Par Olivier Turquin*
« Les idées ont toujours un retard considérable sur les faits ; nous continuons à penser la situation actuelle en termes anciens ». Robert Hainard
« Quand une idée pourra être exprimée par un mot, ne souffrez jamais qu’elle le soit par une phrase » Louis Sébastien Mercier[1]
« Il n’est pas inutile d’inventer un terme nouveau afin de lutter contre l’usure des mots et l’engourdissement des théories. Un concept inattendu oblige à préciser les anciens. » Boris Cyrulnik[2]
« Le véritable problème de la connaissance est de savoir distinguer et relier, d’éviter de disjoindre et de confondre » Edgar Morin
Par ces temps de crise sanitaire planétaire il est de bon ton de proclamer que nous devons profiter du ralentissement général pour décoloniser nos imaginaires et inventer le « monde d’après » alors que le « monde d’avant » redémarre en trombe pour rattraper son retard. Malheureusement, pour penser ce « monde d’après », ce monde qui serait nouveau, nous disposons principalement des mots, des concepts et des références du « monde d’avant », du monde ancien. Pour notre part, comme Luc Gwiazdzinski, nous pensons que « ces mutations qui bouleversent nos habitudes nous invitent à imaginer d’autres formes d’intelligence collective pour observer et comprendre les mutations, analyser les hybrides […] qui émergent et construire de nouveaux modes de collaboration [3]». Or « pour définir ce changement, nous n’avons pas encore les mots. Il faudra les forger[4] ». Ce ne sera pas facile, car notre pensée « doit découvrir quelque chose qu’elle ne peut pas encore penser » comme le faisait remarquer Sören Kierkegaard. « Pendant que les idées vivent leur vie », constatait Robert Hainard, « la réalité change, en partie par l’application de ces idées elles-mêmes qui, même justes au départ, travaillent ainsi à leur propre déclassement. Nous reprenons bien contact, périodiquement, avec la réalité, mais seulement dans la mesure où elle entre dans le cadre de nos idées. Ainsi nous pensons l’actualité en termes nés il y cent ou mille ans. C’est une chose redoutable que cet anachronisme de l’actualité. Une méthode s’est trouvée bonne, nous continuons à l’appliquer avec une confiance aveugle, persuadés qu’elle devient meilleure à être étendue indéfiniment, et ce qui était bon cuit sera meilleur brulé[5]». Tout est dit !
Dans ces périodes de crise, discrètement, s’« inventent d’autres arts de vivre et d’habiter pour la qualification desquels il manque des mots[6] ». Ce constat nous pousse à inventer des mots nouveaux pour exprimer cette pensée nouvelle. Glenn Albrecht[7] s’est récemment aventuré à en proposer pour décrire un nouveau monde qu’il a baptisé le Symbiocène et qu’il souhaite voir succéder à l’Anthropocène. Nous lui emboitons le pas pour débusquer et inventer des mots qui nous aident à sortir du confinement de la pensée dominante en dé-pensant les idées d’avant (celles qui sentent le brûlé) pour re-penser différemment celles de demain. Les quelques mots que nous proposons ci-après, nous les avons distingués en deux catégories : les mots-opérateurs qui désignent tout à la fois un état souhaité et le processus qui y conduit et les oxymores-mots qui contractent en un seul terme un couple d’antonymes[8]. Nous avons baptisé les premiers les mopérateurs et les seconds les oxymots. Nos propositions ont pour seule ambition d’identifier des pistes à explorer, des débats à mener, des controverses à lancer pour initier des chantiers de réflexion et d’action (je suis tenté de dire de réflaction?).
La stratégie de la crise permanente
Combien de fois avons-nous entendu qu’après le cataclysme, rien ne serait plus comme avant ? Ne serait-ce que depuis l’an 2000, le terrorisme, la canicule, la crise financière… ont successivement justifié de grandes déclarations définitives : il faut tout changer pour éviter la prochaine catastrophe. Mais de ces belles paroles il reste essentiellement des mesures répressives, des inégalités inégalées et des dettes abyssales. Avec la COVID 19 nous sommes de nouveau confrontés à une « catastrophe sans précédent » que certains interprètent comme un prémice à l’effondrement de ce « monde d’avant » qui serait la cause de nos déboires. Beaux effets de manche assurés, malheureusement, après la crise, une fois la stupeur et l’angoisse dissipées, tout reprend sa place comme avant… en pire bien souvent. Il faut bien rattraper le temps… et donc l’argent perdus.
Par exemple, les puissants de ce monde ont déjà inondé l’économie de liquidités par milliers de milliards de dollars et d’euros pour « relancer la croissance », prétendu remède à toutes les crises contemporaines. Une fois de plus on applique les recettes éculées. La croissance, les pollutions, les dégradations et les inégalités qu’elle génère, est pourtant clairement identifiée comme une des causes majeures des cataclysmes que nous subissons. En fait de changement, il s’agit plutôt pour nos gouvernants de faire toujours plus de ce qu’ils savent déjà faire alors qu’ils devraient au moins essayer de faire autrement pour tenter d’éradiquer les causes des maux qu’ils déplorent. Mais « à force de sacrifier l’essentiel pour l’urgence, on finit par oublier l’urgence de l’essentiel » comme nous le rappelle Edgar Morin[9]. Pourtant, Albert Einstein nous avait déjà averti : « On ne peut pas résoudre un problème avec le même mode de penser que celui qui l’a généré. Faire sans arrêt la même chose en espèrant un résultat différent, c’est une définition de la folie. » Si nous avons su faire la bombe atomique avec ses trouvailles, nous nous gardons bien de mettre en pratique ses préceptes … au risque de devenir fous.
