Par Élise Al Kayar
Après des études en Langues Orientales à l’INALCO, Élise Al Kayar s’oriente très jeune vers les milieux de la mode et de la création. Elle co-fonde IT Magazine en 1999, magazine hybride qui décrypte les tendances et les innovations internationales de la création qui sortira durant 2 ans. À la fin de cette aventure, Élise embrasse une carrière de 16 ans dans l’industrie de la mode et du luxe qui la conduit à la création de sa société, Merry Company, qu’elle pilote aujourd’hui. Elle accompagne d’une part les entreprises dans leurs stratégies métier et recrutement et travaille d’autre part sur les questions environnementales et écologiques dans l’industrie de la mode.
Étudier la mode
La mode, largement pointée du doigt dans sa dimension polluante, reste pourtant un domaine largement sous-étudié. Culturellement la mode reste un objet perçu comme frivole. Elle ne relève pas des beaux-arts parce qu’industrielle et éminemment temporaire, sans constituer non plus un objet de science. Sa définition même est problématique. L’étudier demande de conjuguer plusieurs disciplines. « Phénomène total, et tentant, le vêtement est justiciable de multiples approches : philosophiques, sociologiques, historiques, ethnologiques, économiques, physico-chimiques, médico-sanitaires, psychanalytiques, psychologiques. »*
La réunion de ces disciplines nécessiterait donc un laboratoire de recherche dédié à la mode ou un groupement de laboratoires, comme on a pu le voir sur le futur de l’alimentation par exemple. Mais à quelles disciplines devons-nous faire appel ? La réponse à cette question nécessiterait elle aussi un premier travail. Ainsi, l’approche est complexe mais peut s’avérer passionnante et extrêmement fructueuse. « Mobilisées isolement, chacune de ces disciplines ne peut espérer atteindre que de courtes vérités. Mobilisées tour à tour, concurremment ou concomitamment, dans un processus de réflexion continu, voilà autant de touches et d’accords possibles sur le clavier du chercheur, autant de techniques à disposition pour progresser – non sans risque bien sûr – sur une pente encore largement inexplorée, dans un domaine sûrement appelé à un développement inouï dans les années qui viennent. »*
*Yonnet Paul, Jeux, modes et masses : La société française et le moderne, 1945-1985, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque des sciences humaines »), 1985.
La mode pollue
La mode pollue, on le sait. Comment, on le sait moins. Elle constituerait la 2ème industrie la plus pollueuse au monde. Probablement, mais les études permettant d’établir et d’exposer cet état de choses manquent. Pour cause, tant que nous ne pouvons définir ce qu’elle est, ce qu’elle inclut dans ses dimensions industrielles, difficile d’obtenir des résultats rigoureux et tangibles.
Les maisons ou industries de mode n’ont pas attendu un état des lieux détaillé et incontestable de la situation pour s’attaquer aux problèmes. Et beaucoup d’entre elles, la majorité, prennent des mesures en conséquence. Elles le font isolément et dans une sorte de cacophonie ou de surenchère de communication qui brouille et les efforts et leur message. Un tronc commun de recherches et des décisions communes assorties de mesures de leur impact serait optimal. La plupart des acteurs de cette industrie affichent haut et fort leur disposition à développer des mesures pour opérer un changement, et même des mesures immédiates. La volonté de changement est réelle et mérite d’être coordonnée et formalisée. Il sera difficile d’agir sans avoir une vue d’ensemble, planétaire. Aussi, si des initiatives communes ont été lancées, à l’image du Fashion Pact par exemple, elles ne débouchent jamais sur aucune loi ni texte qui pourrait permettre d’initier un changement. Et dans ces travaux réalisés en commun, on se retrouve avec le même problème, une absence d’indicateurs fiables, de repères précis qui permettraient des décisions probantes. Il faudrait une tierce partie neutre et éclairante. Ce pourrait être un laboratoire dédié à la mode, une communauté de recherches regroupées, qui fournirait – sans orientation ni parti pris mais dans cette neutralité toute scientifique – les éléments de l’équation à résoudre. « […] la science éclairante, en se contentant d’établir les données, peut rester de part en part impartiale. Elle précède les conclusions que l’on peut ou non en tirer et ne saurait se confondre avec elles. » Cela pourrait engager des mesures contraignantes qui semblent être ce que l’industrie essaie à tout prix d’éviter.
