Quels liens entre l’art, l’écologie et le monde ?

Interview de Guillaume Logé par la Pensée écologique à l’occasion de la parution de Le Musée Monde (Puf).
Vous vous intéressez aux liens entre art et écologie depuis une douzaine d’années maintenant, pourriez-vous nous dire ce qui vous a amené à investir ce sujet ?
Je vais tenter de vous répondre brièvement et sans tomber dans une réponse trop personnelle, alors que le sujet m’habite depuis longtemps et se ramifie dans beaucoup d’aspects de mon existence ! Je me bornerai à citer quelques jalons que je vois comme fondateurs de mon approche. Rejoindre l’équipe du musée du quai Branly, dès 2006, quelques mois avant son inauguration, m’a offert une ouverture d’esprit inestimable sur les arts extra-occidentaux (pour la plupart, complètement intégrés à la vie de leurs sociétés respectives) et sur le sens de l’art lui-même. C’est aussi à cette époque que j’ai commencé à me plonger dans l’œuvre de Kenneth White qui a beaucoup contribué à libérer ma façon de penser et m’a donné confiance.
Quelques années plus tard, aux Musées d’Orsay et de l’Orangerie, j’ai ressenti la pertinence d’un parallèle entre les transformations de la fin du XIXe siècle et aujourd’hui. Je me suis notamment passionné pour les avant-gardes que l’on peut associer à l’idée d’œuvre d’art totale. C’est dans ce cadre, en 2010, que je me suis mis à réfléchir en profondeur sur les liens entre art et écologie, ou ce qu’on appelait encore « développement durable ». J’ai publié un long article avec deux professeurs (j’aurais beaucoup à reprocher à ma contribution !) et l’idée m’est venue de doter le Musée d’Orsay d’un cercle de réflexion sur ces sujets (« l’Atelier de la Culture et du Développement Durable ») et de suggérer la mise en place de parcours de visite dédiés pour tous les visiteurs. De nombreuses personnes de l’univers du développement durable, des think tanks, écoles, que je suis allé rencontrer au fil des mois ont été enthousiasmés par ce projet, mais en interne, au sein du musée, c’était sans doute une irruption conceptuelle qui venait trop tôt… Faute de suffisamment de soutiens, le projet n’a pas abouti à autre chose qu’une soirée de lancement avec une passionnante conférence donnée par la conservatrice Caroline Matthieu, dont la connaissance transversale des collections a montré à quel point ce prisme de lecture était une mine d’or, une contribution de Kenneth White, une table ronde et des visites guidées spécifiquement créées par des conférenciers.
Le sentiment qu’il fallait aller plus loin, que c’était une voie pleine de promesses et encore très sous-exploitée m’a incité à quitter le musée pour me lancer dans une thèse de doctorat et mener des missions de conseil en parallèle. Encore récemment, au sein d’une entreprise, ma conviction n’a fait que se renforcer sur le fait qu’il y a des opportunités inexplorées et des perspectives puissamment culturelles à ouvrir, non seulement dans le monde de la culture au sens strict, mais au sein de toutes les organisations, publiques comme privées, qui fabriquent de la culture au sens large, autrement dit, qui contribuent à notre manière de penser et de construire le monde.
Trois ans après Renaissance sauvage. L’art de l’Anthropocène (Puf, 2019), vous publiez un nouvel essai intitulé Le Musée monde. L’art comme écologie (Puf, 2022). Pourriez-vous nous le présenter ?
Le musée monde se propose comme un espace où faire collaborer des œuvres à l’invention d’un monde. Le livre commence par décrire la méthode attachée à ce musée avant d’en proposer une application concrète : une exposition, parmi d’autres possibles. Il est important de comprendre, dès le départ, comment trois notions vont jouer ensemble : musée, monde et poésie (plus précisément, ce que je nomme fonction poétique de l’art).
Quantité de disciplines nourrissent l’écologie. Quantité de découvertes spécifiques, de micro-analyses, d’études de cas apportent des éclairages indispensables à la construction de la connaissance. Tout cela ne doit pas nous faire perdre de vue le projet fondamental de l’écologie, à savoir l’élaboration d’un monde. Étymologiquement éco-logie articule : oikos, le « groupe familial élargi, ainsi que ses biens »[1], l’habitation et logos, le verbe en tant que principe directeur, ce qui anime et fait unité. L’écologie renvoie donc à ce qui suscite, fédère et maintient une habitation. En ce début d’Anthropocène, nous réalisons que l’habitation se disloque. Nos modèles de développement ont fait éclater ce que nous avons tenu pour son organisation possible. Le monde d’hier s’écroule, d’où la nécessité d’en imaginer un nouveau, qui soit en rupture, un autre monde. Monde n’est pas synonyme de Terre, le monde c’est ce qui jaillit de l’ensemble de nos rapports à la Terre. Il est donc contingent d’une culture, si l’on entend par culture nos représentations, imaginaires, récits, savoirs, pratiques, croyances.
