Mais nous ne manquons pas de ressources – et l’éducation est l’une d’elles.
Le philosophe Renaud Hétier, dans L’humanité contre l’Anthropocène – Résister aux effondrements (Puf, 2021) montre que si les effondrements du vivant (entraînant une fragilisation civilisationnelle) ont pour cause la généralisation du capitalisme, ils ont aussi des racines anthropologiques qui ont partie liée avec une problématisation éducative.
Partant, il pense une éducation qui annihile la puissance capitaliste ! A partir de son analyse des trois moments constitutifs du capitalisme (industrialisation, entrée dans une société de consommation et de communication, puis virtualisation avancée où toutes ses logiques arrivent à leur accomplissement), il développe deux leviers permettant de faire émerger une « éducation profonde », alternative au monde tel qu’il va. Le premier est proprement spirituel (d’une spiritualité qu’il ne lie pas à une forme religieuse institutionnalisée) avec pour visée de retrouver un sentiment d’être. Le second est psychique et vise à régénérer les forces propres des individus pour qu’ils deviennent autonomes, indépendamment de la matrice capitaliste qui les a produits. La finalité de cette « éducation profonde » : faire émerger ce désir d’être qui désarme le besoin de possession et est constitutif du désir de faire vivre l’autre – qui se différencie à 180° de la jouissance de prendre et de détruire.
Nathanaël Wallenhorst
LPE : Votre livre s’intitule « L’humanité contre l’Anthropocène ». Il y a beaucoup de publications ces dernières années sur l’Anthropocène. Qu’apportez-vous de nouveau ou de spécifique ?
Renaud Hétier : Effectivement, la notion d’Anthropocène est à présent bien identifiée dans la littérature scientifique et philosophique. De fait, mon propos n’est pas de revenir sur quelque chose d’acquis (l’établissement par les scientifiques du phénomène de transformation accélérée du système-Terre par les activités humaines), mais de proposer une analyse historique de ce phénomène en lien avec l’instauration du système capitaliste. J’évoque, de fait, davantage le Capitalocène que l’Anthropocène.
LPE : C’est-à-dire ?
RH : Différents auteurs associent Anthropocène et économie capitaliste. C’est délicat, évidemment, dans la mesure où la « grande accélération » est assez récente (les années 1950), avec le décollage en flèche de la surexploitation des ressources (notamment fossiles) et leur mondialisation, la production industrielle et la consommation de masse. Mais la « structure » de cette économie est déjà en place depuis cinq siècles. Il y a aussi un problème d’identification historique du capitalisme. Beaucoup d’auteurs s’en remettent à la théorie de Max Weber d’une émergence liée à l’esprit du protestantisme et à la thésaurisation liée au refus de jouir de l’existence. Une analyse récente d’Alain Bihr (2018) propose une tout autre approche, qui est celle que je reprends : le système capitaliste est d’emblée, dès le 15ème siècle, lié à une mondialisation (d’abord par l’installation de comptoirs en Afrique et en Asie, puis la conquête du « Nouveau monde ») et à une certaine exploitation des ressources (humaines et naturelles).
LPE : Ainsi dites, les choses paraissent simples. Vous consacrez la première moitié de votre ouvrage à l’analyse de ce système : pourquoi avez-vous pensé utile d’approfondir ainsi la perspective ?
RH : Il m’a semblé nécessaire de bien différencier plusieurs étapes clés du développement de ce système économique. D’abord, pour y voir clair, notre situation actuelle est redevable de ces étapes et elle n’est évidemment pas la même que celle de nos ancêtres ni au 15ème siècle, ni au 19ème siècle. Mais mon but est surtout de montrer comment chacune de ses étapes joue un rôle spécifique dans un phénomène global qui ressemble bien à une forme de déshumanisation progressive ; un mécanisme qui défait les liens par lesquels les humains s’insèrent dans la vie, dans la société, dans le monde.
LPE : Quelles sont ces étapes selon vous ?
RH : Je suis parti d’un concept suggestif, qui est celui que propose Alain Bihr, dans une perspective marxiste, le concept d’expropriation. Dès le départ, le système capitaliste met en œuvre ce ressort, aidé par les troupes armées des États. Reconnaître ce mécanisme est extrêmement important. Les « ressources » que cette économie « découvre » et « met en valeur » ne tombent pas du ciel : ce sont des hommes et des femmes chassés de leurs terres, déplacés par le travail forcé, par l’esclavagisme et les terres elles-mêmes, avec tout ce qui s’y trouve, exploité sans limite et exporté. Cette expropriation a des effets catastrophiques sur le plan humain notamment, en arrachant les humains à leur milieu naturel, à leurs liens vernaculaires, à leur culture. Ce mouvement se poursuit aujourd’hui, par exemple avec l’exploitation forestière qui fait fi des peuples dont la forêt est le milieu de vie, ou encore avec le délogement de populations pour faire passer un pipeline.
