Par Johann Chapoutot
Le vert est-il une couleur apparentée au brun ? Certains ont pu le défendre et il demeure, en arrière-plan de tout débat ou de tout polémique touchant la protection de l’environnement, la vague idée ou, parfois, le soupçon tenace que la sensibilité écologique ait pu être partagée par les pires ennemis du genre humain, voire qu’il puisse y avoir une affinité élective entre haine des hommes et amour de la nature. Les nazis, des écologistes ? Nous pensons avoir fait justice de cette idée dans un article scientifique il y a quelques années, au moment où nous travaillions sur la « nature » comme norme sous le IIIème Reich. Timothy Snyder, peu après, livrait, avec Black Earth, une contribution décisive au débat, en rappelant à quel point les nazis étaient assoiffés de terre, et de terre productive, pour nourrir un « peuple » dont ils espéraient une croissance démographique exponentielle.
Il faut certes tout d’abord rappeler que les nazis ont su jouer d’une corde sensible dans la culture allemande. L’homme allemand, à en croire leur discours politique et racial est, dans le maelström des échanges et des mélanges contemporains, le seul à être resté proche de la nature. Il s’agit de la reprise d’un vieux topos, réactivé avec talent Par Johann Gottlieb Fichte à partir de 1808 dans ses Discours à la nation allemande : face à l’envahisseur français, gallo-romain, locuteur d’un sabir frelaté, composite disparate de germanique et de latin, l’homme allemand est resté authentique, fidèle à la nature en lui et hors de lui, semblable à lui-même malgré le passage du temps. C’est ce qui, aux yeux de Fichte, signe sa supériorité sur l’occupant français et promet sa victoire finale – les forêts de Germanie étaient demeurées presque impénétrables aux conquérants romains, elles finiraient bien par rejeter les envahisseurs d’outre-Rhin. Les termes d’une opposition entre Zivilisation (latine, catholique, urbaine, universaliste) et Kultur (germanique, protestante, rurale, particulariste) étaient posés pour longtemps. En 1814, Kaspar David Friedrich, héraut du romantisme allemand, célèbre la victoire sur les français en peignant le fameux Chasseur im Wald : égaré sur un lopin de neige, adossé à deux souches d’arbres fraîchement abattus, un soldat français fait face à une sapinière menaçante, à des conifères géants dont on subodore qu’ils vont l’engloutir. L’insignifiance des armes françaises face à la puissance et à la majesté de la nature allemande se donne à voir de manière saisissante. Tel Auguste et ses légions massacrées par Arminius dans la forêt de Teutoburg en 9 de notre ère, Napoléon a été vaincu par la nature germanique mais aussi par le Germain comme Naturmensch, homme naturel, resté proche de son origine et fidèle à elle.
C’est bien à la nature que, selon les nazis, il faut revenir pour redonner à l’Allemagne son lustre, son rang et sa puissance perdus en 1919 à Versailles. La « révolution culturelle » nazie se veut révolution au sens pré-révolutionnaire du terme : il ne s’agit pas de percer vers un avenir prometteur, mais de revenir à l’archétype de l’archaïque, celui de l’homme germanique originel supposé, bête blonde féconde, procréatrice et créatrice de culture.
Notons que nous nous situons là au niveau du discours, du concept et des fantasmes. Quand les nazis parlent de « nature », ils désignent ce lieu de l’affrontement zoologique pour la maîtrise des espaces et des approvisionnements. La « nature » nazie procède d’un darwinisme vulgaire et d’un darwinisme social parfaitement assumé qui ne voit dans le réel que la guerre permanente des espèces pour l’espace et la survie. Cette « nature « est le lieu d’un jeu à somme nulle : ce qu’une espèce (ou une race, quand on parle d’hommes et des sous-hommes) arrache à la force de ses mâchoires, une autre la perd. Comme le résume un mot devenu courant à partir de l’invasion de l’Union Soviétique en juin 1941, « le Russe doit mourir pour que nous vivions ». L’idée, déjà défendue à l’époque, par Kropotkine notamment, que la nature puisse être aussi un espace de coopération entre les individus et les groupes d’individus est exclue, révoquée sans doute par l’expérience traumatisante de la Grande Guerre et de ses millions de morts, démentie par la course au partage du monde colonial et invalidée par la pratique d’un capitalisme de compétition.