L’industrie de la mode craint la contrainte de mesures écologiques. D’une part peut-être à juste titre car on ne saurait parfois appliquer les mêmes résolutions à des industries qui – si elle partage l’appellation « mode » – n’ont rien en commun quand on en vient aux démarches de fabrication et de distribution. Un laboratoire de recherche mettrait facilement en exergue ces disparités, ce que ne peuvent faire les industries puisqu’elles ne travaillent que séparément et ne se connaissent pas les unes les autres. D’autre part parce que la contrainte est mal comprise. Quelque chose de contraignant est forcément pris comme quelque chose de négatif, forcé. Or nous avançons tous en permanence avec des contraintes. C’est le principe du « vivre ensemble », le principe même de société. Des contraintes, ces industriels s’en imposent et en ont déjà en terme législatif ; créer des contraintes n’est pas nécessairement abattre, faire suffoquer ou alourdir. Ce peut-être des voies éclairantes qui poussent la créativité. Qui n’a pas été plus productif sous la contrainte d’un rendu daté. Un espace neutre réfléchissant à ces questions pourrait être un appui solide pour les industriels qui auraient une oreille attentive, avide d’informations de leur part ; puis un outil puissant d’information détaillée et organisée pour les décisions du pouvoir public. Un pont qui permettrait d’harmoniser des points de vue, d’apporter des contraintes acceptées, des auto-contraintes, dont la mise en œuvre serait accompagnée et qui éviterait à terme de réelles contraintes légales brutales et probablement déconnectées des réalités structurelles industrielles.
De plus, si l’on cherche à mesurer l’impact social ou écologique de la mode, on ne peut s’économiser d’effectuer des recherches en sciences humaines. Il faut les sciences dures pour l’évaluation et le calcul des impacts, ainsi que pour l’ingénierie des solutions possibles à mettre en place. Mais attention, une recherche scientifique technologique ou technique dédiée au calcul ou à la mesure de l’impact seule ne peut suffire. La mode touche les valeurs, habille les morales, les questions de genre et autres sujets socialement sensibles. Calculer son impact seul ne permettra pas de dessiner les solutions les plus adaptées. Accompagner ces solutions de la compréhension historique, sociologique ou psychologique ou toute autre dimension de science humaine est important pour en comprendre les ramifications, les dynamiques historiques qui ont permis que des pilotes d’industries de pays blancs exploitent des travailleurs de pays du tiers monde sans aucune remise en question avant exposition de ces pratiques. Qu’est-ce qui a conduit à ce que l’on puisse permettre l’installation de ces pratiques ? Qu’est-ce qui a permis que nous ne nous posions aucune question quand un maillot de bain 2 pièces qui suppose un travail long et fastidieux coûte moins cher qu’un sandwich ? Si un vêtement, un tee-shirt ou même un maillot de bain qui demande un patronage et un montage plutôt complexe coûte moins cher qu’un sandwich alors il y a de toute évidence quelque chose d’anormal. Ce n’est pas une question de responsabilité. C’est une question de dégénérescence. Et à ce stade, il ne s’agit pas d’être plus responsable, ou plus vertueux mais bien d’arrêter cette dégénérescence dans laquelle nous avons été précipités. Et pour trouver les voies qui nous ont poussés dans cette dégénérescence et qui permettraient de la stopper, il est important d’étudier cela en toute impartialité et en dehors de tout jugement, car c’est un acte commun qui nous a conduits jusqu’ici, et ce sera un acte commun qui nous permettra d’en sortir. La science est le premier outil fondamental pour nous en extraire, les sciences molles au même titre que les sciences dures.

La mode raconte
La mode : un miroir par lequel la société se regarde, se raconte.
Alors quels sont les territoires de mode ? Au-delà de la fabrication, où se trouve la mode ? Dans un vêtement, une silhouette, un courant, une voix, une émotion, une culture, une expression, un marché, une technologie, une économie, une industrie ? La mode ne s’étudie pas que sous un certain angle, elle rayonne à travers plusieurs faisceaux, elle engage plusieurs champs de recherche.
L’étudier donc n’est pas simple. Et c’est ce qui la rend passionnante mais surtout riche de potentielles réponses. Car par nature, la mode va chercher loin, plus loin, la mode sonde l’ailleurs, tous les ailleurs. La mode, la création de mode, quand elle est bien faite, respire l’instant, fouille le passé, sonde l’avenir, crée, puis défait, pousse plus loin encore, rêve, exprime, s’affranchit, se libère ou au contraire se contraint, offre une image, emmène ailleurs, conduit, prend par la main, propose violemment, pose ou impose une lecture, une image par le biais d’un vêtement, d’un style, d’un mouvement. Les journalistes ne s’y sont pas trompés et, de plus en plus, lisent un évènement, le décryptent à la lumière des vêtements qui l’habitent*. Elle porte en elle une formidable capacité au récit, elle sait se raconter, se faire entendre. À tel point qu’elle est capable d’imposer des transformations sociétales à elle seule.
