Par Ebrahim SALIMIKOUCHI (Maître de conférences de littérature comparée, Université d’Ispahan, Iran)
Résumé :
Les discours littéraires apocalyptiques ignorent la violence de la situation actuelle. Ils sont souvent conformes aux idéologies du capitalisme telles que la modernisation écologique et l’économie néolibérale. Ils alimentent des approches déterministes mettant l’accent sur l’adaptation des individus et non sur la modification des systèmes. De même, les narrations catastrophiques dépolitisent des questions qui sont, par essence, politiques. Ils s’abstiennent d’identifier le véritable responsable pour évoquer des pistes ambigües et non identifiables comme le consumérisme, le matérialisme, les modes de vie, etc. Dans le présent article, nous essayons de démontrer qu’une vraie prise de conscience littéraire de l’urgence écologique passe nécessairement par un nouveau paradigme narratif : une narration écorésistante et anti-catastrophiste qui encourage les textes environnementaux à ne pas suivre l’alarmisme nihiliste et paralysant.
Mots-clés :
Discours apocalyptique, narration écorésistante, littérature écologique, planète.
Le catastrophisme littéraire comme toutes autres formes d’agnosticisme ne cesse d’évoquer qu’on est entré dans un processus de perte de prévention et de contrôle. Il est essentiellement lié à l’accident, à l’imprévu, au destin et ses diverses acceptions implicites renforçant la déresponsabilisation et l’inaction. Ces discours catastrophistes littéraires ignorent paradoxalement la violence de la situation existante pour noyer l’interlocuteur dans l’imaginaire d’une apocalypse effrayante mais lointaine. Ils sont ainsi liés, sans le montrer directement, aux idéologies environnementales du capitalisme actuel : la modernisation écologique, l’économie verte et le développement durable.
Le désastre futur et final prévu par le catastrophisme fictionnel est essentiellement hypothétique et antidémocratique, car il ignore l’ensemble des occasions d’agir actuelles. Dans ce catastrophisme, seule la catastrophe est prévisible. Une prévisibilité qui ne réduit, en fin du compte, rien du danger et de notre précarité.
Bien que l’écologisme n’ait plutôt qu’un seul sérieux adversaire identifiable, à savoir, les systèmes économiques et politiques actuels, les discours catastrophistes littéraires cherchent cette adversité ailleurs, souvent dans les lieux les moins probables : les gestes quotidiens des citoyens ou les incidents naturels. Ils nourrissent les approches déterministes insistant sur l’adaptation des individus et non sur la modification des systèmes. Ils ignorent que le « risque » n’est pas uniquement dans les modes de vie, mais plutôt dans les façons des gouvernances économico-politiques qui ne cessent de minimiser l’ampleur des dangers actuels.
La plupart des discours catastrophistes dépolitisent ainsi des questions qui sont, par essence, politiques. Ils s’abstiennent d’identifier les vrais responsables pour évoquer des pistes souvent ambiguës et non-identifiables comme le consumérisme, le matérialisme, les modes de vie et de pensée, etc. et contribuent à une sur-responsabilisation du citoyen pour passer sous silence l’urgence d’une écogouvernementalité. Or, leur alarmisme étatique est une nouvelle institution des démocraties en panne et n’évoque rien de collectif, de solidaire, de fraternel ou de l’altruiste : ils ne sont au fond qu’un autre appui à la perpétuation de l’élite technocratique capitaliste toujours à la tête des décisions cruciales.
Pour toutes ces raisons, la prise de conscience littéraire sur l’urgence écologique doit passer nécessairement par un nouvel écologisme narratif. Un écologisme anticatastrophiste qu’on peut nommer aussi « l’écologisme éclairé » : une lutte constructive et réflexive nous permettant de réfléchir avant d’agir sur notre situation actuelle sur la Terre.
C’est dans cette perspective que ce que je nomme « l’écorésistance narrative » reste l’un des meilleurs domaines littéraires stratégiques à la hauteur du défi environnemental et capable de stimuler des plans et des projets d’action. Elle encourage les discours artistiques et littéraires ayant la vocation environnementale à ne pas suivre les discours alarmistes. Elle leur demande d’être résistants : il faut, une fois pour toutes, se libérer du ghetto du marché et ses narrations pour s’adhérer au camp de la vérité. Et c’est par là que la littérature écologique peut être parmi les vraies protectrices de la vie et non le collabo de la caste économico-politique, souvent hostile à la bioéthique, à l’écosystème et à la planète.
