Rester nomade : un éloge de la liberté et du courage

Comme l’indique son nom de famille « Kouchi » (migrateur), Ebrahim Salimikouchi est un nomade : toujours en déplacement, marcheur enthousiaste en quête de l’Autre. Il voyage, que ce soit dans différentes géographies ou à l’intérieur de son âme, en lui-même. Il a étudié les mathématiques, le droit et la littérature comparée. Il a été d’abord instituteur d’enfants nomades, puis est devenu professeur. Écrivain, il est aussi photographe (les photos insérées sont de son cru). Âgé d’une quarantaine d’années, il est pétri d’histoires des plaines, des montagnes, des gens qu’il a rencontrés. Dès qu’il est seul, les mots tombent sur lui comme une pluie ardente. Il se hâte de mettre certains de ces mots sur papier. Ce sont souvent des mots à propos des femmes et des hommes dont les histoires n’ont pas été racontées ; et si elles ne sont pas racontées, quelque chose manquera au monde.
Par Ebrahim Salimikouchi (Maître de conférences de littérature comparée, Université d’Ispahan, Iran)
LPE : Ebrahim Salimikouchi vous êtes Maître de conférences en littérature comparée, écrivain et activiste écologique. Vous êtes né au Sud de l’Iran, sous une tente, au sein d’un peuple nomade, à la culture joyeuse, vitale, riche et ancestrale Pourriez-vous nous présenter ce peuple, sa culture et ses pratiques, son histoire ?
ES : Tout d’abord, je tiens à remercier la revue La Pensée Écologique. Non seulement pour l’occasion qu’elle me donne de parler d’un peuple oublié, mais aussi pour être au service moral et scientifique des questions écologiques qui sont à mon avis les méga-questions de l’avenir.
Je suis né dans une grande tribu composée de cinq clans de langue arabe, farsi et turque, appelés « la tribu Khamsah ». Le mot « Khams » signifie « cinq » en arabe. J’ai eu la chance de faire partie de la dernière génération des migrateurs. Mon nom de famille « Kouchi » signifie « homme migrateur ». Nous nous déplacions presque toute l’année. Au début de l’été, nous migrions vers des endroits frais, principalement vers les hauts plateaux du Nord, et en hiver vers la chaleur réconfortante du Sud. Nous passions la meilleure saison de l’année, le printemps, dans notre région ancestrale, une grande plaine entourée par les montagnes du Zagros Central.
Ce style de vie exigeait une vie altruiste, pluraliste et démocratique. Même dans le domaine linguistique. Notre tribu était composée d’un ensemble de cinq groupes ethniques, avec des apparences différentes, des coutumes diverses et même des langues et des accents différents. Alors, c’était un peuple qui avait atteint une coexistence très efficace qui a duré pendant des siècles.
Au sein de cette tribu, cette symbiose avait abouti à l’instauration d’un lien profond entre les gens : vous étiez pratiquement un frère ou une sœur pour quiconque portait le suffixe « Kouchi ». En ce sens, partout dans le monde vous rencontriez quelqu’un que vous ne connaissiez pas du tout, mais vous aviez la responsabilité de le recevoir chez vous, de lui fournir un endroit pour se reposer et dormir, et de lui apporter toute l’aide que vous pouviez. Pourquoi ? Simplement parce que le sang qui coulait dans ses veines était le sang de vos ancêtres.
Imaginez que je vivais à Téhéran, et des fois je rencontrais quelqu’un dans le bus, un enfant de notre tribu. Selon la même règle non écrite, il rentrait à la maison avec moi. Plusieurs fois dans d’autres villes et même une fois dans l’un des pays arabes, j’ai été l’invité de personnes que je n’avais jamais rencontrées, et seul un nom, un petit suffixe du nom de la famille faisait de nous des frères.
La vie de notre tribu jusqu’à, il y a à peine vingt ans, était l’un des modèles de vie les plus enviables que l’on puisse imaginer. Une vie qui, malgré tous ses challenges et ses difficultés, était un exemple d’harmonie avec la nature et la Terre. C’était vraiment une existence écophile, pleine de liberté, d’aventure et de santé physique et mentale.
Les nomades vivaient dans les meilleurs pâturages, dans les parties intactes et vierges de la nature. Le pain, la viande et les produits laitiers étaient de la plus haute qualité alimentaire que l’on puisse imaginer, et l’eau provenait de sources pures. Nous étions très fiers d’être capables de boire « l’eau des neiges » et pas « l’eau des égouts ». Les déplacements quotidiens dans la nature (un berger marchait au moins 30 kilomètres par jour), la nourriture saine et l’étonnante santé de l’âme, les aventures et l’expérience quotidienne de l’inconnu, nous donnaient un bonheur sans réserve.
Les femmes et les hommes de la tribu avaient de longs horizons dans leurs regards, leurs cœurs et leurs âmes. Peut-être parce que l’espace physique qu’ils voyaient chaque jour aussi était de vastes plaines, aptes à accueillir tout le monde.