Survivre à la pandémie en déconfinant nos cerveaux
Face au Covid 19, nous faisons les étonnés. Pourtant, les pandémies ne sont pas choses nouvelles pour l’humanité, elles sont même récurrentes. Mais nous avions béatement cru que le « progrès » nous en épargnerait désormais la survenue comme nos frontières nous avaient protégées du nuage radioactif de Tchernobyl. Le cancer, le diabète, l’alcoolisme, le tabagisme sans parler de la dengue, du zika, du paludisme ou encore de la sous-nutrition ou de la mal-bouffe font incommensurablement plus de victimes que le Covid sans que cela perturbe, bien au contraire, nos modes de vie qui génèrent pourtant ces pandémies silencieuses. Ce qui est peut-être nouveau c’est que nous acceptons de plus en plus mal la maladie, surtout quand elle nous semble « violente », et la mort, particulièrement si elle est « prématurée ». Peut-être allons nous finir par réaliser que ce n’est pas la Terre, ou je ne sais quel Dieu, qui se fâche pour nous punir ou nous éduquer, mais que c’est l’humanité elle-même qui s’est fourvoyée en fonçant tête baissée vers son auto-destruction. Bon débarras dirait Yves Paccalet…
Mais, si la survie de notre espèce nous importe, il nous semble qu’il serait sage de corriger certains de nos comportements délétères et donc nombre de nos modes de penser … Pour outiller cette souhaitable (r)évolution, nous suggérons d’inventer de nouveaux mots pour conceptualiser des façons déviantes de penser autrement. Car le propre de notre espèce est d’avoir développé un mode de communication particulièrement sophistiqué qui s’appuie sur des langues – leurs syntaxes, leurs grammaires et leurs vocabulaires – qui nous permettent d’élaborer notre pensée, mais qui la conditionnent en retour aux mots dont nous disposons pour les exprimer.
Problèmes complexes cherchent solutions simplexes
On nous répète à l’envi que tout ce qui survient est très complexe. Nous savons, et notamment à travers les travaux fondateurs d’Edgar Morin[10], qu’il n’y a pas de solution simple à un problème complexe. Mais nous avons aussi appris des travaux d’Alain Berthoz[11] sur la simplexité que face à des problèmes complexes la nature sélectionne les solutions simplexes qui « sont des principes simplificateurs qui permettent de traiter des informations ou des situations, en tenant compte de l’expérience passée et en anticipant l’avenir. Ce ne sont ni des caricatures, ni des raccourcis ou des résumés. Ce sont de nouvelles façons de poser les problèmes parfois au prix de quelques détours, pour arriver à des actions plus rapides, plus élégantes, plus efficaces ». Nous tentons de proposer ci-après des mots pour penser quelques solutions simplexes.
Une nouvelle boite à outils sémantique
Peut-on penser « l’après » avec les mots de « l’avant » ? « Tout ressemble à un clou pour qui ne possède qu’un marteau[12] ». Sommes-nous suffisamment outillés intellectuellement et émotivement pour penser de telles perspectives ? Disposons-nous de la panoplie de mots nécessaires pour réussir notre chantier ? Pour partie certainement car la langue française recèle un vocabulaire particulièrement riche de nuances. Mais la langue de Molière est aussi imprégnée de Descartes. Il en résulte que la culture française est en bonne partie formatée par la pensée analytique et se révèle souvent incapable de dire la complexité des choses et des êtres. Notre vocabulaire ne fait guère de place à la cohabitation des contradictions et à la dialogique chère à Edgar Morin qui sont pourtant des composantes de cette complexité inhérente à la vie. Comment dire en effet avec les mots du dictionnaire la nécessaire articulation entre l’individu et le collectif, entre la production et la protection, entre la réflexion et l’action, entre la qualité et la quantité par exemple, sinon par un long développement ou des néologismes savants et trop souvent abscons ? « Au lieu de périphraser ou de qualifier les réalités contemporaines par la négative (elles ne seraient ni cela et encore moins cela), mieux vaut se risquer à inventer des mots.[13] »
Pour notre part, nous nous considérons fort mal outillés pour penser et dire cet « après » qui ne serait pas comme « avant ». Alors, nous braconnons des néologismes inventés par d’autres et en proposons de nouveaux à qui veut bien en faire (bon) usage[14]. Plutôt que d’inventer des mots savants, souvent nécessaires aux spécialistes mais difficiles à comprendre pour tout un chacun, nous préférons combiner plusieurs mots du langage courant dans des mots-valise et les enrichir ainsi de leurs complémentarités, de leurs contradictions, de leurs ambiguïtés.