Où et comment se mettre à la tâche ? L’invention du monde (sous le double sens de découverte-création), c’est la raison pour laquelle le Mouseion est inventé en Grèce antique, à Alexandrie, autour de 300 avant notre ère, puis, dans l’orient grec, au gré de bibliothèques qui se dotent de riches collections d’œuvres d’art. En se tournant vers l’Antiquité, la première partie de la Renaissance s’est réappropriée et a étendu ce concept qu’elle a nommé museo en italien, musæum en latin. Originellement, le musée désigne une disposition de l’esprit, un élan « mondoyant » pourrait-on dire, un espace mental que l’on transpose ou non en espace physique. À quoi s’y consacre-t-on ? À voir, où voir désigne une attitude d’alliance et de traverse, un geste symphonique, une mise en résonnance de toutes les dimensions dans l’attente d’une révélation. Voir comme mise en œuvre du dehors et du dedans, conjugaison de la matière et de l’esprit dans l’accouchement fragmentaire d’un Tout. Voir comme construction du monde.
D’où le « musée monde » qui se présente comme un espace où inventer le monde au moyen de l’art éclairé par toute forme de savoir et d’expérience à même d’en révéler la portée. Pourquoi l’art ? Parce qu’une œuvre d’art crée des rapports, elle plonge, sans limite, dans l’épaisseur du réel, s’empare de certains de ses composants et les combine en une certaine proposition. En d’autres termes, elle accouche d’un embryon de monde ou, à tout le moins, d’une impulsion vers un embryon de monde. Cet élan de l’art vers le monde, nous l’appelons sa fonction poétique. Pour en décrire le mécanisme, nous insistons sur de grands jalons de la poésie, de l’Antiquité à la géopoétique de Kenneth White, en passant par la Renaissance, le romantisme et Arthur Rimbaud. Chacune des étapes éclaire à sa façon le lien entre poétique et monde. J’invite à en saisir et à en accumuler les ingrédients.
Avant même la fixation des récits par l’écriture, l’aède chantait la Création, c’est-à-dire l’action des dieux, équivalents des forces naturelles primitives. Avec des inflexions différentes selon les époques, la poétique (essence de la poésie) se situe au sommet de la connaissance, non pas concurrentes des autres disciplines, mais point de concentration et d’illumination. Elle s’affirme comme force première et aboutissement de toute œuvre, elle fait de l’amour une puissance de connaissance, de cheminement et d’accomplissement, elle cherche une formule qui vibre d’accord avec la source profonde comme avec toutes les composantes du réel. La poétique procède à partir du chaos. Elle donne le la aux actes de choisir, agréger, organiser. Elle est convergence des champs du sensible et du savoir. Puissance concertante, chef d’orchestre, elle fait jouer ensemble. Elle accouche d’une unité. Elle se confondrait à la logique, comme facteur de liaison, si elle n’échappait pas à ses règles. Ses racines plongent du connu à l’inconnu. Elle travaille par mélange des sens et de l’esprit. En tant que fonction, elle amène l’art en direction du monde.
Nous envisageons donc un musée qui se comprend comme une impulsion en direction du monde, instruit d’une fonction poétique qui nous permet d’aller à la rencontre des œuvres et de susciter leur dialogue. Voilà un allié pour la pensée écologique ! Au moment où l’époque exige que nous nous écartions des logiques apprises, des modes de raisonnement et de faire hérités du modernisme destructeur, que nous nous libérions des cadres de tous ordres qui nous limitent et nous contraignent, des constructions mentales, politiques, sociales, économiques, pour repartir à neuf… nous réalisons que nous disposons d’un trésor universel, en provenance des quatre coins du globe, d’hier à aujourd’hui, qui nous met en présence non seulement de propositions de rapports, de mondes alternatifs, mais aussi nous fournit comme des modes d’emploi pour en imaginer de nouveaux.
On a peut-être trop tendance à aborder l’art sous l’angle d’un prisme uniquement historique, comme si l’histoire était « la » porte d’entrée dans une œuvre. Si on s’intéresse à l’art, on se rend à l’université pour étudier « l’histoire » de l’art, principalement. J’ai un infini respect pour l’histoire et je veux souligner son utilité. Mais l’art n’a aucune raison de relever de l’histoire plus que de la philosophie, de la politique, de la sociologie, ou de quelque autre approche. Donc, quand je fréquente l’art, qu’est-ce que je peux demander à telle ou telle œuvre, en plus d’un contenu historique, de développements philosophiques, etc. ? Eh bien de m’introduire aux rapports avec le réel qui sont les siens, aux rapports qu’elle « met en œuvre ». Il ne s’agit pas d’une connaissance que je peux réduire à un discours raisonnant classique. Le discours de cette connaissance est un discours pluriel, pluridisciplinaire.
Monde est un terme dont le contenu et les contours demeurent souvent incertains. « Refaire le monde » est un programme qui, par sa généralité, peut amener à un inextricable éparpillement. Pour éviter cet écueil, vous proposez de suivre des lignes directrices qui permettent à la fois de coller au champ de l’écologie et d’aboutir à un contenu cohérent. Pouvez-vous nous introduire à cette démarche ?
Monde ne se confond ni avec la Terre, ni avec la société, ni avec quelque univers psychique ou imaginaire. Comme je l’envisage, le monde se définit comme le fruit de nos relations avec la Terre. L’objet du musée monde est de donner un contenu à cette notion qui soit en même temps adapté aux exigences écologiques actuelles.