- Le catastrophisme littéraire et la crise de la responsabilité
La saturation des discours catastrophistes donne la fausse impression que toute la communauté est ultra-consciente de sa responsabilité devant la gravité de la situation. Ce qui n’est pas le cas. Les dirigeants parlent toujours d’un « on » qui n’a pas de sens collectif : c’est un « on » inauthentique, ambigu, sans antécédent et donc sans précision sur les responsabilités et les missions concrètes.
Comme c’est son habitude de toujours, le système politique base souvent son rapport avec le peuple sur la méfiance et la terreur (notamment sous les nouvelles formes de l’oppression au nom de la sécurité, etc.). Ce qui déclenche normalement chez les individus plus d’égotisme, de la cupidité et de l’insensibilité : le monde n’est qu’un monde de survie, d’un champ de bataille où chacun se bat sans cesse pour sauver sa peau. C’est dans cette perspective que chaque famille (ou même individu) devient un petit État latent et hypocritement autonome, un gouvernement en ombre avec ses caisses cachées, ces réserves, ces secrets mercantiles de toutes sortes.
Alors cette sorte d’alarmisme narratif engendre plus de modes de vie envieux et antisociaux. Le rappel permanent de la pénurie, du manque et des limites éveille notamment des sentiments de rivalité et d’antagonisme. Tout le monde sent qu’il est coincé dans un îlot sans avenir, sans compassion, sans communication. Alors il s’oblige à profiter de la moindre occasion pour s’emparer de sa part de la réserve étrécie des ressources. Il est étonnant que ce ne soit pas seulement les individus qui adoptent un tel comportement. Il y a déjà beaucoup de systèmes (régimes politiques, des mafias, etc.) qui se concentrent de plus en plus sur des démarches secrètes et aventureuses face au « danger final »: notez le nombre de pays qui ont déjà commencé de construire des réserves et des refuges très sophistiqués anti-apocalyptiques.
Le discours politique voit dans la catastrophe et l’après-catastrophe « un destin » fait par les modes de vie des populations. Il projette ainsi plus de sentiment de culpabilité et reproche aux gens leur insensibilité : un modeste ouvrier commence à utiliser de plus en plus le transport public pour aller à l’usine, une femme de ménage trie avec plus de subtilité et minuties les déchets recyclables de son foyer, tout en pensant qu’on est tellement responsable de ce que les politiciens hurlent dans les médias. La politique abuse ainsi du sentiment de la responsabilité citoyenne pour cacher son manque d’engagement moral pour la défense du bien commun. La masse, ce « on » abstrait et impersonnel, reste son meilleur gageur pour se déresponsabiliser.
Il y a un grand nombre de scandales souvent médiatisés des hommes et des institutions politiques qui appellent à être « vert » alors qu’au même moment ils sont en train de vivre leur vie anti-écologique. Un cas devenu très célèbre c’est celui d’Al Gore. Lorsque l’ancien candidat de l’élection présidentielle des États-Unis appelait à économiser l’énergie limitée de la planète dans son documentaire Une vérité qui dérange, un centre de recherche était en train de dévoiler que sa grande maison consommait vingt fois plus d’énergie que la moyenne nationale. Il est étonnant que de tels événements sont devenus tellement stéréotypés dans l’histoire contemporaine qu’on les considère comme les évidences tautologiques de la politique.
L’effort écologique demandé n’est pas donc un effort collectif partagé. Il surcharge les individus en les terrorisant par l’étalages des effets du désastre et de l’importance de leur gestes quotidiens. Tandis que des secteurs industriels et économiques protégés par le pouvoir oublient très facilement leurs responsabilités socio-environnementales. La plus grande portion des pollutions comme celle des émissions de CO2 viennent toujours non pas de la consommation des populations mais des méga-secteurs dirigés par le pouvoir économico-politique.
Or, la crise écologique est une crise éthique de la responsabilité. Le « vide éthique » de la politique d’aujourd’hui balaye le minimum de responsabilité qui se trouve encore chez les populations. Puisque la responsabilité est le corollaire de la liberté et toutes les deux réclament un minimum de confiance réciproque : l’homme assume sa responsabilité de quelqu’un ou de quelque chose pour grandir, pour être à la hauteur de l’être humain.