Dans ce système de vivre, les relations étaient plus humaines, plus complètes et plus opérantes. Peut-être en raison de l’essence minimaliste de cette vie-là. Les rares objets et les nécessités d’une famille étaient transportés sur le dos de deux ou trois quadrupèdes. Ces choses qui étaient principalement fabriquées à partir des matières naturelles (bois, laine, cuir, etc.) étaient les dispositifs les plus nécessaires et pratiques. Prenez la tente noire, par exemple. C’était une petite maison portative qui pesait au maximum 10 kilos. Elle était tissée à partir de poils de chèvre, et il fallait à peine une heure pour l’assembler. Elle avait une capacité étonnante à s’adapter au climat. Pendant l’été, son tissu s’ouvrait et l’air passait facilement par les trous et l’espace en-dessous restait frais. En hiver, lorsqu’il pleuvait et qu’il faisait froid, les poils se pressaient et se transformaient en une texture imperméable, empêchant le froid et l’humidité.
L’absence d’objets, de choses, accentuait la présence humaine, l’importance de l’élément humain dans la vie de tous les jours. Les gens faisaient plus attention les uns aux autres. Et cela était d’un des grands atouts de cette vie.
L’un des éléments sacrés d’une tente nomade noire était le « four ». C’était une petite fosse située dans le coin d’entrée de la tente. Toujours après le dîner, tout le monde s’asseyait autour du feu (sacré dans la civilisation perse et Zoroastrienne). Des gens y racontaient des histoires, se remémoraient, récitaient de la poésie ou même composaient de la poésie. Des poèmes qui se transitaient souvent oralement d’une poitrine à l’autre. Malheureusement beaucoup de ces poèmes se sont perdus aujourd’hui.
Les objets et équipements d’une tente noire pouvaient facilement passer par dix ou onze articles. Ce genre de vie n’avait pas de place pour ramasser et transporter des choses qui n’étaient pas nécessaires. Vous pouvez imaginer que ce contentement et satisfaction avec peu de choses était tellement important en ce qui concernait les déchets. Je crois que le modèle le plus naturel et vrai de « vie zéro déchet » était la vie nomade. Une vie presque sans plastique, sans pollutions chimiques, sonore, lumineuse, et toute autre sorte de contamination. C’était aussi une vie productive et donc sans les problèmes physiques et mentaux de la consommation débridée.
Un autre aspect admirable de la vie nomade était que l’art, en particulier la fabrique des tapis, la musique et la poésie, occupait une place particulière parmi les gens et constituait une partie importante de la vie quotidienne. Les femmes, en particulier, portaient un regard artistique sur les textiles qu’elles tissaient. La tente noire, les tapis, les bandeaux, les petits sacs et autres étoffes tissées à la main étaient pour elles l’occasion d’exprimer leur créativité et même d’exprimer leur vision sur le monde. Imaginez un tapis tissé à partir de la laine de nos moutons. Toutes ses étapes étaient créatives et « personnelles » au sens littéral du terme. De la filature et de la teinture des laines aux dessins nés dans l’esprit de nos mères, tout était de la pure créativité. Les femmes ajoutaient de la couleur, de la beauté et du « sens » à la vie quotidienne. Grâce à elles, la question importante d’« être au monde» (capacité de saisir une existence significative) se conjuguait avec « faire au monde» ou « avoir au monde ».
La poésie et le storytelling avaient une présence profonde dans la culture nomade. L’un des souvenirs les plus amusants que j’ai gardé de mon enfance est que pendant un certain temps, certains composaient des poèmes satiriques derrière le dos des gens. Des poèmes qui racontaient d’une façon très humoristique l’histoire de la vie de ces gens-là ou quelques aventures de leur vie. Des gens qui n’aimaient pas quelqu’un ou qui voulaient se moquer de lui se rassemblaient et faisaient des rimes. Ils faisaient une longue ode sur ce type et la récitaient ici et là. Bientôt, tout le monde connaissait ce poème par cœur. Dans une période où ces poèmes étaient très à la mode, de très grande bagarres ont eu lieu. Il fallait l’intervention de la gendarmerie pour calmer la situation. Un groupe de poètes délinquants (!) ont été arrêtés. Le gouvernement a donné un ordre strict pour que personne ne fabrique et ne récite de poèmes. N’importe quels poèmes.
En ce qui concerne la musique, partout on jouait du Ney (roseau ; l’instrument de musique le plus simple qui venait directement de la nature et sans aucun traitement). Des hommes et des femmes qui avaient une bonne voix chantaient avec cet instrument leurs propres couplets ou les poèmes d’autres poètes.
En général, la vie nomade était une vie très « significative ». Une vie qui, malgré toutes ses épreuves, accordait une grande importance aux « signes » ; à la musique, à la danse, aux formes, à la couleur, etc. Les vêtements des femmes nomades, contrairement aux vêtements uniformes des femmes des villes de la révolution islamique, étaient pleins de motifs joyeux et de couleurs vives. Les danses rituelles et joyeuses lors des mariages et autres événements heureux étaient l’une des activités courantes et régulières des nomades. Ce que le gouvernement avait carrément interdit dans les villes et les citadins l’avaient facilement oubliées.
Vous pouvez imaginer à quel point la vie quotidienne et surtout les rassemblements et les célébrations des nomades, en particulier dans les saisons productives et bénies comme le printemps, étaient pleines de joie. Nous avions l’habitude de danser avec les filles de la tribu lors des fêtes. Nous les embrassions comme c’est le cas des cultures libérales. Alors que le gouvernement islamique encourageait profondément la séparation des hommes et des femmes et le caractère pécheur de tout type de relation avec les femmes. Pour les religieux, la femme était une source de tentation et de péché, un objet malsain. Ils punissaient sévèrement les moindres liens entre hommes et femmes.