Et c’est bien là aussi le problème. Car si aujourd’hui nous ne pouvons qu’applaudir les prises de position en faveur de la diversité, il ne faudrait pas oublier que c’est la mode par la voie du marketing qui a souvent divisé. Le bleu pour les garçons, le rose pour les filles** en est un des meilleurs exemples et se fait oublier à l’heure où elles défendent transgenre, unisexe et autres nouvelles approches du vêtement non genré. Elle remet donc en cause ses propres codes qu’elle a réussi à extrêmement bien ancrer dans la société. Ce sont aussi les magazines de mode, à quelques exceptions près, qui continuent de publier des séries de mode avec des femmes toujours plus jeunes et toujours plus maigres ; des valeurs de bien-être qui passent encore par la perte de poids, la peau rajeunie, le teint frais, lisse et parfait. Alors même qu’elle prône des valeurs d’unités, d’égalité, de non-discrimination, de partage, d’inclusion, de solidarité, d’universalité, elle ne cesse pourtant de prôner en permanence une image glorifiée de l’individu, d’un idéal de soi à atteindre (qu’il soit un idéal de beauté ou de consommateur engagé et responsable), toujours mieux, toujours plus beau, toujours autre, toujours différent. La mode est schizophrène et perd le sens commun. Lui faire retrouver un sens commun grâce à son étude peut aussi être une piste. Lui faire retrouver une vraie place de conteuse pour raconter le monde. Faire entendre à ceux qui s’en nourrissent de quoi construire un libre arbitre, une distance et elle en profiterait tout autant. Elle resterait dans son espace frivole et ludique mais garderait son rôle de décrypteur, d’accompagnateur sans pour autant véhiculer des principes discordants et ravageurs.
Car si la mode sait produire des images, elle ne produit jamais de texte ou très peu. À quelques exceptions près, rares sont les prises de parole textuelles dans le monde de la mode. Et si elle est riche de possibilités d’études, il existe aujourd’hui encore très peu d’études sur le sujet. Mais la volonté est là. Aujourd’hui beaucoup d’étudiants cherchent, proposent des sujets d’études mais ne savent pas forcément vers qui se tourner ou à qui s’adresser. Un laboratoire dédié à la mode ou une réunion de départements scientifiques permettrait de les orienter et de les accompagner. Les connaissances que pourraient apporter ces recherches et ces analyses éclaireraient les mécanismes du récit par la voie d’une neutralité nécessaire ; contrairement à de la mode qui, même si elle y met les plus belles intentions, ne pourra jamais se détacher complètement d’implications marketing, d’une nécessité de convaincre, d’une nécessité d’adhérer.
Une marque de lingerie lance un recyclage de ses produits en boutique. Sa directrice RSE en explique les raisons ainsi : « les consommateurs ne veulent plus des mesurettes » dit-elle, « nous devons donc entrer dans une logique à grande échelle ». Il semblerait que ce n’est donc pas pour ménager les ressources de la planète mais bien pour contenter le consommateur que la mode s’engage. Il faut réussir à ce que les mesures prises s’inscrivent dans des réflexions détachées de relations clientélistes. Autrement, ça n’a pas de sens. Or la mode peut avoir un sens, du bon sens, jusqu’à un sens commun.
*Les chroniques de Marc Beaugé au journal Le Monde, lien vers les chroniques.
Publication Instagram du New York Times, What exactly is American style in 2021?, lien vers la publication.
**Faure Guillemette, Le meilleur pour mon enfant, Paris, Les Arènes, 2015.

La mode est politique
Qu’on le veuille ou non, la façon dont nous nous habillons et même dont nous nous procurons nos vêtements est une démarche qui a un sens et qui dit quelque chose de nous. Acheter ses tee-shirts par lot de 20 pour ne pas avoir à réfléchir à se vêtir est un acte de mode. Acheter en seconde main, sourcer son produit, choisir son habit est un acte de mode et un acte politique. Dernier exemple probant en date, Kamala Harris habillée de blanc lors de son discours de victoire, de toute évidence un hommage aux suffragettes, plus récemment le #DoNotTouchMyCLothes des femmes afghanes en résistance aux Talibans, ou encore Alexandria Ocasio-Cortez qui porte une robe au message hautement politique (Tax The Rich) au Met Gala*.