La plupart des systèmes politiques actuels ne veulent pas que les individus assument cette liberté corolaire à la vraie responsabilité. Ils imposent aux gens un grand ensemble de charges et de devoirs sans leur donner l’occasion de choisir librement et éthiquement leurs responsabilités. Ces charges et devoirs autoritairement prescrits ne sont, dans la plupart du temps, qu’au service de la continuation des systèmes qui ne cessent d’imposer leur pouvoir que sur les plus faibles.
Ainsi, la sur-responsabilisation individuelle des discours catastrophistes littéraires dans la re-présentation des causes et des effets des catastrophes environnementales est un autre chantage du système économico-politique. En sur-responsabilisant les individus, on facilite la déresponsabilisation de la politique. Alors, même les démocraties actuelles n’arrivent guère à protéger l’idée de la responsabilité et de la solidarité écologique. Elles sont souvent occupées à garantir la perpétuation des principes capitalistes. En absence d’un mutualisme par la surveillance réciproque (chacun par tous et tous par chacun) elles ne sont plus capables d’apporter ce que leurs institutions ne peuvent acheter : la collectivité sensible et engagée.
C’est pourquoi beaucoup d’individus ont déjà renoncé à leurs responsabilités et sensibilités : il est devenu extrêmement difficile de leur rappeler leur conscience et les intérêts supérieurs de la communauté. Car, la responsabilité environnementale ne peut pas être de l’ordre obligatoire. Elle n’est pas une obligation impérative ; c’est une valeur, avec toutes les implications éthiques qu’on peut imaginer pour une valeur. De qu’elle valeur peut-on parler au sein d’un système économico-politique qui n’a qu’un mécanisme central : transformer tout en argent. (Bourg, 2018)[1] Cette transformation souvent cruelle dans tous ses aspects exploiteurs et colonisateurs ne permet à personne de réfléchir un peu au-delà de ses besoins fondamentaux. La politique ne cesse d’insister que cette transformation est économiquement inévitable sans se donner la peine de répondre à d’autres questions : est-ce qu’elle l’est aussi moralement, écologiquement, humainement ?
La crise environnementale ne découle donc pas de manque de conscience chez le citoyen consommateur. Elle vient de la crise morale d’un système qui encourage l’expansion infinie des sociétés de grande consommation matérielle. Les discours catastrophistes artistiques restent bel et bien au service de cet ordre capitaliste. Ils alimentent dans les textes, les films, les musiques et d’autres formes de créativité, une vision apocalyptique qui implique avant tout une dimension lointaine et imaginaire, donc oubliable. Alors que la catastrophe est déjà là : elle est au centre de notre présent. Un présent qui souffre d’un désastre foncièrement actuel : le chaos contemporain de l’injustice, du conflit, de l’indignité.
La plupart des écrits sur les catastrophes écologiques commencent par le choc de la catastrophe et se terminent par la fin de tout. Dans les rares cas où les héros peuvent survivre jusqu’à la fin de l’incident, la vie des gens ordinaires est pratiquement terminée et le héros doit commencer à construire un nouveau monde.
De ce point de vue, l’écriture catastrophiste est une écriture de la fin, de l’impossibilité inévitable et immuable. La catastrophe est venue et a tellement écrasé la vie qu’il n’y a plus de temps pour réfléchir à une solution, pour créer de nouvelles coutumes et habitudes, nouvelles façons de vie.
Et d’ailleurs, le catastrophisme littéraire s’est vite transformé en stéréotype. Beaucoup de ces écrits traitent répétitivement des zombies, des guerres biologiques et nucléaires et des explosions chimiquement contaminées. Ils n’arrivent plus à présenter des discours créatifs novateurs pour sensibiliser ou même engendrer de nouvelles questions.
Le catastrophisme littéraire est ainsi soumis au paradigme capitaliste : il reste insouciant aux causes cruciales de la situation survenue et engendre un sentiment accroissant de la vulnérabilité et de la culpabilité chez les masses. En évacuant les rapports politiques de production/consommation de ses critiques, il impose aux interlocuteurs (lecteur/citoyen-consommateurs) de refaire leur mode de vie. Il y a donc dans la plupart de ces discours catastrophistes littéraires une part cachée et manipulée du nihilisme qui rend l’implication actuelle comme inutile et dérisoire[2].