La vie nomade, au contraire, nous donnait l’occasion de regarder la femme avec beaucoup de respect. Nous avions cette chance inégalable de vivre de véritables expériences d’aimer les femmes et d’être aimés par elles. La culture islamique des villes était fortement anti-femme, une sorte de misogynie dégoutante. Alors que dans la communauté nomade, les femmes étaient les principales gardiennes de la vie. Les hommes étaient au maximum de bons bergers, mais c’étaient les femmes qui étaient chargées de la plupart des responsabilités de l’existence familiale et communautaire.
LPE : Pouvez-vous développer les relations à la nature, la proximité au milieu ?
ES : Les nomades que j’ai connus étaient littéralement des « enfants de la Terre ». Ils n’avaient pas d’abri, pas de soutien, pas de « maison » sauf la Terre. Ils mangeaient et buvaient d’elle et ils ne la considéraient pas comme un « instrument », un outil ou un objet à leur service. Cette relation « enfant-mère » était une relations d’attachement à double sens.
Certains pourront dire que ce sentiment d’attachement était plutôt dû au destin, aux exigence de ce modèle de vie. C’est-à-dire qu’ils devaient respecter la Terre car toute leur existence, leur survie en dépendait. À mon avis, même si tel est le cas, ce genre de relation est encore très progressiste, morale et constructive. Surtout par rapport à ce qu’on voit aujourd’hui dans les relations de l’industrie, de l’économie et des gens avec la Terre.
Les nomades étaient trop « proches » de la Terre. Leur présence dans les espaces naturels les plus vierges les faisait partie intégrante de la Terre. Comme des enfants qui font partie de l’existence de leur mère.
Ils savaient qu’elle offrait tout ce qui était en son pouvoir pour les protéger et les soutenir. Alors, leur expérience quotidienne leur apprenait que personne n’en était propriétaire. Personne n’avait cette mère généreuse en sa possession.
D’ailleurs, l’un des types de vie possibles fondés sur la « pensée d’abondance », c’était la vie nomade. La pensée destructrice de thésauriser et de vouloir tout transformer en argent n’avait pas sa place dans ce système de vie. Les membres d’une famille savaient tous que chaque jour au réveil, ils auront du pain, du lait, des œufs, de la viande, etc. Il suffisait énormément. Ce genre de perspective basée sur la pensée de l’abondance et non sur la mentalité de la pauvreté et de l’inquiétude était réconfortante et pleine d’espoir en soi.
Parfois je pense que pendant les années où nous étions nomades dans les déserts et les montagnes, nous ne vivions que dans « le moment présent ». Comme si demain n’avait pas encore été inventé. Aujourd’hui, toutes les connaissances de la psychologie et les tendances ou approches spirituelles émergentes, tentent d’enseigner aux gens à être conscients de la profondeur du « temps présent » et à ne pas être rattrapés par le passé ou l’avenir. La vie nomade avait automatiquement cette fonction en elle-même. Elle ne souffrait de cette inquiétude existentielle de la vie urbaine.
Ainsi, dans l’imaginaire des nomades, la Terre était l’étreinte ouverte d’une mère solidaire. Et en général, cette relation ne menait pas à l’exploitation, aux abus et à la destruction. Quand je regarde les habitudes, usages, coutumes et même les règles coutumières des nomades, je m’aperçoit que beaucoup de ces faits sont avant tout conformes au respect de la Terre. Je vous donne un exemple. Les arbres isolés ont toujours été sacrés pour notre tribu. Et non seulement personne n’avait le droit de les casser ou de les brûler, ne serait-ce qu’une petite branche, mais chacun était obligé de sacrifier la moitié de l’eau qu’il emportait avec lui aux pieds de ces arbres. Beaucoup de gens attachaient des tissus colorés à ces arbres uniques. Ils croyaient que lorsque le nœud de ces tissus se dénouaient ou que le vent les emportait vers le ciel, leurs souhaits auraient été exaucés.
Maintenant, quand je regarde tout cela d’un point de vue éco-sémantique, je vois que cette sacralisation c’était une stratégie intelligente pour préserver les arbres isolés au sommet des collines, au milieu des plaines ou le long des ruisseaux pour les générations futures. Si jamais vous voyagez dans les plaines d’Iran, vous verrez à quel point un seul arbre est toute la beauté d’un paysage. Parfois au cœur d’une vaste steppe, un arbre forme un écosystème revigorant, plein de sympathie et d’espoir. Un arbre unique, avec son ombre, avec ses fruits, avec des nids d’oiseaux dans ses branches, avec la vie à peine perceptibles des insectes autour de son tronc, dissipe parfois toute la mélancolie et l’ennui de l’existence.
LPE : Quand êtes-vous devenu citadin ? Quels problèmes la vie en ville vous posait-elle ?
ES : Notre poussée vers la périphérie de la ville a commencé par des sécheresses successives et le manque de gestion gouvernementale appropriée de l’eau et des ressources naturelles. Nous avons soudainement repris nos esprits et avons vu que nous avions vendu nos troupeaux et que nous étions forcés de vivre dans des quartiers ressemblant à des ghettos, à la périphérie des villes.
Une nouvelle crise sociale a commencé à partir de là et nous avons réalisé que non seulement le gouvernement ne nous aimait pas, mais qu’il essayait en quelque sorte d’arrêter la vie nomade.
LPE : Pourquoi ?