LPE : Tout n’est-il pas dit avec ce concept d’expropriation ?
RH : Presque tout, oui, dans la mesure où c’est le phénomène le plus fondamental, qui génère le plus de souffrance et de destruction et où cela se prolonge encore aujourd’hui. Même si les formes les plus brutales (comme l’esclavage ou le travail forcé) sont désormais hors la loi, on voit bien que quelques individus parviennent à presque tout s’approprier, à être partout chez eux, quand la plus grande part de l’humanité peut être expropriée, perdre son territoire, voire menacée d’être nulle part chez elle, comme les migrants en font l’expérience. Évidemment, cette expropriation est avivée par l’Anthropocène, en tant que conséquence d’une économie de la surexploitation des ressources qui tend à désertifier des régions historiquement peuplées.
LPE : Quoi de plus alors dans l’histoire du capitalisme… ?!
RH : Il n’y a aucune inflexion, mais une aggravation de ce phénomène par différentes innovations. Avec le basculement dans la production industrielle, dont l’Angleterre est le premier théâtre à la fin du 18ème siècle, cela est tout à fait évident. Une main d’œuvre très pauvre s’est massée dans les villes du fait, notamment, de la suppression des communs, c’est-à-dire de la possibilité pour tout un chacun de vivre de terres n’appartenant à personne en particulier. C’est donc une expropriation de son propre peuple que le pouvoir met en place, et qui va prolétariser celui-ci. L’exploitation du charbon et les premières machines à vapeur exigent cette main d’œuvre entretenue a minima, juste pour qu’elle puisse continuer de travailler, comme l’a montré Marx. Cela génère ce que nous avons appelé un « détachement », qui aggrave l’expropriation. Dans l’aliénation industrielle, le corps est mis en souffrance par des journées de 14 heures, des tâches répétitives, fragmentées, et une rupture d’avec la nature, ne serait-ce que dans le respect de ses rythmes. C’est un peu comme si on avait rendu l’humain lui-même abstrait, artificiel, en le détachant de ses besoins les plus élémentaires.
LPE : Mais est-ce que nous en sommes toujours là ? Le temps de travail a fortement diminué et les conditions de travail ne se sont-elles pas considérablement améliorées depuis lors… ?
RH : Je pense que les choses se sont encore aggravées, du moins d’un autre point de vue. Certes, les luttes sociales et les lois ont mis fin à ce véritable esclavagisme ouvrier (du moins en Occident). Mais avec le 20ème siècle, avec de nouveaux progrès techniques vont se présenter… de nouvelles aliénations. Nous sommes entrés il y a seulement quelques dizaines d’années dans une société qui est marquée par la consommation et la communication. Les progrès sont indéniables, ils sont considérables même, en matière de confort, et de libération du temps (pensons à l’électricité, à l’eau courante, aux machines, etc.), sans parler des progrès de la médecine et de l’allongement très important de la durée de la vie au cours du 20ème siècle.
LPE : Comme vous le dites, les progrès sont considérables, et le travail lui-même est devenu beaucoup plus humain. N’êtes-vous pas excessivement critique ?
RH : Ce que le 20ème siècle invente, selon, moi, c’est la « disponibilité ». Oui, c’est vrai, les individus sont devenus sans doute plus disponibles que jamais, avec des journées de travail réduite, libérés des tâches vivrières et de multiples travaux accaparants. Mais cette disponibilité s’inscrit dans la continuité de l’expropriation et du détachement : les individus sont surtout disponibles pour répondre aux attentes du système économique. En réalité, que font-ils de leur temps « libre » ? D’une part, dans bien des professions, ils sont toujours disponibles, en emportant du travail à la maison, en étant toujours joignables, en ayant une messagerie qui fonctionne sans horaires, etc. Comme le formule Han, ils s’auto-exploitent en fait. D’autre part, quand ils veulent vraiment faire autre chose que travailler, leurs loisirs ne sont autres que ceux qui sont vendus par la société de consommation. Henri Ford avait « tout compris » quand il avait décidé d’augmenter les salaires de ses ouvriers pour qu’ils puissent acheter les automobiles qu’ils produisaient… Bref, d’une manière ou d’un autre, les individus sont disponibles, c’est-à-dire en fait à disposition du marché, qui les fait travailler, communiquer, se distraire sans cesse et toujours à son profit. Cela les éloigne, à mon sens, de leurs besoins plus profonds, cela les rend dépendants, cela finit de les rendre étrangers à eux-mêmes.
