L’Odyssée d’Homère a déjà été mille fois lue et interprétée. Mais dans Odyssée pour une Terre habitable (Le Pommier, 2021), c’est à l’aune de l’Anthropocène que François Prouteau est allé relire l’œuvre de ce poète de génie qui a su comme personne saisir quelque chose de l’aventure humaine. Alors il puise dans ce vestige de notre civilisation des paroles de courage et d’intelligence pour soutenir l’aventure et le combat du moment, celui de notre décennie.
Pas de nouvelles réjouissantes : Ulysse partit avec douze bateaux chargés d’hommes et revint de son odyssée, 10 ans plus tard, seul, en ayant tout perdu derrière lui. Mais une espérance qu’il nous revient de cultiver sans relâche : il revint transformé. Ses apprentissages firent de lui un homme renouvelé. Oui, il est possible d’apprendre et devenir autre que ce que nous avons été. Nous ne sommes pas condamnés à la bêtise, la cupidité et la lâcheté.
Rencontre avec François Prouteau, ingénieur diplômé de l’IMT Atlantique (Mines-Télécom) et docteur en Sciences de l’éducation qui préside Fondacio.
Nathanaël Wallenhorst
LPE : Vous venez de publier un livre qui s’appuie sur L’Odyssée d’Homère pour penser l’écologie aujourd’hui. Comment vous est venue cette idée ?
François Prouteau : Depuis que j’ai créé en 1990 l’IFF Europe, un institut associé à l’Université catholique de l’Ouest (UCO), je m’intéresse aux enseignements qui sont dispensés dans le domaine de l’écologie et de l’environnement. Ce souci s’est renforcé dans la dernière décennie avec la conscience croissante de l’Anthropocène. De plus en plus de publications en font état comme le montre les travaux de l’équipe de recherche à laquelle je suis associée à l’UCO. En parallèle, je me suis passionné par la langue d’Homère, en lisant les épopées de L’Iliade et de L’Odyssée. J’ai été frappé par la manière dont un tel récit peut éclairer « la crise » quand elle frappe l’histoire humaine. Le chant des sirènes ou les affres de Charybde en Scylla, les portes de l’Hadès, mais aussi « l’aurore aux doigts de rose » et de nombreuses autres métaphores nourrissent les infinis chatoiements de l’épopée, mettent en lumière les menaces à déjouer comme les opportunités à saisir par Ulysse durant tout son périple jusqu’à Ithaque.
LPE : Comment s’établit ce lien, selon vous ?
François Prouteau : On entend parler d’odyssée dès qu’on fait allusion à une aventure riche en événements ou en rebondissements incertains qui mérite d’être racontée. Nos odyssées tiennent de L’Odyssée. La référence aux épopées homériques au cours de l’histoire des sociétés occidentales est en général un marqueur de moments de crise. C’est le cas de nos jours où se multiplient les parutions qui traitent de L’Odyssée.
Ce récit a un pouvoir d’évocation fort lié au voyage et au mythe avec ses mondes imaginaires, sa part d’inconnus et de risques.
LPE : On le voit par exemple avec la conquête spatiale actuellement. Après la Lune, on parle d’odyssée vers Mars.
François Prouteau : Sorti un peu plus de neuf mois avant le premier pas de l’homme sur la Lune, le film 2001, l’Odyssée de l’espace a marqué de son sceau notre vision de l’exploration de planètes lointaines. On regarde aujourd’hui de plus en plus loin, jusqu’au fin fond de l’univers, pour imaginer d’autres « terres » habitables. Au temps d’Homère, c’est de l’extrémité du monde (le détroit de Gibraltar) où se trouve la grotte de Calypso qu’Ulysse accueille la valeur incommensurable qu’ont pour lui sa terre et les siens, préférables à l’immortalité que lui offre la nymphe. N’est-ce pas un changement de perspective qui s’opère aussi pour l’humanité depuis que les photos satellites donnent à voir nouvellement la Terre, planète bleue tout à fait unique, maison commune qui sollicite le plus grand soin. Les images des satellites nous renvoient comme miroir, notre identité terrestre, mais aussi notre responsabilité : la Terre laisse de plus en plus découvrir les blessures que nous lui avons infligées avec des conditions d’habitabilité de plus en plus incertaines.