ES : Comme je l’ai dit, l’essence de la vie nomade est une vie libre. Il est naturel qu’un gouvernement islamique fondé sur les restrictions de toutes sortes ait des problèmes avec ce peuple. Un peuple qui parcourait librement la Terre, qui avait des fusils et des milliers d’années de rituels et de modes de vie. Bien sûr qu’il réprimait un peuple qui avait sa propre langue, qui ne votait pas, ne payait pas d’impôts et ne « consommait » à peu près rien … ni marchandises, ni propagandes.
Lorsque nous nous sommes installés en ville, cette animosité a augmenté. Les vêtements, l’apparence et beaucoup d’autres aspects de la vie des nomades étaient encore différents de ceux des citadins. Nos femmes portaient encore des vêtements traditionnels colorés, nos hommes portaient de grandes moustaches et de jeans américains. Tout cela était intolérable pour le gouvernement islamique. Il ne voulait que des hommes dociles et peureux avec des vêtements conservateurs et des barbes. Nous aimions toujours jouer de la musique, danser et tirer au fusil dans nos rassemblements. Et en ville, chacun de ces actes, chacun de ces gestes était un acte de courage. Un acte de courage au sein du totalitarisme par la « peur » et le contrôle total du corps.
Alors, notre nouvelle existence était un challenge, un défi envers l’ordre établi.
Dans mon roman L’Automne de l’hirondelle blanche, publié en persan, j’ai dépeint cette période de marginalisation difficile et tendue. Durant cette période, j’ai été témoin de drames sociaux, émotionnels et humains auxquels je pense souvent.
Beaucoup de gens étaient victimes de cette inefficacité du gouvernement pendant cette période. Imaginez des gens déplacées et étrangers qui ne savaient rien faire dans la ville. Alors, ils devenaient soit des trafiquants, soit des ouvriers ou encore des délinquants. La discrimination et l’oppression abolissaient leurs âmes. Ils étaient seuls, chagrinés, déprimés. Ils étaient loin de tout ce qu’ils aimaient.
Alors, beaucoup d’hommes et de femmes sont retournés dans les déserts. Avec un petit nombre de moutons et avec les difficultés terribles cette fois-ci du manque d’eau et la disparition des trajets de migration en raison de l’expansion des villes et des industries, et de la destruction des ressources naturelles due à leur exploitation effrénée par le gouvernement. Alors, la plupart d’entre eux enduraient de terribles épreuves. Cependant, ils étaient heureux d’être encore « nomades », de se sentir de nouveau « kouchi ».
En ville, ma mère a été diagnostiquée avec une maladie mentale complexe. Un psychiatre très célèbre de Shiraz lui a conseillé de retourner à sa vie d’autrefois, dans les plaines et les montagnes qu’elle aimait.
J’ai rapporté l’histoire de ce drame humain et écologique dans mon roman récent, Seul, mais debout, publié à Paris en français (référence svp Ebrahim). C’est l’histoire des derniers « gladiateurs », des derniers résistants de la tribu Khamsa.
Ceux qui vivaient maintenant en ville ou étaient obligés d’y revenir à nouveau, voulaient à tout prix préserver leurs racines : en portant des vêtements autochtones, en récitant de la poésie ou en chantant dans leur propre langue, et en passant par la musique et la danse, toutes deux interdites par l’Islam des mollahs.
Laissez-moi vous raconter un souvenir inoubliable. Pendant longtemps, le gouvernement n’avait autorisé personne à jouer de la musique et à danser, même lors des invitations ou des mariages privés. Quelques tentatives avaient entraîné des amendes, des arrestations et des punitions. Une année, pendant Nowruz (le premier jour de l’année iranienne), les habitants du quartier ont décidé d’aller dans un désert à l’extérieur de la ville et d’y danser loin des yeux du gouvernement.
Peu importait à quel point c’était cher et difficile, ils ont invité des musiciens. Nous sommes allés au milieu du désert avec plusieurs bus et voitures. Pas même une demi-heure ne s’était écoulée lorsque les forces révolutionnaires nous ont attaqués. Mais les gens ne semblaient pas vouloir arrêter leur danse à mi-chemin. Les forces répressives battaient les hommes et les femmes avec des matraques. Mais ils continuaient à chanter et danser. Même lorsque les forces ont déchiré la peau du tambour et cassé les instruments.
Je me souviens d’une scène glorieuse et unique de ce jour-là : un jeune homme avec du sang jaillissant de son front, riait et dansait toujours avec sa cousine. Ils dansaient joyeusement dans leur sang. Je pense souvent à ce jour plusieurs fois et à chaque fois je me sens fier d’être un enfant de ce peuple-là. Ce peuple qui m’a appris, à plusieurs reprises, que la liberté est plus importante que toute autre chose. C’est vrai. Plus tard, j’ai compris surtout que la liberté était si importante qu’elle méritait de tout sacrifier pour elle. Aujourd’hui, la valeur d’une nation pour moi se mesure seulement à ceci : qu’est-elle prête à donner le nécessaire pour gagner la « liberté » ?
J’ai vécu la subversion d’une riche culture et d’un mode de vie de plusieurs milliers d’années contre le phénomène d’urbanisation, qui a été intensifié directement et indirectement par le gouvernement. Certains disent que la vie nomade n’aura pas d’autre sort que celui-là. Le capitalisme libéral et la dissuasion par le marché finissent par transformer tout modèle de vie en esclavage. Cette opinion peut être vraie. Mais je pense toujours qu’en tant qu’activiste environnemental, je veux raconter l’histoire de ce qui est arrivé à un grand peuple. Je peux et je dois narrer l’histoire de ces personnes qui, à mon avis, ont marché sur Terre de manière plus humaine, plus écologique, plus courageuse et plus indépendante. Nombre des valeurs auxquelles ils croyaient et qu’ils pratiquaient peuvent nous être encore utiles aujourd’hui : des valeurs comme le respect pour l’Autre, l’hospitalité, le courage de s’exprimer et la quête de joie.
