Par Alexis Kraft (professeur agrégé au lycée français de Zurich)
Parler de science est, aujourd’hui, périlleux. On la voit à la fois farouchement attaquée et fermement défendue. Ses énoncés sont mis en doute, relativisés, décrédibilisés par les uns et sa méthode et ses résultats sont ardemment défendus par les autres. Qui donc a raison ? Faut-il trancher entre les sceptiques radicaux qui refusent d’admettre les conclusions des études scientifiques ou bien faire ce que toute raison humaine devrait faire : adhérer aux propositions de la science comme à ce qui, seul, échappe au doute ? Ou bien y a-t-il là une fausse alternative ? D’un côté, les premiers semblent aller trop loin en relativisant la vérité scientifique, invalidant sans analyse précise les développements de la médecine par exemple. De l’autre, les scientifiques nous livrent aujourd’hui un étonnant spectacle : tantôt dans leur rôle de chercheurs ils publient des études, tantôt dans celui de citoyens ils prennent position sur des sujets qui leur échappent autant qu’ils échappent à la méthode scientifique elle-même[1]. Pourtant, refuser de prendre position sur cette question, ou bien suspendre son jugement, c’est donner raison aux premiers. Il faut donc examiner le problème et se demander ce qui a bien pu se passer pour que la science – ou plus exactement la vérité scientifique – entre en crise[2]. Il faut dire que le contexte n’aide pas. Nous sortons, pour un temps au moins, d’une crise sanitaire d’ampleur et nous avons eu comme seuls moyens pour comprendre ce qui se passait les discours parfois contradictoires de certains scientifiques qui, ne sachant plus très bien ou s’arrêtait leur champ de compétence, se sont aventurés par moments dans les zones où la vérité n’est plus aussi claire et distincte, celles de l’éthique ou de la politique notamment ; première imprudence. Allons même encore plus loin : qu’il s’agisse de la crise sanitaire ou bien encore de la crise environnementale – qui fait davantage l’objet de cet article – la science se donne à voir sous deux fonctions : celle qui progresse, qui transforme et que l’on écoute parfois avec fascination et celle qui alerte, qui propose et qui semble pourtant prêcher dans le désert. On se sent sommés de faire un choix mais encore une fois qui doit-on croire ? Ceux qui annoncent pouvoir résoudre les problèmes climatiques par davantage de science, alors même qu’elle semble être la cause par son mariage largement consommé avec la technique des difficultés que l’on cherche à résoudre ? Ou bien ceux qui prennent le risque d’avertir nos sociétés de l’excès, du danger qu’il y a à vivre comme on le fait, alors même que les avantages que nous promet la technoscience n’ont jamais été aussi alléchants ? Car enfin, les preuves du succès de la science ne sont plus à faire ! Si nous accordons à la science ce privilège de nous dire la vérité, alors acceptons ses promesses avec la foi d’un transhumaniste ! Mais là se glisse peut-être un autre problème. Affirmer que la science énonce des vérités ne signifie pas pour autant qu’elle est seule à pouvoir le faire, ni qu’elle tient le seul discours pertinent pour comprendre le monde : deuxième imprudence. Tout d’abord parce qu’elle explique, et ne comprend donc pas, mais aussi parce que les théories qu’elle énonce peuvent et doivent être discutées. En un mot, parce que ses vérités ne sont pas absolues. Avons-nous, en disant cela, franchi la ligne à ne pas franchir ? Avons-nous donné raison aux sceptiques en reléguant la science au rang des opinions ? Assurément non. Clarifions notre propos : si deux voix discordantes se font entendre, c’est peut-être parce qu’il y a bien deux locuteurs différents. Nous distinguerons donc assez simplement d’une part la technoscience, c’est-à-dire la méthode destinée à l’élaboration de lois (science) et finalisée par la transformation du donné naturel au moyen de la technique (pratico-utilitaire), et d’autre part ce que, faute de mieux pour l’instant, nous appellerons la science. Nous tenons le mélange des discours pour responsable de cette confusion qui fait que nous ne savons plus à quelle science nous vouer. Une fois posée la distinction, il nous faudra d’abord comprendre ce qui caractérise la science moderne à son apparition et montrer par-là pourquoi elle nous apparaît définitive et indépassable. Mais il ne nous échappera pas qu’elle entre dans un nouvel âge que d’aucuns qualifient de nouvelle ère. L’Anthropocène amène la redoutable question des conditions de possibilité de la vie humaine telle que nous la connaissons. Que cette nouvelle ère conduise les scientifiques à exercer leur savoir différemment, voilà qui paraît assez sage. N’est-ce pas d’ailleurs au fond le message que le célèbre mathématicien Grothendieck nous laisse au seuil de ce XXIe siècle ? Mais justement, nous dira-t-on, cet homme aussi brillant fût-il a osé poser la question redoutable : « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? »[3]. Et bien nous répondrons qu’il a cessé de participer à la recherche scientifique sous le prisme de l’utilité pour continuer à penser comme mathématicien. Nous devrons donc analyser les critiques adressées à la technoscience pour montrer en quoi la questionner n’est pas refuser tout discours scientifique mais simplement faire ce que notre époque exige : penser la science. Ce faisant, non seulement nous échappons aux critiques d’antihumanisme souvent associées à cette démarche critique, mais nous montrons que l’absence de critique ruinerait les possibilités même d’exercice de la science. Reprenant Arendt, sans qui cette réflexion ne saurait être menée, nous postulerons enfin l’existence d’une autre science, d’une autre manière de faire de la science, qui mettrait la « mortalité de fait (de l’homme) au rang des conditions élémentaires qui rendent possible chacune de ses tentatives scientifiques »[4]. Une telle discussion n’est encore une fois pas neuve. La théologie médiévale, et particulièrement celle de Bonaventure, nous aidera à tracer les contours de cette science-là qui existe pleinement comme discours sur le monde mais pas comme seul discours. Réinscrire la science dans la pluralité des discours sur le monde sans pour autant nier sa vertu heuristique et son rôle dans la poursuite du vrai nous semble une des leçons bien utiles que nous a transmise la pensée médiévale.

- Où la science se sépare de la théologie.
- La naissance de la science moderne : d’un étonnement à un autre.
S’il est si difficile de proposer un discours critique sur l’action de la technoscience, ce n’est pas seulement parce qu’un tel discours heurte ce que l’on appelle l’humanisme, mais aussi parce qu’elle a produit des bienfaits que nous mesurons tous – du moins en Occident – quotidiennement. Qu’il s’agisse des prouesses de la médecine, de la facilité déconcertante des moyens de transports, ou bien encore des multiples objets qui nous entourent, tout semble louer non plus un Créateur transcendant mais plutôt la raison humaine capable de tant de merveilles. Là se trouve l’argument redoutable : critiquer cette science-là reviendrait à faire œuvre de mauvaise foi. Imaginez-vous revenir au temps d’avant la technoscience après avoir profité du confort qu’elle apporte à l’humanité. On voit l’argument : il consiste à lister tout ce qui, dans le monde moderne, apporte la preuve du succès de la science. Mais il cache un autre argument plus subtil : s’attaquer à la technoscience c’est aussi s’empêcher de découvrir, s’amputer de possibilités encore inconnues. On pourrait presque dire que ce sont là les arguments de la science moderne à sa naissance, en tout cas au moment où elle est pensée comme telle. C’est en effet en des termes proches que s’exprime Bacon dans La Nouvelle Atlantide dans laquelle il assigne à la technoscience – pensée ici de manière utopique – une finalité bien précise : « Notre fondation a pour fin de connaître les causes, et le mouvement secret des choses ; et de reculer les bornes de l’Empire humain en vue de réaliser toutes les choses possibles. »[5] Réaliser toutes les choses possibles par l’union de la technique et de la science, voilà qui résonne particulièrement à nos oreilles modernes. N’est-ce pas ce que prétend faire l’ingénierie la plus évoluée en promettant l’augmentation de nos capacités, de notre espérance de vie, et même de nos horizons qui ne se limiteraient plus à la Terre seule ? Évoquant la biologie, la chimie, la mécanique, l’optique et l’imagerie médicale, Bacon insiste toujours sur la nouveauté des outils comme des savoirs. La nouveauté dont il est question n’est pas simplement relative à ce qui est alors connu en Europe, il s’agit d’une nouveauté radicale, d’un saut dans l’inconnu des combinaisons possibles au sein d’une nature devenue presque entièrement artificielle. Les manipulations sur les végétaux et les animaux sont un bon exemple de ce que Bacon entend par nouveauté : « Nous avons aussi l’art de faire pousser des plantes par simples mixtures de terres, sans y mettre de semence, et nous parvenons ainsi à produire de nouvelles plantes, différentes des variétés communes, ou à changer certaines espèces en d’autres. » Il y a là une fascination dans le récit qui rappelle cette fascination toute contemporaine de nos chercheurs en biologie de synthèse qui, à en croire N. Bouleau, ont un goût avéré et immodéré pour « l’innovation combinatoire » : « Cette propension est impressionnante. Cela dépasse infiniment ce que la culture avait coutume d’appeler la libido sciendi, il s’agit d’une véritable addiction. »[6]
Deux choses sont remarquables dans le récit que fait Bacon de cette cité tout entière consacrée à la science et à la technique. La première est l’apparent paradoxe entre d’une part les résultats de cette nouvelle technoscience et les propos d’ordre éthique que l’on trouve quelques lignes plus loin. En effet, pour atteindre les résultats promis, c’est-à-dire produire « ce qui nous paraît bon et propre à guérir diverses maladies et à conserver la santé », il faut aller explorer des lieux encore inconnus au sein de la nature. Il faut aller plus loin que là où seul l’œil nu peut nous amener : « Nous avons même le moyen de voir des objets situés au loin, dans le ciel par exemple, ou dans des endroits éloignés, et de faire paraître les objets proches lointains, et les objets lointains proches : ainsi nous falsifions les distances. » Nous sommes familiers des télescopes et des microscopes, il n’y a rien là de très utopique pour nous aujourd’hui. Mais si l’on prête attention à la formule qui clôt cette citation, on peut toutefois être surpris. Que veut dire ici « falsifier les distances » ? En quoi sont-elles rendues fausses ? Il est évident qu’elles ne sont falsifiées que par rapport à notre œil qui, sans l’aide de la technique ne parviendrait pas à voir ce qu’il voit au moyen de l’instrument. C’est donc l’instrument qui falsifie. On pourrait dire aussi que ce qui est donné à voir n’est pas conforme à ce que nos sens seuls perçoivent. Autrement dit pour atteindre l’efficacité attendue, la technique couplée à la science, à la manière d’une cause instrumentale (conjointe, faudrait-il oser), se doit de s’éloigner du réel tel qu’il se donne à percevoir par les seuls sens. Le paradoxe apparaît quand, quelques lignes plus loin, Bacon écrit : « nous détestons toute tromperie et tout mensonge. » Ce précepte impose à « tous les confrères de présenter les choses telles quelles, sans adultération, sans leur prêter en rien une allure usurpée de prodige ». Alors de deux choses l’une : soit les instruments ne falsifient ni les distances ni les phénomènes, et les savants – qu’il faudrait presque appeler ingénieurs – peuvent ne pas mentir ; soit les phénomènes sont d’emblée falsifiés – ce qui semble être le cas – et alors les ingénieurs n’ont pas vraiment d’issue. A moins que l’injonction porte en réalité sur autre chose. C’est la seconde chose à remarquer dans le récit. Car finalement ce qui ne doit pas être présenté comme prodigieux, c’est le phénomène naturel. C’est d’ailleurs ce que l’on retrouve exprimé chez Descartes, le contemporain de Bacon, dans son Traité du monde et de la lumière :
Sachez donc, premièrement, que par la Nature je n’entends point ici quelque Déesse, ou quelque autre sorte de puissance imaginaire, mais que je me sers de ce mot pour signifier la Matière même en tant que je la considère avec toutes les qualités que je lui ai attribuées comprises toutes ensemble, et sous cette condition que Dieu continue de la conserver en la même façon qu’il l’a créée.[7]
Absolument rien ne doit apparaître comme prodigieux dans la nature. La nouvelle physique est nécessairement démystifiante. Voilà la première leçon. L’enjeu est de taille : il en va de l’émancipation de la théologie qui ne doit plus exercer sur la science sa domination, sans quoi les possibles seraient irrémédiablement réduits à peau de chagrin. Et pourtant le récit de Bacon fait étale de prodiges continuellement. Cependant, ce qui est prodigieux n’est plus à chercher dans la nature mais dans la technoscience elle-même. Le lecteur ne peut que s’émerveiller des tours et des bassins, des laboratoires et des espaces consacrés aux instruments les plus perfectionnés. Bacon détourne l’émerveillement aristotélicien : plus d’étonnement face au vivant dans sa composition comme le fait le Stagirite au début des Parties des animaux, mais une admiration nouvelle face aux pouvoirs de la technoscience.