- Un futur qui castre le présent de son potentiel d’agir
Sur le plan médiatique, l’inflammation des informations apocalyptiques a bien généré une sorte de saturation et dégout dans l’esprit des interlocuteurs. Il y a donc des gens qui abandonnent la poursuite des informations et n’ont plus envie de connaître ce qui se passe. Les médias continuent à reproduire les chocs (leur matière à la fois première et produite) et les interlocuteurs s’habituent à méconnaître ou ignorer tout, même ce qui a quelques particules de la réalité. Ces ignorants volontaires forment graduellement le corps d’une communauté opposante à déclencher toute action.
L’inaction actuelle ne vient pas de notre incapacité à admettre que la catastrophe est là : ce n’est pas une question de la croyance. Elle est le résultat d’une ignorance voulue par les systèmes dominants : l’ignorance des possibilités de changer. Par toutes leurs stratégies dissimulantes, les systèmes nourrissent de la même façon les narrations catastrophistes et les rendent comme des évidences de la vie sociale.
Le pouvoir remplit la société de tels discours pour donner l’illusion de l’action. Car au fond il ne croit pas que l’écologie soit sérieusement son affaire. Tenons comme exemple la fameuse reconnaissance de la catastrophe du réchauffement climatique au sommet de Copenhague qui n’a aucunement changé les modes de production-consommation des gouvernants de la planète: la diffusion mondiale de CO2 a atteint en 2010 son plus haut niveau dans toute l’Histoire.
On est donc habitant d’une époque d’un soupçon fermement existentiel. Là où la plus haute certitude des gens, c’est le doute. Ce doute perpétuel devant le fonctionnement des institutions politiques et administratives a engendré une déception profonde face aux capacités des systèmes politiques actuels pour garantir même relativement un futur vivable et réglable (la retraite, le système de santé, la paix, la sécurité, etc.). De tels systèmes n’arrivent plus à nous développer en tant que citoyen et individu protégé par les droits et privilèges égalitaires. L’amertume de tant de vies conflictuelles imprégnées de solitude et de désespoir, vient de cette réalité que d’être un membre de la société ne signifie pas le même pour tout le monde.
Alors, le futur, imaginé sous des formes narratives apocalyptiques, castre le présent de son potentiel de transformation. Le capitalisme se voit plus que jamais comme un prophète qui a cartographié le futur et n’y a trouvé rien d’intéressant. Il ordonne de préserver le présent en l’adaptant de plus en plus à ses ruses. En ce qui concerne la politique, elle justifie, sous couvert de l’urgence, la préservation de ses propres structures et celles de la sphère économique. Alors, la plupart des discours catastrophistes littéraires se rejoint, consciemment ou inconsciemment, à leur antipolitique conservateur qui a l’obsession de protéger à tout prix le présent avec toutes ces défauts et lacunes. Démobilisateurs et avilissants, ils contribuent au vaste projet mercantiliste de la soumission durable et maintiennent sa doctrine principale : augmenter le profit financier, renforcer les mesures du maintien de l’ordre et resserrer le contrôle.
- Quand le capitalisme colonise les narrations écologiques
Les représentations stéréotypées de la mythologie et les légendes catastrophistes dans les textes, les médias et sur les écrans du cinéma ne rendent guère de service à la lutte écologique. Il est évident que ces médiatisations/vulgarisations ont encore quelques effets utiles sur les gens qui sont aptes à se sensibiliser mais en ce qui concerne une conscientisation écopolitique profonde, elles sont souvent stériles. Elles restent dans la plupart du temps silencieux sur le pourquoi de la catastrophe future. C’est pourquoi leur structure narrative ressemble beaucoup aux discours de la classe dirigeante : narrer par la technique in medias res, commencer l’histoire au moment où la catastrophe a eu déjà lieu[3]. Elles ne s’intéressent non plus au comment des résistances possibles pour éviter le fléau final : elles ne parlent ni de possibilité de transformation ni de la recherche de véritables solutions durables et réalisables avant la catastrophe.
