l’imagination trouvent leurs limites, l’émotion peut immédiatement accorder l’individu adéquatement à son environnement spatio-temporel. Anders l’avait bien vu lorsqu’il qualifiait d’obsolète la quatrième liberté imprescriptible proclamée par Roosevelt « freedom from fear » [libéré de la peur] au discours de l’Union de 1941. Alors qu’il envisageait « l’incompatibilité de la liberté avec l’angoisse[41] », Anders propose l’inverse. Non seulement l’angoisse serait compatible avec la liberté, mais elle lui serait même nécessaire au temps de la fin dans l’Anthropocène.
« Car ce qui nous manque avons tout, c’est la « freedom to fear », la liberté d’avoir peur, c’est-à-dire la capacité d’éprouver une peur à la mesure du danger qui pèse sur nous, de ressentir la quantité d’angoisse qu’il faut que nous ressentions si nous voulons vraiment nous libérer de la « freedom from fear ». L’enjeu est donc : to fear in order to be free, avoir peur afin d’être libre ou, tout simplement, de survivre[42]. »
Dans cet écrasement de la temporalité dans le présent (en termes négatifs), ou cet étirement du présent dans l’espace temporel (en termes positifs), il n’y a que peu de place pour la patience, et très peu pour la réflexion. L’urgence du temps présent s’impose à la raison comme sur elle. C’est un bien moindre mal que sa destruction définitive. Bien loin semble l’époque où la patience et le temps réflexif formaient des valeurs incontestables. Aujourd’hui, au contraire, elles peuvent constituer, par pêché d’orgueil et d’optimisme, des entraves à l’agir écologiste[43]. Ce renversement de valeurs peut tout à fait constituer une nouvelle brique de l’opposition entre la génération climat et celle qu’elle appelle parfois les « boomers ».
De la résistance à la violence
« Bon, je veux d’abord – et cela va peut-être vous effrayer, ou peut-être pas – avouer que, bien que je sois très souvent vu comme un pacifiste, je suis aujourd’hui arrivé à la conviction qu’on ne peut plus rien atteindre avec la non-violence. La renonciation à l’action n’équivaut pas à une action[44]. »
Anders se positionne comme un humaniste au sens où il se soucie des humains en tant que somme d’individus dont la valeur propre est absolue. Toutefois, son combat contre la bombe atomique le pousse à franchir sur le tard les frontières morales de la violence. Il n’hésite pas à l’encourager dans des textes rassemblés sous le titre La violence : oui ou non[45]. Après avoir déjà dénoncé la première génération de la désobéissance civile non-violente comme une « farce » « non politique[46] » en 1968, il revient en force en 1987 avec un entretien polémique. Malgré l’explosion récente de Tchernobyl, Anders constate que la grève universelle de la production de la bombe atomique n’a pas eu lieu et que les États atomiques maintiennent leurs capacités nucléaires et continuent de développer de surcroît une industrie électronucléaire. Il choisit alors d’adopter un ton provocateur afin de mettre chacun au pied du mur moral de l’engagement et de la violence. Comme le résume le journaliste Manfred Bissinger :
« Le philosophe Günther Anders veut très consciemment provoquer […] Il ne s’agit pas pour lui d’inviter à des sit-in ou au dynamitage de pylônes électriques. Il plaide pour une résistance, comme elle aurait été nécessaire contre Hitler, mais n’a justement pas eu lieu, comme celle que la Résistance française a pratiquée contre les occupants allemands. Anders brise ainsi le tabou courant chez nous : il implique explicitement les hommes, à la fois comme victimes et criminels[47]. »
Toutefois, il lui est très difficile de conjuguer sa critique magistrale de L’Obsolescence de l’homme avec l’idéal démocratique ; c’est d’ailleurs sans doute un angle mort de sa pensée dans lequel devrait s’engouffrer la génération climat pour éviter d’aboutir aux mêmes conclusions. Anders, on le rappelle, a vécu le nazisme germant d’un régime démocratique, il a aussi théorisé les velléités totalitaires de la technique contemporaine sur des humains devenus conformistes. Or, articuler le conformisme et la démocratie n’est pas particulièrement trivial, il n’y a pourtant pas consacré d’écrits traduits, à l’exception de ce qui suit.
« Je conteste […] qu’il y ait encore de la démocratie après la victoire des médias de masse. Il appartient à l’essence de la démocratie qu’on puisse avoir une opinion propre et qu’on puisse l’exprimer […] Depuis qu’il y a des médias de masse, et que la population du monde s’assoit comme fascinée devant les télévisions, on lui donne son opinion à la cuillère […] Si, comme on le dit, la démocratie consiste en ceci qu’on dispose du droit d’exprimer sa propre opinion, elle est devenue impossible parce qu’on ne peut pas exprimer, au sens strict, quelque chose qui ne nous est pas propre[48]. »
Alors qu’il espérait la réaction antinucléaire d’une partie de la population susceptible de faire plier les États, il doit se résoudre à en constater l’échec. Que lui reste-t-il donc, sinon l’appel à violence (de la résistance) à l’endroit de celles et ceux en capacité de décider de la politique atomique, ces « seigneurs de l’apocalypse[49] » ?
« Je tiens pour nécessaire que nous intimidions ceux qui exercent le pouvoir et nous menacent (des millions d’entre nous). Là, il ne nous reste rien d’autre à faire que de menacer en retour et de neutraliser ces politiques qui, sans conscience morale, s’accommodent de la catastrophe quand ils ne la préparent pas directement[50]. »
Anders considère ainsi l’humanité dans un état de « légitime défense[51] » vis-à-vis de l’arme atomique. Cet état lui conférerait alors le devoir moral de résister par tous les moyens proportionnés à la menace immédiate. Or, rien n’est à la mesure de la bombe. Autrement dit, pour arrêter la bombe, tout est permis puisque « des millions d’hommes, toutes les vies sur Terre, c’est-à-dire aussi les vies à venir, sont menacés de mort[52] ». Anders espère cependant que la menace « pourrait peut-être déjà […] avoir un effet intimidant[53] ». Par ailleurs, il rappelle que le seul objectif poursuivi est bien celui de la paix et de la vie sur Terre.
« La violence ne doit jamais être une fin pour nous [contrairement au nazisme]. Mais que la violence – lorsqu’on a besoin d’elle pour imposer la non-violence et qu’elle est indispensable – doive être notre méthode, ce n’est surement pas contestable[54]. »
Évidemment, ces derniers mots ont été largement contestés. Aujourd’hui, la question de l’opposition violente aux phénomènes de destruction écologique n’est pas posée publiquement[55]. La seule question qui vaille sérieusement consiste à déterminer où se situe le niveau acceptable de désobéissance civile non-violente : Faut-il bloquer la tour du grand pétrolier de la défense ? Faut-il filmer discrètement les abattoirs ? Faut-il dégrader des locaux d’entreprises polluantes ? Si la violence politique sur les biens est un sujet de controverse récurrent[56], jamais la violence sur les personnes (qu’elle soit physique ou psychologique) n’est évoquée.
Or si l’on choisit de prendre Anders au mot, cela signifie qu’il faudrait, comme sous l’occupation, résister avec un très large répertoire d’actions collectives allant du sabotage mineur au réseau armé de combat. Nous en sommes aujourd’hui très loin, tant à cause de la culture militante écologiste pacifiste que de l’éloignement perçu des menaces. Et pourtant, avec l’accroissement dramatique des catastrophes écologiques qui feront des millions de victimes, voire des milliards, souvent les plus vulnérables et les plus innocents, en raison de famines, d’exodes, de maladies et de guerres, ne serait-ce pas légitime, sinon stratégique, de retrouver des espaces démocratiques pour déterminer les niveaux de résistance acceptables en direction des principaux responsables ? Nous pourrions par exemple espérer que la réflexion porterait sur le fait que, comme pour la police en théorie, la légitimité du recours à la violence soit évaluée en fonction de sa proportionnalité vis-à-vis des menaces : ne pas tirer sur quelqu’un désarmé, ne pas porter atteinte à la vie et à l’intégrité physique. Voilà peut-être une première façon de cadrer les discussions sur la violence écologiste à venir afin d’éviter qu’elle ne dérive vers des méthodes inhumaines à l’instar du terrorisme.
Cette discussion est proposée ici à double titre : en raison de l’exhaustivité de l’investigation de l’œuvre de Anders en matière d’engagement politique ; et afin d’aborder un sujet tabou qui devrait être de plus en plus prégnant dans les années à venir, à mesure que les éco-victimes et les écologistes chercheront des coupables aux désastres écologiques occasionnant un nombre incalculable de morts et une quantité inimaginable de souffrance.
Anders arrive donc à se positionner comme moraliste alors même qu’il dénonce comme immorale les tentatives de fonder les injonctions morales qu’il proclame. Le voir comme un sombre nihiliste reviendrait à passer complètement à côté de son travail. Au contraire, il nous semble tout à fait possible de le qualifier d’humaniste en raison du souci qu’il se fait de l’état de l’humanité et de son avenir. Jean-Pierre Dupuy ira même jusqu’à écrire que la désespérance de sa pensée au sujet « de l’humanité dans sa phase actuelle (pour lui, la dernière) est l’existence en lui, donc en tout homme, d’une extraordinaire bonté[57] ».