LPE : Pouvez-vous nous parler de votre grand-père, d’une vie de décennies à cheval ?
ES : Au milieu de tous les challenges et crises que cette sédentarisation à la périphérie de la ville a suscités pour nous, j’ai eu une grande chance : un grand-père qui approchait ses quatre-vingt ans et qui avait dans sa tête un réservoir sans borne de souvenirs aventureux et un pouvoir magique de raconter.
Depuis son adolescence, il était devenu carabinier à cheval d’un chef de tribu, puis escorteur des caravanes, et ensuite le chef d’une petite équipe pour protéger les voies télégraphiques avant de revenir à la tribu pour être un grand éleveur des moutons. Il avait passé à peu près toute sa vie sur la selle d’un cheval. Il aimait les chevaux, les fusils et les femmes parmi les désirs que le monde nous offre. Il avait une admiration profonde pour les armes. Surtout un fusil nommé « Brno ».
C’était un fusil tchèque qui était arrivé dans les années 20 dans nos tribus. Il faisait désormais partie des familles nomades. C’était un monstre d’une portée et d’une précision extraordinaire. C’était vraiment beaucoup plus qu’un fusil. Les filles qui étaient jolies, sveltes et élégantes, on les appelait « Brno ». On disait que chaque homme nomade rêvait de deux Brno ; l’un sur son épaule et l’autre dans son lit ! Et pendant longtemps un campement (un ensemble de tentes et un enclos en pierre appartenant à une famille) n’était pas évalué par le nombre d’habitants, mais par le nombre de fusils Brno ! Un vrai homme était celui qui en avait un ! Même aujourd’hui, lorsqu’un des vieillards me voit lors d’une cérémonie ou une invitation, il ne me pose que deux questions n’ayant rien à voir avec mon éducation, mon travail ou mes activités. Il demande seulement : de qui suis-je le fils et ai-je un Brno ou pas ?
Grand-père était une source inépuisable et merveilleuse d’histoires qui étaient des souvenirs de nombreux aventures et incidents qu’il avait vécus. Imaginez un adolescent sur un cheval il y a environ 110 ans et n’arrêtant jamais de partir, d’aventurer. Une personne dont chaque jour chaque nuit et parfois chaque instant était une histoire intéressante et inattendue. Quelqu’un qui était tout le temps sur son cheval, avec le doigt sur la gâchette de son arme.
Il ne cessait de se déplacer au milieux des déserts, des montagnes et des sentiers les plus dangereux de la nature. Sous le chaud soleil d’été et la neige et la pluie d’hiver. Avec des chevaux, des fusils et de temps en temps des femmes formidables.
Toute la vie de cet homme s’était passée dans l’aventure, dans un voisinage et une profonde amitié avec la nature, les saisons, le Ciel et la Terre. Avec des nuages, des vents, des arbres, des arbustes, des animaux et des couleurs au cœur du silence des montagnes, des déserts et des plaines.
Il possédait un pouvoir de narration incroyable. Il avait une mémoire étonnante et une habileté naturelle de description qu’on peut seulement trouver chez les écrivains de premier ordre au monde. S’il avait eu la capacité de lire et d’écrire, il aurait été quelqu’un comme le Colombien Gabriel Garcia Marquez. Il était vraiment un Marquez oral, avec la même force de description, de surprise et de charme dans le récit.
Il avait une étrange voix rauque qui m’emmenait magiquement dans les univers qu’il avait vécus, et ce au milieu des gens qui étaient autour de lui, au milieu du désert, à côté d’un réservoir, sous cet arbre unique au fond de la colline, à côté du feu qu’ils avaient fait. Je sentais la chaleur du feu sur quoi grillait le gibier qu’ils avaient tiré et la fraicheur des gouttes de la pluie qui tombaient sur leurs épaules. Les formes, les couleurs, les goûts, les odeurs, toutes les choses qu’il décrivait, étaient vivantes et tangibles. Le parfum des cheveux de la femme qu’il avait embrassée dans l’ombre d’un minuit loin des yeux de tous, l’odeur de la poudre à canon, l’odeur de la pluie sur le sol assoiffé, l’odeur des léopards aux saisons de l’accouplement, l’arôme des herbes près des sources qui se balançaient dans la brise, l’odeur des chevaux, etc. Tout cela était tellement clair et perceptible. Je respirais la lune, la nuit, les plantes et les fleurs, le thym, la noix de pécan et la menthe du bord des rivières dans mes poumons.
Bref, il racontait si bien que plus tard, même quand nous avions une télé chez nous, je n’ai jamais regardé la télé et je ne la regarde toujours pas. Chaque jour, je rentrais de l’école. Je jetais mon sac dans le coin de la pièce et allait chez mon grand-père qui habitait juste à côté. Grand-mère m’apportait à manger et en mangeant j’écoutais la suite des histoires du grand-père. Il racontait des histoires, épisode par épisode. Tout comme une série d’aventure captivante. Par exemple, il racontait l’histoire d’un des voyages qu’il avait entrepris en tant qu’escorteur d’une caravane chargée de sucre et de farine. C’était un long trajet du nord de l’Iran vers le sud et qui avait duré deux mois. Il racontait ce voyage pendant deux mois ou plus, avec tous les détails possibles, tous les dialogues, la description physico-mentale des personnages, etc. Chaque épisode avait son incipit, son corps, son dénouement et sa chute finale.