Ainsi, on peut bien mettre en cause la durabilité et l’efficacité de la plupart des productions artistiques et littéraires et leur rôle dans l’affect apporté aux interlocuteurs. Elles ne s’efforcent pas de repenser le lien politique entre l’Homme et la Planète ou en présenter un aspect critique. Par exemple, bien qu’il y ait un très grand nombre de festivals d’inspiration environnementale, la littérature et le cinéma non-catastrophistes sont souvent peu montrés dans les médias populaires et peu vus même par les activistes écologiques. Les grands festivals de films environnementaux comme celui des Deauville Green Awards (France) ne visent pas assez à promouvoir les films authentiquement écopolitiques.
La plupart des productions artistiques écologiques (cinéma, littérature, théâtre, jeux vidéo, etc.) suivent les scénarios répétitifs et trop usés de l’apocalypse et ne font que renforcer le sentiment catastrophiste qui est, par essence, pessimiste, défaitiste et inquiétant. On dirait qu’elles ont tiré leurs propres profits (en produisant quelque chose d’intéressant à partir d’un malheur) et qu’elles ont quitté le terrain. Elles ne créent pas ainsi de supports interactifs et d’approches sensibles pour dénoncer les vrais responsables de la destruction de l’environnement, de l’écosystème.
Il est juste qu’elles démontrent bien que notre vie est extrêmement dominé par la peur et l’angoisse du déclin. Mais cette démonstration est devenue également un cliché pur et incapable d’aborder le gros problème : comment peut-on engager des mesures très quotidienne (concrètes et durables) dans la sphère de la vie politique et individuelle pour éviter la catastrophe ?
Pour toutes ces raisons, la plupart des représentations artistiques et littéraires de l’inspiration catastrophiste font partie des nouvelles stratégies culturelles de l’idéologie capitaliste : ne pas risquer le présent pour s’aventurer dans la transformation. C’est dans cette même perspective que le pouvoir demande souvent à l’art et à la littérature de lancer des raisonnements extrémistes construits sur le principe de l’alarme. Les institutions littéraires deviennent ainsi l’une des vitrines (ornementales) du pouvoir économico-politique pour confirmer et certifier les discours catastrophistes. L’existence même de ces institutions se justifie souvent par le souci du pouvoir pour se montrer respectueux au vieux prestige de l’art, de la littérature, de la science. On dirait que la littérature est un beau vieillard solitaire dont on peut profiter de la présence dans la soirée. Trop châtré pour être challengeur ou nuisible, il est là seulement pour sauver les apparences.
Cet abus de la présence théâtrale de la littérature dramatise de plus en plus la situation. En absence des narrations réalistes et sincères de la crise écologique, les systèmes politiques n’arrivent pas à éviter le court-termisme inefficace et étourdi : leurs scientistes proposent de constituer des dépôts, des réserves de grains et d’énergie et leurs armées ont déjà commencé des projets de sélection des individus riches et singuliers à sauver avant l’effondrement final.
- À la recherche des issues dans l’écorésistance narrative
Les signaux d’alarme se multiplient dans la littérature écologique sans provoquer pourtant de véritables actions. Il n’y a aucun doute sur la justesse et la nécessité de ces alarmes : l’homme est à la veille de la chute des écosystèmes qui ont protégé depuis longtemps la vie sur la Terre. À l’angoisse de la probabilité des guerres nucléaires et le bioterrorisme, s’est déjà ajouté le réel du changement climatique. Un changement qui n’est plus progressif : il est immédiat et il paraît que nous sommes arrivés aux dernières décennies où il n’y a que l’ultime chance d’agir ou de périr.
Le problème n’est pas la nature inquiétante de ces alarmes. C’est l’usage manipulateur qu’en font les discours catastrophistes: ils intimident tout le temps et massivement par les stéréotypes d’un futur chaotique et innocentent les inégalités persistantes dans l’accès à tout ce que la démocratie avait promis aux populations.
Les discours catastrophiques minimisent et même normalisaient les réalités destructrices du présent[4]. Ils nous racontent des histoires d’un avenir si terrifiant que les inégalités et les oppressions présentes nous semblent sans importance et normales en comparaison. Ils sont ainsi antidémocratiques: ils ne cessent de soutenir les discours dominants qui se réfèrent constamment à un futur paralysant.