La mode, par culture, se dit apolitique. Elle ne saurait prendre parti ou afficher des couleurs. Et quand elle dit s’engager, il s’agit plus d’un phénomène de mode justement que d’un réel engagement politique. Non ce n’est pas là, frontalement, qu’elle est politique. Mais bien plus insidieusement. Elle l’est quand Kamala Harris porte des vêtements blanc lors de son discours de victoire. Elle l’est quand Vans lance un concours de dessin pour illustrer son modèle phare avec choix du vainqueur par le public et édition du vainqueur et lorsqu’un dessin avec des parapluies jaunes fait par un contestataire hongkongais devient vite virale et que Vans, embarrassé et confus, retire en catimini le concours en question. Elle l’est quand, à Leipzig on peut reconnaître un anti-fa d’un fasciste grâce à des codes vestimentaires. Elle l’est quand le col mao devient tout un symbole, la mini-jupe une revendication… Les exemples sont légion. Et cette capacité du porteur à s’approprier des modes pour en faire des courants ou des combats politiques est fascinante et porteuse d’une puissance d’expression impressionnante, pourtant souvent discrète. Elle n’est pas politique quand une marque choisit des physiques « différents » – des transgenres – pour ses campagnes ; quand elle développe des produits pour tous les « teints » de peau ; quand elle écrit des messages féministes en majuscules sur des tee-shirts ; là elle est tout au plus prescriptive, mais il s’agit en général surtout de développement de marque pour de nouvelles parts de marché ou d’affirmer une identité. Pour autant, cette dimension prescriptive reste intéressante et offre des envolées vers le politique par la réappropriation par l’individu qu’elle permet.
*Chloé Friedmann, Kamala Harris et son costume blanc, tout un symbole sur la scène de Wilmington, Madame Figaro, 9 novembre 2020, lien vers l’article.
RFI, #DoNotTouchMyClothes: face aux talibans, les Afghanes défendent leurs tenues traditionnelles, Radio France internationale, 16 septembre 2021, lien vers l’article.
Mica Soellner, ‘Virtue signaling to your base’: AOC critics blast lawmaker’s ‘Tax the Rich’ gala dress, The Washington Times, 14 septembre 2021, lien vers l’article.

La mode esclavagise
Bien entendu, on ne saurait oublier à quel point la mode produit de l’esclavage ; c’est-à-dire de l’exploitation de l’homme par l’homme. Pour autant, la succession de scandales ne porte que peu d’effets sur la consommation et ne semble pas permettre une prise de conscience majeure, alors qu’un produit à caractère tendancieux (ou sexiste par exemple) va déchaîner des dénonciations via Instagram, Tweets et autres réseaux sociaux et ébranler fortement une marque. Cette surexploitation humaine, pourtant souvent dénoncée puis exposée lors de drames, ne remue pas autant les foules. Que peut-on en déduire ? D’où vient cette difficile et lente prise de conscience ? Encore une fois, la difficulté vient sûrement de ce qu’il ne faudrait pas mélanger toutes les modes. Les modes sont plurielles, les acteurs différents, les façons disparates et inégales. Cette relation abjecte à l’exploitation n’est pas commune à toute l’industrie de la mode. Certains des grands acteurs qui produisent dans des pays pauvres avec de la main d’œuvre précaire et exploitée créent également des emplois stables et donnent accès à une mode choisie par et pour soi. On ne peut pas réduire tout cela à néant. S’attaquer à l’industrie, au politique ou au consommateur, sans démêler les responsabilités réelles, n’est pas productif. Penser l’ensemble de ce processus sans prendre en compte l’impact dans chacune des étapes de toute la chaîne pourrait s’avérer destructeur. Il faut pouvoir proposer des alternatives, prendre en compte des réalités qu’on ne veut pas voir. Il faut pouvoir démanteler un système profondément vicié et malsain qui a pourtant apporté la possibilité d’un accès à la mode, voire tout simplement au vêtement à une grande majorité. Il faut désamorcer les processus destructeurs de collections toujours plus nombreuses, toujours plus cadencées ayant pour seul but toujours plus d’opportunités de vente. Le développement de lignes « éco responsables » ne supprime pas pour autant les autres lignes et n’est donc une fois de plus qu’une surenchère d’offres. Il faut distinguer clairement les disparités dans cette industrie qui peut fonctionner de manière si différente d’une marque à l’autre. Il faut comprendre ce que l’industrie de la mode apporte, considérer pas uniquement ce qu’elle détruit, mais aussi ce qu’elle permet de construire. Il faut que nous puissions déterminer où se place la responsabilité réelle de chacun, qui est le donneur d’ordre qui se cache derrière la signature d’un traité lui garantissant les meilleures conditions de travail, quel pouvoir politique ne légifère pas et ne protège pas, quel est l’acheteur qui ne se renseigne pas, quelles institutions ne permettent pas que l’acheteur se renseigne… tout cela reste à étudier. Mais il est certain que nous tous avons une responsabilité. C’est cela qui nous donne à tous un pouvoir encore insoupçonné : celui de changer la mode, celui de changer le monde.