J’ai découvert plus tard qu’en racontant, il revivait le passé. Il le revivait jour après jour, et sans doute instant après instant. Pour quelqu’un comme lui, vivre en ville entre quatre murs de béton était mortel. Il savait peut-être que la seule façon de survivre était de refaire ce passé en le partageant avec l’auditeur avide et curieux que j’étais. Il avait compris que la seule façon de tolérer cette nouvelle vie urbaine était de se souvenir et de se raconter. Et en ce sens, il était comparable à ce célèbre mythe oriental, Shahrazade la raconteuse : cette femme qui racontait des histoires pour sauver sa vie, pour acheter ainsi un jour de plus. Raconter des histoires était pour lui comme pour Shahrazade un sauvetage. Le sauvetage de sa vie et peut-être celle de ses proches et amis. C’était aussi un acte contre l’oubli, contre la négligence et l’indifférence.
Il n’était jamais à l’aise en ville. Il détestait les files d’attente, la police, toutes les voix de propagande du gouvernement. Il détestait les bureaux et la bureaucratie. Il haïssait toutes les choses qui humiliaient et rabaissaient les gens. Pour lui, tous les espaces de la ville étaient exigus, petits et insupportables. Il était toujours cet homme de grands horizons. Il n’avait pas la patience de rester aux bureaux administratifs, ne serait-ce qu’une heure. Le jour où nous l’avons emmené lui chercher un acte de naissance (car il n’avait pas d’acte de naissance enregistré), il a cassé le bureau d’un employé qui a insulté un pauvre vieil homme. Avant qu’on puisse le rattraper, il a donné de terribles coups de poing et de pied à l’employé, et il a dit quelque chose dont je me souviens encore : « C’est dommage qu’il n’existe plus un de ces rebelles du passé pour te mettre deux balles de Brno dans la poitrine. »
Après ce jour-là, il soupirait souvent à la fin d’une histoire : « Hélas fiston ! Notre temps est passé ! Nous n’avons rien à foutre avec ces villes-là et avec ces gens-là ! J’aimerais que ça ne finisse pas comme ça, que nous soyons disparus au milieu de nos déserts, à côté d’un ruisseau, quelque part parmi nos montagnes ». Il disait cela et quelque chose brillait au fond de ses yeux.
Malheureusement, je n’avais aucun outil à cette époque, pas même un petit magnétophone pour enregistrer sa voix et ces mots, et je ne pensais pas qu’un jour la partie la plus précieuse de ma vie serait de me rappeler de ces histoires et de les écrire. C’est un regret qui ne me quitte jamais. Mais en même temps je me vois comme l’une des personnes les plus heureuses du monde. Quelqu’un qui a écouté pendant des milliers de jours les histoires d’un homme dont chaque cellule sentait le soleil, le sol, le feu, la femme, la pluie, le cheval, le fusil, la poudre à canon, la rébellion et l’aventure.
Je rêve de lui plusieurs nuits. Je le vois marcher avec ses deux amis fiables, le long d’une longue vallée, sous une neige abondante dans l’obscurité totale. La neige repose sur leurs fortes épaules et la vapeur monte des flancs de leurs chevaux. Ils s’en vont, ignorant la meute de loups qui les suit, pas à pas, sur la crête de la montagne. Les yeux du loup alpha devant le troupeau brillent comme deux flammes. Il sait très bien que ces trois personnes ne tardent pas à tirer ni que leurs balles ne ratent.
LPE : Et votre mère disparue plus tôt mais dont le souvenir n’est pas moins marquant pour vous ?
ES : Elle était la fille de cet homme. La fille d’un homme qui avait vécu pleinement et comme il le voulait. De sa propre façon et avec les gens qu’il aimait. Et au cœur des aventures, dont chacune peut être un grand roman, un film merveilleux.
Ma mère, comme la plupart des mères nomades, était un mélange d’intelligence, de travail acharné, de savoir-faire et de gentillesse. Permettez-moi de vous dire quelque chose d’intéressant mais de terrible. Je n’ai jamais vu ma mère dormir. Elle se levait toujours plus tôt que nous et on ne savait pas quand elle dormait après nous. La première et dernière fois que je l’ai vue dormir, elle est morte trois jours plus tard. Elle avait un étrange génie dans le tissage de tapis, le rapport avec les autres, l’hospitalité et l’aide aux gens. Pendant la période où les gens de la tribu vivaient en ville, elle était l’une des femmes les plus populaires et les plus bienveillantes du quartier.
Elle avait une étrange capacité à sympathiser et à comprendre les autres. A une époque de notre vie urbaine, beaucoup de jeunes étaient devenus trafiquants. Ils avaient l’habitude d’aller à Bandar Abbas (un grand port au sud de l’Iran) et d’apporter des marchandises de contrebande, afin de pouvoir payer leurs frais de subsistance. Ils se battaient constamment contre la police. Pendant cette période, nous avons perdu beaucoup de jeunes. La police leur tirait dessus de manière vindicative. Parfois on se levait le matin et on voyait les cadavres de nos jeunes qui étaient allés apporter de la contrebande la veille. Ma mère était profondément attristée par ces incidents. Parfois elle ne parlait pas pendant plusieurs jours et fumait terriblement. Elle vivait le chagrin des autres comme son propre chagrin et son propre malheur.