C’est le programme et il demande en effet à être précisé si on ne veut pas se disperser dans toutes les directions. J’ai donc besoin d’un guide. Je rappelle que le musée a été créé autour de 300 avant notre ère, à Alexandrie. Le contexte est celui de la Grèce antique, on pourrait dire d’une aire méditerranéenne. Cette aire méditerranéenne est tributaire de ses grandes figures intellectuelles, parmi lesquelles se trouve Héraclite ; plus ancien, son apogée a eu lieu autour de 500 avant notre ère, il est encore très présent dans le tissu intellectuel au moment du Mouseion. L’objet principal des penseurs présocratiques dont il fait partie, c’est l’explication du fonctionnement du réel à partir de la phusis, la nature en tant que principe moteur et ordonnateur (objet qui se partage avec une pensée de la polis (cité) qui relève d’un cosmos pareillement structuré). Cette césure radicale par rapport à la prévalence antérieure des récits mythiques et religieux (quand bien même elle leur devrait une certaine influence), a été introduite à Milet, en Ionie, par Anaximandre, au début du VIe siècle. Quelque soixante-dix ans plus tard, dans la colonie voisine d’Éphèse, la parole d’Héraclite suscite un écho considérable dont le rayonnement ne s’éteindra pas, obligeant notamment Platon et Aristote, pour ne citer qu’eux, à le discuter et à se positionner par rapport à lui (en le critiquant, principalement pour l’obscurité supposée de sa parole).
Héraclite nous intéresse parce qu’il se situe avant la rupture intellectuelle (et stylistique) qu’incarne Platon (le monde des réalités sensibles et changeantes est le reflet d’un intangible monde des idées), dont la tradition d’interprétation occidentale va nourrir le dualisme âme-corps et accoucher de la ligne qui conduit à la modernité actuelle. De notre point de vue, Héraclite est celui des présocratiques qui développe la pensée du monde la plus pertinente et inspirante sur le plan de l’écologie qui nous occupe.
Héraclite est l’inventeur d’une langue poétique (au sens littéraire comme fondamental du terme) qui rompt avec celle des récits mythiques et théogoniques et qui n’est pas encore celle, raisonnante, de la philosophie qui s’ouvrira après lui, une langue épurée et « oraculaire »[2], une langue dont l’apparente obscurité n’a pour but que de nous mettre en relation avec tous les pans du réel. Il introduit le style du fragment. Il les cisèle et les nourrit d’images. Ainsi, ils rayonnent. Ils parlent à l’esprit autant qu’aux sens. « Les yeux et les oreilles sont de mauvais témoins pour les hommes s’ils ont des âmes barbares » (frg. 106). Héraclite a compris la complémentarité indispensable, l’union de la poésie et de la philosophie sur le chemin de la connaissance et de l’appartenance au monde. C’est ce qui explique en partie l’admiration que lui vouera Nietzsche qui va s’essayer lui aussi à une écriture fragmentaire, poétique, philosophique ; et plus tard, encore d’une autre façon, Kenneth White.
Grâce à Héraclite, grâce à une pensée que l’on peut lier contextuellement et conceptuellement à la naissance du musée et à sa vocation mondoyante, nous disposons de lignes de force autour desquelles partir à la recherche d’une notion de monde. Elles donnent les titres des quatre chapitres de « l’exposition » du musée monde que je propose : Eros ou le feu (un érotisme originel, une puissance cosmique, que l’on trouve à l’œuvre dans l’univers autant que dans nos sentiments, nos élans vers la connaissance), les intelligences du logos (ouverture de l’esprit au principe qui anime le devenir du réel), la chair de la mouvance (de quoi est faite cette mouvance dont nous sommes, comme tout ce qui est, ce fleuve qui engendre et nous rend solidaires), la quête d’harmonie (à entendre comme un élan vers l’ordre universel avec lequel nous devons composer).
Comment s’articule le Musée monde avec la Renaissance sauvage que vous avez décrite dans votre premier essai ?
Renaissance sauvage et Musée monde se complètent. Renaissance sauvage parle d’aujourd’hui, d’un tournant que je vois s’amorcer en observant ce qui se passe dans une certaine création en art et en design. C’est un tournant qui peut être qualifié de renaissance si on en revient à ce que ce terme désigne d’un point de vue artistique, philosophique et écologique. Une autre façon de se positionner vis-à-vis de la Terre, du réel, du vivant émerge. Associée à cette renaissance, une nouvelle perspective que je nomme perspective symbiotique. Je songe à consacrer un article à cette perspective. Ce serait nécessaire, je crois, pour insister davantage sur l’importance que représente l’apparition d’une nouvelle perspective à un moment donné de l’histoire de l’art. Je rappelle que la perspective de la Renaissance, telle que théorisée par Alberti et Brunelleschi, la perspective monofocale, a couru sur quelque cinq cents ans et n’en a pas encore fini (avec évidemment des variations, des prises de distances, etc.). Suggérer l’apparition d’une nouvelle perspective, ça n’est donc pas rien. Dans Renaissance sauvage, je décris la genèse de ce tournant qui se dessine depuis 1850, je donne des exemples de créations actuelles et je propose une approche de ce terme sauvage que j’emploie (étant entendu que d’autres conceptions du « sauvage » peuvent tout à fait se couler dans le constat de cette renaissance : la pensée écologique contemporaine est riche d’approches qui, dans leurs diversités, ne me semblent qu’en confirmer l’intuition).