Dans cet univers mental-là, la « nature » allemande, au sens d’environnement, eut droit à quelques faveurs théoriques. On sait que, pendant les années 1930, quelques lois de protection d’espaces sensibles ainsi que de la faune furent prises – des lois qui, toutefois, étaient déjà prêtes avant 1933. L’arrivée au pouvoir d’amis supposés de la nature constituait, pour les militants de l’environnement, un effet d’aubaine : présents jusque dans les rangs du NSDAP, ils n’eurent aucun mal à se faire les avocats de la protection d’un environnement conçu non comme une virginité à défendre, mais comme une Heimat, une nature anthropisée portant la marque du génie germanique. L’environnement tel qu’il était conçu par les nazis étaient plus l’apanage des folkloristes et des ethnologues, ces spécialistes de la Volkskunde qui étudiaient les mœurs de la paysannerie allemande, que des naturalistes ou des chasseurs de coléoptères. Ce que nous entendons par « protection de l’environnement » relevait bien plutôt, à l’époque, du Heimatschutz, de la préservation du foyer germanique, de cette ruralité idéalisée érigée en conservatoire de la germanité originelle – aux antipodes, donc, des villes qui s’étaient multipliées à la fin du XIXesiècle, espace de l’artéfact et de l’artifice, lieu de croissance des « Asphaltblumen », ces fleurs d’asphalte qu’étaient les prostituées, les asociaux et les Juifs.
L’intérêt des nazis pour la Volkskunde, l’habitat, les costumes et les mœurs des paysans allemands, n’était pas gratuit : il s’agissait non seulement de mieux connaître le peuple allemand pour le ramener dans le droit chemin, mais également d’exporter la Heimat germanique dans le vaste espace colonial à conquérir à l’Est – des colons y seraient installés, mais aussi des essences germaniques. L’être et le hêtre allemands devaient prospérer jusqu’à l’Oural pour le plus grand bien de la race en quête de racines et pour l’espèce en recherche d’espace.
L’assimilation entre l’homme germanique, être racé et raciné, et l’arbre a été reprise sans aucune originalité par les nazis, comme en témoigne le célèbre film de 1936 intitulé Ewiger Wald, ewiges Volk (Forêt éternelle, peuple éternel). Somptueuse et puissante à l’origine, la forêt allemande apparaît menacée par une plaie venue d’orient : le judéo-christianisme, introduit par des missionnaires rabbiniques, déforeste et dévaste l’espace germanique dans le même temps où il inocule à l’homme germanique des préceptes et des normes qui lui sont étrangers, nocifs et, in fine, fatals (le soin apporté au malade, le respect de l’étranger, la monogamie, la condamnation de la violence…). Pour éviter le Volkstod, la mort de la race, il faut opérer un retour à la nature et à ses normes : procréation, guerre, domination.
Dans ce contexte de guerre biologique, il en va des hommes comme des arbres : tous sont considérés comme des facteurs de production, des fonds d’énergie, des outils et des armes. L’être et le hêtre sont mesurés à la même aune et soumis aux mêmes injonctions : être utiles et performants dans la grande lutte zoologique pour la maîtrise du biotope – ce mot qui, en allemand, se dit soit Biotop, soit Lebensraum. Il n’est donc pas plus question de préserver l’environnement que de protéger et soigner les êtres humains. Un être germanique doit être certes de bonne race et de bon sang, mais il doit également le prouver par sa Leistungsfähigkeit, littéralement sa « capacité » à produire, à faire – par sa productivité et son rendement, à la fois démographique (faire des enfants), économique (travailler à la production d’armes) et sportive-guerrière (être apte au combat, soit en affrontant l’ennemi directement – pour les hommes – soit en donnant naissance à des enfants sains – pour les femmes).