Dans le Cosmos, la Terre ressemble à un grand vaisseau bleu endommagé sur lequel « nous sommes embarqués », comme l’avait souligné à l’aube de la modernité, Blaise Pascal. Le philosophe Michel Serres y faisait souvent référence, pour parler d’une nouvelle Odyssée, le Grand Récit sur l’histoire de l’univers à partir des connaissances scientifiques d’aujourd’hui et les défis qui se posent à l’étape actuelle de l’histoire de l’humanité. C’est pourquoi, à la réflexion, j’ai perçu qu’il pouvait y avoir du sens à faire des liens entre la « crise écologique » et l’odyssée comme une aventure où il nous faut mettre comme premier objectif la Terre et son harmonie.
LPE : L’aventure humaine serait-elle homérique ?
François Prouteau : Oui, si on prend L’Odyssée dans une lecture interprétative où est privilégié le symbole. Alors on peut faire ressortir des enseignements en lien avec la nature, l’éthique, la politique ou encore l’éducation.
Car L’Odyssée raconte ce qui arrive à l’humanité par tous les temps, les vents hurlants, les naufrages, des violences comme la peste, d’un côté ; et les explorations inédites, l’hospitalité, la recherche de la justice, l’aventure intérieure de l’autre. L’écriture oscille entre les sueurs froides de Charybde en Scylla et l’émerveillement devant la beauté du cosmos, avec ses ornements nombreux et tous les prodiges des zones naturelles et sociales, comme Homère les avait brillamment chorégraphiées sur le bouclier fabriqué par Héphaïstos. Le poète aveugle, en sismographe, a la mémoire des tremblements de l’âme et de la Terre, et son écriture est antisismique, à la fois résistante et poétique, créatrice et victorieuse.
LPE : En quoi le voyage de retour d’Ulysse raconté il y plus de 2700 ans serait actuel ?
François Prouteau : Homère semble avoir peint pour nous toutes les tentations qui nous guettent face à la crise. La première escale de son équipage, après avoir subi les vents contraires, est au pays des Lotophages, où les hommes se droguent pour oublier leur malheur. Privés de leur mémoire, de l’usage de leur liberté et de leur volonté, insoucieux du présent, ils préfèrent rester comme des morts vivants au pays de l’oubli plutôt que subir l’épreuve des trajectoires périlleuses pour regagner leur terre. Un autre exemple est l’orgueil d’Ulysse qui face au Cyclope, fanfaronne et met en péril sa vie et celle de son équipage. Je pense encore à la manière dont les compagnons d’Ulysse se laissent envouter par les charmes de Circé et deviennent des porcs, ou encore un peu plus loin, quand ils enfreignent consciemment au respect de ce qui est sacré en mangeant les troupeaux du Soleil. Tels sont quelques-uns des épisodes emblématiques de l’avidité et de la violence (l’hubris) à laquelle les hommes peuvent se livrer vis-à-vis d’autres êtres. Ils courent à leur perte.
LPE : Selon vous, la lecture de L’Odyssée peut éclairer ce qui arrive à l’humanité en Anthropocène ?
François Prouteau : Oui, car cette histoire questionne ce que c’est qu’être humain, dans sa singularité et dans l’appartenance à quelque chose de commun qui est l’odyssée des vivants.
Qui sont-ils ces hommes de l’hubris, Ulysse et ses équipiers, pour déclencher un tel enchainement de catastrophes durant tout le début de l’épopée ? L’identité d’Ulysse paraît trouble, avec ses dissimulations en série et son génie pour chercher l’efficacité sans souci de la vérité, jusqu’à travestir le langage. Devant le Cyclope, il se nomme « personne », Ou-tis en grec, contraction trompeuse de Odysseus. Il se joue ainsi avec forfanterie du monstre, et son orgueil l’entraine dans les catastrophes les plus sombres, de Charybde en Scylla, sous le joug de dieux qui se disputent le destin des hommes.