- A l’origine de la science moderne : le rapport de force avec la nature.
La deuxième grande leçon que l’on peut tirer de ce nouveau rapport à l’étonnement nous est transmise par Kant. Il faut à ce propos prendre le temps de relire la Préface de la Seconde édition de la Critique de la raison pure. On peut distinguer très schématiquement dans ce texte trois parties. La première analyse les raisons pour lesquelles les sciences que sont la logique, les mathématiques et la physique ont atteint un degré de stabilité et se sont effectivement constituées comme sciences. La deuxième montre pourquoi il n’en est pas allé de même pour la métaphysique et élabore une critique de cette discipline. La troisième enfin montre quels sont les enjeux pratiques d’une critique de la raison pure telle que la propose l’auteur. C’est essentiellement la première partie qui nous intéresse ici. Remarquons d’emblée que le propos de Kant n’est pas aussi lyrique que celui de Bacon. Ceci ne veut toutefois pas dire que l’émerveillement est absent du texte kantien, bien au contraire. L’auteur admire les prouesses des sciences logiques et mathématiques et ne tarde pas à décrire le changement de la physique opéré par Galilée, Torricelli ou Stahl en termes forts élogieux. D’où vient cet éloge ? Du fait, pour le dire synthétiquement, que la physique a suivi les mathématiques. Kant résume ainsi la trouvaille de Thalès : « pour savoir sûrement quoi que ce soit a priori il ne devait attribuer aux choses que ce qui résulterait nécessairement de ce que lui-même y avait mis, conformément à son concept. »[8] Il n’est pas trop difficile de comprendre cette démarche pour nos intelligences formées à la géométrie déductive. Nous apprenons précisément cela lorsque nous passons de l’observation des figures dans les premières années de collège à la formalisation des énoncés à partir d’axiomes ou de définitions. L’élève qui réalise ce passage des sens au concept réalise du même coup la puissance démonstrative des mathématiques et entre de ce fait dans l’apprentissage de cette science après la longue propédeutique des années qui ont précédées. Ceci est pour Kant le signe évident que les mathématiques ont avancé et continueront de le faire sur une voie sûre. Il ne reste qu’à appliquer cela à la physique. En dépit du changement d’objet – la physique porte sur les êtres sensibles et non plus sur les êtres de raisons comme les mathématiques – Kant fait l’éloge de ces savants qui ont fait entrer la physique dans cette ère nouvelle. Il est à noter que le passage en question débute par une référence à Bacon et ce qui est dit ici éclaire nous semble-t-il de manière évidente le propos de l’auteur de la Nouvelle Atlantide. Tout d’abord le propos reprend ce qui a été dit au sujet des mathématiques : les pionniers de la nouvelle physique « comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans et qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu’elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle. » Ces quelques lignes sont essentielles pour comprendre ce qui est advenu à la science moderne. Le point de départ est clair : la physique a pris la voie des mathématiques en partant à la recherche de lois immuables fondées non plus sur l’enquête minutieuse menée à partir des faits observés et conforme à la méthode inductive, mais bien plutôt sur la déduction pure à partir d’hypothèses formulées par la raison seule. Ce qui est premier dans cette physique naissante n’est plus le donné naturel en tant qu’il est puissance d’engendrement (phusis), mais la raison elle-même comme puissance de législation. Suivons encore la lettre de ce texte : il faut bien convenir que la raison ainsi posée change de place et devient, à l’instar du soleil pour Copernic, le centre du système de la connaissance. On pourrait dire qu’elle n’a en quelque sorte rien à apprendre de la nature. Plus exactement qu’elle ne trouve dans la phusis aucun savoir. La nature devient une simple occasion de découvrir son propre savoir. La raison s’en sert, elle en use comme d’un expériment. Pour le dire encore autrement, c’est à l’occasion d’expériences sur les objets de la physique que la raison développe une connaissance qui prend, par le fait même de cet éloignement de principe avec le phénomène physique, les contours d’une science sûre. C’est ici qu’il faut prêter attention aux analogies. Kant suggère deux comparaisons : l’une avec le maître et l’autre avec le juge (plus loin viendra celle du policier).
Il faut donc que la raison se présente à la nature tenant, d’une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordants entre eux l’autorité de lois, et de l’autre, l’expérimentation qu’elle a imaginée d’après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qui plaît au maître, mais, au contraire, comme un juge en fonctions qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose.[9]
Évitons d’abord le contre-sens qui consisterait à dire que le physicien pourrait faire abstraction de la nature. Il perdrait de ce fait son objet. La nature est certes présente mais dans un face-à-face bien différent : non plus celui du maître face à son élève mais plutôt celui de l’accusé face à son juge. Pourquoi rejeter d’emblée l’analogie avec l’écolier ? Deux raisons semblent pouvoir être avancées : la première porte sur la nature du savoir du maître et l’autre sur ce qu’un tel apprentissage implique du côté de l’écolier. Tout d’abord, le maître enseigne ce qui lui plaît, comme si la connaissance était le fait du désir et non pas de la raison. Il y a quelque chose de très indécis dans ce savoir qui vient apparemment du fait que la nature n’enseigne pas : à la rigueur, elle suggère. Ce n’est pas elle qui opère les liaisons entre les phénomènes ; et se mettre à son école, c’est tâtonner bien plus que savoir. Par suite, l’écolier à la merci d’un tel savoir croit apprendre mais ne progresse pas. Il se voit dépendre du maître de sorte que nulle autonomie dans le savoir n’est possible. Il faut donc rejeter cette analogie au motif, nous semble-t-il, qu’il y aurait là retour à la minorité et perte de cette autonomie dont l’auteur fait une finalité de toute philosophie pratique.[10] Il reste donc l’image du tribunal. La nature se voit forcer de répondre aux questions de ce « juge en fonctions » qu’est la raison. Nous proposons de garder de cette analogie deux éléments : d’une part l’éloignement du juge et d’autre part la contrainte subie par l’accusée. Au tribunal, bien plus encore que dans la relation de maître à l’élève, la distance se donne à voir. La nature ne revêt plus la robe du savoir mais porte les vêtements de l’accusé. C’est la raison qui trône revêtue des signes du pouvoir. De même que le juge se doit d’être à distance, surélevé au-dessus de l’accusé pour symboliser la contrainte et le pouvoir qu’il a de le condamner, la raison se pense distante du phénomène naturel, plus haute que lui puisque seule capable de modifier son état en en comprenant les lois. Le juge ne poursuit pas un but théorique en interrogeant mais celui, pratique s’il en est, de rendre la justice par l’imposition d’un châtiment. Si l’on suit donc cette analogie, la science progresse à mesure qu’elle interroge la nature non pas dans le but de la connaître mais de la transformer. On doit donc pouvoir évaluer la science à partir de ses résultats, ce qui est précisément le sens de la première phrase de la Préface : « Si dans le travail que l’on fait sur des connaissances qui sont du domaine propre de la raison, on suit ou non la voie sûre d’une science, c’est ce qu’on peut juger bientôt d’après le résultat. »
- Un nouveau rapport à la vérité : de la theôria à l’efficacité.
Le lien entre la science et la théorie, ou les théories, est pour nous une évidence. On parle d’ailleurs de « théories scientifiques » comme d’autant de produits de la science. Il faut donc faire un petit détour par le sens de ce terme. Le concept de théorie nous vient des penseurs de l’Antiquité grecque pour qui la theôria évoquait un certain regard, la contemplation d’un ordre, plus précisément celui du cosmos. Cette contemplation n’était pas séparée de la pratique, au contraire, de sorte que l’on peut définir la théorie comme un certain regard de l’intelligence conduisant à une pratique imitant ce qui est contemplé. Ne nous trompons pas ici sur le sens du terme « pratique » : il s’agit pour les philosophes Grecs, du domaine de l’action humaine, de l’activité par laquelle l’homme s’humanise : l’éthique et la politique.
Le sens commun est souvent méfiant face à la théorie et nous exprimons cette méfiance par ce proverbe souvent répété : « C’est vrai en théorie mais ça ne l’est pas en pratique ». Nous sommes soupçonneux face aux théories soient au motif qu’elles paraissent se contredire soit encore qu’elles ne produisent pas suffisamment d’effets dans la réalité. Nous voulons des théories qui soient efficaces, et notre éloignement de l’Antiquité grecque se mesure aussi à cela : nous semblons n’avoir que faire d’un savoir qui se veut contemplatif. Deux choses nous séparent donc des Anciens sur ce point : nous avons construit nos théories sans nous appuyer sur l’idée presque religieuse d’un ordre cosmique et nous nous méfions de tout discours qui pourrait nous y ramener. D’où vient alors notre fascination pour les théories scientifiques ? Probablement du fait qu’elles n’ont pas grand-chose à voir avec cette theôria grecque mais qu’elles nous placent comme transformateurs du réel plutôt que contemplatifs d’un monde auquel nous appartenons. Essayons de cerner chez ceux qui inaugurent la science moderne le sens qu’ils donnent à ce concept-là. C’est bien en fonction de ce nouveau sens que nous apparaîtra alors le véritable but de la science moderne.