Le travail négatif de l’imagination
« L’imagination assez pleine et assez étendue pour embrasser l’univers comme sa ville[58]… »
L’affirmation de Montaigne semble désormais bien moins robuste qu’elle ne put l’être de son vivant. Malgré l’expansion des réseaux de transports et de communication, le monde s’est infiniment complexifié de sorte qu’il n’est plus du tout évident d’affirmer que l’imagination peut tout simplement embrasser ne serait-ce que la Terre comme sa ville. Il est d’ailleurs bien difficile d’embrasser sa mégapole contemporaine comme sa ville au sens de Montaigne. La difficulté de l’exercice atteint enfin un palier supplémentaire si l’on y ajoute la dimension temporelle des générations à venir[59].
Et pourtant, l’imagination humaine doit parvenir, en chacun de nous, à voir le monde comme un tout. Que ce soit sous la forme du système Terre, de Gaïa ou de la Terre-mère (pachamama), elle doit acquérir une ontologie compatible avec les logiques internes du monde vivant. Pourquoi donc le doit-elle ? Parce que sans elle, nous sommes incapables de maintenir les conditions d’habitabilité sur Terre et d’imaginer les effets en série et agrégés de nos actions sur le monde. Le peut-elle aujourd’hui ? Là n’est pas la question car, à ce niveau de gravité, le devoir implique le pouvoir sinon le néant. C’est justement parce qu’elle le doit qu’elle le peut. Mais cette induction doit être développée pour être bien comprise. Parce qu’il nous est moralement requis d’assurer à nous-même, nos contemporains et nos prochains la capacité de mener une vie authentiquement humaine, il nous faut donc impérativement mettre en œuvre les moyens de notre devoir. La question de l’espoir et du désespoir est bien là, une fois encore, secondaire, si ce n’est pas parasite. L’espoir de réussite s’écrase ici sous le devoir d’agir.
Du travail des facultés
« Si notre destin est de vivre dans un monde (produit par nous) qui se soustrait par sa démesure à notre imagination et à nos sentiments, et devient, ce faisant, une menace de mort pour nous, alors nous devons essayer de rattraper cette démesure[60]. »
Aujourd’hui, cela signifie deux choses complémentaires : la première consiste à travailler son imagination (et celle des autres) pour tenter d’étendre ses prises spirituelles sur le monde. Aux exercices philosophiques des anciens (pensons aux assidues Pensées de Marc Aurèle ou au rigorisme des Écoles antiques) que nous rappelle Pierre Hadot[61], il nous faut identifier les bonnes pratiques philosophiques pour nous élever à la hauteur de la vérité d’un monde qui nous échappe. Dorénavant, il s’agit de s’efforcer d’« embrasser l’univers » des effets en chaîne de son existence comme les siens. Plus difficile encore, nous devons nous efforcer d’endosser la responsabilité des phénomènes dramatiques résultant de l’agrégation d’effets dont nous ne sommes quantitativement que d’infimes responsables. L’exercice philosophique a donc une visée morale au sens où il tente d’étendre le domaine de la responsabilité de manière verticale (effets en chaînes) et horizontale (effets agrégés). Cette première approche est qualifiée de « proactive ».
La deuxième manière de « rattraper » le monde consiste justement à le faire davantage à notre mesure. Cette fois-ci l’imagination n’est pas au service de l’humain en tant que force d’extension du soi vers le monde fuyant, elle est au contraire mise au service de l’humain en tant que force transformative du monde pour « le rattraper comme le marin hale un cordage, c’est-à-dire en en le tirant vers nous[62] ». Il s’agit là de débusquer les phénomènes prométhéens qui s’autonomisent et nous échappent ; qui nous laissent sur le rivage de la responsabilité, sans ressource pour les appréhender, incapables de survivre dans un environnement anthropisé devenu hostile. De manière pratique, il nous faut faire l’effort d’imaginer localement des modes de vie compatibles avec l’ensemble des mécanismes écologiques qui régissent la vie sur Terre et sur notre terre. Au lieu de constamment lutter contre la nature, nous voilà sommés d’imaginer une vie symbiotique réparatrice du vivant et soutenable dans le temps. Cette seconde approche, complémentaire à la première, est dite « rétractive ». Par un effet combiné, ces deux modalités de l’exercice philosophique nous permettraient peut-être d’acquérir les moyens de notre devoir de responsabilité élargie. Regardons alors dans le détail comment Anders justifie le travail des facultés.
« Nous avons du pouvoir sur un temps dont, en tant qu’avenir, nous ne tenons pas compte et ne pouvons pas tenir compte. Notre action réussit mieux que notre compréhension. Nous lançons le bouchon plus loin que nous ne pouvons voir avec notre courte vue[63]. »
Pour reprendre l’analogie, il nous faut donc s’exercer simultanément à lancer le bouchon moins loin (se contraindre techniquement) et améliorer sa vision (exercer son imagination). Cela signifie que l’imagination est aussi une faculté de projection temporelle. Elle nous permet d’envisager par exemple le conditionnel passé, cette modalité du temps qui nous fait accéder à des futurs non actualisés grâce à un regard rétrospectif. L’imagination nous permet par exemple de nous représenter notre mort alors même qu’elle n’est pas présente. Cette prouesse logique est justement ce qui peut nous permettre de ramener le futur dans les cordes du présent.
« L’avenir ne doit désormais plus se tenir « devant nous », nous devons le capturer, il doit être « chez nous », devenir notre présent. Ce n’est pas du jour au lendemain que nous allons apprendre un tel mode de relation avec le temps. Espérons seulement qu’il nous restera encore assez de temps pour nous exercer à l’acquérir[64]. »
Le développement durable s’inscrit pourtant largement dans cette attitude temporelle si l’on en croit la définition issue du rapport dirigé par Gro Harlem Brundtland en 1987 : « Un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs[65] ». Et pourtant, ces mots sont restés largement creux tant le comportement des sociétés a depuis consisté à saper l’habitabilité de la planète[66]. Anders nous propose quelques outils pour mieux comprendre cet échec, notamment le « décalage prométhéen – ce gouffre grandissant entre le succès de notre faculté technique et l’échec de nos autres facultés à en appréhender les conséquences. Il propose ainsi une physionomie des facultés humaines.
« À ce « décalage prométhéen » correspondent différents degrés d’élasticité ou de rigidité des facultés humaines […] Ainsi non seulement le volume de ce que nous pouvons produire, faire ou penser excède la capacité de compréhension de notre imagination et nos sentiments, mais il est en fait extensible ad libitum, tandis que l’imagination l’est incomparablement moins et que le sentiment semble, lui, des plus rigides[67]. »
Ainsi, nous pourrions associer un domaine d’exercice limité et diversement extensible pour chaque faculté humaine. Sous contrainte du potentiel biologique limité, nous avons une certaine marge culturelle pour déployer les aspects de nos facultés les plus adaptés à l’évolution du monde. En ce qui concerne l’imagination proactive, Anders est clair :
« La seule tâche morale décisive aujourd’hui, dans la mesure où tout n’est pas encore perdu, consiste à éduquer l’imagination morale, c’est-à-dire à essayer de surmonter le « décalage », à ajuster la capacité et l’élasticité de notre imagination et de nos sentiments à la disproportion de nos propres produits et au caractère imprévisible des catastrophes que nous pouvons provoquer, bref, à mettre nos représentations et nos sentiments au pas de nos activités[68]. »
Cette éducation de l’imagination doit être entreprise malgré la possibilité, non réfutable a priori, que la capacité imaginative soit fixée pour de bon. Anders refuse ainsi de suspendre ses « exercices d’élongation morale » pour de telles préoccupations mineures sur le plan de la philosophie de l’action[69]. L’imagination consiste à se représenter ce qui n’est pas perceptible dans l’expérience directe. Elle puise dans les autres facultés humaines pour constituer un monde virtuel. Cette capacité d’abstraction se décline aussi à l’échelle du sentiment (amour, peur, colère, etc.). Anders décèle dans le langage des éléments susceptibles de constituer des exercices de l’imagination pour appréhender la réalité. Il remarque ainsi que l’expression « s’attendre à quelque chose[70] » (à l’occasion du décès imminent d’un proche par exemple) signale justement une tentative de l’imagination pour élargir l’âme. Anders propose même une lecture théologique de l’histoire humaine du sentiment. En effet, il voit dans chaque rebondissement religieux, l’expression d’une « refondation du sentiment[71] ». Par ailleurs, il constate que la musique est capable d’élargir les facultés sensibles et imaginatives. Ainsi, la plasticité du sentiment et de l’imagination est visible dans le quotidien[72].
Sur le plan politique, il peut être tentant de manipuler massivement l’imagination dans l’objectif de rééduquer une faculté qui, par ses carences, met en danger l’humanité. Attention, cette pratique doit être démocratiquement décidée et soumise aux droits humains, autrement elle peut faire le lit du totalitarisme. Anders est conscient de cette limite puisqu’il y reconnaît là le geste du nazisme[73]. Autrement dit, la plasticité du sentiment a déjà été l’objet d’une entreprise politique ; il convient, avec toutes les précautions, de le réinvestir de manière démocratique et en vue de l’autonomie individuelle.
De l’imagination à la responsabilité
Résumons la situation dialectique de l’Anthropocène. Alors que l’humanité a acquis techniquement la puissance de devenir une force géophysique, elle se retrouve dépassée par les effets externes de ses activités. Non seulement elle dégrade les conditions d’habitabilité de notre planète, mais elle déshumanise simultanément les individus en raison de la standardisation de l’existence (via le couple productivisme-conformisme). Au premier niveau, la dialectique de l’Anthropocène désigne le paradoxe de la puissance : à la fois transformative et autodestructrice. Au second niveau, elle signifie qu’à mesure de la transformation prométhéenne du monde, l’humanité s’en éloigne paradoxalement. Elle perd prise.