Catégories désuètes et mots périmés
« Nous tendons à penser et à gèrer l’avenir avec les idées d’hier et les institutions d’avant-hier »[15]. Nous avons une fâcheuse tendance à faire entrer, parfois aux forceps, les phénomènes nouveaux et angoissants dans nos catégories anciennes et rassurantes. Or, pour penser les mutations et les métamorphoses nécessaires à l’émergence d’un monde nouveau les catégories existantes semblent désuettes et les mots pour les dénommer apparaissent périmés. Comment dire en effet les nécessaires synergies, les hybridations, les métissages, les combinaisons, les croisements, les articulations et les souhaitables symbioses entre des catégories que nous ne cessons d’opposer tels global et local, économie et écologie ? Comment penser les éco-techno-socio-systèmes complexes, chers à Edgar Morin, avec des mots façonnés pour outiller une pensée analytique voire binaire qui disjoint les facettes du réel sans les relier ou les confond sans les distinguer ? Faute de termes appropriés pour outiller cette pensée déviante « il n’est pas inutile d’inventer un terme nouveau afin de lutter contre l’usure des mots et l’engourdissement des théories. Un concept inattendu oblige à préciser les anciens.[16] » Pour construire des mots capables de décrire certaines alliances composites utiles pour imaginer et construire un monde qui se voudrait nouveau nous avons concentré notre attention sur deux catégories que nous avons dénommés les mopérateurs et les oxymots.
Des mopérateurs (mot/opérateur) pour dire vers où aller et suggérer comment
Opération : action (d’un pouvoir, d’une fonction, d’un organe) qui produit un effet. Acte ou série d’actes (matériels, intellectuels) pour obtenir un résultat.
Les mopérateurs nous permettent de faire certaines opérations pour opérer des transformations souhaitables. Ce sont des mots qui désignent tout à la fois un processus et l’état qui résulte de ce processus, des mots à la fois dynamiques et statiques. En français, et en anglais je crois, ils sont caractérisés par le suffixe –ance. Ils nous semblent très précieux pour définir de nouveaux objets de désir et planter quelques jalons sur le trajet permettant de tendre vers eux.
Dans cette période d’incertitude « vers une mer inconnue nous allons[17] » et « il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant ». Cependant nous avons besoin de mots qui disent à la fois le projet poursuivi, l’objet vers lequel tendre et suggèrent quelques indications pour faire le trajet. Des mots qui nous aident à dire les nouveaux buts à atteindre et la manière alternative de s’y prendre pour les atteindre. Des mots qui nous permettent de faire des opérations, c’est à dire d’agir pour obtenir le résultat souhaité. Les suffixes en –ance ont cette propriété. Ils décrivent à la fois un processus et un état. Nous en proposons quelques-uns pour servir de balise à notre navigation sémantique : la convivance, la déviance, la ménagemance, la reliance, la résiliance, et la suffisance. Certains de ces termes sont d’usage courant, d’autres émergent, d’autres encore sortent de notre imagination. Ce sont pour nous des termes qui contribuent à qualifier des mots neutres comme transition (de quoi, vers quoi?), développement (de qui, pour quoi?), changement (pourquoi ?) qui ne disent que des modalités, mais ni la finalité, ni le sens et sont par conséquent littéralement insensés si on n’en précise pas l’intention.
La convivance comme art du bien vivre-ensemble
Nous ne disposons à ma connaissance d’aucun terme pour dire élégamment la recherche du bien vivre-ensemble semblables et différents dans la commensalité et la convivialité[18]. La convivance pourrait désigner « la cohabitation pacifique et harmonieuse dans un même espace de groupes humains entre eux et avec des non-humains[19] ». Nos voisins italiens et hispaniques font un usage courant de la convivencia. Pourquoi nous en priver ? Comme dit le poète : « Il y a sur cette terre des gens qui s’entretuent ; c’est pas gai. Il y a aussi des gens qui s’entrevivent. J’irai les rejoindre.[20] »
La déviance comme désobéissance au « progrès »
Dans le sens commun, la déviance est « le caractère de ce qui s’écarte de la norme. Position d’un individu ou d’un groupe qui conteste, transgresse et qui se met à l’écart de règles et de normes en vigueur dans un système social donné [21] ».
La déviance est la capacité à changer de voie, à échapper à une trajectoire. Pour éviter de foncer dans le mur qui se dresse sur la voie du progrès tel que nous le concevons et le pratiquons, la déviance devrait permettre de s’extraire de la « dépendance au sentier[22] », de bifurquer vers des « autrements » puisque « l’ailleurs » nous est inaccessible. Dévier ce serait, par exemple, s’autoriser à bifurquer pour quitter l’autoroute du « progrès » et de la « croissance » afin d’explorer les chemins de traverse du régrès, du dégrès ou de la décroissance. La déviation est une injonction, un itinéraire détourné et imposé. La déviance est un choix qui ne se réduit pas au déviationnisme. Elle peut être pensée comme une forme de résistance, voire de désobéissance civique, pour refuser d’être « des outils consentants du destin[23] » résignés à suivre une trajectoire imposée dont on ne partage ni les modalités ni les finalités. La déviance inclut l’art de transformer les déviations en découvertes et les errances en explorations. « No estoy perdido, estoy explorando » écrivait mon fils sur son Facebook lorsqu’il parcourait l’Amérique latine.