Alors, il paraît que le seul mouvement qui serait capable de contredire les discours catastrophistes, est l’écorésistance narrative. Car elle ne se définit pas par les références au futur, anticipé sous la figure du chamboulement final : elle se caractérise au contraire par une volonté d’organisation du présent. Dans la vision écorésistante de la narration, il n’y a pas de prédominance du futur sur le présent : qu’est-ce qu’il y a de plus antidémocratique que le principe de « générations futures » ? (Bourg et Whiteside, 2010, Thompson, 2005)
La véritable démocratie est plutôt centrée sur le présent, sur ce qu’on peut faire à ce moment immédiat pour être capable de surmonter les challenges d’aujourd’hui et du demain. Elle ne se cache pas derrière un « on » ou un « nous » indéterminé. Elle parle directement de l’homme (en tant que l’espèce), de son système économico-politique et tout ce que ce système commet contre la vie. Admettons qu’elle y prend aussi quelques aspects de l’alarmisme, des aspects qui sont nécessaires pour se mobiliser. Mais l’important c’est qu’elle reconnaît les capacités énormes des décisions que les populations peuvent prendre sur un nouveau contexte socio-politique. Alors, elle s’éloigne du catastrophisme dans ce sens qu’elle ne vise pas à faire peur aux gens et provoquer des atmosphères d’angoisse. Elle ne se veut aucunement un champ intolérant pour partager des craintes : elle est une invitation à contribuer ensemble à une situation plus plausible, sans se laisser pétrifier par l’appréhension.
Ainsi, elle contraste radicalement avec tous les discours qui renoncent aux projets possibles. Elle aide les citoyens (et par là les démocraties menacées) à entretenir une lutte constante et des projets émancipateurs contre les injustices et inégalités dont l’origine remonte à la crise écologique de production/consommation[5].
Alors, elle justifie le choix du présent comme temporalité la plus effectivement démocratique. (Chollet, 2011, 104) Car la catastrophe n’est pas un monstre à venir, elle est déjà présente sous nos yeux, dans tous les coins de notre vie. Le temps authentique de la crise et sa narration est bien le présent et c’est un présent qui n’est pas à préserver sous le prétexte qu’un futur beaucoup plus critique nous attend.
Dans ce monde qui vit une ère incertaine et problématique, on peut attendre encore, attendre dans une crainte et inaction engourdissante, jusqu’à ce que le scénario s’approche de sa fin et que le héros (celui des films apocalyptiques) sauve le monde par une magie de hasards. On peut aussi commencer à impliquer un ensemble des mesures écorésistantes pour éviter le déclin.
Pour un métabolisme socio-écologico-politique déjà malade, rien n’est plus risqué que le renvoi du problème à un futur incertain. L’écorésistance narrative est une invite à nous dégager des visions pessimistes non constructives. Elle est l’écologisme littéraire des masses, de tous ceux qui ont pris conscience de la crise et qui veulent donner un coup de main. Elle reste donc ce projet ouvertement populaire à la recherche d’un nouveau système de pensée qui serait capable de fonctionner longtemps et pour tous. Un projet qui est là pour mettre en cause les fondements de l’ordre économico-politique actuel et nous appeler à rejeter l’idée oppressante de préserver le présent prétendument moins terrifiant que le futur-monstre. N’oublions pas que si l’on peut imaginer un futur-monstre, c’est parce qu’il y a eu d’abord un présent-désastre. C’est le présent qui accouche du futur et non le contraire.
Conclusion
La littérature des prévoyances catastrophistes est le monde des solitudes terribles : c’est le monde des inactions et des désespoirs. L’expérience des luttes écologiques de ces dernières décennies démontre que le catastrophisme ne suffit pas pour favoriser une conscientisation collective. Il est toujours là sans pouvoir pousser la société à devenir écoresponsable. Sans doute parce que le retour de la sensibilité et de la responsabilité ne serait réalisable que par l’expansion du sentiment de la liberté : on ne peut parler d’une nouvelle éthique écologique chez les séquestrés des systèmes dont l’empire est souvent basé sur l’immoralité du clanisme et de la discrimination.
Au milieu de cette crise de la fiction, l’atout de l’écorésistance narrative, en tant qu’un long processus diagnostic, est bien son potentiel de tourner le choc environnemental non pas en paralysie ou en état de torpeur mais en action. Face au bouillonnement des incertitudes et angoisses sociétales évoquées par le catastrophisme, elle reste une chance de faire ce qu’on peut et de ne pas se laisser aller.