Elle était très libertaire et n’acceptait pas les réponses toues faites des mollahs. C’était une personne de prière et de spiritualité. Mais juste à sa propre manière. Imaginez qu’à ce temps-là, elle était de cet avis que derrière la bruyante propagande et l’hypocrisie des politiciens religieux, il y avait des réalités sombres et amères. Elle était très radicale dans ces choses-là et beaucoup n’aimaient pas cette ouverture d’esprit. Plus tard, cependant, presque tout le monde a réalisé à quel point ses prédictions et ses opinions étaient correctes.
Elle était tellement dépendante de la nature, du grand air et du pur ciel au-dessus de nos montagnes, qu’elle est tombée malade quand nous nous sommes sédentarisés en ville. Selon les conseils d’un psychiatre, mon père est revenu avec elle à une nouvelle vie nomade sous une tente noire. Nous, les enfants, sommes restés en ville et avons continué nos écoles. Nos parents s’étaient retournés dans les plaines, sous le vaste ciel des steppes. Mais rien n’était plus comme avant. Rien. Il n’y avait plus d’eau potable et il n’y avait plus de pâturages pour les bêtes. La manipulation terrible de la nature et l’exploitation aveugle et brutale des ressources par le gouvernement et les profiteurs liés au régime avaient poussé la nature au bord de la destruction.
Par conséquent, ils n’ont pu survivre dans les plaines et se sont retournés de nouveau en ville. C’est à cette époque que ma mère, à l’âge de quarante ans, a commencé à apprendre l’alphabet et a pu lire. Et c’est là qu’elle a trouvé une solide foi dans l’éducation. C’était vraiment une grande motivation d’étudier pour moi et mes frères et sœurs. Elle faisait tous les sacrifices possibles pour que nous puissions avoir une bonne éducation.
De plus, notre maison accueillait d’autres enfants de la tribu. Surtout des enfants de tantes et d’oncles qui s’étaient retournés dans les déserts et voulaient être nomades à tout prix. Mes parents avaient eux-mêmes onze enfants et il y avait toujours au moins cinq autres enfants chez nous pour qu’ils puissent aller à l’école comme nous.
Voilà, notre maison ressemblait à une pension gratuite. Ma mère devait cuisiner pour une vingtaine de personnes à chaque repas. Et pendant toute la journée, elle lavait des linges, cousait des vêtements et assistait à nos devoirs scolaires.
Les enfants qui vivaient et étudiaient chez nous à cette époque sont aujourd’hui parmi les meilleurs médecins, ingénieurs, avocats et enseignants d’Iran. Quand ma mère était vivante, partout on l’a remerciée et félicitée pour ses efforts et sacrifices pour les enfants des autres.
Ce jour pluvieux de l’hiver où nous étions en train de l’enterrer, un vieillard est venu et s’est tenu à notre côté. Il a tiré fort sur sa cigarette et a dit, les larmes aux yeux : « Ce n’est pas une femme que vous enterrez. C’était un monde plein de sacrifice, de générosité et d’humanité. Mille ans doivent s’écouler avant que la nature puisse livrer quelqu’un comme elle au monde. »
LPE : Votre peuple comme d’autres peuples en terres d’Islam n’en a pas moins gardé des racines préislamiques, chamaniques, porteuses d’une grande proximité avec la nature. Le rôle joué par les femmes y est aussi particulier et on peut même évoquer quelque chose de matriarcal ? Pouvez-vous nous en parler ?
ES : En général, l’aspect politique et idéologique des religieux et les phénomènes qui en découlent, tels que le fondamentalisme, le fanatisme et les visions fascistes, ne pouvaient pas avoir leur place parmi les nomades. Comme je l’ai dit, l’essence de cette vie était une existence libre et indépendante. Ce genre de vie ne pouvait s’inscrire dans le cadre commun des vues limitées. La vie nomade était une vie « sans murs », une vie sans bornes, ni frontières, ni antagonismes.
Le quotidien d’une société nomade était exactement le contraire. Déménager tout le temps nécessite avant tout d’être profondément pacifique, d’être respectueux envers les autres et d’avoir une vision relativiste du monde.
Le changement constant vous apprenait que rien dans le monde n’est certain et il n’y a pas de vérité unique. Pour les nomades, le monde était un monde de possibilités, de diversités, de différences. Un monde pluriel. Mon père disait toujours : « le monde est une grande forêt. Tout ce que tu peux imaginer est là. De toutes les formes, de toutes les couleurs. Et ça, c’est bien. » Ils croyaient que l’existence était extrêmement vivante, variable et relative.
Par conséquent, les visions religieuses qui revendiquaient les certitudes absolues n’étaient pas compatibles avec ce qu’il pensait et faisait chaque jour. Ma tribu parcourait au moins 3000 kilomètres chaque année, sur diverses routes migratoires. Cette marche sur la Terre s’était toujours accompagnée de découvertes de nouveaux territoires, de nouvelles rencontres, de nouvelles expériences, de nouvelles attitudes, croyances et rituels. Ces « voyages » longs et continus rendaient les gens plus « humains », plus « réalistes » dans tout ce qui avait des rapports avec l’être humain. Leur vision du monde devenait ainsi plus réelle, plus universelle et plus corrélative. La « migration » n’était pas seulement un déplacement physique et réalisé à l’extérieur. C’était aussi et avant tout une aventure intérieure. Une re-découverte spirituelle de soi et de l’Autre. Alors, tout en respectant les religions (pour la même raison de voir le monde de manière relative et pluraliste, et de considérer les autres comme ayant des droits et choix) les nomades ne pouvaient jamais être des adeptes parfaits des religions politiquement instaurées.