LPE : On entend bien votre critique de la société de consommation. Comment comprendre l’invention d’internet, et au-delà, de toutes les « commodités » du numérique ? Ne « bénéficient »-t-elles pas aux individus ?
RH : Votre remarque me mène à la dernière étape que je décris et que je critique, celle que je nomme « virtualisation avancée ». L’engouement pour le numérique est extraordinaire, au point qu’on se demande comment on a pu vivre sans toutes ses commodités et ses opportunités, il y a encore une trentaine d’années. Vous évoquez la liberté. Pour moi, on doit s’interroger non pas de façon « paranoïaque » en se disant que tout le monde est « manipulé », mais de façon critique en remarquant qu’il est quand même fort que la plupart des individus fassent exactement ce que le marché attend d’eux. Autrement dit, les individus ont fini par associer liberté et consommation, ce qui signe le triomphe du capitalisme. Le numérique est le chef d’œuvre ultime de cette économie. Tout le monde est prêt à payer (seuls quelques irréductibles n’ont pas de smartphone, notamment), cela génère les plus grandes fortunes actuelles (pour les GAFAM). Mais il y a plus, cela « empêche » les individus, dans le prolongement de l’expropriation, du détachement et de la disponibilité. Accaparés par les activités numériques, leurs vies (les adolescents y passent en moyenne près de 7 heures par jour) sont à la fois tournées vers la consommation et virtualisées. Qu’est-ce à dire ? Pendant que les individus sont libres de « surfer », de communiquer et de jouer, ils ne font pas autre chose : accaparés, comblés, « jouissant » de cette corne d’abondance, ils sont empêchés de considérer le réel de leur situation et de se révolter (avec le bénéfice politique que cela représente pour les pouvoirs en place), ils sont empêchés de sentir encore au-delà la situation du monde (les injustices et les destructions produites par le système économique qui les distraient si bien), ils sont empêchés de chercher en eux-mêmes les ressources dont ils ont besoin : les écrans tiennent dorénavant lieu d’horizon et même d’intériorité (on n’imagine plus, on fait circuler des images).
LPE : A partir de là, quelles articulations réalisez-vous avec l’éducation, votre objet de réflexion depuis des années ?
RH : Oui, vous voulez sans doute suggérer qu’on ne peut pas défendre la nécessité de l’éducation, donc l’avenir de nos enfants et être radicalement pessimiste… Je dois donc dire un mot de ma démarche intellectuelle. Pour moi, il est absolument nécessaire d’aller au plus profond de l’analyse de nos problèmes, sans quoi on ne comprend pas ce qui nous arrive (parce qu’on est complètement pris dedans, au point qu’on n’arrive plus à imaginer un autre fonctionnement possible) et on ne peut pas agir de façon pertinente. Oui, notre aliénation est profonde, mais non, elle n’est pas irrévocable. Et ce n’est pas parce que nous faisons fausse route qu’il faut faire demi-tour… La destruction de la Terre, de la vie, la souffrance et les injustices qui procèdent de notre système économique se passent de commentaires : tout cela démontre le caractère non-viable de cette économie de la surexploitation, de la surproduction, de la surconsommation et des rejets massifs de multiples substances et objets. Mais il est clair que renoncer brutalement à notre confort, à supposer que cela soit politiquement soutenable, reviendrait à une perte majeure de la liberté. Pour prendre un exemple emblématique : qui voudrait faire aujourd’hui, en maintenant nos exigences d’hygiène, faire la lessive à la main, sachant le temps que ça prend, l’énergie que cela demande ? (sans oublier que ce sont surtout les femmes qui ont été sacrifiées en l’affaire)
LPE : Pas de retour en arrière, donc, mais pas de fuite en avant non plus, si on vous comprend bien. Mais alors quelle issue ? Faut-il « s’arrêter » sur le bord du chemin ? Cela me fait penser à une chanson d’Alain Souchon, qui disait : « J’appuie sur la gâchette accélérateur/Y’a que des ennemis dans mon rétroviseur/Au-dessus de cent quatre-vingts je perds la mémoire/Alors pourquoi pas s’asseoir/Tu verras bien qu’un beau matin fatigué/J’irai m’asseoir sur le trottoir d’à côté/Tu verras bien qu’il n’y aura pas que moi/Assis par terre comme ça ».