En effet, l’humanité dispose pour chacune de ses facultés de limites qui, ensemble, fondent sa condition de limitude. Face aux effets dévastateurs non intentionnels, l’humanité, forte de sa puissance, se retrouve dans une situation croissante de vulnérabilité vis-à-vis du monde rendu inhospitalier par ses propres activités. Le retournement dialectique s’opère lorsque nous considérons que l’humanité doit désormais étendre ses facultés à la hauteur de son œuvre technique. L’Anthropocène marque ainsi le temps où l’Homme, « plus petit que lui-même[74] », se doit de grandir à sa juste démesure. En termes moraux, cela signifie qu’il doit étendre le spectre de sa responsabilité à des niveaux sans précédent.
Pour y parvenir, il faut certainement mettre l’imagination au service de la morale. Alors que la complexité de notre monde démoralise progressivement l’existence, Anders, lui, refuse de s’y résoudre. Au contraire, il propose une stratégie visant à inverser le processus historique : il s’agit d’« éduquer l’imagination[75] ». De manière pratique et politique, cela signifie par exemple que si, par notre travail, il se peut que nous contribuions aux catastrophes à venir (la bombe pour Anders, aux pollutions pour nous), il nous faut impérativement nous mettre en grève : « Menacés de tous les pays, unissez-vous[76] ! ». Comme preuve de réalisme, Anders s’appuie sur la tribune mondiale de physiciens et autres scientifiques demandant la fin des essais atomiques[77]. Et si nous faisons partie de celles et ceux qui n’y participent pas, il nous faut nous engager publiquement à ne jamais collaborer[78].
L’idée d’Anders est de politiser la collaboration sans conscience à la bombe atomique. Il cherche ainsi à créer le contexte social favorable au double retournement du stigmate : le premier pour ériger en vertu humaniste l’opposition à la bombe nucléaire, le second pour dévoiler l’ignominie de ceux (« des traîtres[79] ») qui collaborent à l’annihilation prochaine de l’humanité. De manière logique, Anders propose ainsi une politique mondiale d’opposition au nucléaire, dépassant largement les frontières nationales. Par sa puissance incomparable, Anders remarque que la bombe est finalement la seule à être parvenue à unir l’humanité dans sa totalité[80]. Nous remarquons qu’il en va de même pour la perspective effondriste. Toutefois, cette union est celle d’un deuil anticipé qui peut, éventuellement, se sublimer dans un deuil préventif au moyen du politique. Conscient du caractère peu réaliste de son projet politique, Anders ne le dément pas pour autant. En bon kantien, il considère que certaines demandes doivent être formulées, voire exigées, indépendamment de tout jugement relatif à sa réception. « C’est une question de principe » pourrions-nous dire.
« Lorsque j’ai mis pour la première fois par écrit l’impératif d’une grève de la production, j’avais déjà conscience de son absence de réalisme. Mais je ne la considérais pas (et ne la considère toujours pas) comme une raison suffisante pour le désavouer. La validité du commandement « tu ne tueras point » n’est pas non plus dévaluée par l’existence de meurtriers, leur existence est au contraire la raison d’être de ce commandement[81]. »
En réaffirmant son éthique principielle mais pragmatique, Anders laisse aux seuls historiens de demain la légitimité de juger du réalisme de ses propositions. Car, quand bien même elles seraient considérées comme utopiques par ses contemporains, rien ne dit que les prochaines générations ne les accueilleront pas avec davantage d’ardeur.
« Je ne connais dans l’histoire aucun code moral ou religieux dont les exigences aient jamais été observées immédiatement. Ont-elles été pourtant réfutées ou dépréciées du fait de leur mépris ou de leur transgression[82] ? »
La malédiction du prophète de malheur
L’histoire de l’engagement philosophique et politique de Anders rappelle l’analyse faite par Hans Jonas, développée par Jean-Pierre Dupuy et reprise par Servigne et al., relative à la tragédie du « prophète de malheur ». Telle une Cassandre, Anders se positionne politiquement comme un prophète des catastrophes. Dans la mythologie grecque, Apollon, amoureux, fit don à Cassandre du pouvoir de lire l’avenir dans le dessein de la séduire. Cassandre, devenue prophète, ne céda finalement pas à ses avances. Apollon, humilié, la maudit de sorte qu’elle ne puisse plus être crue par personne… Anders a, quant à lui, certainement une chance d’être entendu. Par la justesse de sa prophétie, il espère réunir les conditions de son infirmation.
« Maintenant que nous sommes de fait des morts en sursis. Prouvons que nous pouvons l’être sans nous résigner, et vivons dans l’espoir du jour où nous compterons les peurs apocalyptiques d’aujourd’hui parmi les cauchemars du passé et où l’on pourra dire des propos que j’ai tenus ici : « Quel pathos inutile[83] ! ». »
Autrement dit, certain de ses prédictions apocalyptiques, il prévient le monde du péril à venir afin de l’éviter. Se faisant, il tente ainsi de réunir les conditions suffisantes pour empêcher l’actualisation de sa prédiction. S’il y parvient, sa prédiction est fausse. S’il échoue, sa prédiction est vraie. Dans chaque cas, il perd : soit en se ridiculisant comme prophète, soit échouant à empêcher les malheurs anticipés[84]. Anders a donc choisi de tout mettre en œuvre pour se rendre ridicule aux yeux du monde en tentant d’empêcher l’annihilation atomique à laquelle il croit pourtant fermement. La plus belle formule écrite sur la malédiction du prophète de malheur revient certainement à Hans Jonas lorsqu’il prend la défense du catastrophiste authentique.
« La prophétie de malheur est faite pour éviter qu’elle ne se réalise ; et se gausser ultérieurement d’éventuels sonneurs d’alarme en leur rappelant que le pire ne s’est pas encore réalisé serait le comble de l’injustice : il se peut que leur impair soit leur mérite[85].»
Dupuy est d’avis que « ce qui séparait en apparence Jonas d’Anders se réduit finalement à peu de chose[86] », ce qui porte la contradiction à Christophe David et Dirk Röpcke, traducteurs et exégèses d’Anders[87]. Par ailleurs, il semblerait que Anders lui donne finalement raison puisqu’il écrit à Jonas en 1980 la chose suivante : « Depuis que j’ai lu ton Principe responsabilité, je ne peux dire qu’une chose : nous sommes du même bord, ou au moins emportés par le même courant[88] ».
Que ce soit Anders hier, Pablo Servigne et Yves Cochet aujourd’hui, les prophètes de malheur sont donc dans une situation maudite. Ancien ministre de l’Environnement, Yves Cochet est certainement le penseur de l’effondrement qui endosse le plus directement la posture du Cassandre car il se risque à des prévisions datées : « Par effondrement, j’entends un phénomène qui, en matière démographique, verrait environ la moitié de la population mondiale disparaître en moins de dix ans. Vers 2035, celle-ci tournerait autour de trois milliards[89] ». Lecteur de Anders, Cochet adopte ainsi le même engagement, une véritable parrêsia, afin de résister à un destin à ses yeux inéluctable. Il plonge ainsi en pleine conscience dans la malédiction. Au regard du nombre de morts en jeu, il est même possible d’envisager l’hypothèse selon laquelle il sacrifierait, par devoir, sa tranquillité sur l’autel du déni général. Comme Anders avant lui, Cochet tente d’étirer l’imagination de son public pour qu’il puisse mieux donner forme à ce que pourrait être un effondrement systémique global. Qu’il soit notre destin ou un simple avenir possible, il semble raisonnable de concentrer toute notre énergie à en limiter la réalisation. Pour ce faire, l’attitude de Cochet semble être une stratégie tout autant légitime, si ce n’est plus, que celle de la neutralité dépolitisante du scientifique. De ce point de vue, il met authentiquement en action, avec un brin d’exagération méthodologique, un précepte du catastrophisme éclairé de Dupuy.
« C’est parce que la catastrophe constitue un destin détestable dont nous devons dire que nous n’en voulons pas qu’il faut garder les yeux fixés sur elle, sans jamais la perdre de vue[90]. »
En 2002, Dupuy affirmait déjà qu’il nous fallait transformer méthodologiquement un possible en un destin afin de lui donner artificiellement plus de réalité[91]. En concrétisant le « scénario du pire », le catastrophiste attise l’imagination négative des catastrophes à venir, chose indispensable pour concentrer toute l’énergie nécessaire à en empêcher l’actualisation. Voilà donc peut-être aussi ce à quoi se prête Yves Cochet lorsqu’il s’astreint à dater et affirmer des certitudes, nécessairement spéculatives, sans céder à l’injonction de la prudence futurologique. Ainsi son propos exagéré est à la fois stratégique et méthodologique : stratégique puisqu’il vise à concrétiser le pire pour pouvoir mieux y faire face ; méthodologique puisqu’il vise à se figurer ce qui n’est pas immédiatement accessible à l’entendement. En procédant de la sorte, il plonge avec lucidité dans la malédiction de Cassandre.