La ménagemance comme alternative à l’aménagement et l’exploitation
« Le fondement de l’agriculture et de la cognoissance du naturel des terroirs que nous voulons cultiver […] : afin que, par ceste adresse, puissions manier la terre avec artifice requis ; et employans à propos et argent et peine, recueillons le fruict du bon mesnage, que tant que nous souhaitons : c’est à dire, contentement avec modéré profit et honneste plaisir. »[24]
Maintenant que nous avons conscience que « le temps du monde fini commence [25]», l’aménagement et l’exploitation, qui comptent parmi les maîtres-mots de nos sociétés de progrès, sont des notions périmées qui devraient en toute logique cèder leur place au ménagement et à la ménagemance, c’est à dire à l’art d’employer avec économie l’ensemble des ressources que nous mobilisons de manière à en dépenser et en gaspiller le moins possible. Et essayer aussi de nous ménager par la même occasion. L’artiste avait raison : « le progrès est une idée saugrenue[26] »
La reliance comme art de développer et entretenir « les liens qui libèrent »
La reliance « fait référence d’une part à l’acte de relier ou de se relier (l’acte de reliance) mais aussi au résultat de cet acte (l’état de reliance). Ce terme offre une invitation à se lier, à se lier à nouveau (re-lier) mais aussi à se lier autrement.[27] »
La reliance est un concept développé par les penseurs de la complexité tel Edgar Morin ou Jean-Louis Le Moigne. Marcel Bolle de Bal, pour sa part, l’a définie comme « le partage des solitudes acceptèes et l’échange des différences respectées, la rencontre des identités affirmées et la confrontation des valeurs assumées[28]. » Mais, souligne Edgar Morin, « pas de reliance sans déliance, point de déliance sans reliance. Adopter et utiliser ces concepts nécessite alors de s’inscrire dans le paradigme de la pensée complexe, c’est à dire de lien, voire de liance, à la fois complémentaire, concurrente, antagoniste et incertaine entre ces concepts[29]. »
La résiliance comme résilience du vivant
La résilience, nom féminin : désigne en sciences physiques l’aptitude d’un corps à résister à un choc. En sciences sociales elle signifie « la capacité à réussir à vivre et à se développer positivement, de manière socialement acceptable, en dépit du stress ou de l’adversité qui comportent normalement le risque grave d’une issue négative[30] ». Pour notre part, nous rejoignons S. Vanistensdael qui « propose de désigner le processus de résilience caractéristique du vivant en l’écrivant avec un « a », « résiliance ». Cette appellation le rapproche des mots « reliance » et « survivance » et permet de souligner que c’est un travail jamais terminé.[31] ». Pour Andrei Feraru la résiliance qualifie la capacité d’un système « non seulement de récupèrer après des catastrophes mais plus encore de s’organiser en amont de manière collective et localisées pour les prévoir, les éviter et d’essayer de s’en défendre, dans un monde perçu comme atteint de privations, risques et menaces.[32] »
La suffisance comme quête du « juste assez »
Fait de suffire, état qui en résulte. C’est à dire être de nature, en quantité, en qualité, en force… à contenter quelqu’un sans qu’il y ait besoin de plus ou d’autre chose.
La suffisance serait la recherche du « juste assez », du « ça me suffit » plutôt que celle du « toujours plus » et du « jamais assez ». Car, comme le chante de célèbre philosophe épicurien Baloo, nous (re)découvrons qu’« il en faut peu pour être heureux, il faut se satisfaire du nécessaire ». La mesure de la réussite et du bonheur serait alors de disposer en suffisance de ce qui est nécessaire pour assurer une bonne convivance. « Est riche celui qui sait qu’il possède assez » disait Lao Tseu. « Etre riche, c’est avoir de quoi être » précisait San Antonio, un de ses disciples. Ceci dit sans suffisance aucune !
Des oxymots (mot/oxymore) comme symbiose d’antonymes
Oxymore : figure de style qui consiste à allier deux mots de sens contradictoire.
Symbiose : association durable et réciproquement profitable entre deux organismes vivants[33].
« Quand on s’élève dans la pyramide de la complexité – ce dont la croissance des paradoxes et des contradictions est le symptôme -, ce n’est pas en faisant plus de la même chose qu’on règle de nouveaux problèmes, c’est en faisant autrement » nous dit Hubert Reeves[34]. Il ajoute : « suffisamment souple pour encadrer et promouvoir la créativité, la législation de l’infiniment complexe doit intègrer, en les respectant, les paradoxes et les facettes contradictoires de la réalité. Il nous faut à la fois préserver l’industrie qui nous fait vivre et l’environnement qui nous permet de vivre. »
Face à cette montée inexorable des paradoxes qui nous laisse souvent désemparés, il existe peut-être une solution si nous voulons progresser un peu : essayer d’hybrider ou de métisser des concepts paradoxaux, ou oxymoriques, en les combinant dans des oxymores/mots, ou oxymots, pour tenter de dépasser les contradictions intrinsèques à deux termes antonymiques[35] et de générer ainsi une symbiose féconde plutôt que de s’arque bouter dans une opposition stérile, voire mortifère.
Nous ne partons pas de rien et le filon a déjà été exploré. La nature elle-même a bien inventé l’opposition/complémentarité entre mâle et femelle pour perpétuer notre espèce.
Nous disposons par exemple de glocal pour dire le penser global pour agir local et sa réciproque, de coopétition[36] pour décrire la cohabitation souvent bénéfique entre des processus de coopération et de compétition, de démocrature pour désigner les démocraties d’apparence qui sont en fait des dictatures.
Pour aller plus loin, nous proposons quelques néologismes sous la forme de mots-valise[37] qui métissent deux mots d’usage courant, sur le modèle de glocal, rurbain ou coopétition, pour donner naissance à des hybrides d’idées comme il en existe parmi les être vivants à l’instar du cochonglier ou encore du nanoulak[38] cher au philosophe Baptiste Morizot. Ces êtres hybrides, de chair ou d’esprit, héritent de chacun de leurs géniteurs pour constituer une nouvelle génération susceptible de développer des qualités originales en faisant une « douce violence » à nos habitudes intellectuelles. Ces oxymots allient deux antonymes et les mettent en tension dans une hybridation dans laquelle « chaque terme souligne l’autre, et le contraste les éclaire.[…] Les deux forces opposées sont nécessaires à l’équilibre[39] .»