Dès la Lettre préface aux Principes de la philosophie, Descartes note sa volonté de s’éloigner des théories anciennes et particulièrement de celles d’Aristote, au motif qu’elles ne peuvent plus s’appuyer sur des fondements solides. Il s’agit de fonder une nouvelle science, qui trouve son appui dans l’évidence, c’est-à-dire dans la clarté et la distinction avec laquelle la raison saisit une proposition. La méthode est intuitive puis déductive et ne s’apparente plus à cette quête aristotélicienne qui partait des effets pour remonter aux causes avec le souci du sensible qui caractérise le Stagirite. Une fois encore, l’exigence de mathématiser la science est cruciale. Les fondements étant posés, la nouvelle physique se chargera de supporter les autres sciences que Descartes se propose de rebâtir : la mécanique, la médecine et la morale. C’est donc parce que la science antique dépendait trop de son objet et ne fondait pas assez son propos sur la puissance de l’intuition et de la déduction qu’elle n’a su produire ni physique solide (elle s’est même révélée comme un obstacle dans l’élaboration du modèle copernicien) ni médecine efficace. Pour ce qui est de la morale, il convient d’en discuter plus loin. Cet argument selon lequel la théorie digne de ce nom se doit d’être efficace se retrouve dans le texte que Kant écrit pour invalider le proverbe que nous citions au début de ce paragraphe : « C’est vrai en théorie mais non en pratique ». Pourquoi est-il irrecevable ? Justement parce qu’il néglige le fait que la pratique n’est rien d’autre que l’accomplissement de la théorie. Kant prend l’exemple suivant : celui d’un artilleur. Qu’est-ce au fond qu’un bon artilleur ? N’est-ce pas celui qui parvient à atteindre la cible qu’il vise et à causer les dommages qu’attend son général ? A l’évidence il n’est point besoin qu’il connaisse pour ce faire les lois de la gravitation exprimées dans les équations de Newton, ni celles des forces de frottement qui vont s’exercer. Il faudrait étudier longtemps la physique et la météorologie avant de pouvoir participer à la bataille, ce qui semble absurde. L’artilleur se forme autrement : il pratique. Il apprend l’efficacité à l’école de la pratique bien plus qu’en apprenant des théories. Mais, dit Kant, il y a là une incohérence. En effet, si l’artilleur échoue dans son tir c’est justement qu’il ne possède pas encore le contenu théorique. Pour le dire en termes kantiens, il faudrait même tenir que la pratique est la véritable théorie au sens de la théorie complète. Ceci paraît convainquant et difficile à réfuter. Nous avons en effet plutôt tendance à valider une théorie par sa capacité à agir sur la réalité dont elle parle. Remarquons toutefois dans cet exemple le glissement de sens : nous ne parlons pas de pratique dans le même sens lorsque nous comparons Kant et Aristote. Les Grecs avaient en vue la praxis, l’activité humanisante de l’éthique-politique. Kant ici s’intéresse à la capacité qu’a l’entendement de produire les lois qui nous permettent de transformer le réel. Bien sûr, l’auteur de Théorie et pratique est au fait de la distinction qu’il formalise lui-même entre la raison qui légalise (théorie de l’entendement) et la raison qui légifère (théorie de la raison). Mais justement, ce point nous paraît fondamental, il sépare nettement les deux rôles au point que la théorie scientifique ne se mesure plus à sa capacité de faire agir politiquement ou éthiquement l’homme mais plutôt à sa capacité à agir sur l’objet physique, à le transformer. Et il ne peut en être autrement si l’on veut que la science reste science. Ce faisant, la science renonce à être théorie pure et peut tout à fait devenir la technoscience que nous connaissons. C’est d’ailleurs ce que montre bien Husserl dans la Crise des sciences européennes : sa critique porte justement sur le fait que la science a pris pour finalité des intérêts techniques perdant ainsi de vue la theôria qui, sans cesser de guider l’action humaine, n’en demeure pas moins contemplation.
Le problème de la contemplation est qu’elle nous place apparemment dans un champ que nous, Modernes, souhaitons voir bien séparé de celui de la science : celui du religieux. C’est d’ailleurs le sens de la démarche kantienne : cartographier la raison pour en montrer les limites de telle sorte que la science, la métaphysique et par suite la religion cessent de pénétrer dans le territoire de l’une ou de l’autre, semant au passage la plus grande confusion. Il y a bien là un changement dont la modernité naissante est parfaitement consciente. La question que nous posons est celle de savoir si une telle démarche est toujours pertinente à l’ère de l’Anthropocène.
Il est important pour conclure de remarquer les conséquences contemporaines des thèses que nous avons abordées. Il semble pertinent, à partir de cette opposition entre la technoscience et la theôria, chargée d’une signification religieuse, de revenir sur quelques passages d’un des mathématiciens les plus importants du siècle précédent, Bertrand Russell. Dans un texte fameux intitulé The Scientific Outlook, on lit ceci :
Nous pouvons chercher la connaissance d’un objet parce que nous aimons l’objet ou parce que nous souhaitons avoir du pouvoir sur lui. La première impulsion conduit au genre de connaissance qui est contemplatif, la deuxième au genre qui est pratique. Dans l’évolution de la science l’impulsion qui vise le pouvoir l’a emporté de plus en plus sur l’impulsion qui cherche l’amour. L’impulsion qui vise le pouvoir est incarnée dans l’industrialisme et dans la technique gouvernementale. Elle est incarnée également dans les philosophies connues sous les noms de pragmatisme et d’instrumentalisme. Chacune de ces philosophies soutient, au sens large, que nos croyances concernant un objet quelconque sont vraies dans la mesure où elles nous rendent capables de le manipuler de façon avantageuse pour nous-mêmes. C’est ce que l’on peut appeler une conception gouvernementale de la vérité. De la vérité ainsi conçue, la science nous offre une quantité importante ; effectivement il ne semble pas y avoir de limite à ses triomphes possibles. À l’homme qui désire changer son environnement la science offre des outils d’une puissance étonnante, et si la connaissance consiste dans le pouvoir de produire des changements que l’on a en vue, alors la science nous procure la connaissance en abondance.[11]
Ce texte vient préciser un point que nous avons pour l’instant laissé de côté : celui du rapport qu’entretiennent science et technoscience relativement à la vérité. S’il est vrai qu’une science est une connaissance vraie, il est crucial de définir le vrai. Or c’est ici que la comparaison entre Anciens et Modernes prend son sens. Si le but assigné à la science physique était pour les Grecs et jusqu’au Moyen-Âge de « sauver les phénomènes » pour reprendre l’expression fameuse de la pensée platonicienne, il n’en va plus de même au seuil de la modernité. Il s’agit plutôt de définir les lois non plus dans une posture contemplative – qui confine un peu trop à la compréhension – mais dans une volonté d’agir par la maîtrise des éléments[12] qui correspond bien à la démarche explicative. Si l’explication est la bonne, alors elle doit pouvoir permettre maîtrise et prédiction. Remarquons alors que seule la science a été capable d’atteindre cet objectif avec éclat. C’est donc à elle que revient le droit de se dire vraie. De là à penser qu’elle est la seule à pouvoir se qualifier ainsi, il n’y a qu’un pas… que nous ne franchirons pas. Car s’il est une chose que la crise environnementale nous apprend, c’est que la technoscience n’est plus en mesure de maîtriser les conséquences des actions qu’elle permet, sauf si elle retrouve un certain contact avec le réel, si elle décide de s’en rapprocher (contrairement à ce que nous disait Bacon), de se remettre à son école (contrairement à ce que nous disait Kant), de le voir avec un regard plus contemplatif (contrairement à ce que Descartes nous disait dans son Traité du monde et de la lumière). Nous proposons donc de retenir, au terme de ce premier point, le constat que Russell exprime dans son texte : « Graduellement, cependant, l’aspect de la science comme connaissance est repoussé à l’arrière-plan par l’aspect de la science comme pouvoir de manipuler la nature »[13]. La conséquence qu’il pointe plus loin dans son ouvrage est à relever aussi : « Par conséquent, c’est seulement dans la mesure où nous renonçons au monde en tant qu’amoureux de lui que nous pouvons le conquérir comme ses techniciens. Mais cette division dans l’âme est fatale à ce qu’il y a de meilleur en l’homme »[14]. Il nous reste donc, après avoir élaboré les critiques que la période que nous traversons nous donne à penser, à rétablir la fonction et la valeur d’une science véritable pour notre temps.
- Éléments de critique.