La morale négative du temps de la fin
Après avoir détaillé les ressorts de l’engagement malgré le désespoir, après avoir démontré les enjeux de la politisation de l’imagination, nous voilà ainsi confrontés très directement à la morale du « temps de la fin ». Si Anders ne considère pas qu’il soit possible de fonder la morale, il la tient pour indispensable dans la raison pratique. Il énonce alors deux nouvelles injonctions morales indispensables à la survie de l’humanité dans un contexte que nous nommerons aujourd’hui anthropocénique : l’impératif catégorique technique et l’éthique de l’échec imaginatif. Chacune d’entre elles vise ainsi à étendre à nouveau le domaine de l’exercice moral dans l’existence à un moment où celui-ci se retrouve cantonné au champ du face-à-face. En phase avec le constat contemporain dressé par Stéphane Chauvier dans Éthique sans visage[92], Anders observe qu’une partie croissante de l’existence moderne échappe à la polarité du bien et du mal. Moraliste, Anders tente alors de s’y opposer en proposant deux pratiques pré-morales comme conditions nécessaires à son exercice. Ambitieux, Anders tente de réhabiliter la honte comme émotion préventive de l’obsolescence de l’humain. Par la honte spécifique bien ciblée, cette honte de notre humanité, il est possible de s’empêcher collectivement de commettre une action par ailleurs indiquée. Ces propositions radicales sont applicables immédiatement par celui ou celle qui le souhaite et ne nécessitent pas une révolution technique ou un effondrement de la société industrielle.
L’impératif catégorique technique
Comme variante de l’impératif catégorique kantien, l’impératif catégorique technique s’énonce de la manière suivante : « Ne possède que des choses dont les maximes d’action pourraient également devenir les maximes de ta propre action[93] ». Comme philosophe de la liberté – ou plutôt de sa perte –, Anders propose alors de considérer l’ensemble des possibles techniques comme des réalités en devenir. Ainsi, quel que soit le dispositif technique en question, Anders exige que nous soyons prêts à assumer tous ses effets potentiels avant de l’acquérir. Alors que l’humanité perd le fil de son destin en partie à cause des effets externes supraliminaires de ses activités (décalage prométhéen), en partie parce qu’elle renonce à sa liberté pour servir le monde de la production (conformisme), Anders tente ainsi de construire un impératif catégorique préventif tenant compte de cette obsolescence de l’humain. En ce qui concerne la bombe, le raisonnement est très clair. Si nous ne sommes pas capables d’assumer moralement l’annihilation d’une partie de l’humanité, nous devons y renoncer.
« Il existe une limite […] au-delà de laquelle, dans tous les cas, l’auteur – quelle que soit la fin qu’il dit avoir poursuivie – doit être jugé comme s’il avait prémédité la menace qu’il a fait peser ou les dégâts qu’il a occasionnés […] il faut le considérer comme coupable. Puisque l’effet de son acte consiste en une annihilation, il devra être reconnu coupable de nihilisme, coupable de nihilisme à l’échelle de la planète[94]. »
Anders tient l’humain pour hautement précieux et n’envisage pas qu’il puisse exister une personne aussi mauvaise que ce qu’exige la bombe atomique. Néanmoins ces « seigneurs de la bombe » ne sont pas bons pour autant, il n’y a là que « le symptôme de leur défaillance[95] » et de leur contamination morale par la bombe. Au contraire, la morale est cette fois à chercher chez l’humble responsable qui, conscient de sa limitude dans un monde supraliminaire, s’appliquerait rigoureusement l’impératif catégorique technique.
« Ne serait véritablement vertueux que celui qui, ayant réalisé qu’il n’est moralement rien d’autre que ce qu’il « possède », qu’il n’est d’autre que son « avoir », ne reculerait alors devant aucun « effort conceptuel » pour mettre la main sur cet « avoir », le saisir et le « rattraper[96] ». »
Anders voit alors dans la rédemption de Claude Eatherly, pilote engagé dans le bombardement atomique de Hiroshima, l’exemple même qu’il est possible de s’astreindre à ce principe après l’avoir largement ignoré. Il tente alors de l’ériger en symbole de cet impératif catégorique technique, un impératif qui tend à remoraliser l’existence et éviter la déresponsabilisation généralisée. A contrario, comme le pensait par ailleurs Jonas[97], sa négation signale la fin de la liberté et de l’humanité authentique[98].
« [Le comportement de Eatherly] signifie : en termes moraux la « coaction » n’existe pas. Tout ce que nous faisons, encourageons ou provoquons par simple « coaction » est accompli par nous-mêmes. Nous devons répondre non seulement de nos actes individuels mais aussi des actes menés en équipe, auxquels nous participons ou auxquels on nous fait participer[99]. »
Voilà donc pourquoi Eatherly joue un rôle si important pour Anders d’un point de vue philosophique, ainsi en témoigne leur magnifique correspondance[100]. Cependant, Anders souhaite que chacun s’approprie ce nouvel impératif catégorique de sorte que l’humanité opère une transformation culturelle – et certainement anthropologique – majeure. Il s’agit ainsi de s’auto-restreindre collectivement par la création d’un « tabou » atomique si puissant que celui qui y dérogerait s’exposerait « à l’indignation de l’humanité tout entière[101] ».
Cet impératif catégorique technique est tout aussi pertinent en ce qui concerne la pensée écologiste. Étant donné le rôle de la technique dans notre situation écologique, il peut devenir une éthique personnelle que l’on chercherait à exiger politiquement de tous. Il permettrait ainsi de s’abstenir de chaque technique polluante ou au potentiel catastrophique. D’une certaine manière, la collapsologie, les villes en transition, les crags[102] (auto-rationnement carbone) et le survivalisme tentent déjà de s’émanciper des techniques qu’ils savent polluantes et/ou vulnérables à un effondrement. Seul, il est tout à fait impossible de parvenir au respect de ce principe dans le contexte écologique, sinon au risque de s’exclure de la société. Néanmoins, chercher à y tendre tout en gardant des relations avec les autres peut permettre d’inspirer et de proposer un certain mode de vie écologique au reste du monde.
En déclinant l’impératif catégorique dans sa version générale, cela devient : « Empêche la naissance de situations où il n’est plus possible d’être moral et qui pour cette raison se soustraient à la compétence de tout jugement moral[103] ! ». Il est ainsi dans l’intérêt de la pensée écologiste de réaffirmer l’importance de la conquête morale. Il nous faut batailler sur tous les fronts de la mondialisation pour exiger le droit d’être moral, c’est-à-dire que notre existence puisse s’exercer dans le champ de la polarité du bien et du mal, et non dans celle de la neutralité productive (conscienciosité) et consumériste (inconscience). Cette bataille pré-morale est proprement politique et elle doit être explicitement à l’agenda de l’écologie politique.
La refuser revient, d’après Anders, à devenir coupable dès à présent de nihilisme. Avec une certaine radicalité, Anders refuse de parler de « suicide de l’humanité » car cela revient à « diluer la responsabilité » alors même qu’il considère comme coupable dès à présent celui qui « n’ouvre pas les yeux à ceux qui ne voient pas encore » et qui « ne hurle pas ce qu’il a compris aux oreilles de ceux qui ne comprennent pas encore[104] ». De manière générale, Anders tente de politiser l’opposition à la bombe atomique en tenant l’inaction comme coupable d’une faute présente dont la substance est dans le futur. Une fois encore, Anders est piégé dans son paradoxe temporel : il tient le futur comme un destin inévitable et c’est pour cela qu’il peut juger du présent en fonction de lui. Toutefois, c’est par ce jugement que l’inévitabilité du futur est compromise. Ainsi le fondement de son jugement est contredit par son objectif. Anders le savait certainement, et sans doute cela l’importait peu. Lorsqu’il faut trancher entre la logique philosophique et l’efficacité politique dans un contexte où la survie de l’humanité est en jeu, il choisit la seconde.
« La faute n’est pas à chercher dans le passé mais dans le présent et dans l’avenir. Les assassins potentiels ne sont pas les seuls coupables ; nous aussi, les morts en puissance, nous le sommes[105]. »
L’éthique de l’échec imaginatif
« Je ne peux imaginer l’effet de cette action, dit-il. Donc, c’est un effet monstrueux. Donc, je ne peux pas l’assumer. Donc, je dois réexaminer l’action projetée, ou bien la refuser, ou bien la combattre[106]. »
Deuxièmement, Anders propose une éthique de l’échec imaginatif particulièrement subtile et adaptée à l’Anthropocène. Prenant acte de l’existence d’évènements supraliminaires, Anders réfléchit à ce qui rendrait l’agir responsable dans une société échappant à la moralité. Il montre ainsi que la supraliminarité ne peut justifier la déresponsabilisation totale puisqu’elle provoque à son approche un échec de l’imagination. Cet échec est la chance dont il faut nous saisir pour suspendre notre action, la refuser, voire s’y opposer.
Anders construit une réflexion à partir de la collaboration nazie dans une lettre surprenante adressée à Klaus Eichmann (fils de l’officier nazi Adolf Eichmann) en 1964[107]. Prenant le parti de le considérer comme une victime plutôt qu’un monstre par filiation[108], il tente de le rallier à la cause antinucléaire qu’il identifie comme la pire menace pour l’humanité. Cette sollicitation est tout à fait étrange mais ressemble remarquablement à ce qu’il avait pu entreprendre avec Claude Eatherly quelques années auparavant[109].
« Et je crois même que cette proposition pourrait être une chance pour vous […] Représentez-vous, Klaus Eichmann, ce que cela signifierait si vous vous ralliiez à ce mouvement contre l’extermination des hommes […] La malédiction sous laquelle vous avez vécu jusqu’à présent pourrait alors se muer en bénédiction[110]. »
Après lui avoir détaillé sa pensée de la technique, et notamment le décalage prométhéen, il discute de la responsabilité de son père dans « le monstrueux ». A première vue, la pensée andersienne de l’obsolescence de l’homme tend à déresponsabiliser les protagonistes du monstrueux car « à mesure que la grandeur de l’effet augmente, notre capacité de représentation diminue[111] ». Mais cette fois-ci, il modère sa description de la limitude humaine pour laisser la place à la liberté et la morale.