Des symbioses improbables issues de « couples infernaux »
Les oxymots pourraient en particulier nous aider à penser et à dire la recherche d’une symbiose entre certains « couples infernaux » qui structurent nos réflexions et nos controverses depuis des lustres : la nature et la culture, les « je » et les « nous », l’écologie et l’économie, l’agriculture et la nature, la tradition et l’innovation, la simplicité et la complexité, l’intelligence et l’intuition, la diversité et l’unité, la pluralité et l’universalité, le global et le local, la coopération et la compétition, le consommateur et le concitoyen, la liberté et la sécurité, la production et la protection, la conservation et la valorisation, la qualité et la quantité, les biens et les liens, l’affectif et l’intellectuel, l’éducation et la création, l’éducation et l’action, l’itinéraire et l’errance, la réfléxion et l’action, le gouvernement et la gouvernance, le vertical et l’horizontal, la participation et l’action, la liberté et la sécurité, ou le praticien et le théoricien, le scientifique et l’artiste … et j’en passe.
Comment définir ces oxymores en faisant place au « glissement de l’opposition vers l’hybridation[40] » ? Pour notre part, « nous pensons ouverts et féconds les chemins de l’hybridation aux frontières de la recherche et des pratiques professionnelles[41] ». Alors, il nous faut prendre le risque d’inventer des mots-valises proposant « une ingénieuse alliance de mot contradictoires [42]» qui rapproche « deux termes dont les significations paraissent contradictoires[43] ». Tenter de dire en un seul mot des oxymores habituellement composés de deux termes. Des mots d’une « obscure clarté » pour parler comme Corneille afin d’exprimer ce qui est encore indicible. La figure de l’oxymore nous semble une piste prometteuse pour dire ce qui est « intrinsèquement paradoxal. L’oxymore vise un effet d’apparente absurdité, dont l’intérêt réside dans le large spectre de nuances sémantiques et de connotations que suggèrent les deux termes mis en contradiction[44] ». L’oxymore, comme le « paradoxisme » de Fontanier[45] est « un artifice de langage par lequel des idées et des mots, ordinairement opposés et contradictoires entre eux, se trouvent rapprochés et combinés de manière que, tout en semblant se combattre et s’exclure réciproquement, ils frappent l’intelligence par le plus étonnant accord et produisent le sens le plus vrai, comme le plus profond et le plus énergique. Il ne pourrait être pris au pied de la lettre mais nécessite au contraire « un peu de réflexion » pour être compris. » Comme disait Héraclite, « la vie est une harmonie de tensions ».
Petit abécédaire des oxymots :
Affectuel (affectif/intellectuel) : parce que l’affectif et l’intellectuel se télescopent dans tout ce que les humains pensent, ressentent, éprouvent et font. Faire abstraction de l’un ou de l’autre interdit de comprendre et d’agir avec intelligence, sensibilité et discernement. C’est la force des scientartistes de savoir réunir les trois.
Agrinature (agricuture/nature): parce que l’agriculture contemporaine est dans une impasse quand elle consomme plus d’énergie fossile qu’elle ne produit d’énergie alimentaire, quand sous prétexte de nourrir les humains elle extermine les autres formes de vivant. Si elle veut remplir ses missions, l’agriculture n’a d’autre choix que de s’allier aux forces de vie plutôt que de chercher à s’en affranchir. L’agrinature est « l’art d’écologiser la nature en écologisant nos cultures[46] ». L’agrinature produit et entretient une nature améliorée pour répondre aux besoins des humains quand l’agrochimie gérée par l’agrofinance génère une nature détériorée dans le seul intérêt de ses actionnaires. L’agrinature serait le fruit de la naculture et de l’écolonomie dans une démarche de produtection visant à l’élaboration de bliens agrinaturels et d’une nourrinature en qualantité suffisante pour nourrir le corps et l’esprit des humains. Les formes d’agro-écologie, de permaculture, d’agriculture biologique, naturelle, organique, à haute valeur environnementale… contribuent à leur façon à une agriculture en alliance avec la nature. L’agrinature pourrait devenir leur banière commune.
Blien (bien/lien) : parce que certains biens font du lien et que beaucoup de liens font du bien. Alors, pourquoi choisir, même s’il est sage de n’abuser ni de l’un et ni de l’autre ?
Coopétition[47] (coopération/compétition) : parce que la coopération et la compétition cohabitent dans le vivant comme dans nos sociétés. La loi de la jungle est plus complexe qu’on a pu le penser et la sélection dite naturelle a plus d’un tour dans son sac.
Conservalorisation (conservation/valorisation) : parce que la nature et la culture ne sont pas des confitures qu’il conviendrait de stériliser pour les conserver. Valoriser sans conserver c’est scier la branche sur laquelle on est assis. Conserver sans valoriser c’est prendre le risque de l’asphyxie sous une cloche sensée protéger ? On pourrait aussi parfois valoriser le fait de ne pas conserver certaines choses… sachant que donner de la valeur ne signifie pas toujours donner un prix.