2.1. La contradiction du scientisme et la nécessité de repenser la science.
La technoscience est donc devenue notre monde. Tout d’abord parce que nous sommes environnés de ses productions et que la technologie polarise une part importante de nos activités ; ensuite et surtout parce que notre regard sur le monde est devenu technoscientifique. Lire le monde par le prisme du calcul, de la raison instrumentale, est désormais pour nous monnaie courante. Raisonner sur les éléments naturels en termes de ressources, sur les humains au travail en termes similaires ne choque plus, du moins plus assez pour faire prendre conscience qu’il y a là un réductionnisme à l’œuvre. Mais ceci n’est pas le point le plus saillant. S’installe désormais dans les discussions une attitude révélatrice d’un rapport au monde marqué par ce qu’il convient d’appeler le scientisme. En bref on pourrait situer le propos à partir de deux prémisses. 1. Nous avons besoin de propositions vraies (la vérité étant comprise comme vérité pratique au sens moderne) pour lutter contre l’obscurantisme et transformer efficacement le monde. 2. Seule la science (technoscience) est capable d’atteindre cette vérité ; elle seule possède la capacité de dire le vrai et, par son lien étroit à la technique, de rendre efficaces les propositions. De ces deux prémisses on tire aisément la conclusion suivante : la technoscience porte les promesses de résolution des problèmes qui touchent notre temps (et qui toucheront les temps suivants). Prenons quelques instants pour montrer logiquement l’invalidité d’un tel raisonnement. Tout d’abord, affirmer que seule la technoscience est capable de déterminer ce qui est vrai implique que la méthode scientifique est suffisante pour cela. Mais la proposition elle-même : « seul ce qui peut être démontrer scientifiquement est vrai » ne peut être démontrée scientifiquement. Il y a là un cercle logique qui suffit à invalider la prémisse. Nous pouvons également analyser non plus la proposition mais l’attitude de confiance qu’elle suppose. Russell, dans un texte célèbre qui oppose la science et la religion écrit ceci :
Un credo religieux diffère d’une théorie scientifique en ce qu’il prétend exprimer la vérité éternelle et absolument certaine, tandis que la science garde un caractère provisoire : elle s’attend à ce que des modifications de ses théories actuelles deviennent tôt ou tard nécessaires, et se rend compte que sa méthode est logiquement incapable d’arriver à une démonstration complète et définitive.[15]
L’objet de la critique est le suivant : la religion prétend atteindre un degré de vérité tel que nulle réfutation ne peut être entreprise. Voilà ce qu’il faut entendre ici par vérité absolue : une proposition admise, tenue pour vraie, de manière immuable et par conséquent irréfutable. La science, nous dit l’auteur, ne peut pas tenir un tel propos puisque par définition, elle procède par conjectures et réfutations, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Popper. Si les énoncés de la science peuvent – et même doivent – être discutés, remis en question et, le cas échéant, remplacés on peut dire en toute logique que la vérité atteinte n’est que provisoire. Cependant prêtons attention à l’opinion qui prévaut depuis quelques décennies sur la place publique et que dénonçait déjà Grothendieck dans un article de 1971. L’objet de son texte est de montrer la forme que revêt le scientisme et les risques qu’il fait peser sur notre civilisation. Pour décrire cette idéologie scientiste, il énonce six mythes qui viennent appuyer le discours scientiste pour en faire une nouvelle église universelle comme le propose le titre de cet article. Regardons un peu plus en détail ce premier mythe :
Seule la connaissance scientifique est une connaissance véritable et réelle, c’est-à-dire, seul ce qui peut être exprimé quantitativement ou être formalisé, ou être répété à volonté sous des conditions de laboratoire, peut être le contenu d’une connaissance véritable. La connaissance « véritable » ou « réelle », parfois aussi appelée connaissance « objective », peut être définie comme une connaissance universelle, valable en tout temps, tout lieu, et pour tous, au-delà des sociétés et des formes de cultures particulières.[16]
Nous n’avons pas de peine à admettre cela : seule la connaissance scientifique – comprise comme le résultat d’études quantitatives et fondées sur des analyses mathématiques – peut mériter le statut de connaissance. Ce-faisant, nous installons la science dans une place qui est dévolue à la religion si l’on en croit le propos de Russell. L’attitude de confiance en ce discours que décrit Grothendieck n’est rien d’autre que le credo religieux opposé à la démarche scientifique d’après Russell. Ce n’est donc pas simplement logiquement mais aussi pratiquement que le scientiste se contredit. Une telle contradiction implique donc de penser à nouveaux frais la science, sa nature, sa fonction et sa valeur. Commençons donc par cerner l’autre erreur incluse dans le premier mythe du scientisme posé par Grothendieck.
- Ce que savoir scientifiquement veut dire.
Si l’on reprend la formulation du premier axiome scientisme, on trouve en substance ceci : seul ce qui peut être exprimé quantitativement peut être qualifié de connaissance véritable. Il y a là un point qu’il faut examiner plus attentivement. Une telle affirmation est dans la droite ligne des premiers penseurs de la science moderne. En effet parler de quantité implique qu’il y ait mesure ce de cette quantité. Comment alors mesurer le réel, ou pour faire plus simple, disons, la nature ? Première étape : la réduire à de la matière. C’est l’équivalence cartésienne : la nature n’est rien d’autre que la matière. Comme telle, elle peut être soumise à une mesure. Elle ne se traduit d’ailleurs que dans ce langage de la mesure que sont, en partie, les mathématiques. Ceci rejoint la fameuse phrase de Galilée : « le grand livre de la nature est écrit en langage mathématique ». Il y a donc au seuil de la rupture moderne avec la science classique héritée d’Aristote cette préférence accordée à la quantité sur la qualité. Il n’est alors pas étonnant que Kant fasse des mathématiques le modèle sur lequel les autres sciences doivent se former, comme on l’a vu dans le texte de la Seconde Préface de la Critique de la raison pure. Lorsqu’il analyse un peu plus en détail cette posture intellectuelle, Grothendieck tire un autre postulat, un autre mythe du scientisme, du précédent. Dans l’article précité, il écrit :
La conception « mécaniste », « formaliste » ou « analytique » de la nature est le rêve de la science (…) En dernière analyse, toute la réalité, comprenant l’expérience et les relations humaines, les événements et les forces sociales et politiques, est exprimable en langage mathématique en termes de systèmes de particules élémentaires, et sera effectivement exprimée ainsi dès que la science sera assez avancée. A la limite, le monde n’est qu’une structure particulière au sein des mathématiques.[17]
Nous pouvons lire dans ce que décrit le prolongement de l’idée galiléenne poussée dans une plus grande complexité mais toujours dans cette tradition d’interprétation quantitative du réel. Prenons alors cette thèse au sérieux et voyons ce que les mathématiques ont à apprendre aux sciences qui les ont choisies pour modèle. Il ne s’agit pas ici d’exposer les problèmes complexes abordés par les mathématiciens du XXe siècle sur la question des fondements des mathématiques mais de partir de quelques conclusions issues de travaux qui détaillent ces points[18]. Repartons de l’idée principale que tout phénomène naturel peut être appréhendé de manière quantitative par les mathématiques couplées aux sciences physiques ou bien à celles du vivant selon l’objet naturel étudié. Il reste à montrer que les mathématiques sont non seulement fiables mais de surcroît complètes. Ainsi nous disposerons d’un langage parfaitement adéquat à la réalité qu’il veut décrire et expliquer. N. Bouleau montre dans son travail d’analyse que cette idée domine dans les mathématiques du XIXe et du début du XXe avec l’idée d’une clarification de la syntaxe mathématique. Ce projet culmine dans ce qu’il est convenu d’appeler le programme de Hilbert[19]. La conviction qui anime le mathématicien allemand réside dans le fait que tout problème mathématique peut recevoir une solution. L’enjeu de la clarification de la syntaxe mathématique culmine ici dans cette volonté de résoudre tout problème. Ce n’est pas sans raison qu’il est écrit sur l’épitaphe de sa tombe : « Nous devons savoir. Nous saurons. » Tout le problème est qu’une telle certitude résiste mal aux travaux qui suivront et qui seront publiés en 1931 par Gödel. Les profanes savent que ses travaux traitent d’indécidabilité, d’incomplétude, mais il est peu aisé de comprendre ce que cela implique. Il convient donc d’aller directement à la conclusion que tirent N. Bouleau et D. Bourg dans Science et prudence :
Le système de l’arithmétique, pour autant qu’il dépasse les seules addition et soustraction, au fondement de toute science, est un système incomplet. Quelle que soit la clarté et la fermeté de ses axiomes, ils n’en permettent pas moins d’engendrer, suivant les règles rigoureuses qui sont celles de la discipline, des énoncés dont il est impossible de décider de la vérité ou de la fausseté. Le système est ainsi incomplet. Autrement dit, notre connaissance des entiers est et sera toujours limitée.[20]
On pourrait dire qu’il y a un problème qui concerne uniquement les mathématiques et même plus particulièrement l’arithmétique. Mais il faut tout d’abord noter avec N. Bouleau que « depuis les années 1930, on a montré que de nombreux systèmes, autres que les théories mathématiques, sont assez complexes pour posséder ces propriétés d’incomplétude et d’indécidabilité. »[21] On pourrait enfin noter que les mathématiques en tant qu’elles permettent la mesure de toute la réalité réduite à de la seule matière informent toutes les sciences. Il apparaît donc évident que les sciences physiques mais aussi la biologie se voient engagées dans la voie d’un nouvel apprentissage : celui de l’humilité d’un savoir qui se sait limité. S’il est une leçon à retenir des développements mathématiques des années 1930 c’est bien celle d’un paradoxe : la science nous conduit à l’acceptation que nous ne savons ni ne saurons complètement ; et d’une proposition, qui résonne comme un écho lointain du haut Moyen-Âge : celle d’une docte ignorance.
- La fonction de la science : perspective critique
Derrière l’idée que la science – comprise ici comme technoscience aidée par les mathématiques – est l’arme contre toute ignorance se cache en réalité une autre représentation véhiculée par le scientisme : l’idée que seule la technoscience peut répondre aux problèmes posés à l’humanité. La fonction de la science devient là encore religieuse : sauver l’humanité en proie à ce que la nature lui impose. Il semble d’ailleurs difficile d’attribuer une autre fonction à la science. En effet, pourquoi vouloir percer les secrets de la nature sinon pour améliorer la vie de l’homme ? Penser qu’il y a une autre fonction possible de la science ne risque-t-il pas de conduire à la fin d’un progrès de la civilisation considéré pour nombre de contemporains comme une évidence ? Il y a là pourtant ce que l’on pourrait, à la suite d’Habermas, appeler proprement une idéologie. Avant d’examiner en quoi consiste l’idéologie, il faut bien partir d’un constat qui vient réfuter le mantra du progrès. La technoscience peut bien évidemment améliorer la vie de l’homme sur Terre mais elle peut aussi conduire à la disparition des conditions d’habitabilité de la planète – comme nous le montre l’époque que nous traversons. Quoiqu’il en soit, elle suppose définie ce qu’est la vie bonne pour l’homme, une vie de bien-être assurée par ses soins. C’est précisément ici qu’elle tombe dans l’idéologie, étant incapable de fonder théoriquement la réponse qu’elle présuppose comme évidente. Elle prétend voir alors qu’elle est aveugle.
Réglons tout d’abord ce point. Comprendre la technoscience comme autoréférentielle suppose qu’on ne puisse pas justifier son apparition dans le monde des hommes. Or Jaspers montre bien qu’elle apparaît comme « volonté primitive de savoir, dont la science ne peut apporter de justification ». C’est qu’en fait « la science ne peut pas répondre à la question de sa propre signification ».[22] Nous reviendrons plus loin sur ce que peut signifier cette « volonté primitive de savoir », qui semble être la caractéristique propre du regard scientifique et qui pourtant prend une autre forme dès lors que l’on examine la technoscience.