Cette écorésistance narrative a besoin quand même de nouveaux discours artistiques et littéraire qui seraient plus capables d’affecter, d’informer, d’éduquer et de sensibiliser le grand public. De tels art et littérature peuvent acquérir une fonction de témoignage qu’on pourrait nommer « le témoignage écosensible ». D’un point de vue plus cognitif, la mise en œuvre de ces nouvelles orientations narratives ne passe pas seulement par le biais de notre affect, mais aussi par celui de notre intellect. En d’autres termes, ce nouveau témoignage de la réalité écologique, relèverait d’une connaissance non pas distante ou indirecte mais en lien étroit avec notre capacité de nous engager.
La re-politisation de l’art et de la littérature écologiques engendre un plaisir réflexif collectif, nécessaire à toute compréhension. En re-verbalisant le mal commun de la crise environnementale, elle permet de trouver de petites chaînes de compassion, de convergence et de solidarité à une époque marquée par un individualisme forcené.
L’art et la littérature écorésistants ne se limitent pas à prévenir des déceptions (la littérature écologique actuelle n’est-elle pas souvent une littérature de déception ?). Ils prônent donc une éthique ; une éthique qui n’est pas exclusivement imposée au citoyen mais plutôt aux responsables de premier rang; les dirigeants, l’industrie, le marché.
Jusqu’où la littérature écologique peut-t-elle poursuivre ses considérations conservatrices du problème? Elle doit se transformer en une entreprise dénonciatrice et populaire. Elle doit faire des efforts pour que la technicité et la complexité des crises écologiques ne soient plus un obstacle majeur contre la compréhension par le plus grand nombre. Car au fond, on n’a plus besoin d’un savoir technique pour saisir la gravité de la situation : tout le monde est directement ou indirectement confronté au challenge environnemental. La transition écologique pourrait ainsi être réellement basée sur l’héritage culturel des peuples dont les modes de vie souvent millénaires étaient culturellement favorables à l’équilibre de la planète. Une vraie littérature écologique se renforce par la collaboration permanente des savoirs humanitaires des cultures et la puissance solidaire des masses.
L’écorésistance narrative anticatastrophiste est réactive (et non réactionnaire) : elle accueille toutes les formes possibles de la désobéissance civiques, y compris des désobéissances scientifiques. Elle favorise la pédagogie inspiratrice d’une science anti-exploratrice pour mettre une véritable conscience écologique à la disposition de tout le monde.
Il est évident que savoir quelque chose et en prendre conscience sont tout à fait différent. Ce consensus partagé nécessite donc de nouveaux fondements intellectuels et philosophiques transmissibles au grand public. Le devoir de la littérature écologique n’est pas seulement d’essayer d’imaginer des solutions mais de mettre en cause l’incapacité des systèmes actuels à affronter les enjeux de long terme : il faut qu’on rende à la littérature écologique sa dimension militante, réformiste et refondatrice. Car la mission d’aucune littérature n’est la préservation de la situation actuelle mais sa transformation vers le meilleur.
La lutte écologique de la littérature a besoin d’une auto-définition. Ce sont les artistes, les scientistes et intellectuels écorésistants qui sont bel et bien les premiers à proposer les nouveaux repères et pistes. L’écorésistance narrative est donc l’occasion du retour de l’artiste, de l’écrivain et de l’intellectuel sur le terrain public: c’est à eux de ranimer les doutes soigneusement négligés par le pouvoir.
Les solutions purement techniques ressorties par l’expertise scientifique ne résoudraient pas les problèmes écologiques qui sont, par essence, des enjeux culturels et politiques. La mission de la nouvelle littérature écologique est de faciliter le retour patient aux intérêts éthiques de l’humanité. C’est dans ce sens qu’elle n’est pas une vision du pire, mais une vision du réel : elle se trouve le plus proche du pragmatisme et de la vision rationaliste. Et c’est pourquoi elle a besoin des produits créatifs plus polémiques, plus militants, plus protecteurs de la vie. Elle renonce volontairement à reproduire plus de théories apocalyptiques ou de diffuser plus d’histoires et d’idées catastrophiques : pas besoin de plus de clairvoyants de la fin du monde jouant sur les angoisses et les craintes.