Le musée monde s’attache au cœur de l’écologie, c’est-à-dire à la notion de monde. Et pour penser, reformuler le monde, il suggère une approche qui met l’art au cœur des choses.
Dans Le musée monde, vous donnez une place importante à la poésie, quelle est-elle ?
J’ai évoqué les notions de poétique et de fonction poétique de l’art. Une précision de vocabulaire, encore. Il y a des poèmes cités dans le livre. Un poème, c’est une expression de la poétique qui a recours au langage. Le terme poésie, il faut l’entendre plus généralement comme une transposition de la poétique dans un médium donné. On peut parler de la poésie d’un tableau, d’un film, etc. La poétique travaille, de l’homme au reste du réel, à l’émergence d’un monde à habiter (écoumène). Toute une tradition poético-philosophique s’inscrit dans une approche de cet ordre, je ne fais que dire les choses à ma façon. Parmi nombre de références possibles, avec évidemment des nuances chez chacune, en voici une qui n’est pas dans le livre, sur laquelle je suis tombé il y a quelques jours. C’est extrait du discours qu’a prononcé le poète Saint John Perse en 1959 (un an avant qu’il ne reçoive le Prix Nobel), à l’occasion de la remise par André Malraux du Grand Prix National des Lettres :
« […] Il est temps de reconnaître dans toute activité de l’esprit, individuelle ou collective, cette force agissante et concertante qu’est le principe poétique. Poésie, sœur de l’action et mère de toute création. Initiatrice en toute science et devancière en toute métaphysique. Elle est l’animatrice du songe et des vivants […]. Qu’elle rende parmi nous le tumulte du siècle et elle jouera son rôle, à notre insu, en cette rénovation humaine où la France est active. »
En creux de la lecture du Musée monde, je crois qu’on peut se poser la question : pourquoi écrire ou lire des poèmes aujourd’hui ? Pourquoi est-ce important ? La poésie, c’est une affaire de liberté. On sort des cadres, non pas pour le plaisir, mais pour accéder à une création véritable, c’est-à-dire pour laisser s’exprimer, autrement, les forces à l’œuvre dans le réel. Grâce au poème, par exemple, le langage se défait de toutes les règles. Une voie d’accès se dessine jusqu’à la toile de fond du langage, au désir fondamental qui le travaille, celui de répliquer la vie, d’agir en symbiose avec le fonctionnement, les impulsions travaillant le réel. Notre rapport à la langue s’est largement construit autour d’un rapport au récit et au sens rationnel. Le poème rompt avec ça. D’autres choses sont en jeu, plus puissantes. Avec la poésie, on communie avec ce qui circule et unifie. On s’immerge dans une expérience essentielle. D’où le fait qu’il y a moins à comprendre dans la poésie qu’à ressentir, qu’à laisser passer. Toute notre éducation qui cherche à trouver du sens dans les poèmes, comme des détectives, est une aberration. L’apprentissage de la poésie est complètement à revoir, outre le fait qu’elle dégoûte beaucoup d’élèves. Accéder à la poésie, c’est accéder au champ de la liberté absolue, à la racine de la vie, au lieu des énergies primordiales, à un espace où l’éternité et le sans-limite sont à l’œuvre. Bien sûr, tout ça ne s’approche que de façon fragmentaire, par telle ou telle fenêtre, à travers tel ou tel aspect de la réalité, de l’existence, d’où une infinité de variations poétiques.
Voilà pourquoi le Musée monde s’intéresse à la poésie et agrège des jalons essentiels de cette compréhension du rapport poétique. Voilà pourquoi la poétique est présentée comme un chemin d’apprentissage indispensable, pourquoi elle ouvre des portes complémentaires dont on ne peut pas faire l’économie si on entend aborder le réel. Voilà pourquoi la poésie antique nous parle encore, celle de la Pléiade, etc. Voilà pourquoi des esprits géniaux ont su faire le lien avec l’amour, ont su voir dans la poésie un élan qui nous pousse vers le Tout, vers une forme d’illumination, et ainsi de suite.
Vous employez le terme d’illumination, titre donné à un ensemble de poèmes d’Arthur Rimbaud, lequel revient souvent dans le livre. Etait-il donc écologiste avant l’heure ?
Je ne reprendrai pas ici tout ce que je dis de Rimbaud à différents endroits du livre. Bien sûr, il ne s’agit pas de prétendre que Rimbaud était « écologiste ». Il s’agit de ressentir quels éléments ressortent de l’œuvre-vie de Rimbaud que nous pouvons rapprocher d’une réflexion sur l’écologie aujourd’hui. J’évoque le contexte anarchiste dans lequel il baigne et la réflexion sur la nature qui occupe, à des degrés variables, les principaux penseurs de ce courant. Qu’il me soit permis d’ajouter ici un nom que je ne cite pas dans le livre, celui d’Auguste Blanqui. On sait que Rimbaud a lu nombre de ses écrits : on en ressent d’ailleurs la présence dans le verbe radical et l’élan transformateur qui sont les siens, disons de 1870 à 1872. Blanqui, l’homme d’action, le révolutionnaire et le théoricien de la république et d’un socialisme de combat a passé trente ans de sa vie en prison. Il est une figure de référence pour tous les insurgés de la Commune de Paris, « une force égale à un corps d’armée » déclare Thiers qui le fait arrêter peu de temps avant le début des événements et le garde au secret[3]. Il est aussi l’auteur d’un traité « scientifique » sur le fonctionnement de l’univers L’Éternité par les astres (1872) qui lui a valu un certain succès en son temps.