Ulysse, sans identité ni personne à ses côtés, devient un naufragé réduit à néant et jeté sur le rivage du monde civilisé. Une fois mis face à la responsabilité des saccages qu’il a causés, pitoyable et en larmes, il se dévoile. Dans sa vulnérabilité, il décline avec force sa véritable identité. « Je suis Ulysse », premiers mots de son écobiographie. Chez Homère, le monde des hommes, même s’il est l’objet de leur violence, est toujours en recherche d’une résonance avec le cosmos et d’une hospitalité du vivant, purement divine. Ulysse vit un long chemin de transformation de l’esprit (métanoïa, conversion) et de reconnaissance de sa véritable identité jusqu’à Ithaque. Mais la tentation de la tromperie ou de la violence n’est jamais loin. Les compagnons de voyage d’Ulysse ne tirent aucun enseignement des catastrophes, ils en meurent. Seul Ulysse revient à Ithaque.
LPE : Alors, qu’est-ce que L’Odyssée nous enseigne face à « la crise » ?
François Prouteau : Ulysse utilise son intelligence, mais pas n’importe laquelle, ni n’importe comment. Il apprend de l’expérience vécue et des sages conseils qui lui sont prodigués. On le connaît comme inventif, auteur de prouesses techniques, tels le Cheval de Troie ou le lit nuptial, marqueté et réalisé sur un pied d’olivier. Il est doué, en réalité, d’un bouquet d’intelligences : verbale, à travers son art de raconter sans égal ; environnementale et naturaliste dans ses explorations lointaines, et aussi dans son verger ou avec son chien Argos, fidèle compagnon avec qui il partage un sens aigu de la communication non-verbale ; kinesthésique car il se révèle être un athlète des plus habile ; relationnelle, à la fois interpersonnelle mais aussi intrapersonnelle quand, face à la mer, il part à l’écart, seul pour écouter son âme et réfléchir sur sa vie. Ulysse refuse l’immortalité hédoniste et ennuyeuse promise par Calypso, car il préfère vivre pleinement, avec ce que la vie a de grand, donc de périssable. Beau pied de nez, avant l’heure, au transhumanisme.
Dans L’Odyssée, la mobilisation des intelligences permet aussi une transformation résiliente.
LPE : La notion de résilience revient aussi souvent dans les enjeux de la conversion écologique.
François Prouteau : Face aux traumatismes et aux souffrances vécues par Ulysse et ses soutiens, la résilience exprime la faculté de chacun et aussi du collectif à s’en sortir, en rebondissant sur l’épreuve pour développer des créativités nouvelles. Trace de l’épreuve du passage d’Ulysse à l’âge adulte, la cicatrice qu’il porte à sa jambe est non seulement le signe par lequel il est reconnu par son père et sa nourrice, mais aussi la marque de sa résilience. La résilience tient non seulement du rebond, du ressort, mais aussi du maillage, à la manière du tissage de Pénélope qui déploie des trésors d’intelligence pour résister à la convoitise des prétendants. Elle défait la nuit ce qu’elle a tissé le jour, retourne le cours du temps et finalement, l’arrête, pour annihiler leurs assauts destructeurs. Autour d’Ulysse et Pénélope, se forme un domaine (oikos) résilient, à la fois système familial intergénérationnel et structure de pouvoir, durables et résistants à l’adversité, fruits d’une intelligence collective à laquelle participent tous les compagnons de lutte : porcher, bouvier, nourrice, etc.
LPE : Votre lecture de L’Odyssée semble aussi marquée par l’éducation de Télémaque.