Consotoyen (consommateur/citoyen) : parce que le consommateur est aussi un citoyen et qu’il participe à travers son pouvoir d’achat à la vie de la cité… contrebalançant ainsi la main invisible du marché. Consommer est aussi un acte citoyen qui se traduit dans notre vouloir d’achat. Nos achats peuvent ainsi être engagés au service d’alternatives favorables à l’augmentation du goût de la vie.
Contemplaction (contemplation/action): parce que l’on peut aimer faire et apprécier aussi de regarder ce qui se fait… ou ne se fait pas. Parce que nous sommes tiraillés entre l’agir et le non-agir ? Parce qu’il peut être fructueux de greffer une bouture de contemplation sur un porte-greffe d’action.
Diversunité ( diversité/unité) : parce que la diversité nourrit l’unité et l’enrichie. Parce que l’unité n’interdit pas la diversité. C’est du moins ce que nous apprend la biodiversité que nous aurions vraisemblablement intérêt à décliner en sociodiversité et en anthropodiversité.
Écolonomie (écologie/économie) : afin que l’écologie se préoccupe d’économie pour nous permettre de (sur)vivre sans épuiser nos ressources. Pour Emmanuel Druon, un de ses promoteurs, l’écolonomie c’est « entreprendre sans détruire [48]». L’écolonomie pourrait être une autre façon de désigner ce que Pierre Calame a appelé l‘oeconomie, c’est à dire « l’art de l’organisation des échanges matériels et immatériels des êtres humains entre eux, de sociétés entre elles et de l’humanité avec la biosphère[49]. »
Éconologie (économie/écologie) : afin que l’économie se nourrisse d’écologie pour économiser nos ressources épuisables. Une économie écologique en somme. Qui plus est, ce serait l’inverse de la déconologie. Vaste programme !
Éducaction (éducation/action) : parce que l’éducation passe aussi par l’action. Parce que, mis en situation active de faire et non plus d’apprendre passivement à faire, nombre d’apprenants récalcitrants deviennent capables d’apprendre… en faisant.
Éducréation (éducation/création) : car la véritable éducation ne se contente pas d’être une simple reproduction à l’identique mais ambitionne aussi d’être un processus de création… qui passe par une éducaction à la créativité.
Élesauvage (élevage/sauvage) : parce qu’une des branches de l’agrinature pourrait être l’élesauvage incluant une large éventail de pratiques depuis l’élevage dit extensif d’animaux domestiqués, comme les vaches et les brebis, de type agri-sylvopastoral, en passant par la réintroduction et la gestion de la faune sauvage (ours, lynx, loups, tétra…). Les uns sont élesauvagés pour leur viande, leur laine, leur cuir, leur lait… Et le plaisir de vivre en leur compagnie. Les autres, dits sauvages, sont « protégés » dans des espaces classés naturels mais placés sous haute surveillance. Et au milieu vivent les sanglochons et les cochongliers, hybrides de porcs domestiques et de sangliers sauvages. Dans cette perspective, les gardiens de troupeaux et les gardes des réserves naturelles font un peu le même boulot sur à peu près les mêmes espaces.
Glocal (global/local) : parce que nombre des enjeux et des problématiques contemporaines concernent à la fois l’ensemble de l’humanité et chacun d’entre nous, le proche et le lointain, le voisin et l’étranger. Inextricablement.
Gouvernemance (gouvernement/gouvernance) : parce que le gouvernement, basé sur la délégation à des élus politiques et à une élite technocrate, est fort décrié pour sa verticalité. Parce que la gouvernance qui est « l’ensemble des régulations créées par le sociétés pour assurer leur survie et leur épanouissement, leur permanence et leur capacité d’adaptation[50] » se veut plus participative, davantage horizontale et transversale . Parce que gouverner ne se décrète plus d’en haut et que la gouvernance peine à s’imposer par le bas il y a place pour la recherche d’un métissage entre les deux à la recherche de la « gouvernance convenable ».
Intuitelligence (intuition/intelligence) : parce que l’intuition précède souvent la preuve et la démonstration mais ne les remplace pas. Parce que l’intelligence permet de faire le tri dans des intuitions fulgurantes avec des démonstrations parfois contre-intuitives. Parce que l’une se nourrit de l’autre et réciproquement. L’intuition restera peut-être le propre de l’homme si d’aventure l’intelligence artificielle finit par prendre le dessus sur l’intelligence naturelle. L’intuitelligence deviendrait alors le propre de l’homme lui permettant ainsi de se préserver une place parmi les robots devenus plus intelligents que lui.
Itinerrance (itinéraire/errance) : car il y a d’autres façons de marcher que de suivre les indications de Michelin ou de Google. On peut aussi aller au hasard, à l’aventure. On peut également alterner, mélanger les deux. Car l’abeille (à miel) suit des itinéraires bien définis par ses congénères pour faire son miel et polliniser nombre de végétaux à notre grand bénéfice… mais ne peut pas trouver la sortie de la bouteille en verre dans laquelle on l’a enfermée. La mouche (à merde), se contente plus modestement de recycler nos détritus pour vivre en explorant tous azimuts son environnement. A force d’errance elle finit par trouver le goulot. Abeille et mouche sont toutes deux utiles au écosystèmes dont nous dépendons. Combiner l’itinérance et l’errance pourrait nous permettre de trouver le chemin vers un monde nouveau plus vivable. A quand la mouchabeille, nouvel hybride pour féconder et recycler nos idées.