Il est frappant de voir sous la plume de Blanqui des considérations – des invectives même ! – qui paraissent très actuelles et auxquelles Rimbaud a dû être particulièrement sensible si on en juge par les propos qu’il tient dans ses célèbres Lettres du voyant de 1871. Citons cet extrait particulièrement éloquent tiré de La critique sociale de Blanqui :
« Depuis bientôt quatre siècles, notre détestable race détruit sans pitié tout ce qu’elle rencontre, hommes, animaux, végétaux, minéraux. […] La hache abat, personne ne replante. On se soucie peu que l’avenir ait la fièvre. Les gisements de houille sont gaspillés avec une incurie sauvage. Des hommes étaient apparus soudain, nous racontant par leur seul aspect les premiers temps de notre séjour sur la Terre [quelle préscience de Blanqui vis-à-vis des peuples considérés alors comme primitifs !]. […] Nous les avons assassinés. Parmi les puissances chrétiennes, c’est à qui les achèvera. Nous répondrons du meurtre devant l’histoire. Bientôt, elle nous reprochera ce crime avec toute la véhémence d’une moralité bien supérieure à la nôtre. […] Le présent ne songe qu’à lui. Il se moque de l’avenir aussi bien que du passé. […] Il dit « Après moi le déluge ! » ou, s’il ne le dit pas, il le pense et agit en conséquence. Ménage-t-on les trésors amassés par la nature, trésors qui ne sont point inépuisables et ne se reproduiront pas ? […] Le présent saccage et détruit au hasard, pour ses besoins ou ses caprices. »[4]
C’est écrit en 1869-1870, certes publié en 1885 seulement, mais ça donne l’idée des messages qui étaient les siens et se propageaient au gré de ses discours comme à l’intérieur de ses clubs et autres cercles d’influence qui touchaient une couche très hétéroclite de la population, des intellectuels mais aussi un grand nombre de simples citoyens. Ce contexte intellectuel dans lequel évolue Arthur Rimbaud nous autorise à suggérer de nouvelles pistes, par exemple, dans un poème comme « Le Bâteau ivre », écrit à la fin de l’été 1871, quelques mois après la déroute de la Semaine sanglante qui mit fin à la Commune. L’analyse ne figure pas de façon aussi poussée dans le livre, je la propose ici en complément.
Je n’entends pas circonscrire l’interprétation de ce poème qui, comme toute grande œuvre, ouvre à de vastes plages de ressentis et de sens, mais je n’en défends pas moins la lecture suivante. Le poème est celui d’une expérience, le moment d’une ivresse existentielle vécue de près ou de loin, mais surtout fantasmée : celle de la Commune, ou plutôt, de « sa » Commune, c’est-à-dire d’une amorce de matérialisation du manifeste qu’il a exprimé dans ses « Lettres du Voyant » de mai 1871. Voilà que les forces sauvages (les « Peaux-Rouges ») viennent le dégager des cordages qui tirent l’homme et la société dans son ensemble vers la déshumanisation et la déterrestration. Voilà Rimbaud rendu aux forces élémentaires, au « Fleuve » d’abord (avec peut-être, chez ce fin lettré et amoureux de la Grèce, un salut à Héraclite) et bientôt à la mer, au large, c’est-à-dire à l’infini cosmique. Libre, enfin ! Là, la « tempête » dérègle ses sens (improprement ordonnés jusqu’alors par la société) et le conduit à l’« éveil ».
Alors il peut « danser » avec les éléments, ne plus faire qu’un avec eux, il en est « pénétré », « lavé », donné à un cap et à un horizon vitaux (débarrassé des « gouvernail » et « grappin » du monde d’hier). Il se « baigne dans le Poème », avec une majuscule, celui de la « Mer », majuscule, la mère véritable, matrice de l’homme nouveau. Sur la route, il croise des « noyés », tous ceux qui, comme lui, ont voulu fuir, ont voulu le jour authentiquement vivifiant, mais n’ont pas su se faire Voyant, poète, n’ont pas su tirer d’eux les efforts qu’une telle quête exige. Rimbaud touche au secret de l’Origine, au nœud de la Création, au logos : « j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir ». Son être se trouve connecté au réseau primordial de l’univers : « les sèves inouïes » parachèvent son « éveil ». Dans ce monde qui s’ouvre, la vie se révèle comme jamais : des « fleurs » apparaissent avec des « yeux de panthères à peaux d’hommes », là, des « écumes de fleurs », là, des vents qui lui donnent des ailes, là, des « poissons chantants »… Il atteint l’Âge d’or (le plus précieux des métaux se glisse dans plusieurs vers). Et si la promesse d’un véritable changement n’était pas une utopie ?