« Mais que par là [le décalage prométhéen] notre défaite morale soit automatiquement scellée, que les portes s’ouvrent ainsi toutes grandes à l’entrée du monstrueux ; ou que par là il puisse arriver à chacun de nous, par mégarde bien sûr, d’entreprendre et de poursuivre des plans eichmanniens, donc de devenir des Eichmann – cela n’est pas vrai. Nous ne sommes tout de même pas à ce point soumis, tels des esclaves, à la « loi du décalage[112] ». »
Encore une fois Anders se retrouve dans une situation paradoxale de sa pensée puisqu’il théorise d’une part l’échec de l’humain à garder son humanité (dans les deux tomes de L’Obsolescence de l’homme), mais qu’il refuse d’autre part d’accepter ses propres énoncés lorsqu’il s’agit de responsabilité et de morale. Ce paradoxe est toutefois dépassable pour celui qui, dans le sens de la démarche de Anders, n’y voit que le symptôme de la méthode de l’exagération méthodologique. Autrement dit, la théorie andersienne de l’humain moderne concerne une humanité qui n’existe pas encore, mais vers laquelle nous nous dirigeons. Il grossit le trait et étire les tendances de façon à dévoiler une humanité qui n’est qu’en puissance, et que nous ne sommes que partiellement. Lorsqu’il s’agit du temps présent et de l’agir politique, il admet volontiers des nuances de liberté dans un système qu’il considère pourtant largement verrouillé par les machines et les intérêts de la production. Peut-être serait-ce là l’espérance du désespéré ?
« Complément indispensable à notre règle du « décalage » […] l’expérience de notre impuissance elle-même constitue encore une chance, une opportunité morale positive ; […] elle peut mettre en branle un mécanisme d’inhibition. Il existe en effet, inhérente au choc de notre impuissance, une force qui nous avertit. C’est justement ce choc qui nous enseigne que nous venons d’atteindre cette ultime limite au-delà de laquelle les deux voies de la responsabilité et du cynisme sans scrupules se séparent de façon irrémédiable[113]. »
Anders propose donc de s’évertuer à imaginer les effets de son action, bien que celle-ci soit souvent décidée par autrui, et suspendre son geste en cas d’échec. Il s’agit donc d’une forme de principe de précaution à un niveau paroxystique puisque le simple échec de représentation doit suffire à la remise en question. Afin de lutter contre la supraliminarisation du monde – qui est toujours aussi une démoralisation –, il faut donc s’abstenir si les conséquences de nos actions sont opaques. Et si dans cette opacité réside une puissance destructrice, il faut alors s’y opposer fermement. Le film Rouge, réalisé par Farid Bentoumi et diffusé en salle en août 2021, met en scène assez directement ce principe dans le champ ouvrier[114]. Nouvelle infirmière dans l’usine polluante où travaille son père depuis toujours, Nour doit décider, envers et contre tout (sa famille, sa direction, ses collègues, les politiques et surtout l’usine), de ne pas agir tel qu’on l’exige d’elle. Au contraire, elle cherche à interrompre le mécanisme de collaboration consciencieux des ouvriers puisqu’elle se rend compte, terrifiée, de son incapacité à se représenter les effets des pollutions supposées de l’usine.
« Quiconque a une fois réellement tenté de se représenter les effets de l’action qu’il projette (par exemple ceux du projet dans lequel il s’est trouvé intégré sans se douter de rien), et qui, après l’échec de cette tentative de représentation, s’est réellement avoué cet échec, celui-là se trouve alors pris de peur, d’une peur salutaire de ce qu’il était sur le point d’accomplir ; par là il se sent appelé à réexaminer sa décision […] et à faire désormais dépendre sa collaboration de sa propre décision – bref : il a ainsi quitté la zone dangereuse où il pourrait lui arriver quelque chose d’eichmannien et où il pourrait devenir un « Eichmann[115] ». »
Malheureusement, face à l’échec de la représentation de ses actes, Eichmann père n’a pas su faire de l’inévitable avertissement un motif de réflexion[116]. En tant que planificateur du transport des juifs dans les camps, il savait pertinemment à quoi il contribuait et pourquoi il y contribuait. Il ne fait pas partie de ces millions d’allemands qui collaboraient sans conscience et qui ne pouvaient pas, voire ne devaient pas, tenter de se représenter le génocide en cours. A contrario, Anders est d’avis que Eichmann se soit au contraire saisi de cet échec comme d’une chance, une opportunité de faire le monstrueux avec le devoir de conscienciosité et la tranquillité de la conscience échouée. Remarquant que sa conscience ne lui interdit pas le génocide, il instrumentalise ses limites pour réaliser et justifier le monstrueux.
En ce qui concerne notre situation écologique, nous sommes sans cesse dans ce cas de figure. Chaque jour, nous effectuons des actes dont les effets nous échappent. Deux options s’offrent alors à nous :
- Ou bien nous nous comportons comme Eichmann et interprétons cet échec de l’imagination, ce constat de méconnaissance patent, comme une chance pour agir sans entrave, avec un enthousiasme renouvelé et une inconscience qui nous innocente. La polémique relative à l’influenceuse Nabilla Vergara et sa mise en scène photographique avec un dauphin en captivité en est un exemple. Après avoir été prise à partie par le journaliste écologiste Hugo Clément, elle se déclare « très contente [de sa photo] malgré qu’on ne cautionne pas forcément que le dauphin se trouve ici ; on ne connaît pas l’histoire, on ne sait pas ce qu’il se passe[117]». Ainsi, cette méconnaissance est pour elle, comme pour beaucoup, la garantie de la moralité de son geste.
- Ou bien nous nous comportons comme Nour, à la manière d’Anders, et interprétons notre difficulté à imaginer les effets de nos actions (propres ou participatives) comme un avertissement de l’entrée possible dans le domaine du monstrueux. Alors nous suspendons notre geste, réexaminons ses effets sur le monde. Lorsque rien ne s’éclaircit et que les suspicions sont fondées, nous refusons notre collaboration et, si cela le nécessite, nous nous y opposons politiquement.
Voilà donc le choix qu’il nous faut faire moralement seul, et qu’il faut politiser collectivement afin que la bataille culturelle de la remoralisation de l’existence puisse vaincre la tendance individualiste générale dans un monde qui nous échappe.
Le devoir de honte d’être humain
« Lorsque des voisins à côté de toi – peu importe qu’ils soient africains, américains, allemands, russes, birmans ou japonais – perdent l’usage de la parole pour la même raison que toi, alors l’humanité en nous n’en est pas blessée, mais bien plutôt rétablie ; et peut-être même réellement établie[118]. »
Après avoir pris conscience des atrocités du monde, passées, présentes et à venir, il nous faut toujours refuser de tomber dans un nihilisme fataliste. Au contraire, Anders propose d’élargir son âme en endossant non seulement la honte qui nous incombe, mais aussi celle de nos semblables incapables de l’assumer.
Pour présenter ce dépassement méthodique de la responsabilité du côté de la honte, Anders narre son expérience au Japon lors d’un recueillement en mémoire aux victimes de Hiroshima. Il observe une véritable union de personnes venant du monde entier, une communauté « évidente et massive » de l’humanité en raison d’une « universalité de cœur[119] ». Elle se manifeste explicitement par une « identité du sentiment » puisque tous ressentaient simultanément la « honte d’être des hommes[120] ». Confronté à une victime et son bourreau, il est raisonnable et moralement utile de ressentir de la peine pour la victime, par empathie positive, tout autant que de la honte pour le bourreau, par empathie négative.
« Il peut y avoir des peines infamantes [Schimpflichkeite], est-il dit chez Kant, qui font rougir le spectateur de honte à l’idée d’appartenir à une espèce avec laquelle on se permet de procéder de la sorte[121]. »
Précisons le rapport entre la situation d’injustice, l’identification spécifique et la réponse morale émotionnelle. Au regard des catastrophes écologiques en cours, il est tout à fait pertinent et important de reconnaître les éco-victimes présentes et à venir comme telles. Cela signifie qu’il faut faire preuve d’empathie altruiste décentrée (j’aide l’autre pour lui-même) ou égocentrée (j’aide l’autre comme et pour moi-même). Ce second mode empathique altruiste est justement celui qui peut s’appliquer sur le pan négatif de l’empathie. La projection de soi dans l’autre, le « se mettre à sa place de », constitue une identification qui conditionne l’empathie négative. Plutôt que de céder à l’antipathie, cette pulsion de rejet de l’autre comme imperméable à toute relation, ce qui constitue une forme de déni (il n’est pas humain) et de déshumanisation (je le sors de l’humanité), elle nous permet de ressentir ce que le bourreau ressentait, de s’imaginer réaliser le crime et d’accepter qu’il soit, lui-aussi, humain.
Pourquoi donc affronter le fait que les coupables soient humains ? Parce que, en ce qui concerne les catastrophes écologiques ou la bombe atomique, ce sont indiscutablement des humains qui sont responsables. L’admettre n’est pas un renoncement à l’idéal d’une humanité vertueuse, c’est reconnaître que le chemin pour y accéder est encore bien long. L’admettre, c’est aussi ouvrir de nouvelles pistes d’humanité grâce à l’expression d’une émotion appropriée : la honte. S’identifier avec empathie à l’autre coupable nous offre l’opportunité de ressentir la honte qu’il est souvent bien incapable de ressentir lui-même. Il s’agit d’une honte propre à la solidarité spécifique (cette appartenance à la communauté d’existence et de destin que forme l’humanité en tant qu’espèce).