C’est par l’avancement d’un art, d’une littérature et d’un intellectualisme résistants qu’on peut décoloniser les modes de vie d’aujourd’hui et essayer un monde plus habitable pour tout le monde. Alors, ce qu’il faut faire, c’est de multiplier actuellement les narrations écorésistantes capables d’observer et de critiquer nos métabolismes économico-politiques dolents.
Et enfin, est-ce que la littérature peut vraiment faire quelque chose pour notre futur ? Oui. En racontant plus honnêtement et plus intelligemment notre présent.
Texte initialement publié dans la revue Plume, numéro 35, printemps-été 2022.
Bibliographie :
Bal, Mieke & Boheemen, Christine Van. (2009). Narratology: Introduction to the Theory of Narrative. Toronto: University of Toronto Press.
Benjamin, Walter. (1982). Charles Baudelaire. Paris: Payot.
Bertrand, Chloé. (2019). Apocalypse Blues. Paris : Bigbang.
Bilal, Enki. (2021). Coup de sang. Paris: Casterman.
Bourg, Dominique. & Whiteside, Kerry. (2010). Vers une démocratie écologique : le citoyen, le savant et le politique. Paris : Le Seuil.
Bourg, Dominique. (2018). « Les limites de la planète ». Esprit. No. 441. Paris : Éditions Esprit.
Bourg. Dominique. (2019). « Et c’est encore la faute du marché… ». Le Figaro. Entretien réalisé par Charles Jaigu. Le 20 septembre 2019.
Chollet, Antoine. (2011). Les temps de la démocratie. Paris: Dalloz.
Colm Hogan, Patrick. (2011). Affective Narratology: The Emotional Structure of Stories. Nebraska: University of Nebraska Press.
Dhainaut, Jean-Marc. (2021). L’Œil du chaos. Paris : Taurnada.
Nielsen, Jan Henrik. (2014). Automne. Paris : Albin Michel.
Rychner, Antoinette. (2020). Après le monde. Paris : Buchet Chastel.
Salimikouchi, Ebrahim. (2022). Literature and the Defense of the Planet: An Introduction to Ecocriticism. Tehran: Editions Khamoush.
Thompson, Dennis F. (2005). « Democracy in Time: Popular Sovereignty and Temporal Representation ». Constellations. Vol. 12. No. 2. Hoboken: Wiley-Blackwell.
[1] « Le néolibéralisme crée une sorte de fantasme de réduction de toute la société à la seule économie, qui plus est comprise de façon unilatérale. » (Bourg, 2018)
[2] Pour donner justement quelques exemples, on peut faire allusions aux ouvrages suivants : Ravage de René Barjavel, Une pluie sans fin de Michael Farris Smith, La guerre des mondes de H.G. Wells, Station Eleven de Emily St. John Mandel, Le monde du fleuve de Philip José Farmer, Silo de Hugh Howey, La route de Cormac McCarthy, Demain les chiens de Clifford D. Simak, Malevil de Robert Merle, Je suis une légende de Richard Matheson, World war Z de Max Brooks, L’appel de Cthulhu de H.P. Lovecraft.
[3] Dans Après le monde (2020) d’Antoinette Rychner, un cyclone d’ampleur inédite vient de ravager tout, dans Automne (2014) de Jan Henrik Nielsen, une catastrophe écologique a déjà anéanti le monde, une canicule extrême frappe toute l’Europe dans L’Œil du chaos (2021) de Jean-Marc Dhainaut, et le monde est totalement post-apocalyptique dans un grand nombre de romans comme Apocalypse Blues (2019) de Chloé Bertrand et Coup de sang (2021) de Enki Bilal.
[4] « Il faut fonder le concept de progrès sur l’idée de catastrophe. Que les choses continuent à aller ainsi, voilà la catastrophe. » (Benjamin, 1982, 242)
[5] Selon le philosophe Dominique Bourg : « Aujourd’hui, la liberté de choisir un mode de vie hyperconsumériste ne devrait plus être socialement admise ni politiquement autorisé ». L’« hyper-consumériste » est bien ici un attribut englobant : il désigne nos modes de vie hyper-productivo-consuméristes.