« J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
– Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles,
Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ? »
Mais à la fin du poème, la triste réalité, « les Aube navrantes » reprennent le pas sur « l’Aube exaltée ». L’époque est celle d’une « lune atroce » et d’un « soleil amer ». Une nostalgie le fait souffrir, celle d’une Grèce antique qu’il admire, « l’Europe aux anciens parapets », celle des voyages d’Ulysse, celle de la poésie fondatrice de monde. Rimbaud rêve d’une Europe qui oserait adopter le socialisme ou l’anarchiste de la Commune, une Europe dont les eaux seraient noires couleur du drapeau des insurgés qui refusent tout compromis (« flache noire et froide ») et non couleur des bannières des bataillons militaires qu’il voit défiler à Charleville, symboles autant de la reddition que de l’ordre bourgeois.
« Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai »
Il a le cœur lourd, l’enfant déçu de la Commune. Que peut-il faire de plus à présent que lâcher tristement « un bateau frêle comme un papillon de mai ? ». La joie conquérante des Lettres du Voyant s’est évaporée. Rimbaud s’approche des limites de la poésie écrite… Une audace, une exigence plus grandes se murmurent à ses oreilles : transposer plus profondément encore la poésie dans la vie. Prendre le large. S’en aller. Partir à la recherche du lieu et de la formule… Chercher un monde, quoi que lui coûte cette folie – ce sera la fin qu’on connaît, la mort, trop tôt, dans un hôpital à Marseille, mais aussi le début de l’immortalité d’une œuvre de génie.
Voilà pourquoi Rimbaud occupe une place de choix dans notre quête de monde. Non seulement il nous donne un élan sans égal, non seulement il nous met au contact des puissances de vie, mais surtout, il nous donne une sorte de mode d’emploi. La poésie, qu’est-ce que ça signifie, qu’est-ce qu’on en fait dans cette recherche qui est la nôtre ? Ce sont les « Lettres du voyant » et un grand nombre de ses poèmes qui s’appliquent à y répondre. Et puis la poésie écrite, c’est très bien, mais voilà : elle doit se dédoubler dans l’existence, se faire acte, prise de risque… Rimbaud contribue à la manière dont je rencontre les œuvres, les regarde, les choisis, les mets ensemble, les commente… il contribue à cette approche poétique de l’art que j’ai évoquée. Et il contribue plus largement à notre quête, tout ça fonctionnant ensemble, évidemment.
On trouve Léonard de Vinci dans Renaissance sauvage comme dans le Musée monde, pourquoi l’œuvre de cet artiste revient-il avec autant d’évidence pour vous ?
Je suis content de l’interprétation de La Scapigliata (1502-1507) à laquelle je suis arrivé. Depuis longtemps cette œuvre trottait dans mon esprit, je sentais qu’elle ne pouvait pas être anodine, que quelque chose d’important s’y jouait, d’aussi important que dans La Joconde ou Saint Jean Baptiste que j’ai longuement analysés dans Renaissance sauvage. Elle s’est imposée d’elle-même en ouverture de ce chapitre intitulé « Éros ou le feu ». Elle jaillit précisément du jeu fondamental de ces notions, elle est le point de départ et d’arrivée de Léonard, en quelque sorte.
Plus largement, c’est toute l’approche quasi-alchimique de Léonard qui rejoint mon propos. Il est l’artiste, le penseur par excellence de ce qu’on pourrait appeler « l’orchestration fondamentale ». Le monde à la découverte duquel il s’emploie est une symphonie. Je ne tiens pas à résumer les choses ici. Je crois pouvoir dire que ça vaut la peine de lire à la suite les pages qui lui sont consacrées dans Renaissance sauvage et dans Le musée monde. Il y a vraiment complémentarité des deux livres sur ce sujet.
Vous insistez dans vos textes[5] sur l’importance de voir, vous parlez d’un « voir écologique » et de la nécessité d’un apprentissage du regard.
Par « voir », je vise évidemment au-delà de l’organe de la vue. C’est l’œil de l’être qui m’intéresse, à entendre comme l’habilitation, la mise en fonctionnement de tous les sens, l’ouverture entière de l’individu. Dire « ouverture » conduit à se demander « ouverture vers quoi ? ». S’ouvrir, c’est se donner à un espace, à une certaine direction, se laisser pénétrer autant que s’engager. S’ouvrir vers, s’engager vers… Vers le vers, celui du poème, du poétique, pourrait-on suggérer. Voir devient l’engagement de l’être dans un vers (horizon, trajectoire et poétique). Donc quelque chose de formateur. Il y aurait l’être, embryonnaire, en attente de son expansion réalisatrice. Je m’accomplis dans le voir, mais pas n’importe quel voir, ce voir existentiel que j’évoque. Un voir qui mobilise toutes les capacités de l’être humain, de sa sensibilité à son intelligence, et les conjoint hors de lui, dans le dehors qu’il met au jour. Exprimer le dehors, par le voir, revient à m’exprimer (littéralement, sortir de moi) et à me réaliser dans la rencontre.