Pour préciser ce point, partons de l’analyse que fait Marcuse de l’essor de la science moderne. On pourrait dire, pour résumer le propos dense de L’Homme unidimensionnel, que la rationalité moderne a élaboré un nouveau paradigme : celui de la domination. L’auteur se propose d’analyser comment cette nouvelle rationalité, après avoir réuni technique et science dans un même projet de domination de la nature, engendre des rapports sociaux eux-mêmes marqués par la domination.[23] Ce projet prend racine dans la méthode propre de la technoscience, nous dit l’auteur. Il nous fait alors remonter à la logique qui préside à la méthode scientifique moderne. Il oppose la logique « mathématique » à celle qu’il appelle « dialectique ».[24] Les deux formes de logiques s’opposent relativement à leur prise en compte de l’objet. La logique mathématique, poursuit Marcuse, élimine ce qu’il appelle la négativité de l’objet. Qu’est-ce à dire ? On pourrait éclairer le propos par deux compléments. Tout d’abord, cela semble assez simple à première vue, la logique mathématique simplifie le donné réel. En ce sens, un mathématicien comme Grothendieck souligne aussi ce caractère réducteur de toute démarche scientiste – comprenons ici de la réduction de tout discours épistémique à celui de la technoscience. Dans le fameux article déjà mentionné il liste les mythes caractéristiques du scientisme. Ce sont ces mythes (particulièrement le troisième intitulé : « la conception mécaniste, formaliste ou analytique de la nature est le rêve de la science ») qui « introduisent des simplifications énormes dans la complexité fluctuante des phénomènes naturels et de l’expérience humaine ». [25] En second lieu, la logique mathématique implique qu’il ne soit fait aucun cas des jugements que nous portons sur le réel. Il s’agit de le traiter comme s’il nous était étranger, comme si lui faisions face dans une extériorité radicale. Or c’est précisément sur ce point que la logique dialectique vient s’opposer à la logique mathématique. Il est pertinent à ce stade de citer un passage plus long dans lequel Marcuse indique une voie qu’il nous faudra bientôt explorer :
« La réalité donnée a sa logique propre et sa vérité propre ; pour les comprendre en tant que telles, pour les transcender, il faut une logique différente, une logique contradictoire. Elles appartiennent à des formes de pensée, qui dans leur structure même sont non-opérationnelles ; elles sont étrangères aux méthodes opérationnelles de la science et au même titre aux comportements opérationnels ; leur concrétude historique s’oppose à un mode de pensée où l’ordre de la quantité et des mathématiques devient la norme. La logique dialectique s’oppose à toute organisation administrative de la pensée ; elle s’oppose en même temps à tout empirisme « pur », à tout positivisme qui soutient un monde où règnent le mensonge et la domination ».[26]
Commençons par éclairer la fin du passage. On pourrait interpréter le propos en revenant à la notion de réalité. La technoscience fondée sur la logique mathématique déréalise l’objet en le simplifiant, en l’extériorisant. Mathématiser l’objet, c’est en fin de compte l’idéaliser. Mais il ne s’agit pas alors, pour la nouvelle science à fonder sur la logique dialectique, de revenir à un strict rapport sensible à l’objet. Il y aurait là une confusion car le réel ne se donne ni simplement comme objet pour les sens, ni simplement comme objet pour la raison : le réel est un hybride de rationnel et d’irrationnel au sens où il est saisi par la raison autant qu’il lui échappe. Si la technoscience est née d’une démarche dualiste (qui consiste en l’occurrence à penser la séparation entre le rationnel et le réel sensible), il semble donc pertinent de situer la logique dialectique non pas dans le monisme strict que serait un matérialisme positiviste mais dans ce que D. Bourg appelle un monisme réflexif.[27] Ces quelques lignes de Marcuse paraissent en même temps indiquer un passage, une volonté d’ouvrir une voie. Habermas, commentant le propos de l’auteur, le remarque immédiatement : « Marcuse a parfois la tentation de suivre cette idée d’une Science nouvelle en relation avec la Promesse d’une « résurrection de la nature déchue », cette dernière étant une idée que la mystique juive et protestante a rendue familière ».[28] Habermas y voit là un vœu pieux et en aucun cas un projet pertinent ; il relève d’ailleurs certains passages dans lesquels Marcuse ne semble plus aussi aventurier. Mais qui serait sûr de lui au moment de penser un nouveau paradigme ? Les arguments que retient Habermas peuvent s’énoncer ainsi : il n’y a pas de substitut plus humain que la science liée à la technique puisqu’il faudrait, pour que la proposition d’une nouvelle science puisse voir le jour, renoncer à la nature technicienne de l’agir humain. Prenons l’argument d’Habermas et voyons si, dans un temps où la science et la théologie se parlaient encore, il était possible de penser une science et une technique déliées de toute recherche de domination.
- Quelques propositions de résolution : Où la science renoue le dialogue avec la théologie.
Résumons notre propos : la science moderne place dès ses débuts l’étonnement non plus sur l’objet de la connaissance mais sur le sujet connaissant, ou plus exactement sur la raison humaine. Le statut accordé à la raison devient alors problématique : fuyant le caractère théorique du savoir qui ne saurait aller sans une perspective contemplative, la modernité naissante s’oriente vers une visée pratique de la connaissance qui se donne notamment à voir dans les conceptions de Russell et sa réflexion sur la vérité pratique atteinte par la science. Pour autant, l’usage du qualificatif « pratique » ne va pas sans poser problème puisqu’il est entendu sans lien avec les domaines du politique ou de la morale qui, pourtant, informent toute action humaine. La technoscience prend donc sa source dans une rationalité ni théorique ni pratique, au sens classique du terme. Notre époque semble nous inviter à un renouvellement de la pratique et la crise environnementale que nous traversons depuis déjà plusieurs décennies a mis en évidence cette exigence de responsabilité[29]. Il convient donc de réfléchir à une autre manière de penser la science qui s’inscrive dans une visée définitivement pratique, c’est-à-dire non séparée d’une réflexion morale et politique. Nous voudrions soutenir qu’une telle conception de la science ne pourrait se faire que si elle retrouve en même temps une portée théorique, au sens classique du terme.
3.1. Un lointain écho médiéval : le débat entre Bonaventure et R. Bacon.
Pourquoi revenir à une discussion vieille de sept siècles sur un sujet, qui plus est, où le progrès scientifique et technique a rendu obsolète bien des propositions ? Cet argument est souvent utilisé pour discréditer d’emblée tout recours à une étude des penseurs médiévaux. Pourtant les penseurs du XIIIe siècle que nous allons lire ici se placent justement à une croisée des chemins qui n’est pas si différente de celle qui se dessine devant nous. L’article de L. Solignac, sur lequel nous nous appuyons ici, souligne en quoi le débat entre nos deux auteurs montre « une différence d’approche qui ne distingue pas seulement Bonaventure et Roger Bacon[30], mais les tenants d’une conception de la nature plus qualitative à ceux qui accordent une importance grandissante à la quantité, et donc aux mathématiques, qui constituent « la porte et la clef » des sciences, pour Bacon. »[31] S’orienter aujourd’hui dans un nouveau paradigme qui serait plutôt celui d’une science qualitative suppose que l’on ait compris la teneur des arguments de Bonaventure hier.
Le point de départ de l’article comme de notre réflexion est l’interrogation sur la connaissance de la nature. Est-elle possible ? Quelle forme prend-elle ? Quel usage permet-elle de la nature elle-même ? Pour ce qui est de sa possibilité, il ne fait aucun doute que nos deux auteurs tiennent une position similaire. La nature est comme un livre – l’expression n’est pas particulièrement galiléenne – dans lequel il est possible et éminemment désirable d’y lire l’œuvre de Dieu. Ce livre n’est pourtant pas d’une lecture aisée et ce en vertu des secrets qui l’émaillent. Toute la question porte donc sur la possibilité de déchiffrer ces secrets et sur la pertinence d’un tel projet. Le désaccord entre nos deux auteurs apparaît tout d’abord dans l’usage qu’ils font de la notion d’expérience. L. Solignac explique que « Bacon a étendu la notion d’expérience, si prégnante dans la spiritualité franciscaine en général et dans la théologie symbolique et mystique de Bonaventure en particulier, à la pratique de la science : la « science expérimentale » doit permettre non seulement de connaître la nature en général, mais de la mettre à l’épreuve et, si possible, d’agir sur elle. »[32] Remarquons ici que la connaissance des secrets de la nature va de pair avec l’idée du salut de l’homme. Mais c’est précisément sur ce point qu’un élément saillant distingue Bonaventure et Roger Bacon. Là où Bonaventure considère qu’il n’est pas pertinent pour le salut de l’homme de vouloir lever tous les secrets de la nature, Roger Bacon considère au contraire que, ce faisant, il mène une exploration qui pourrait être utile au salut. Il y a, dans cette position, quelque chose qui rejoint l’émerveillement de celui qui se sait capable de percer tous les secrets d’un monde que le vulgaire ne parvient pas à connaître. Il n’est pas impossible de voir dans cette conception de la science expérimentale le rejet de l’ignorance ou plutôt de l’inconnaissance. Qu’il existe de l’inconnu ne résonne pas comme un appel à l’humilité, mais bien au contraire comme une incitation à l’expérience. Il nous faut dire un mot ici de la manière dont est conçue cette science : elle prend la forme, dans le propos de Roger Bacon, d’une science alchimique qui imite les capacités de transmutations qui sont dans la nature. Un passage de l’Opus minus, cité par L. Solignac, montre parfaitement cela. Roger Bacon convient que la fonction de l’art – il faut entendre ici celle de la technique – est d’imiter et de perfectionner la nature. Par la connaissance des propriétés de la nature, il devient alors possible de prolonger la vie des corps infirmes, mais aussi de fabriquer de l’or bien plus facilement que ne le fait la nature elle-même.[33] Deux choses sont à noter ici : premièrement, la science expérimentale revendiquée par Bacon va de pair avec un art, une certaine technique. Il y a bien là les prémisses d’une technoscience. Deuxièmement, cette science expérimentale et technique se montre capable de produire en quelque sorte une autre nature, en imitant les processus qui sont à l’œuvre dans la nature créée. Troisièmement, cette science semble se poser comme fin en soi. Tentons cette hypothèse de lecture : si la science couplée à la technique perfectionne la nature, c’est qu’elle la conduit à un achèvement. Cet achèvement pourrait tout à fait être le bien-être de l’homme et son salut. Mais les exemples relevés dans le passage orientent plutôt vers la finalité du bien-être de l’homme, ce qui semble corroboré par la critique que fait Bonaventure du propos de Roger Bacon. Vers la fin de l’article, L. Solignac revient sur la critique que Bonaventure énonce contre ceux qui veulent violer les « secrets de la nature » et les « secrets des cœurs » :
« La mise en parallèle du « secret des cœurs » qu’entendent violer les astrologues, et des « secrets de la nature » que prétendent connaître et utiliser les alchimistes est très significative et doit être mise en relation avec la condamnation de la connaissance in experientia : il s’agit d’une condamnation du vol et de l’appropriation. Bonaventure entend restituer le combat que doivent mener les frères mineurs à son niveau, celui du combat spirituel contre la cupidité – dont l’équivalent intellectuel est la curiosité – qui s’oppose directement à la charité. »[34]
Il y a donc, au cœur de la critique bonaventurienne, une condamnation de l’orgueil humain qui œuvre dans une science faussement utile à l’homme, car elle l’éloigne de sa véritable fin qui n’est pas la contemplation de la raison mais celle du Créateur. Il ne faudrait pas pour autant en conclure que Bonaventure néglige et la connaissance de la nature et la technique ; mais il leur donne une certaine place. Science et technique entrent dans le processus de reductio cher au Docteur séraphique. Que peut-on comprendre par-là ? L’idée est simple : il s’agit de faire de la science et de la technique l’occasion d’un retour à Dieu. On ne voit cependant pas très bien ce que cela peut impliquer, du moins pour ce qui est de la technique. Que la science puisse reconduire à Dieu, l’Itinerarium le montre déjà. L’homme considère les êtres sensibles et leurs propriétés sous l’aspect où ils renvoient à Dieu comme un signe vers son signifié. C’est ainsi que Bonaventure conclut le deuxième chapitre de l’Itinerarium : « Or les créatures de ce monde sensible signifient les réalités invisibles de Dieu (Rm 1, 20) » et plus loin : « Par nature, toute créature est, en effet, une certaine effigie et ressemblance de cette sagesse éternelle » (II, 12). La connaissance de la nature nous invite donc à la contemplation. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y ait aucune portée pratique à une telle approche. Tout d’abord, si l’on entend par pratique le caractère moral de l’action humaine, il est clair que la science comprise par la théologie se doit de montrer à l’homme « l’usage droit des choses sensibles »[35] comme aime à le dire Bonaventure. On peut aussi entendre l’adjectif pratique comme la possibilité pour la science de contribuer à l’élaboration d’objets techniques. En ce sens, que peut vouloir dire être reconduit à Dieu par la technique ? L. Solignac précise ainsi la valeur des arts mécaniques : « Les arts mécaniques acquièrent une noblesse qui ne réside pas dans leur amélioration concrète ni ne la suppose, mais dans ce qu’ils sont, même de façon rudimentaire : un projet conçu par un artifex et extériorisé dans une matière ou incarné et exprimé par quelqu’un, une œuvre belle, utile et stable. »[36] Là encore, la contemplation est possible : partant de l’objet, elle conduit l’homme à Dieu dans une posture non pas de maître, mais de fils. Il est à noter qu’un tel usage de la technique ne fait pas de Bonaventure un ennemi de l’utilité, mais le défenseur de ce que L. Solignac appelle un utilitarisme contemplatif. Il y a là pour Bonaventure une volonté assumée de sauver la science et la technique d’une conception uniquement pratique qui priverait l’une comme l’autre de tout sens.