Jenous ( je/nous) : parce que je suis l’autre de l’autre et réciproquement. Parce que la bonne articulation du jenous permet à une société de tenir debout, de marcher, de progresser vers ses objectifs … mais que sa détérioration la fait souffrir et l’immobilise. En la matière il sera bien difficile d’implanter une prothèse du jenous si cette fragile articulation venait à se détériorer. Comme le constate Charles Taylor, « on n’est soi-même que parmi les autres. On ne peut devenir un moi sans référence à ce qui nous entoure[51] ». « Fin du moi, début du nous » pouvait-on lire sur des ronds points tenus par les Gilets Jaunes. Un beau chantier en perspective dans notre société qui prône le contraire.
Libersécurité (liberté/sécurité) : parce que la sécurité permet la liberté mais que la « haute sécurité » est la pire des prisons. Pour paraphraser Jacques Prévert, quand la sécurité n’est pas libre, la liberté n’est pas vraie[52]. Liberté sans sécurité est chose difficile, mais sécurité sans liberté est inconcevable. Alors, comment être libres ensemble ?
Naculture (nature/culture) : car nature et culture sont deux pôles traditionnellement opposés dans nos controverses intellectuelles. Même si l’on a aujourd’hui conscience que l’homme appartient à la nature et non l’inverse et que sans nature il n’y a pas d’humanité et donc pas de culture, on continue pourtant obstinément à opposer les deux sur la lancée de Descartes qui voulait rendre l’homme « maître et possesseur de la nature ». Pourquoi ne pas explorer la naculture qui acterait des interactions inextricables entre la nature et les cultures humaines ? Des cultures enracinées dans une éthique de la terre-mère-patrie par laquelle l’humain se reconnaît comme une partie intégrante de la nature qui l’a engendré. Une naculture qui invite au respect des différentes natures des cultures humaines sans tomber dans le culte de la nature quelle que soit la nature de ce culte. Une urgence absolue pour penser le monde nouveau.
Naturbanité (naturalité/urbanité) : car la ville, symbole de l’artificialisation, s’ensauvage (modérément il faut dire) et la nature s’urbanise (sans doute à outrance). La naturbanisation « désigne le double processus par lequel on introduit des éléments de la nature pour fabriquer la ville et des éléments de la ville dans la gestion des espaces naturels, même protégés. Il en résulte un brouillage des catégories socio-spatiales dans une perspective qui reste majoritairement urbanocentrée.[53] » Ce brouillage est une opportunité pour inventer une nouvelle voie de ménagemance de nos territoires.
Nourrinature (nourriture/nature) : parce que la nourriture est plus que l’alimentation et qu’il est prétentieux et irresponsable d’imaginer que l’on pourra durablement s’affranchir de la nature pour produire notre nourriture et assurer notre survie. Mais la nourriture peut aussi être intellectuelle, spirituelle, émotive… et la nature est pour les humains une source essentielle de nourritures terrestres et célestes.
Participaction : (participation/action) : parce qu’en matière de réduction de la pollution de sauvegarde de la biodiversité, de lutte contre le réchauffement climatique ou contre la précarité et pour la justice sociale, la participation est nécessaire à l’action qui ne peut faire l’impasse de l’implication du plus grand nombre pour être efficace, efficiente, résiliente. Actuellement, la participaction est définie comme un « art de militer en agissant sur l’espace public, en parallèle des instances de consultation citoyenne [54]». C’est un début prometteur, mais cette notion mérite sans doute une acception plus large qui reste à inventer.
Prathéoriciens (praticien/théoricien) : parce qu’ « il n’y a rien de plus pratique qu’une bonne théorie[55] » et qu’« en théorie tout devrait bien ce passer », ce que la pratique dément très souvent. Pratiquer la thèorie est aussi important que de thèoriser les bonnes pratiques pour explorer de nouvelles voies menant à un autre monde (si d’aventure c’est ce que nous souhaitons).
Produtection (production et protection) : car production sans protection n’est que ruine de l’homme et de son habitat et parce que protection sans production conduirait à la famine et à la misère généralisée. Peut-on courir les deux lièvres à la fois ? En tout cas certains savent déjà le faire comme les agriculteurs bios qui produisent mieux parce qu’ils protègent leurs partenaires naturels de travail à commencer par les lombrics et le coccinelles.
Qualantité (qualité et quantité) : parce que l’une n’empêche pas l’autre. Parce que certains se gavent d’AOP quand d’autres sont affamés. Parce qu’à y réfléchir un peu, une meilleure qualité permet souvent de réduire la quantité nécessaire pour satisfaire nos besoins. L’une ne devrait pas aller sans l’autre et, avec un peu d’astuce, on devrait souvent réussir à faire d’une pierre deux coups en recherchant la qualantité.
Réflaction (réflexion/action) : parce que action sans réflexion mène souvent à la catastrophe et que réflexion sans action est pure spéculation. Le mélange des deux apparaît fructueux ne serait-ce que parce que les idées nous viennent souvent en marchant ou en faisant.
Rèvalité (réve/réalité) : car les rèves d’hier, du moins certains d’entre-eux, ont fait notre présent. Il faut donc parfois savoir prendre ses rèves pour des réalités si l’on veut que notre réalité corresponde à nos rèves… plutôt qu’à nos cauchemars de sorte que la rèvalité finisse par dépasser la fiction. Chiche !