Le contact quotidien avec la « vie profonde », avec l’ampleur de la vie et avec des phénomènes tels que la naissance et la mort, leur avait appris à voir la vie comme plus ouverte ; et nullement d’essayer de la limiter aux formats étroits et étriqués des gardiens officiels des religions.
J’ai écrit quelque part que la seule vie où il n’y avait pas de « mort » était la vie nomade. Je le répète ici. Je ne veux pas dire que le phénomène de la mort n’existait pas. Non. Ce que je veux dire, c’est que la mort n’y existe pas en tant qu’événement horrible, durable et dérangeant. Imaginez qu’une tribu est en train de se déplacer et que quelqu’un tombe malade et meure. Sans vouloir prendre cette affaire très au sérieux et organiser des cérémonies et des rituels ultérieurs, les membres de la tribu enterrent immédiatement cette personne sous un arbre ou au sommet d’une colline, ou à côté d’un rocher, et ils continuent leur chemin. Et souvent aucun signe sur ce tombeau pour le retrouver après.
A mon sens, cette « humiliation de la mort » était une sorte d’« éloge à la vie ». Un éloge de la naissance. Car, au contraire de la mort, la « naissance » est une affaire durable et honorable. Chaque enfant nomade assiste à des naissances dès qu’il ouvre les yeux sur le monde : naissance de jeunes animaux, celle de bêtes et d’insectes, et re-naissance perpétuelle de la nature.
Un nomade prêtait peu d’attention à la mort. Peut-être parce qu’il s’occupait de la naissance tous les jours. Il savait au fond de lui qu’avec la mort rien n’était perdu à jamais. La vie coulait toujours et quelque chose venait immédiatement prendre la place de ce qui disparaissait.
D’ailleurs, cette attitude n’est pas sans rapport avec la pensée de « l’incarnation » dans les spiritualités naturalistes et les religions comme le bouddhisme. Le quotidien des nomades est la rencontre directe avec le caractère cyclique de la vie. La nature y est un cycle visible et perceptible. Tout s’y transforme et change constamment pour que ce cycle puisse continuer. Un mouton meurt et un chevreau naît. La jambe d’un cheval se casse et un autre poulain est prêt à monter. Un renard vole un poulet le soir, et le matin suivant, tout un tas de poussins naissent. Et cela continue.
Vous pouvez imaginer à quel point le fait de ne pas avoir peur de la mort et l’acceptation de la mort comme la routine de la vie rend une personne courageuse. Tandis que, les gardiens officiels des religions, les institutions de contrôle et le système de marché nous font constamment peur avec la pensée de la mort, de la disparition, de la perte. Surtout de nos jours, le système capitaliste nous fait peur à chaque instant : avons-nous suffisamment acheté et consommé avant de mourir ?
On peut dire que la vie des nomades ne pouvait pas être incluse dans les cadres étroits, obligatoires et imposés des religions. Car, ils vivaient au cœur d’une grande spiritualité universelle qu’était la nature. Même l’éthique qu’ils observaient dans leur vie quotidienne n’avait guère de fondement religieux. Des valeurs telles que le courage, la détermination et le respect envers les autres étaient intrinsèques aux moindres gestes du quotidien.
Dans ma tribu, les traditions originelles du passé étaient toujours populaires. Des rites et coutumes totalement heureux et passionnés, contrairement à l’Islam politique et idéologique qui encourage plutôt le chagrin et la haine. Nos femmes ne se couvraient jamais complètement les cheveux. Elles portaient des vêtements colorés et dansaient aux côtés des hommes. Elles tendaient la main aux hommes et les embrassaient. De simples gestes qui sont strictement interdits dans l’Islam des mollahs et qui sont considérées comme des péchés impardonnables. Elles aimaient les chiens et c’était leur responsabilité de les nourrir. Alors que le chien était « impur » selon l’Islam. Cela signifiait que cet animal était à l’origine et par essence « sale » et ne pouvait pas être nettoyé et propre même avec l’eau de sept océans ! Alors les femmes, par ces gestes apparemment sans importance, mais profondément significatifs, étaient aussi les gardiennes de la libre pensée. Tout comme elles étaient les principales gardiennes de la beauté, de l’espoir et de la joie.
Ces rôles en plus de la gestion financière de la famille, qui incombait entièrement aux femmes, faisaient souvent d’elles les personnes les plus influentes d’une famille. Cela quand même était possible après des années d’efforts et de sacrifices patients et sincères, et surtout après avoir atteint l’âge de cinquante ans. Alors, contrairement à l’idée de ceux qui pensent que toutes les sociétés traditionnelles étaient des sociétés patriarcales, la vie nomade était une vie foncièrement matriarcale. Aujourd’hui encore, de nombreuses familles nomade sont connues sous le nom des mères et pas des pères. Mais bien sûr, ce privilège et honneur n’était pas héréditaire et facile à atteindre. Seule une femme qui s’était sacrifiée pour maintenir une vie pleine de challenges et qui avait été la gardienne de toutes les valeurs sur lesquelles ce modèle de vie était basé, le gagnait. J’ai eu la chance d’être souvent connu et appelé sous le nom de ma mère, Tuba : « l’arbre unique ».