« La honte aujourd’hui : la honte de ce que des hommes ont pu faire à d’autres hommes ; la honte aussi, donc, de ce qu’ils peuvent encore aujourd’hui se faire, donc aussi de ce que nous pouvons nous faire les uns aux autres, donc la honte d’être aussi un homme. Cette honte doit être assumée. Etant donné que ceux qui ont fait ça, les fautifs, les coupables ne s’acquittent pas du montant de honte qui est dû, ne reconnaissent même pas qu’il est dû, il faut qu’interviennent des représentants, d’autres qui à leur place assument la honte requise[122]. »
La honte traditionnelle est un opérateur de l’imagination entre soi-objet, soi-sujet et autrui. Elle permet de nous distancier de nous-même, d’un soi que l’on renie, devant l’autre, quelqu’un ou tout le monde par l’intermédiaire de la moralité commune. Elle repousse des pans du soi, provenant du « ça » freudien, dont le « surmoi » met en doute la moralité. Similairement, la honte spécifique peut repousser des pans de l’humanité dont nous refusons l’expression. Ainsi la honte spécifique agit à l’image de la honte traditionnelle à l’échelle de l’espèce. Elle travaille à aiguiser le sens de la lucidité, de la précaution et de la vigilance, quant au fait que l’humanité – dont on fait partie – est capable d’atrocités.
Autre différence, la honte traditionnelle s’intéresse au passé tandis que la honte spécifique est tournée vers l’avenir. En effet, cette dernière peut permettre d’anticiper une action sans retour (l’annihilation ou l’effondrement) que l’on rejette a priori. En tenant en plus haute estime l’humanité, la honte anticipative peut permettre de refuser une partie de notre humanité qui causera notre perte. De ce point de vue, il s’agit bien d’une honte préventive puisqu’elle exercerait l’individu à lutter contre ce dont il a honte par avance. En croisant cette idée avec l’existentialisme, cela ouvre des possibles. Lorsque Sartre écrit qu’« en me choisissant, je choisis l’homme[123] », Anders répondrait que lorsque l’homme est choisi par autrui, autrui me choisit aussi. Mais ce choix n’est pas définitif, il est sans cesse recommencé, soit par soi, soit par autrui. L’une des manières de gérer ces expressions révoltantes de l’humain, c’est la honte. Avoir honte de ce que font des hommes, par des actes qui les engagent autant eux-mêmes que l’humanité tout entière, c’est rétablir une définition de l’humanité plus humaine. La honte traditionnelle, elle aussi, a une dimension préventive, mais bien souvent qu’a posteriori, pour empêcher la récidive. La honte spécifique est ainsi le sentiment pragmatique approprié à l’état de l’humanité au temps de la fin devant les effondrements. Politiser cette honte pourrait permettre de redessiner les frontières de l’humain et d’échapper à son destin tragique.
Discussion finale
Agir au temps de la fin semble bien mal parti car, après tout, « pour échapper à la sidération que peut provoquer la hantise de l’effondrement [et de l’annihilation atomique], il nous faut retrouver confiance dans notre capacité d’agir[124] » écrivent Catherine et Raphaël Larrère. Et pourtant, cette capacité d’agir, cet espoir dans notre capacité à construire un bel avenir, le « monde d’après », semble faire de plus en plus défaut, notamment au sein de la génération climat. Anders propose alors une tout autre trajectoire d’engagement qui ne suppose justement pas de « faire confiance dans notre capacité d’agir », mais plutôt dans ce qui nous reste d’humanité. Cet article détaille donc les différents éléments qui permettent d’articuler une philosophie de l’engagement malgré le désespoir. L’agir politique ne tire ici plus ses forces de l’espoir, mais bien de la morale en tant qu’elle s’impose sur l’humain indépendamment du devenir du monde, envers et contre tout.
Car en effet, il reste bien quelque chose auquel s’accrocher lorsque l’espoir d’un monde meilleur s’écroule : le présent de l’existence, la présence à soi et aux autres, la beauté infinie du monde vivant, les petites victoires locales et même l’expérience collective de solidarité dans la défaite. Tant qu’une vie humaine digne est possible, cela constitue une raison suffisante pour vivre, militer et s’engager pour le droit au monde. Tout cela nécessite de refuser l’appétit du nihilisme qui tend pourtant ses bras à celui qui voit le monde d’un même morceau ; « Tout est un[125] », voilà la formule du nihiliste que l’on peut retrouver dans le motif écrasant de l’effondrement ou de l’annihilation. Et pourtant, c’est l’existence-même, son absurdité, ses joies, le dégoût qu’elle suscite, et la révolte qu’elle produit, qui doit suffire à fonder l’action.
Contrairement aux critiques de la collapsologie négligeant les vertus épistémiques et politiques de l’exagération méthodologique andersienne, la collapsologie, comme tout catastrophisme, peut provoquer dans son immensité un retour véhément de la vie ; exactement à la manière du survivant qui, ayant côtoyé la mort quelques instants, fait preuve d’une énergie vitale insoupçonnée. Dans la société du projet, toujours tournée vers l’instrumentalisation, le « en vue de », la perspective d’une catastrophe permet de replacer soudainement chacun dans le présent, de le chérir au point de mettre en œuvre ce qu’il faut pour que chaque présent successif porte en lui les conditions de la vie. Bref, ce retour au présent peut politiser, y compris le futur. Anders semble donc particulièrement intéressant pour dévoiler le politique du catastrophisme écologiste contemporain. Enfin et bien malgré elle, la génération climat a beaucoup à apprendre de sa philosophie apocalyptique tant pour attiser les flammes de la lutte que pour qu’il « continue d’exister un monde[126] ».
*Loïs Mallet (Institut Momentum, lois.mallet@sciencespo.fr). Loïs Mallet est directeur de l’Institut Momentum. Il a étudié conjointement les sciences informatiques et les sciences sociales avant d’effectuer un double master en politiques environnementales et en sciences environnementales (Sciences Po Paris & Sorbonne Université-Marie Curie). Engagé au cœur de la mobilisation de la jeunesse pour le climat, il a assuré la présidence du réseau étudiant pour une société écologique et solidaire (RESES) de 2018 à 2019. À la suite de la réalisation d’un mémoire sur la décroissance énergétique, il a effectué un master de philosophie politique et éthique à la Sorbonne (Paris IV) où ses recherches portaient sur la pensée de Günther Anders au temps des catastrophes écologiques.
Cet article est adapté du quatrième chapitre du mémoire de philosophie de l’auteur intitulé : Penser les catastrophes écologiques avec Günther Anders : la Technique, l’Atome, le Monde. L’auteur déclare travailler à l’Institut Momentum en qualité de directeur depuis septembre 2021 après en avoir été membre depuis 2019. S’intéressant aux issues de l’Anthropocène, ce laboratoire d’idées associatif fut présidé par Yves Cochet de 2014 à février 2021 avant de redevenir membre du Conseil d’Administration aux côtés notamment d’Anne Rumin, Luc Semal et Mathilde Szuba. Par ailleurs, le directeur de mémoire de philosophie de l’auteur fut le Pr. Stéphane Chauvier. L’auteur a été impliqué dans les grèves pour le Climat, notamment au sein de la coordination nationale Youth for Climate France.
Bibliographie
[1] G. Anders, Hiroshima est partout (1995), Trierweiler Denis et al. (trad.), Paris, Seuil, 2008, p. 64.
[2] G. Anders, L’Obsolescence de l’homme : Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle (1956), C. David (trad.), 1re éd., Paris, L’Encyclopédie des Nuisances, 2002 ; G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit. ; G. Anders, Visite dans l’Hadès (1996), C. David (trad.), Latresne (Gironde), Le Bord de l’eau, 2014.
[3] Néologisme formé par l’économiste Nicholas Georgescu-Roegen et importé en France par la traduction du philosophe Jacques Grinevald dans N. Georgescu-Roegen, La Décroissance : Entropie, écologie, économie (1971), J. Grinevald et I. Rens (trad.), 3e éd., Paris, Sang de la terre, 2020.
[4] Voir entre autres : C. Larrère et R. Larrère, Le Pire n’est pas certain : Essai sur l’aveuglement catastrophiste, Paris, Premier Parallèle, 2020 ; B. Villalba, Les Collapsologues et leurs ennemis, Paris, Le Pommier, 2021 ; A. Rumin, « Penser la portée politique de la collapsologie sur le terrain », sur Institut Momentum, 3 juin 2021 (en ligne : https://www.institutmomentum.org/penser-la-portee-politique-de-la-collapsologie-sur-le-terrain/ ; consulté le 27 juillet 2021).
[5] The Guardian, « I want you to panic »: 16-year-old issues climate warning at Davos, 25 janvier 2019, 2:53 (en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=RjsLm5PCdVQ ; consulté le 11 janvier 2021). Traduction issue de la description de G. Thunberg, Rejoignez-nous : #grevepourleclimat, F. Vasseur (trad.), Paris, Kero, 2019.
[6] D. A. Desbiolles, L’Eco-anxiété : Vivre sereinement dans un monde abîmé, Paris, Fayard, 2020.
[7] C. Arbrun, « Greta Thunberg atteinte de troubles alimentaires : les confidences de sa mère », sur Terrafemina, 29 février 2020 (en ligne : https://www.terrafemina.com/article/greta-thunberg-la-militante-ecolo-souffrait-de-troubles-alimentaires_a352645/1 ; consulté le 10 août 2021).