François Prouteau : Le fils d’Ulysse et Pénélope, Télémaque (dont l’étymologie signifie « Celui qui se bat à distance ») est, en filigrane, le héros des quatre premiers chants de L’Odyssée (cette œuvre est organisée en 24 chants). Ce jeune homme de vingt ans apparaît au fil de l’épopée comme le nouvel Ulysse qui fait œuvre de sagesse et de justice à Ithaque. Il est préparé au combat par l’éducation, par des voyages d’apprentissage et un mentorat inauguré auprès de lui par la déesse de la sagesse Athéna : réveil de la conscience politique, relationalité, mobilisation de l’intelligence collective, résistance et action avec des compagnons de lutte, transformation et coévolution. A la fin, les différentes générations d’acteurs se retrouvent au verger. Là, ils fêtent leurs retrouvailles dans une fraternité qui intègre le végétal et l’humain, puis avec tous les habitants, pour ouvrir une époque de paix, juste et durable.
LPE : Happy end ?
François Prouteau : Non, pas vraiment. Ce n’est pas la fin, « the end » de l’aventure humaine. Car l’expérience d’un vivre « vraiment humainement » est toujours en cours. Ulysse va devoir repartir, une autre odyssée l’attend. En réalité, nous n’avons jamais fini d’accueillir l’autre dans sa différence, xenos signifiant à la fois l’hôte et l’étranger. L’hospitalité est bafouée en permanence. Ithaque souffre de l’emprise des Prétendants, et les terres qu’explorent Ulysse en dehors du monde grec, sont marquées elles aussi du sceau de l’inhospitalité. Le corollaire de l’inhospitalité est l’hubris, la démesure, la violence et l’orgueil, le manque d’humilité. Jusqu’aux derniers vers de L’Odyssée, le dernier sceau de la xenia reste encore à ouvrir par Ulysse ; « une tâche infinie, multiple et malaisée » est à mener jusqu’au bout de l’aventure humaine.
Ce n’est donc pas le « Be happy » hédoniste, la vie douce heureuse promise à l’immortalité par Calypso qu’Ulysse a refusé en choisissant de revenir à Ithaque.
LPE : Choisir Ithaque aujourd’hui, qu’est-ce que cela peut signifier pour nous ?
François Prouteau : Sur le fond de L’Odyssée, le voyage vers Ithaque vaut retour sur soi. Comme je l’ai souligné précédemment, au moment, où, dans sa robustesse et sa vulnérabilité, Ulysse commence son écobiographie, son avenir s’éclaire. S’établit alors un rapport réflexif à son histoire qui l’aide à comprendre le monde. Il assume pleinement sa responsabilité dans la relation à soi-même et aux autres vis-à-vis desquels il est engagé, du cosmos aussi qui, dans l’univers d’Homère, est synonyme d’ordre et d’harmonie.
Dans mon ouvrage, Odyssée pour une Terre habitable, je fais souvent référence à Albert Camus qui, face aux enjeux politiques contemporains, a su exprimer par ses dons d’écrivain, cet héritage venu d’Homère. Cela est manifeste dans L’exil d’Hélène, et plus encore, selon moi dans L’Homme révolté. Cet essai lui vaudra une levée de boucliers de la part des intellectuels partisans d’une logique de l’histoire qui ne craignaient pas de soutenir la violence révolutionnaire au risque d’en célébrer les excès. C’est pourquoi Albert Camus choisit « Ithaque, la terre fidèle, la pensée audacieuse et frugale, la générosité de l’homme qui sait. Dans la lumière, le monde reste notre premier et notre dernier amour » (L’Homme révolté). La politique est féconde quand elle est au diapason de la vraie vie et de la nature telle qu’elle se donne dans la mesure et le respect du temps des semailles et des moissons. Plutôt que « des formules d’optimisme, dont nous n’avons que faire dans l’extrémité de notre malheur », Camus en refusant tous les plus tard du monde, laisse retentir « des paroles de courage et d’intelligence » : « qui se donne au temps de sa vie, à la maison qu’il défend, à la dignité des vivants, celui-là se donne à la terre et en reçoit la moisson qui ensemence et nourrit à nouveau ». Tel est le message d’Ithaque, le viatique d’une odyssée pour une Terre habitable.