RH : Oui ! Je connais cette chanson, ça remonte à mon adolescence, j’aimais beaucoup Souchon… de quoi être un peu… nostalgique ! Mais je suis résolument tourné vers l’avenir et je crois dans le pouvoir de l’éducation. Ça ne semble pas répondre à l’urgence immédiate, apparemment, mais l’éducation n’engage pas que les enfants, elle engage dès à présent tous les adultes qui s’en sentent responsables à un titre ou à un autre, qui se préoccupent de l’avenir. Vivre dès à présent pour les enfants c’est aussi vivre pour l’avenir et c’est donc s’engager.
LPE : Est-ce ce que vous écrivez dans votre ouvrage ?
RH : Dans L’humanité contre l’Anthropocène, et plus précisément dans la deuxième partie, j’aborde le problème des effondrements (le sous-titre de l’ouvrage est « Résister aux effondrements »). Pour revenir aux effondrements, je propose de considérer que l’économie capitaliste nous a coupé de nos ressources (elle nous appauvrit) pour nous vendre des compensations (en nous faisant croire qu’elle nous « enrichit »). Les effondrements qui sont en train de se produire, ils ont déjà eu lieux depuis longtemps, parce que nous avons perdu nos forces spirituelles et psychiques.
LPE : Quelles sont les articulations entre ce que vous dites et la réalité bien matérielle de l’Anthropocène et de l’économie ?
RH : La spiritualité que j’évoque n’est pas ésotérique : elle est ce qui nous relie au monde (alors que l’animal n’est pas en mesure de considérer le monde, il est seulement attentif à son milieu). Ce lien au monde est cassé et nous vivons dans nos villes, dans nos immeubles, entourés d’objets industriels, devant nos écrans, séparés de ce monde qui meurt dans l’indifférence. Pour trouver la résolution de lutter, encore faut-il être sensible à ce monde et donc se relier à lui. C’est une priorité éducative, qui doit embarquer avec elle les adultes : cultiver ce lien au monde, ce qui suppose, dans la situation où nous sommes, saturés d’activités et d’objets, d’« appauvrir » un peu notre environnement immédiat (moins de bruit, moins d’images, moins d’objets, moins d’activités organisées, etc.) et dans un certain « vide » redécouvrir que le monde se rend présent de mille et une manières et nous enrichit gratuitement, nous permettant ainsi de nous autonomiser par rapport à un univers de consommation permanente.
LPE : N’est-ce pas déjà un effort « psychique » pour reprendre votre propre terme ?
RH : Les deux choses se rejoignent, mais méritent d’être distinguées. La spiritualité qui nous relie au monde nous permet de sortir d’un circuit « marchand », mais il faut aussi pouvoir se relier à soi. En effet, chacun de nous, tout individu conscient, est hanté par ce que Winnicott appelait la « crainte de l’effondrement » : l’angoisse du vide est pire encore que celle de la mort, un peu comme si on s’imaginait errant seul et lucide dans le cosmos pour l’éternité… Il est donc nécessaire de pouvoir se relier à ses propres forces, de découvrir une force de vie en soi, qui n’est certes pas « pleine », jamais complètement « satisfaite », mais qui est une énergie qui s’oppose à la dépression qui menace et qui nous conduit à nous distraire sans cesse. C’est l’expérience de la solitude qui est alors salvatrice, dès l’enfance, pour se relier à son propre désir d’être, qui nous maintient au-dessus de l’abime, développer sa créativité, qui peut même être telle qu’on s’épanouit plus à produire/créer qu’à consommer. Encore une fois, il s’agit de s’autonomiser.
LPE : Pas de lutte politique en vue dans tout ça… ?
RH : Chaque chose en son temps : ce ne sont pas aux enfants de tenir les barricades, même en souvenir de Gavroche ! Mais c’est bien dès l’enfance, par une éducation qui est en même temps un aménagement des conditions de l’enfance, où il ne s’agit pas que l’enfant soit sans cesse distrait, que les forces se forment, au contact du monde, en sondant sa propre intériorité et en apprenant à aimer suffisamment ce monde-ci, aimer tout ce qui vit et mérite de vivre pour avoir enfin le courage de la mobilisation politique nécessaire. La bataille qui s’annonce réclame non pas seulement des citoyens informés, mais des combattants forts et amoureux de la vie et du monde, suffisamment amoureux pour ne pas verser dans la destruction.