C’est ce type de réflexion qui m’occupe. Elle m’occupe parce qu’elle est intimement liée à la capacité de faire émerger quelque chose, en l’occurrence, le monde et l’identité de chacun, comme en miroir l’un de l’autre, à l’intérieur d’un même geste. Inventer un nouveau monde, c’est aussi inventer un nouveau soi. L’un ne peut pas aller sans l’autre. Le regard (l’œil de l’être) serait en quelque sorte l’opérateur. Et bien sûr, quand je dis que l’art occupe le lieu des rapports entre l’être et le monde, je comprends que tout se tient. Que l’art m’enseigne à voir, mais qu’il dépend aussi de mon voir. Il y a une dynamique d’apprentissage réciproque et de processus fondateur qui ne cesse d’opérer. Pour cette raison, l’art n’est jamais quelque chose de donné. L’art relève d’une époque en même temps qu’il est toujours au présent, jamais épuisé dans ses capacités, jamais cerné pour de bon, jamais tenu par un prisme unique.
La notion d’amour occupe une place importante dans votre ouvrage, pouvez-vous nous éclairez à ce sujet ?
L’amour est une notion plurielle dans Le Musée monde. C’est un sujet essentiel pour l’écologie aujourd’hui. Ça n’a pas l’air très académique, on pourrait avoir l’impression que ce serait davantage l’affaire des romanciers ou des théologiens. Je ne crois pas du tout. Je l’aborde sous différents angles. Comme puissance de connaissance, c’est certainement l’apport essentiel de la poésie de la Renaissance avec tout l’héritage du Moyen Âge que je rappelle brièvement. L’amour humain est perçu comme une force qui conduit à la réalisation de soi et à la mise au monde du monde, si je puis dire. D’où le fait que ces poètes le cultivent, qu’ils l’explorent dans d’infinies nuances et qu’ils en expriment la finalité existentielle et cosmologique. On retrouve cette idée dans le romantisme. Avec une même correspondance entre amour humain et amour universel, l’Antiquité, celle d’Héraclite, voyait dans Éros une puissance d’animation de l’univers également à l’œuvre dans l’homme. Empédocle décrit le jeu de l’amour et de la haine dans le mécanisme de la nature. Il y a parenté d’efficacité, l’un se prolonge dans l’autre. On peut tirer un fil jusqu’aux courants philosophiques d’Extrême-Orient, je pense au taoïsme en particulier, qui reconnaissent l’action des dispositions intérieures de l’homme sur l’ordre du monde lui-même. Il y a réciprocité fondatrice : l’extériorité me pénètre et me forme tout comme mon intériorité pénètre l’extériorité et la forme – la notion de frontière entre ces termes tend à se diluer. Quand j’écris « Eros ou le feu » : il faut y lire ce kaléidoscope de sens.
Je parle également des nouveaux modèles d’amour dont notre époque a besoin. Il s’agit en effet de s’engager, de faire œuvre commune en faveur d’un autre monde, d’autres modes d’existences, d’autres identités… C’est un travail collectif. L’amour peut se concevoir comme une aventure commune sur cette piste. J’évoque l’histoire d’André Gorz et Doreen Keir. Il y en a évidemment d’autres à révéler ou à inventer – on a besoin de mythes amoureux, comme il y en a eu à toutes les époques, en étroite correspondance d’ailleurs avec les problématiques, ou disons le contexte culturel ambiant. De nouveaux modèles d’amour à admirer, à envier, à vouloir vivre, réaliser… A même d’apporter de la joie. Non pas une joie superficielle mâtinée d’ignorance, mais une joie authentique, en pleine conscience des enjeux que nous avons à affronter. Si nous ne voulons pas être minés par la catastrophe en cours, si nous voulons lutter, nous devons nous préoccuper de la joie, mais sérieusement. Rien à voir avec le divertissement, l’amnésie volontaire, synonymes d’un refus de savoir, plus ou moins complice ou lâche. Je le répète, une joie profonde, qui galvanise des personnes parfaitement conscientes de ce qui est en train de se jouer et qui veulent essayer d’apporter leur contribution.
Pourquoi une certaine mythologie serait-elle de nouveau souhaitable ?
Il ne s’agit pas de verser dans une mythologie new age ni de se fabriquer une mythologie de pacotille, mais plutôt d’en appeler à une mythologie qui donne voix aux relations fondatrices, qui nous permettent de ressentir et penser à nouveaux frais l’histoire et le présent des forces en présence dans les milieux de vie dont on dépend et sur Terre en général. Il n’est pas question de vrai ou de faux, de crédible ou non, mais de se connecter à l’élan d’une sagesse qui prend dans le savoir de la nature. Cette mythologie s’apparente à un discours que l’on se tient à travers les voix qui nous entourent, un discours que l’on n’invente pas, que l’on recueille, non pas un discours de certitude, mais un discours d’interrogation, de curiosité, d’exploration, d’élan, d’harmonie, de cruauté, de laideur, de fatalité mais aussi de beauté et de courage. Une mythologie donc au sens de résonance du réel, résonance dans nos sens comme dans la pensée, qu’elle l’accompagne dans la formation de concepts, ou qu’elle les discute. Ces mythes prendront peut-être des noms ou des figures d’hier, iront piocher dans l’immense répertoire des traditions, des cultures et de l’histoire, ou bien ils se grefferont directement et nouvellement dans le dehors. Les mythes sont par essence vivants et mouvants. Ils seront différents de ceux d’hier parce que c’est leur vocation de parler au présent.