Tout individu jugé leistungsunfähig en raison de handicaps réels ou supposés doit être exclu du flux naturel : la loi du 14 juillet 1933 l’expulse du cycle procréatif en ordonnant sa stérilisation (400 000 victimes entre 1933 et 1945) ; l’opération T4, à partir d’octobre 1939, l’assassine purement et simplement (200 000 victimes jusqu’en 1945). Est leistungsunfähig celui qui ne peut pas faire, donc rendre à la « communauté du peuple » ce que celle-ci lui a donné pendant son enfance. Être non rentable, poids mort (Ballastexistenz), il représente un danger par sa simple survie, car il consomme à pertes des vivres, de l’argent, des soins et du temps qui doivent être affectés aux producteurs, aux procréateurs et aux combattants – le passage à l’assassinat se fait d’ailleurs dans le cadre de la guerre qui vient d’être déclenchée par l’attaque allemande contre la Pologne. Parallèlement aux incurables existe une catégorie, celle des « asociaux » (Gemeinschaftsfremde) qui, par leur comportement non productif, incarnent non seulement une perte sèche pour la communauté, mais également un exemple déplorable. La police veille, depuis 1936, à leur incarcération et à leur mise au travail en camps de concentration dans le cadre de grandes « Aktionen » pilotées par Heinrich Himmler.
Ouvertement réifié, et ce de manière parfaitement revendiquée et assumée autant par les caciques du régime que par les eugénistes, biologistes et médecins obsédés par le sort de la race germanique, l’homme allemand n’est pas considéré comme un individu doté de droits inaliénables ou d’une personnalité juridique protégée, mais comme le membre d’une « communauté de combat » à laquelle il doit apporter sa contribution pour survivre – ce qui pose la question, sinon des mutilés de guerre, rendue taboue par leur courage, mais bel et bien des personnes âgées. L’exploitation de la force vitale, de la créativité et de la fécondité de l’homme allemand est un impératif biologique : c’est au prix d’un anti-humanisme radical, celui du retour à la « nature » originelle que l’Allemagne redeviendra grande et pourra se projeter dans un millénium de sûreté et de prospérité.
Il nous fallait faire ce détour – apparent – par la conception nazie de l’homme pour invalider une thèse que l’on entend souvent : les nazis auraient été de fervents protecteurs de l’environnement parce qu’ils détestaient les hommes, des amis des animaux par haine du genre humain, etc… Bien au contraire, l’anti-humanisme radical qu’ils professent et mettent en œuvre est solidaire de l’éradication des entités naturelles que leurs pratiques économiques et militaires contribuent à dévaster, en Allemagne même dans un premier temps, puis dans toute la zone continentale dominée par les armes du Reich à partir de 1939.
Dans le Altreich (le Reich dans ses frontières de 1937), puis dans le Grossdeutsches Reich (frontières de 1938, puis de 1939), une législation « écologique » est censée s’appliquer. Celle-ci est tout simplement ignorée au profit des impératifs économiques. Les zones humides, les dunes et les plages protégées de la somptueuse île de Rügen sont ainsi, dès 1936, drainées, asséchées et colonisées par un colosse de béton de six kilomètres de long, le centre de vacances de Prora-Rügen, érigé par l’organisation KdF (la Force par la Joie) qui est censée offrir repos et loisirs aux travailleurs du Reich. L’objectif n’est rien moins que philanthropique : il s’agit de reconstituer la force de travail pour soutenir, voire augmenter la production des usines allemandes – concerts sur les lieux de travail, randonnées à la campagne, croisières te vacances à la mer sont au programme, au prix de la destruction d’espaces naturels précieux et censément protégés.
Au rebours de l’exaltation de la paysannerie traditionnelle, le plan de Quatre Ans, à partir de 1936, décrète une mécanisation et une artificialisation sans précédent de l’agriculture allemande, où les intrants chimiques, déjà connus et appréciés au pays des prix Nobel, sont appelés à polluer et contaminer les sols comme jamais. Pour gagner des terres agricoles, des forêts peuvent être abattues. Quant aux camps de concentration qui se multiplient sur un schéma cohérent et standardisé à partir de 1936, ils détruisent des dizaines de km2 de forêts – l’exemple le plus frappant étant celui du camp de Buchenwald, près de Weimar, qui efface l’implantation d’une forêt jadis célébrée par Goethe.