Nous nous sommes arrêtés sur le débat qui anime l’école franciscaine dans la deuxième moitié du XIIIe siècle pour une raison simple : la technoscience que nous connaissons est arrivée à un point de son développement qui pousse à la réflexion. Comment ne pas entendre dans le propos de chimistes ou de biologistes de synthèse un lointain écho – déformé par la distance de la sécularisation – d’un Roger Bacon émerveillé par les possibilités de modification de la nature qu’offre la science expérimentale ? Comment ne pas lire dans l’assurance des Modernes l’idée baconienne d’une connaissance qui perce les secrets de la matière cachés au vulgaire et sans limite ? Pourquoi ne pas voir aussi dans l’orgueil que dénonce Bonaventure l’imprudence de ceux qui pensent savoir ce que seule Nature sait ? Ce débat entre le Docteur séraphique et Roger Bacon nous montre qu’il y a au moins une autre manière de penser la science. Arrivés au seuil d’une crise qui nous surprend, il nous paraît bon de revenir à cette autre possibilité d’une science contemplative.
3.2 Ce que serait une science plus contemplative.
Le propos peut résonner étrangement à nos oreilles modernes. Nous ne voyons pas très bien ce que pourrait être une science contemplative et encore moins une technique contemplative. C’est la raison pour laquelle nous voudrions tenter maintenant de cerner un peu mieux la forme que pourrait prendre non plus la technoscience, mais la science à proprement parler. Par science, nous entendons un certain regard sur le monde qui, loin de nous en donner la maîtrise, nous aide à l’habiter. Partons des conclusions de notre premier point. La technoscience se fonde sur un déplacement de l’objet vers le sujet qui le connaît. L’émerveillement d’un Francis Bacon se comprend davantage comme un étonnement face à la puissance cognitive de l’homme et son ingéniosité dans la confection d’objet technique. Il est important de souligner dès l’abord que la voie bonaventurienne ne nous conduit à rejeter ni la connaissance ni la technique, mais plutôt à les réorienter vers une fin compatible avec notre vie dans le monde.
3.2.1 Un autre rapport à l’objet.
Il est assez évident que la plupart de nos disciplines scientifiques empruntent désormais la voie de la modélisation. On peut expliquer de plusieurs manières cette caractéristique du savoir moderne : le lien qu’entretiennent ces disciplines avec les mathématiques, l’apparente capacité prédictive du modèle, l’esthétique du système ainsi envisagé, etc. Mais ce qui nous intéresse ici est plutôt que ces disciplines se sont peu à peu éloignées de leur objet à mesure qu’elles se sont senties investies du devoir de modéliser. Rappelons que l’enjeu de toute modélisation est de simplifier le réseau qui insère chaque objet d’étude dans un environnement pour pouvoir atteindre l’objectif de toute connaissance scientifique : expliquer, c’est-à-dire déterminer les causes qui produisent les effets observés. A cela s’ajoute l’avantage non négligeable dans un projet de maîtrise de la nature de pouvoir anticiper un état futur à partir d’une modification des variables qui composent le modèle. Une telle conception de la science laisse de côté d’une part l’insertion de l’objet d’étude dans un système complexe d’éléments qui ne peuvent être assimilés dans le modèle, et d’autre part érige la complétude du savoir comme condition de sa scientificité. Le premier temps de cette reductio pour parler comme Bonaventure, de cette reconduction de la science vers la contemplation, consiste donc en un retour à l’objet. Revenir à l’objet signifie alors au moins deux choses : 1. Considérer la connaissance comme toujours contextualisée, c’est-à-dire prise dans un réseau d’autres connaissances 2. Inclure l’incertitude dans le savoir lui-même puisque l’objet ainsi pensé ne saurait être circonscrit dans un discours qui se prétendrait complet. On pourrait bien évidemment penser ici à une reprise de la distinction kantienne entre la chose en soi et le phénomène, entre le réel tel qu’il est et la manière dont il nous apparaît. Il semble pourtant que cette distinction kantienne ne nous ait pas empêcher de manquer de prudence dans notre volonté de connaître. Peut-être simplement parce que la modélisation portant sur les phénomènes et se mesurant à partir des effets observés, encore les phénomènes, n’a plus prêté attention à cet objet dont elle postulait l’existence pour satisfaire à la logique tout simplement. L’approche bonaventurienne nous ramène donc à l’objet en tant qu’il est signe d’autre chose. Connaître l’objet, c’est précisément l’approcher comme une occasion de faire retour à Dieu. L’homme considère les êtres sensibles et leurs propriétés sous l’aspect où elles renvoient à Dieu comme un signe vers son signifié. C’est ainsi que Bonaventure conclut le deuxième chapitre de l’Itinerarium : « Or les créatures de ce monde sensible signifient les réalités invisibles de Dieu (Rm 1, 20) » et plus loin : « Par nature, toute créature est, en effet, une certaine effigie et ressemblance de cette sagesse éternelle » (II, 12). On pourrait interpréter le propos du docteur franciscain d’une fausse manière : en concluant qu’il invite à négliger les choses sensibles en elles-mêmes, objets de connaissance, pourvu qu’elles servent correctement, qu’elles soient utiles à l’homme qui les observe. Mais il y aurait méprise : en effet, pour pouvoir être signes, il faut que ce vers quoi elles renvoient soit contenu d’une certaine manière en elles. C’est le sens de l’analyse de Bonaventure dans l’Itinérarium.
Loin de nous conduire à négliger l’être des choses, la nouvelle science, contemplative, nous y ramène, sans pour autant pouvoir le circonscrire – Kant l’avait bien vu – ni pour autant se contenter de la manifestation, de l’apparaître de la chose. Revenir à l’objet, c’est donc entrer dans ce que l’on pourrait appeler sa négativité. Précisons : l’objet de la connaissance – qui se donne à connaître par les sens – est porteur d’une signification qui excède la raison. Il y a donc une forme de connaissance qui, à mesure qu’elle progresse, entre dans une saine ignorance.[37] Cette connaissance contemplative du vivant aiguisée à sa beauté trouve un écho dans les mots de Bonaventure dans l’Itinerarium : « Celui donc que n’éclairent pas les si nombreuses splendeurs des créatures est aveugle. Celui que n’éveillent pas de si nombreuses clameurs est sourd. » (I, 15) Il ne s’agit toujours pas d’un retour au savoir antique ou médiéval mais d’une posture particulière : celle de l’enquêteur minutieux qui n’oublie pas que l’objet de son enquête le dépasse. Il n’y a là aucune frustration ni tristesse pour le celui qui s’engage dans cette voie : qu’il suffise à nouveau de penser à des figures comme Aristote ou Bonaventure pour s’en convaincre.