[8] « L’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle et de ce qui pourrait lui succéder en s’appuyant sur les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition, et sur des travaux scientifiques reconnus » P. Servigne et R. Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Le Seuil, 2015, p. 253.
[9] C. M. Darleux, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce : Réflexions sur l’effondrement, Montreuil, Libertalia, 2019.
[10] G. Albrecht et al., « Solastalgia: the distress caused by environmental change », Australasian Psychiatry: Bulletin of Royal Australian and New Zealand College of Psychiatrists, 15 Suppl 1, 2007, p. S95-98.
[11] B. Bensaude-Vincent, Temps-paysage : Pour une écologie des crises, Paris, Le Pommier, 2021.
[12] G. Anders et M. Greffrath, Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ? (1977), C. David (trad.), 6e édition, Paris, Allia, 2016.
[13] G. Anders, L’Artifice humain : Pour une anthropologie négative, Paris, Eterotopia France / Rhizome, 2020.
[14] G. Anders, « Pathologie de la liberté : Essai sur la non-identification » (1937), P.-A. Stéphanopolie (trad.), dans L’Artifice humain : pour une anthropologie « négative », Paris, Eterotopia France / Rhizome, 2020, p. 22.
[15] G. Anders, « Une Interprétation de l’a posteriori » (1934), E. Levinas (trad.), dans L’Artifice humain : pour une anthropologie « négative », Paris, Eterotopia France / Rhizome, 2020, p. 26.
[16] « L’expression « homme sans monde » visait exclusivement pour moi […] l’état de fait dans lequel, nous autres hommes (peut-être les seuls parmi les espèces connues), ne nous fixons à aucun monde déterminé ni à aucun style de vie déterminé, et où nous sommes bien plutôt obligés, à chaque époque, en chaque lieu, quand ce n’est pas même jour après jour, de nous trouver ou de nous créer un nouveau monde et un nouveau style de vie. Ainsi lorsque nous nous décrivons comme « historiques » ou « libres », nous ne ferions rien d’autre que de positiver ce défaut anthropologique, cette non-fixation – ce dont nous avons bien le droit, comme le prouve la multiplicité disparate des styles historiques réussis que nous avons « librement » improvisés. » G. Anders, L’Homme sans monde : Ecrits sur l’art et la littérature (1993), C. David (trad.), Paris, Fario, 2015, p. 17.
[17] G. Anders, « Pathologie de la liberté : Essai sur la non-identification », op. cit., p. 33.
[18] G. Anders, L’artifice humain, op. cit., p. 9 [Préface de Ubaldo Fadini].
[19] « L’animal est en quelque sorte l’expression d’un certain coefficient d’intégration. […] un être est animal en tant qu’il réalise dans un degré déterminé une intimité avec le tout auquel il appartient, non sans manifester en même temps par ses mouvements et le fait de son individualité une certaine liberté à l’égard du monde. Cette liberté, comparée à l’existence de la plante qui reste là où elle est enracinée, est incontestable. Mais nous n’avons pas à insister sur cette liberté. Du point de vue de la liberté humaine, l’animal ne peut nous intéresser ici que par son intégration spécifique. Il faut partir de là, c’est-à-dire préciser la proportion dans laquelle un être est coextensif au monde et dans laquelle il est soi-même, pour pouvoir les déterminer comme animal ou comme homme. » G. Anders, « Une Interprétation de l’a posteriori », op. cit., p. 19-20.
[20] « La confrontation « homme-animal » me semble tout aussi inacceptable du point de vue d’une philosophie de la nature : l’idée de faire de la seule espèce « homme », en lui donnant un poids égal, le pendant de plusieurs milliers d’espèces et de genres d’animaux différenciés à l’infini, et de traiter ces milliers d’espèces et de genres en les incorporant dans un même bloc regroupant toute l’animalité, relève tout simplement de la mégalomanie anthropocentriste. » G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 50.
[21] G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 162.
[22] « Il nous faudra exclure délibérément, comme un « tabou », le problème de la sanction (c’est-à-dire la question de savoir de quelle source les commandements tirent leur force contraignante, où ils sont « ancrés »). Prétendre arriver à s’entendre sur ce problème en deux ou trois journées de congrès serait tout simplement infantile. Mais pas seulement, car ce serait aussi immoral. Car, là où ceux qui se noient attendent d’être sauvés, il n’est pas permis de rester debout sur le pont afin de discuter de la question philosophique ou théologique de savoir sur quelle base il nous faut accorder de la valeur à la vie de ceux qu’il faut sauver […] Profondeur d’esprit proscrite. » Ibid., p. 91.
[23] G. Anders, La Bataille des cerises : Dialogues avec Hannah Arendt (2012), P. Ivernel (trad.), Paris, Payot & Rivages, 2013, p. 162-163 [étude de Christian Dries].
[24] Ibid., p. 163-164.
[25] Citation de Hannah Arendt par Christian Dries issue de sa correspondance publiée en allemand avec Jaspers (p. 290). Ibid., p. 164.
[26] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 334.
[27] Ibid., p. 335.
[28] Ibid., p. 360.
[29] Ibid., p. 338.
[30] Id.
[31] J.-P. Dupuy, La Guerre qui ne peut pas avoir lieu : Essai de métaphysique nucléaire, Paris, Desclée de Brouwer, 2018.
[32] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 338.
[33] P. Servigne et R. Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, op. cit., p. 228-230.
[34] Ibid., p. 228.
[35] Ibid., p. 229.
[36] Id.
[37] Id.
[38] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 360.
[39] P. Servigne et R. Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, op. cit., p. 230.
[40] Anders introduit magnifiquement le problème du nihilisme de la manière suivante : « Une fois les lumières éteintes, on ne souhaite plus la présence d’aucun dieu, mais aucun dieu n’est non plus déclaré indésirable ; aucun dieu ne nous inspire plus, mais aucun dieu non plus ne nous empêche d’agir – disons-le donc tranquillement : ce n’est en l’honneur d’aucun dieu connu que cet énorme navire traverse la constellation d’Orion. D’où il vient – s’il vient de quelque part -, quel est son cap – s’il en a un –, nous n’en savons rien. Tout porte à croire qu’il est même inutile de mentionner l’existence de ce navire puisque, tôt ou tard, il se confondra à nouveau avec les ténèbres, comme les autres navires, et on se rendra compte qu’il aurait aussi bien pu ne pas exister. Toujours est-il – et c’est la seule chose que l’on sache avec certitude de ce navire – que les murs de sa cabine sont couverts de règles qui en constituent le règlement intérieur, c’est-à-dire un ensemble de règles qui ont été sanctionnées par quelqu’un, qui lui-même n’a été sanctionné par personne. Il est incontestable que c’est grâce à ces règles que la vie à bord se déroule sans accroc. « Question : ces règles ont-elles valeur d’obligation ? » » G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 360-361.
[41] Ibid., p. 296.
[42] Id.
[43] « Car les temps dans lesquels nous vivons sont tels que n’avons plus assez de temps pour la patience, qu’il ne nous est donc pas permis d’en avoir. La patience ne doit plus compter pour nous comme une vertu. […] Au contraire, le désastre dont nous devons à tout prix essayer d’empêcher l’arrivée est si monstrueusement grand, et le rythme auquel il se précipite vers nous s’accélère si manifestement de jour en jour, que nous devons promouvoir l’impatience en vertu ; et même des plus indispensables. » G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 41.
[44] G. Anders, La Violence : Oui ou non : Une discussion nécessaire (1987), C. David, E. Petit et G. Plas (trad.), Paris, Fario, 2014, p. 21.
[45] G. Anders, La violence, oui ou non, op. cit.
[46] G. Anders, L’Obsolescence de l’homme (tome II) : Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle (1980), C. David (trad.), Paris, Fario, 2011, p. 353.
[47] G. Anders, La violence, oui ou non, op. cit., p. 10 [Manfred Bissinger, « Avant-Propos »].
[48] Ibid., p. 28.
[49] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 266.
[50] G. Anders, La violence, oui ou non, op. cit., p. 22-23.
[51] Ibid., p. 21.
[52] Id.
[53] Ibid., p. 23
[54] Id.
[55] Mais elle peut l’être dans des cercles fermés comme Deep Green Resistance.
[56] Comme à Extinction Rebellion.
[57] G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 15 [Préface de Jean-Pierre Dupuy].
[58] Montaigne, Essai, I, 26 cité dans G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 261.
[59] « Nous devons essayer, en nous dépassant nous-mêmes, d’embrasser ce qui est, temporellement le plus lointain et faire en sorte que cela nous devienne évident. « Salue ceux qui ne sont pas encore nés comme tes voisins », dit-on en molussien. » Ibid., p. 315.
[60] Ibid., p. 306.
[61] P. Hadot, La Philosophie comme manière de vivre, Paris, Le Livre de Poche, 2003.
[62] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 306.
[63] Ibid., p. 315.
[64] Ibid., p. 316.
[65] G. H. Brundtland, Notre avenir à tous, Commission mondiale sur l’environnement et le développement, 1987.
[66] W. Steffen et al., « Planetary boundaries: Guiding human development on a changing planet », Science, vol. 347, no 6223, American Association for the Advancement of Science, 13 février 2015 (DOI : 10.1126/science.1259855 consulté le 13 avril 2020).
[67] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 301.
[68] Ibid., p. 304.