Pour emprunter à Baptiste Morizot (qui, par une autre voie, rejoint mon propos), je dirais qu’il s’agit de susciter de nouveaux « pouvoirs mythologiques » auprès d’entités, de phénomènes ou d’espaces terrestres. En travaillant sur la dernière forêt primaire (« primordiale ») d’Europe, celle de Białowieża, le philosophe fait remarquer l’écart qui existe dans notre imaginaire entre par exemple la forêt amazonienne, pourtant située à des milliers de kilomètres de nous et celle-ci qui se situe au sein même du territoire européen, mais dont beaucoup ignorent jusqu’au nom. Par ses propos, il contribue à la construction du « mythe de la forêt primaire européenne » tout en attirant notre attention sur le risque de contamination avec les mythes existants porteurs de représentations dualistes, primitivistes ou puristes, erronés sur les plans historique comme écologique (tel le mythe de la forêt vierge). À ce qu’il cherche, il faut donner une portée qui dépasse le seul cas de la forêt de Białowieża, une portée valable pour nos efforts de renouvellement de mythes actifs :
« Ce que nous cherchons dans ces pages, c’est le mythe vrai de la forêt européenne, le mythe qui naît non pas de nos projections humaines sur la forêt primaire, sur le rôle fantasmatique que nous voulons lui faire jouer (sanctuaire de pureté contrastant avec une prétendue artificialité contre-nature de la vie moderne), mais le mythe qui jaillit spontanément des puissances propres de la forêt elle-même, une fois que nous la voyons. »[6]
Il me semble qu’une certaine stratégie ou politique culturelle se dégage de votre livre, comment pourrait-on la formuler ?
On ne peut pas ignorer l’urgence que représente l’écologie, dans toutes ses dimensions. Si la Terre devient invivable, il est facile de comprendre que les autres problèmes nous paraîtront accessoires. C’est donc aujourd’hui le problème n°1, et un problème urgent auquel s’atteler.
La première réponse du secteur culturel en la matière doit être une réponse par le biais de la culture. Je vois évidemment du meilleur œil les efforts en termes de réduction de l’empreinte carbone des événements ou des bâtiments, et tout l’éventail de ces mesures pratiques. Mais il ne s’agit pas ici de culture. Créer des expositions en lien avec les problématiques écologiques, proposer des parcours de visite sur tel ou tel angle dans les musées, via des conférenciers, audio-guides, QR codes à côté de certaines œuvres, etc., susciter des commandes, monter des pièces de théâtre, créer des films, proposer des commentaires originaux, accueillir des groupes de création ou de recherche-création, intégrer cette problématique dans les départements de recherche des institutions culturelles qui en sont dotées (ou alors en créer !), commander et éditer des ouvrages, organiser des colloques, accueillir des conférences, donner une bonne place à tous les artistes qui s’intéressent à ce sujet, avec une vraie exigence de qualité… Je pourrais dresser une longue liste de toutes les actions possibles dans les différents domaines de la culture. Il ne s’agit pas de transformer les lieux de culture en ONG environnementalistes, il s’agit d’intégrer ce sujet majeur qu’est l’écologie dans leurs priorités, de le traduire concrètement, et sur le plan de la culture elle-même. C’est un changement de culture dont l’écologie a besoin, c’est ça qui va rendre possible la transition vers de nouveaux modèles et leur adoption. Comment imaginer qu’un changement de culture s’opère sans la contribution du secteur culturel ? Tout ça se dessine en creux du Musée monde, ou peut-être même est-ce sa revendication politique, s’il fallait lui en reconnaître une.
Quels sont vos prochains projets d’écriture ?
J’apporte en ce moment une dernière main, avec mon traducteur, à la version anglaise de Renaissance sauvage, une version enrichie, qui sera publiée à l’automne 2023 par Intellect Books. Je réfléchis aussi à un texte autour de l’œuvre de l’artiste Clément Borderie (certainement l’occasion d’un exposé sur la perspective symbiotique) pour sa monographie dont l’édition est préparée par la Galerie Jousse Entreprise. En parallèle, je poursuis l’écriture d’un roman et finalise un recueil de poèmes : deux projets intimement liés à ma démarche de recherche.
[1] Brigitte Le Guen (dir.), Naissance de la Grèce. De Minos à Solon, 3200 à 510 avant notre ère, Paris, Belin, 2019, p.335.
[2] Nous empruntons ce qualificatif à Jean-François Pradier, Héraclite, Paris, coll. Qui es-tu, Cerf, 2022.
[3] Préface à Auguste Blanqui, La Critique sociale [1869-1885], dans Maintenant il faut des armes, textes choisis, Paris, La fabrique éditions, 2006, p.15.
[4] Auguste Blanqui, La Critique sociale [1869-1885], dans Maintenant il faut des armes, textes choisis, Paris, La fabrique éditions, 2006, p.191, 212, 226.
[5] Guillaume Logé, « L’œil chrysalide. Notes sur un voir écologique », Noémie Goudal, Paris, La Martinière, 2022 et Le Musée monde.
[6] Andrea Olga Mantovani, Baptiste Morizot, S’enforester. Mythologie et politiques de la forêt d’Europe, Paris, D’une rive à l’autre, 2022, p.90.