L’univers concentrationnaire participe de l’économique comme du militaire. C’est au nom des impératifs de défense que les côtes atlantiques de l’Europe sont vouées au bétonnage massif : en France seule, sur 2000 km de côtes, 16 000 ouvrages sont prévus (dont la moitié est in fine réalisée). La petite île de Ré est défigurée par 38 Bunker dont un culmine à 23 m de hauteur. A chaque fois, ce sont graviers et sables qui sont prélevés et consommés, à grand renfort d’énergie fossile. Les espaces côtiers ne sont pas les seules victimes de la gigantomanie nazie, qui multiplie les super- ou les mégastructures de surveillance et de défense, comme les bases sous-marines (la Rochelle) ou les pas de tir balistique (la « coupole » de Saint-Omer), protégés par des glacis de béton de plus de 5 m d’épaisseur. Ce qui est tiré des plages (obus, mais aussi missiles V1 et V2) doit être produit dans des espaces sécurisés. Ce sont alors des millions de m3 de roche qui sont excavés des collines de Dora, en Thuringe, jusqu’aux Alpes autrichiennes, pour produire sous terre, à l’abri de la géologie, des armes de mort que les aviateurs alliés ne pourront pas attendre. Des dizaines de kilomètres de tunnels, et des chambres d’assemblage de 40 m de haut sont érigés par l’exploitation inhumaine de la main d’œuvre des camps de concentration.
Mais l’arme qui illustre sans doute le mieux la dévastation nazie est le lance-flamme. D’usage massif sur le front de l’Est, il permet une stratégie de terre brûlée systématiquement mise en œuvre pour assécher et épuiser les ressources supposées des partisans soviétiques et des résistants. Il y eut, en URSS, 5000 Oradour-sur-Glane.
Dévastation de la terre, mépris de l’homme, jusqu’à la réification de l’homme et de la femme allemands eux-mêmes, exploitation sans limite des fonds d’énergie humain et naturel, productivisme effréné dessinent l’image cohérente d’un certain rapport au monde.
On y trouve le passage au paroxysme de tendances lourdes de l’univers mental occidental, car le phénomène nazi ne fut pas un aérolithe, mais aussi des éléments proprement allemands, datant des années 1871-1914, années d’une croissance démographique spectaculaire qui fit craindre l’asphyxie de la race germanique par manque de terre et qui fit naître l’obsession du Lebensraum (biotope). Ce rapport singulier à l’espace est également un rapport au temps : les Allemands de l’époque de Bismarck et de Guillaume II craignaient de former un État et une nation tardifs, par rapport à l’Angleterre et à la France notamment. Cette peur fut redoublée après 1919 : l’Allemagne perdait un temps précieux (en comparaison de l’Italie fasciste, singulièrement, qui s’était dotée du bon régime dès 1922) à laquelle seule l’intensité, et l’intensification toujours accentuée, de l’exploitation et de la production pouvaient obvier. Cette course contre le temps – lieu redouté de la dégénérescence et de la décadence – devait aboutir à rien moins qu’à une sortie de l’histoire, à un Règne (Reich) dont l’espace emblématique et la garantie étaient le grand empire colonial à l’Est.
Dans un monde décrété libre de toute transcendance, que ce fût pour le déplorer ou, au contraire, s’en féliciter, car la transcendance chrétienne était d’origine et d’essence juive, les nazis tentèrent de recréer un univers de sens et de valeurs sur le seul plan de l’immanence. La valeur suprême, contrairement à ce que l’on lit ou l’on entend, n’était pas la pureté de la race, mais la performance, la rentabilité, la productivité : un enfant allemand pouvait être de bonne race mais handicapé, donc promis à la stérilisation puis à la mort ; un Juif pouvait être temporairement affecté à un Kommando de travail, jusqu’à épuisement de sa force vitale.
Il en allait des entités naturelles comme des hommes, des sous-hommes (Slaves, par exemple), et des Juifs : l’exploitation était une consomption qui, au mépris du facteur de production, devait assurer la production la plus intense – i.e. la plus massive et la plus rapide, pour rattraper le temps perdu et dominer les plus vastes espaces. L’espace purement matériel et immanent du déploiement nazi, l’« espace vital » exalté par la doctrine et la planification, était un espace de mort pour les allogènes et les non-productifs, ainsi qu’un espace de destruction pour les entités naturelles soumises à la seule loi de leur utilité. In fine, et avec un conséquentialisme sans compromis, il devait être un espace de mort pour les Allemands eux-mêmes, jugés par Hitler inférieurs aux peuples de l’Est. Son dernier ordre majeur, le décret du 19 mars 1945 portant destruction du territoire du Reich, prévoyait la disparition de la culture, de la nature et de l’humanité allemande car celle-ci, dans l’impitoyable combat pour la vie qu’avait été la guerre, s’était révélée inférieure à ses ennemis.
Pour citer cet article:Johann Chapoutot, (2019), Nazisme, environnement, écologie, La Pensée écologique, vol 3 n°2.