[69] « Peut-être est-il plus raisonnable de présupposer que c’est impossible et que la capacité de nos sentiments est fixée une fois pour toutes (ou du moins n’est pas extensible à volonté). Si c’est le cas, la situation est sans espoir. Mais le moraliste ne peut pas se contenter d’un tel présupposé, qui peut lui être dicté par la seule paresse ou reposer sur une théorie non vérifiée du sentiment. Même s’il estime invraisemblable que l’on parvienne à forcer ainsi les limites de nos sentiments, le moraliste doit au moins, pour sa part, exiger qu’on s’y essaie. » Ibid., p. 305.
[70] Ibid., p. 344.
[71] Ibid., p. 347.
[72] « Parce que l’homme ne s’est pas contenté d’hériter d’une sensibilité définie une fois pour toutes et qu’il invente toujours de nouveaux sentiments, des sentiments qui excèdent résolument la capacité moyenne de son âme et exigent d’elle qu’elle élargisse sa capacité de compréhension et augmente son élasticité. » Ibid., p. 351.
[73] « C’est pour cette raison [le retard des sentiments sur le monde contemporain] qu’il faut parfois venir en aide à la sensibilité, voire créer un sentiment ad hoc. Cette nécessité devient en effet urgente quand le « décalage » constitue un risque politique, quand il menace de ralentir un changement de monde ou même de l’empêcher, c’est-à-dire quand le danger existe que l’homme résiste au nouveau monde qu’on lui propose et qu’il faille le lui imposer de force parce qu’il le trouve trop novateur ou trop violent. C’était sans doute le cas en 1933. La propagande nationale-socialiste dont nous avons été les témoins et les victimes n’était en rien d’autre qu’une production de sentiments à une échelle colossale. » Ibid., p. 346.
[74] Ibid., p. 294.
[75] Ibid., p. 304.
[76] G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 502.
[77] Anon., « TRENTE-SIX PRIX NOBEL ET PLUS DE NEUF MILLE SAVANTS demandent la fin des expériences nucléaires », Le Monde, 15 janvier 1958 (en ligne : https://www.lemonde.fr/archives/article/1958/01/15/trente-six-prix-nobel-et-plus-de-neuf-mille-savants-demandent-la-fin-des-experiences-nucleaires_2302781_1819218.html ; consulté le 29 juin 2021).
[78] « La menace n’aura jamais de fin. Elle ne pourra être que repoussée […] À moins que des hommes ne commencent, tels des objecteurs de conscience, à s’engager publiquement, sous serment et en pleine conscience du danger possible, à ne jamais céder à la pression – qu’elle soit physique ou qu’il s’agisse seulement de la pression qu’exerce l’opinion publique – et à ne jamais collaborer à la moindre entreprise qui, aussi indirectement que ce soit, pourrait avoir un quelconque rapport avec la production, les essais et l’utilisation de la bombe ; à ne jamais parler de la bombe que comme d’une malédiction ; à tenter de convaincre ceux qui s’y sont résignés et se contentent de hausser les épaules ; à prendre publiquement leurs distances avec ceux qui prennent la défense de la bombe ». G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 342-343.
[79] Ibid., p. 343.
[80] « Car si la bombe a eu un effet, c’est d’avoir fait aujourd’hui de l’humanité une humanité en lutte. Elle a réussi là où les religions et les philosophies, les empires et les révolutions, avaient échoué : elle a vraiment réussi à faire de nous une humanité. Ce qui peut tous nous toucher nous concerne tous. Le toit qui s’effondre est devenu notre toit à tous. C’est en tant que morts en sursis que nous existons désormais. » Id.
[81] G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 38-39.
[82] Ibid., p. 39.
[83] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 342.
[84] Une description logique proche de la condition du « prophète de malheur » est à retrouver dans J.-P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé : Quand l’impossible est certain, Paris, Seuil, 2004 ; G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit. [Préface de Jean-Pierre Dupuy].
[85] H. Jonas, Le Principe responsabilité : Une éthique pour la civilisation technologique (1979), Jean Greisch (trad.), Paris, Flammarion, 2008, p. 233.
[86] G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 21 [Préface de Jean-Pierre Dupuy].
[87] C. David et D. Röpcke, « Günther Anders, Hans Jonas et les antinomies de l’écologie politique », Ecologie politique, N°29, no 2, Presses de Sciences Po, 2004, p. 193-213.
[88] Id.
[89] Y. Cochet, Devant l’effondrement : Essai de collapsologie, Paris, Éditions Les Liens qui libèrent, 2019, p. 12.
[90] J.-P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, op. cit., p. 84.
[91] « Ma démarche consistera à raisonner comme si le fait d’envisager que la catastrophe est possible équivalait à penser qu’elle se produira, et qu’elle se produira nécessairement. » Ibid., p. 86.
[92] S. Chauvier, Éthique sans visage : Le problème des effets externes, Paris, J. Vrin, 2013.
[93] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 328.
[94] Id.
[95] Ibid., p. 331.
[96] « Celui qui soumettrait tout « avoir à un interrogatoire pour le forcer à révéler ses maximes secrètes ; celui qui mettrait lui-même à l’épreuve chacune de ces maximes pour voir s’il peut en faire une maxime de sa propre action, voire le « principe d’une législation universelle » ; celui qui serait résolu à éliminer tout « avoir » qui ne résisterait pas à cet examen. Celui-là seul pourrait être dit aujourd’hui « moral ». » Id.
[97] H. Jonas, Le principe responsabilité, op. cit.
[98] « Non, Eatherly n’est pas exactement le jumeau d’Eichmann, mais précisément son opposé, porteur d’espoir. Pas l’homme qui utilise la machine comme un prétexte pour renoncer à sa conscience, mais, au contraire, celui qui reconnaît la machine comme le danger ultime pour la conscience. Il touche par là le cœur même du problème moral d’aujourd’hui, il nous donne ainsi le signal d’alarme décisif pour aujourd’hui. Car, si nous montrons du doigt la machine à laquelle nous sommes incorporés en nous considérant uniquement comme des rouages « ignorants », et si nous acceptons comme justifiée dans n’importe quelle circonstance la prétendue excuse : « Nous n’étions pas acteurs mais seulement coacteurs », alors nous abolissons la liberté de décision morale et la liberté de conscience ; ainsi, nous dégradons même le mot « libre », et transformons l’expression « monde libre » en une protestation vide et hypocrite. » G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 440.
[99] « D’ordinaire, la machine prive tout le monde – y compris ceux qui décident de son utilisation – de sa responsabilité ; à tel point qu’il ne reste personne pour répondre de ses actes et, de loin comme de près, on ne voit que la terre brûlée de la bonne conscience misérable et radieuse des imbéciles. En endossant la culpabilité d’un acte dont il n’était qu’un élément, Eatherly a fait exactement le contraire : car cela représente sa tentative de maintenir sa conscience en vie à l’Âge de la machine. » Ibid., p. 440-441.
[100] Ibid., p. 291-472.
[101] Ibid., p. 96.
[102] M. Szuba et L. Semal, « Voluntary Rationing against “Destructive Abundance”: The CRAGS Example », Sociologies pratiques, vol. 20, no 1, Presses de Sciences Po, 2010, p. 87-95.
[103] G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 167.
[104] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 284-285.
[105] Ibid., p. 285.
[106] G. Anders, Nous, fils d’Eichmann : Lettre ouverte à Klaus Eichmann (1988), S. Cornille et P. Ivernel (trad.), [Nouv. éd.], Paris, Payot & Rivages, 2003, p. 69.
[107] G. Anders, Nous, fils d’Eichmann, op. cit..
[108] « La lignée n’est pas une faute, personne n’est l’artisan de ses origines, vous pas plus que les autres. » Ibid., p. 29.
[109] G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit.
[110] G. Anders, Nous, fils d’Eichmann, op. cit., p. 113-115.
[111] Ibid., p. 67.
[112] Ibid., p. 67-68.
[113] Ibid., p. 68.
[114] F. Bentoumi, Rouge, Drame social, Les Films du Velvet, 2021, 1h28 (en ligne : https://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=283729.html ; consulté le 16 août 2021).
[115] G. Anders, Nous, fils d’Eichmann, op. cit., p. 68-69.
[116] « Il est tout aussi certain, en second lieu, que ses tentatives ont échoué ; et cela pour la simple raison qu’il n’existe pas d’être humain capable de se représenter une chose d’une si effroyable grandeur : l’élimination de millions de personnes. » Ibid., p. 73.
[117] T. Van Poecke, « Nabilla Vergara critiquée par Hugo Clément après une photo avec un dauphin », sur Le HuffPost, 13 août 2021 (en ligne : https://www.huffingtonpost.fr/entry/nabilla-critiquee-par-hugo-clement-sur-les-reseaux-sociaux-apres-avoir-publie-une-photo-avec-un-dauphin-en-captivite_fr_61169ba5e4b07b9118aaa6e5 ; consulté le 17 août 2021).
[118] Confronté aux horreurs que des humains ont infligé à d’autres humains avec les récits de survivants de Hiroshima devant un ensemble de délégués nationaux, Anders aperçoit dans le silence général le retour de l’humanité. G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 77.
[119] Ibid., p. 75.
[120] Ibid., p. 75-76.
[121] E. Kant, J. Masson et O. Masson, Oeuvres philosophiques, Paris, Gallimard, 1986, vol. III, p. 759-760 ; cité dans G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 76.
[122] G. Anders, Hiroshima est partout, op. cit., p. 155.
[123] J.-P. Sartre, L’Existentialisme est un humanisme (1946), Paris, Gallimard, 1996, p. 33.
[124] C. Larrère et R. Larrère, Le pire n’est pas certain, op. cit., p. 173.
[125] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, op. cit., p. 333.
[126] Ibid., p. 13.