Revenir à l’objet, c’est enfin penser chaque réalité sensible dans le monde qui la contient. Commentant à nouveau le docteur séraphique, L. Solignac précise : « Toutes les choses sensibles sont concernées, prises ensemble comme « monde » ou séparément. »[38] Les avancées auxquelles nous sommes parvenues dans la connaissance des choses de la nature indique un chemin
3.2.2 Le scientifique comme veilleur.
Il est temps de proposer une figure qui se substituerait à celle du démiurge de la technoscience. C’est désormais acquis, le scientifique ne peut plus assumer le rôle de ce Prométhée déchaîné que décrit Jonas[39], qui transforme la promesse de la technoscience en menace pour la vie sur Terre. Quel peut être son rôle alors ? Rappelons ce que nous ont appris les penseurs qui nous ont accompagnés jusqu’ici : 1. La science est l’expression d’un désir primordial, d’une « volonté primitive de savoir » pour reprendre les mots de Jaspers. Il n’est donc aucunement question de remettre en cause son existence mais tout au contraire de la réhabiliter, de lui rendre ce que la technoscience lui a enlevé : son humble grandeur. 2. La science ne saurait bannir de son discours l’incertitude avec laquelle elle compose[40]. Elle sait, tout autant qu’elle sait être dans l’ignorance. 3. La science ne saurait être un savoir qui sépare l’homme de l’objet ni qui pense les objets séparés les uns des autres. Elle est un regard profond sur l’objet. Elle fait entrer le monde dans l’âme à l’image de ce qu’en pensaient les philosophes grecs et les médiévaux. 4. Enfin, tourné vers ce qu’elle ne connaît pas, la science s’appuie en même temps sur ce qu’elle a pensé. Elle est donc située dans la temporalité de la conscience. On pourrait même dire d’elle ce que Bergson disait de la conscience : elle est « un trait d’union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l’avenir. »[41] Ces quatre points nous permettent de proposer une nouvelle figure pour remplacer celle de Prométhée déchaîné : le scientifique est en réalité un veilleur, il guette. Son rôle est à la fois de voir au loin – il essaye, il entrevoit – et d’avertir. Le veilleur peut alors prendre la figure du prophète. Notre époque semble en avoir besoin. Mais il faut ici se rappeler des enseignements bibliques sur les faux prophètes. Qu’est-ce donc que cette science prophétique ? Pour le comprendre, empruntons le chemin que J-P. Dupuy trace son ouvrage, L’avenir de l’économie[42]. L’auteur distingue trois manières de proposer une connaissance de l’avenir : la prévision, la prospective et la prophétie. Le prévisionniste, excellent modélisateur, conçoit le réel et donc également le possible sur le modèle de l’algorithme. Parfait déterministe, il oublie que ce qu’il modélise n’est pas le réel à proprement parler. Le prospectiviste se refuse à un tel déterminisme et préfère penser l’ensemble des « futurs possibles » selon les scénarios qu’il envisage. L’auteur précise que « le perspectiviste croit (trop) dans le libre arbitre humain » et conclut ainsi : « La démarche du prophète se trouve quelque part entre ces deux extrêmes ». Pour comprendre ce que veut dire ici Dupuy, il faut affronter le paradoxe de la prophétie. Le prophète est celui qui annonce ce qui va se passer comme si cela était certain, pour que ces contemporains, en l’écoutant, changent leur pratique, se convertissent afin que le désastre annoncé n’ait pas lieu. Il est remarquable de noter qu’il y a là une manière très éclairante de comprendre à la fois le rôle de la science et son incapacité à transformer l’agir de l’homme moderne. Pourquoi cela ? Peut-être précisément car elle continue de se penser comme pure modélisation – donc inexacte – ce qui laisse l’espoir que les choses ne se passeront pas comme prévues ou bien parce qu’elle laisse croire aux hommes bernés par son pouvoir qu’elle sera en mesure de lutter contre la catastrophe qu’elle-même annonce. Pourquoi donc les scénarios qu’elle propose ne produisent pas leur effet ? Dupuy répond : « Ce n’est pas le manque de connaissance qui explique que l’on n’agisse pas, mais le fait que le savoir ne se transforme pas en croyance. C’est ce verrou qu’il s’agit de faire sauter. »[43] Il y a là un nouveau paradoxe qui apparaît aux yeux du scientiste : comment la science pourrait-elle aboutir à une croyance quand précisément elle se fonde sur son rejet au profit d’une connaissance exacte et méthodique ? Mais du point de vue du veilleur, ce paradoxe n’en est plus un puisqu’il sait que ce qu’il entrevoit au loin n’a pas encore l’exactitude de l’objet présentement devant lui. Il se doit d’alerter et de susciter la discussion qui seule pourra permettre de faire face librement à la nécessité. Et l’auteur de conclure : « Obtenir par la futurologie scientifique et la méditation sur les fins de l’homme une image de l’avenir suffisamment catastrophiste pour être repoussante et suffisamment crédible pour déclencher des actions qui empêcheront sa réalisation, à un accident près. »[44]
La science comprise comme contemplation est donc essentiellement consciente des limites de son discours, limites que lui impose l’objet auquel elle demeure fixée. Mais ce qu’elle sait de l’objet, ce qu’elle tient fermement à son sujet, fonde son action dans le monde humain. Elle avertit pour mieux laisser au champs politique la possibilité d’assumer sa fonction propre. Si la science ne nous a pas encore fait suffisamment agir (pour préserver ce qui doit l’être) c’est aussi parce qu’on a cru bon de lui attribuer le rôle du politique.[45] Son humilité ne vient pas simplement du fait qu’elle est impuissante à épuiser le réel, mais aussi du constat qu’elle a besoin d’autres discours pour atteindre l’objectif qu’elle s’était – pour un temps – donné à accomplir seule : augmenter le bien-être de l’homme. Il est temps de tirer une dernière leçon de cette transformation que la science accomplit quand elle accepte de renoncer à être une technoscience.
3.2.3. Remarques conclusives sur le nouvel enjeu technique.
Il n’est pas impossible, même pour nos intelligences modernes, de penser une science plus contemplative, si l’on entend par là une science attentive, rompue aux analyses fines des milieux qu’elle observe, et capable d’alerter sur ce qui vient. Cette science existe déjà. Il est évident que la crise environnementale a mis en lumière le travail des écologues ; qu’il nous suffise de citer les études d’un pionnier comme Leopold pour suggérer cette forme nouvelle que prend la science[46]. Mais une conséquence de cette redéfinition de la science doit être soulignée : elle invite à un tout autre rapport à la technique. L’enseignement de Leopold peut nous être ici très utile. Cette nouvelle science qu’il appelle de ses vœux ne renonce pas à l’explication au sens où elle poursuit le même objectif de saisir les mécanismes à l’œuvre dans le donné naturel. Cette science-là est grosse d’un avenir immense puisque nous ignorons beaucoup de ces « petits rouages » comme le dit l’auteur qui relient les vivants entre eux – humains et non-humains – au sein d’un même territoire. Dans une de ses conférences intitulée La préservation de la nature il note ceci : « Conserver tous les rouages du mécanisme est la première précaution à prendre pour bricoler intelligemment. »[47] A première vue, on ne voit pas vraiment de différence entre l’ingénieur qui transforme, améliore, modifie avec une certaine frénésie et ces hommes nouveaux passionnés par les rouages du mécanisme naturel. N’y a-t-il pas là d’ailleurs un relent cartésien tout droit sorti du Discours de la méthode ou du Traité du monde ? Il suffit de lire encore quelques pages du penseur américain pour s’apercevoir que cette envie de connaissance, cette volonté primitive de savoir mène en réalité à une expérience esthétique. C’est en cela que la science leopoldienne pourrait tout à fait trouver sa place dans une réflexion qui n’isole plus la science des autres discours sur le monde mais qui, au contraire, l’insère dans un tableau plus grand et plus bigarré des connaissances qu’il faut bien nommer sagesse. Le temps du Novum organum de Bacon est peut-être révolu, il nous faut à présent un Novum itinerarium. Ceci ne va pas sans un corollaire important : la technique souvent définie comme un savoir-faire pourrait l’être tout autant comme un savoir-ne-pas-faire[48]. Il n’y a là aucune démission de l’intelligence humaine mais bien au contraire un savoir, une sagesse qui, loin d’engager l’avenir sur les pentes dangereuses d’une prétendue maîtrise, maintient l’homme dans cette posture de veille, attentif à ce qu’il ne voit pas, à ce qu’il ne connaît pas. Régler son action en tenant compte de cette ignorance n’est humiliant, on l’aura compris, que pour celui qui pense que la science peut et doit rendre raison de tout, que pour le simplificateur de la réalité qui aime son modèle plus que ce qu’il a sous les yeux. Ici encore la pensée contemporaine trouve dans la théologie bonaventurienne un appui bien plus qu’une menace. Si la lutte contre un utilitarisme étriqué doit s’engager alors la science et la théologie, si longtemps tenues à l’écart l’une de l’autre, peuvent trouver dans leur vocation contemplative respective une arme en même temps qu’un horizon.
[1] C’est ainsi que l’on peut comprendre à la fois la position du conseil scientifique lors de la période de pandémie du Covid 19 en France et les regrets formulés par son président sur les ondes de Radio France à la fin du mois de juillet 2022.
[2] Nous entendons par là la crise de confiance que l’on peut percevoir dans l’opinion publique sur les sujets traités par les scientifiques. Nous partons donc de l’expérience courante que fait tout enseignant de philosophie dans ses classes, à savoir arbitrer la discussion entre d’un côté les adversaires d’une science perçue comme autoritaire et manipulatrice et de l’autre les défenseurs acharnés d’un certain scientisme. Ce procès adressé à la science se retrouve bien évidemment en dehors des salles de cours et motive certains scientifiques ou philosophes des sciences à prendre position publiquement. Cf. Etienne Klein, Le goût du vrai, tract Gallimard n. 17, 2020.
[3] Nous nous référons ici à la conférence donnée au CERN le 27/01/1972 ainsi qu’aux articles publiés dans la revue Survivre et vivre publiés dans l’ouvrage Survivre et vivre, Critique de la science, naissance de l’écologie, coordonné par Céline Péssis, L’échapée, 2014. Plus précisément : « Science et Société » (p. 129) ; « La Nouvelle église universelle » (p. 145) ; « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? » (p. 155).
[4] H. Arendt, La crise de la culture, ch. VIII, La conquête de l’espace et la dimension de l’homme, Folio essais, p. 354.
[5] F. Bacon, La Nouvelle Atlantide, traduction de M. Le Dœuff et M. Llasera, GF Flammarion. Les citations qui suivent sont extraites des pages 118 à 129.
[6] N. Bouleau, Ce que Nature sait, La révolution combinatoire de la biologie et ses dangers, PUF, 2021, p. 188. Nous analyserons plus loin certaines critiques que l’auteur développe sur les risques d’une telle technoscience.
[7] Descartes, Traité du monde et de la lumière (posth. 1664), dans Œuvres philosophiques, tome I, Classiques Garnier, 2018, p. 348-358.
[8] Kant, Critique de la raison pure, Préface de la seconde édition, traduction de Barni et Archambault, GF Flammarion.
[9] Ibid.
[10] Nous nous permettons ici d’interpéter le propos de cette Préface de 1787 à partir des thèses défendues par l’auteur trois ans auparavant dans son texte fameux : Qu’est-ce que les Lumières ?
[11] B. Russell, The Scientific Outlook, George Allen & Unwin, London, 1931, p. 270. Cité par J. Bouveresse in A temps et à contre-temps, Conférences publiques : « Promesses et dangers de la société scientifique », Open Edition Books, 2012.
[12] Qu’il nous soit permis ici de renvoyer à ce passage des plus célèbres du Discours de la méthode de Descartes : “Car [ces connaissances] m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative, qu’on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie.” Nous ne citons pas cet extrait pour accuser Descartes de renoncer à la vérité mais pour montrer qu’il lance la science sur le chemin d’un autre rapport à la vérité. En effet, sans renoncer à la recherche de l’exactitude des propositions, permise par la méthode, il ouvre une voie nouvelle : celle de la vérité anthropocentrée.
[13] B. Russell, The Scientific Outlook, George Allen & Unwin, London, 1931, p. 10-11
[14] Ibid, op. cit. p. 10-11.
[15] B. Russell, Science et religion, trad. de l’anglais par P.-R. Mantoux, Gallimard, coll. « Folio essais », 1990, p. 12-13.
[16] A. Grothendieck, « La Nouvelle église universelle », Survivre…et Vivre n. 9, août-septembre 1971, p. 3-7 reproduit in Survivre et vivre, Critique de la science, naissance de l’écologie, coordonné par C. Pessis, L’Echappée, 2014, p. 147.
[17] C. Pessis, op. cit., pp. 148-149.
[18] Nous nous référons ici aux travaux de N. Bouleau notamment dans Ce que Nature sait. La révolution combinatoire et ses dangers, Puf, 2021. Certaines des thèses défendues dans ce maître-ouvrage sont reprises et explicitées dans un dialogue avec D. Bourg publié sous le titre Science et prudence. Du réductionnisme et autres erreurs par gros temps écologique, Puf, 2022. Nous sommes reconnaissants à l’auteur de nous avoir partagé ses thèses et nous nous appuyons sur ces deux ouvrages pour la suite de notre propos.
[19] Nous renvoyons ici au chapitre particulièrement éclairant de Science et prudence intitulé « La réfutation du réductionnisme et les mathématiciens écologistes des années 1970 », op. cit. pp. 155-186, plus précisément, pp. 159-168.
[20] N. Bouleau et D. Bourg, Science et prudence, op. cit. p. 182. C’est nous qui soulignons.
[21] Ibid, p. 166.
[22] Karl Jaspers, Science et vérité, in Essais philosophiques, trad. de l’allemand par L. Jospin, Payot, 1970, p.77.
[23] Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel, Éditions de Minuit, 1968, p. 189 : « Ce que j’essaie de montrer, c’est que la science à cause de sa méthode et de ses concepts, a fait le projet d’un univers dans lequel la domination sur la nature est restée liée à la domination sur l’homme et qu’elle a favorisé cet univers – et ce trait d’union a tendance à devenir fatal pour cet univers dans son ensemble ».
[24] Pour le passage qui suit nous nous appuyons sur l’étude des pages 163 à 166 de L’Homme unidimensionnel.
[25] A. Grothendieck, La Nouvelle église universelle, Survivre…et Vivre n. 9, août-septembre 1971, p. 3-7 reproduit in Survivre et vivre, Critique de la science, naissance de l’écologie, coordonné par C. Pessis, L’Echappée, 2014, p. 150.
[26] Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel, Éditions de Minuit, 1968, p. 166.
[27] On trouve des développements autour du concept de « monisme réflexif » dans son ouvrage Une nouvelle Terre, Desclée de Brouwer, 2018, notamment au chapitre 4. Le propos est repris ensuite dans l’ouvrage co-écrit avec S. Swaton, Primauté du vivant, essai sur le pensable, PUF, Paris, 2021. Principalement le chapitre 5. Qu’il nous soit permis ici de renvoyer à un précédent article qui rapproche cette conception de la pensée théologique de Bonaventure auquel nous reviendrons plus loin. Cf. A. Kraft, « Habiter culturellement le monde : une contribution théologique à la crise environnementale », La Pensée écologique, vol. 8, no. 1, 2022.
[28] J. Habermas, La technique et la science comme « idéologie », Tel Gallimard, Paris, 1973, p. 11.
[29] Qu’il suffise de noter les nombreuses références à un penseur comme H. Jonas depuis la parution en 1979 du maître-ouvrage de l’auteur, Le principe responsabilité. Nous renvoyons le lecteur aux discussions éclairantes sur la postérité de cet ouvrage entre l’auteur lui-même et plusieurs organes de presse. Ces discussions sont publiées dans Une éthique pour la nature, Arthaud Poche, Paris 2017. Première traduction chez Desclée de Brouwer en 2000.
[30] On ne confondra pas Roger Bacon (1220-1292), théologien franciscain, et son homonyme Francis Bacon (1561-1626), philosophe anglais évoqué plus haut.
[31] L. Solignac, Nature et technique selon Bonaventure et Roger Bacon. Pour les lignes qui suivent je m’appuie sur cet article et je remercie l’auteur de me l’avoir communiqué.
[32] Ibid. p. 6.
[33] L’extrait de l’Opus minus se trouve p. 21.
[34] Ibid. p. 32.
[35] Nous renvoyons, pour l’analyse de cette expression à un autre article de L. Solignac : « De la théologie symbolique comme bon usage du sensible chez Saint Bonaventure » in Revue des sciences philosophiques et théologiques, 95 (2011) 413-428.
[36] L. Solignac, Nature et technique selon Bonaventure et Roger Bacon, p. 22.
[37] Cette ignorance se fonde sur le caractère incomplet de la connaissance et pourtant elle porte en elle quelque chose d’admirable. Une manière de comprendre ce point consiste à relire ces lignes d’Aristote dans les Parties des animaux I, 5, 645a, GF, Paris, 201. Le Stagirite s’émerveille de ce qui constitue le vivant et complète le propos en ces termes : « C’est pourquoi il faut éviter un dégoût puéril en considérant les animaux les plus ignobles. Car dans tous les êtres naturels il y a quelque chose de merveilleux, et, comme on rapporte qu’Héraclite l’a dit à des étrangers qui voulaient le rencontrer, mais qui s’arrêtèrent en entrant, le voyant se chauffer près de son four (il les invita, en effet, à entrer hardiment, car « là aussi il y a des dieux »), de la même manière aussi il faut aborder la recherche sur chacun des animaux sans répugnance, parce que chez absolument tous il y a quelque chose de naturel, c’est-à-dire de beau » (p. 131) Il est possible de lire dans ces lignes non pas simplement la trace d’un étonnement caractéristique de la pensée philosophique grecque mais aussi la condition de possibilité d’une connaissance contemplative. Pour notre propos, retenons l’idée d’une connaissance qui accepte d’aller vers ce qui n’est apparent pas noble – et qui ne tolère pas de démonstrations mathématiques fondées sur une nécessité qu’Aristote refuse d’attribuer aux vivants puisque précisément la nature et principe et se distingue ainsi de la matière. En ce sens il est intéressant de remarquer que le rejet d’Aristote et d’une certaine manière de concevoir l’ordre à l’intérieur du vivant va de pair avec un nouveau regard qui rend difficile ou impossible tout regard contemplatif sur le vivant.
[38] « De la théologie symbolique comme bon usage du sensible chez Saint Bonaventure » in Revue des sciences philosophiques et théologiques, 95 (2011), p. 419.
[39] H. Jonas, Le principe responsabilité, Cerf, 1990. On trouve dans la préface ce texte fameux : « Le Prométhée définitivement déchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore connues et l’économie son impulsion effrénée, réclame une éthique qui, par des entraves librement consenties, empêche le pouvoir de l’homme de devenir une malédiction pour lui. La thèse liminaire de ce livre est que la promesse de la technique moderne s’est inversée en menace, ou bien que celle-ci s’est indissolublement liée à celle-là. Elle va au-delà du constat d’une menace physique. La soumission de la nature destinée au bonheur humain a entraîné par la démesure de son succès, qui s’étend maintenant également à la nature de l’homme lui-même, le plus grand défi pour l’être humain que son faire ait jamais entraîné. »
[40] On trouve des pages très claires dans l’ouvrage de N. Bouleau et D. Bourg, Science et prudence, PUF, 2022 notamment au chapitre 3 « Biologie et écologie ». Les auteurs critiquent la conception du Rn-isme que N. Bouleau définit une volonté de saisir le réel à partir de modèles à n dimensions, négligeant ainsi ce qui n’était pas compris du réel pour intégrer dans le modèle les seuls éléments compris. Les auteurs relient cela à ce qu’ils appellent le scientisme d’ingénieur « qui consiste à dire qu’on a le droit de penser de façon simplifiée, avec une approximation, puis de l’affiner » (p. 125). Et N. Bouleau de conclure sur ce point qui nous intéresse ici : « Mais nous n’avons pas beaucoup de grandes figures scientifiques qui soient capables de dire : « la science ne sait pas. » Parce que les journalistes ne veulent pas de ces gens-là, ils ne les feront pas parler. Les médias veulent des scientifiques qui disent : « Moi, je sais. » Les gourous sont pléthore, mais un savant ou un groupe capable de dire : « Non, on ne sait pas, et il y a des raisons profondes à cela », c’est nouveau et capital pour l’avenir. » (p. 126)
[41] Bergson, L’Energie spirituelle, Ed. Alcan, p. 6.
[42] J-P. Dupuy, L’Avenir de l’économie, Champs Flammarion, 2012. L’auteur reprend ici la thèse qu’il a développé dans son précédent ouvrage : Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Seuil, 2002. Je m’intéresse pour les lignes suivantes aux pp. 81-84 de L’Avenir de l’économie.
[43] Ibid. p. 229.
[44] Ibid. p. 252.
[45] Qu’il suffise ici de rappeler la confusion entourant l’instauration du conseil scientifique et l’exercice du pouvoir en France durant la période de mars 2020 à juillet 2022. Il est probable que cette manière d’associer les scientifiques au pouvoir, loin de tout débat public, n’ait servi ni la science, ni le projet de la rendre plus audible pour les citoyens.
[46] Il est intéressant de remarquer que Leopold déjà voyait apparaître une nouvelle génération de penseurs. On peut ainsi lire dans La Terre comme communauté, Wildproject, 2021, p. 170 : « Aujourd’hui un groupe de penseurs entièrement nouveau est en train d’émerger. Il est composé d’hommes qui commencèrent par se faire une réputation dans la science et qui cherchent maintenant à interpréter le mécanisme de la terre dans des termes qui soient acceptables pour n’importe quel scientifique et compréhensibles pour n’importe quel profane. Ces hommes s’appellent Robert Cushman Murphy, Charles Elton, Fraser Darling. Est-il possible que la science, qui ne cherchait autrefois qu’à faciliter notre usage de la terre, cherche désormais de meilleures manières de vivre avec elle ? »
[47] Ibid. p. 160. Il fait même de ce « penchant pour les mécanismes de la nature », « le symbole des générations futures. » Cf. Ibid. p. 101.
[48] Ibid. p. 14. Nous reprenons cette expression à J-C. Génot et D. Vallauri qui, dans l’avant-propos du livre cité écrivent ceci : « l’éthique leopoldienne qui pouvait admettre une certaine gestion » de la nature était freinée « par la recherche de l’esthétique qui commande souvent un savoir-ne-pas-faire. »