Scientartiste (scientist/artiste) : parce que l’artiste et le scientifique s’enrichissent en collaborant pour ajouter la sensibilité à la rigueur et illustrent que « l’art est un mode de connaissance complémentaire de la science[56] » et que « on ne sauvera pas le monde en mobilisant seulement le cerveau gauche. Il est nécessaire d’avoir recours à d’autres registres (l’expérience sensible, l’inversion et le jeu, les dynamiques paradoxales, etc.), la force de l’art est à mobiliser [57]»
Simplexité (simplicité/complexité) : car il n’existe pas de réponse simple à un problème complexe, mais que, parmi les solutions possibles, ce sont les plus simples qui sont les plus viables.
Tradinnovation (tradition/innovation) : parce que « la tradition ne consiste pas à conserver des cendres mais à entretenir la flamme[58] ». Parce que la tradition est bien souvent une innovation qui a réussi et qu’une innovation plonge fréquemment ses racines dans un terreau de traditions.
Vertizontal (vertical/horizontal) : parce qu’il est bénéfique de mettre des réseaux dans nos pyramides (et réciproquement ?). Parce que le vivant, comme nos sociétés, combine de multiples dimensions intriquées qu’on ne peut réduire ni au vertical juxtaposé en silos ni à l’horizontal sédimenté en mille-feuilles.
Virturéel (virtuel/réel) : parce que nous ne savons plus toujours faire la part des choses entre le virtuel et le réel et qu’il serait vain de chercher une frontière entre les deux tant leurs interactions se multiplient dans nos cerveaux, mais surtout à travers des outils de plus en plus sophistiqués. Pour certains, le virtuel est bien souvent plus réel que la réalité et parfois le réel nous semble irréel. Les frontières se brouillent et dans ce brouillard s’invente quelquechose… mais quoi ?
Choisir la rèvalité pour inventer un monde habitable
Si l’humanité veut survivre sur la Terre elle devra selon nous faire face à au moins trois situations-problèmes fort simples à exprimer et probablement pas si compliquées à résoudre :
- Une consommation excessive des ressources de la planète : nos réservoirs (énergies fossiles, métaux rares, terres arables, biodiversité, eau douce,…) sont en voie d’épuisement et notre poubelle (la Terre, son athmosphère, ses océans…) est pleine. Comme nous n’avons pas de planète de rechange, et qu’il en faudrait cinq pour continuer à vivre tous comme nous le faisons aujourd’hui en France, une solution devrait s’imposer : consommer moins pour ceux qui consomment trop. Une préconisation semble raisonnable : la décroissance de la consommation et de la production de déchets de « la secte des goinfres goulus» dénoncée par Hervé Kempf[59], jusqu’à ce que l’empreinte écologique de l’humanité coincide avec les capacités de renouvellement de la planète et la croissance du bien être qui en résultera.
- Une foi aveugle dans le progrès technique: bon gré, mal gré, les occidentaux dont nous sommes, sont majoritairement des technophiles, voire des technomanes, et beaucoup d’entre eux croient encore dur comme fer que la technoscience nous permettra de résoudre l’impossible équation de l’avidité de l’humanité condamnée à vivre sur la petite planète qui l’a engendrée. Parmi les penseurs influents, les quelques ilôts de déviance technophobe ou rusticophile, dans la lignée de Ivan Illich promoteur de la convivialité, ou de ceux qui prônent la « low-tech », la sobriété heureuse ou la simplicité volontaire[60], peinent à se faire prendre au sérieux alors qu’ils préconisent des voies alternatives dignes d’intérêt et vraisemblablement salutaires.
- Une répartition inique des richesses disponibles: les inégalités entre humains sont croissantes et inacceptables (revenu, patrimoine, capabilités, culture, liberté…). Une solution existe pourtant : répartir mieux les ressources disponibles, humaines ou non. Une préconisation semble incontournable : la croissance des solidarités pour accroître les capabilités[61] des plus démunis (ou des moins nantis) et permettre une juste répartition des ressources et des bénéfices, mais aussi des pollutions et des dettes .
« Consommer moins, dévier plus, partager mieux ». Ce slogan pourrait devenir celui de notre rèvalité . Nous sommes bien conscients que cette vision qui se prétend simplexe peut sembler simpliste voire simplette. Mais, face à l’impasse actuelle, nous estimons qu’« une mauvaise idée vaut toujours mieux que pas d’idée du tout » comme disait Alphonse Allais.
Vers une langue renouvelée
Ces situations-problèmes d’une ampleur et d’une nature inédites nous invitent à inventer du neuf plutôt qu’à appliquer de vieilles recettes éculées qui participent de leur cause. Pour ce faire nous proposons de focaliser notre attention sur des « couples infernaux » de concepts antonymiques tels nature et culture, économie et écologie, sécurité et liberté… Ces couples que tout semble opposer sont à ce jour bien incapables de cohabiter dans la durée, chacun tirant alternativement la couverture à lui. Mais ils sont aussi indissociablement liés dans une dialectique irréductible. La question n’est pas de savoir « qui a raison » de l’un ou de l’autre car tout deux ont leurs bonnes raisons d’être. Pas non plus de savoir « où on met le curseur » car il n’y a aucun régulateur légitime pour en décider, ni de trouver un « juste milieu » sans doute inexistant ou de pratiquer le « ni l’un, ni l’autre » car les deux coexistent, ni même de prôner le « en même temps » car ils sont incompatibles sauf à les sublimer. Il semble prometteur de faire le pari que leur métissage accouchera d’une symbiose disposant de propriétés émergentes impossibles à prédéterminer mais qui pourraient offrir de nouvelles perspectives plus favorables au bien-être de l’humanité et au bonheur des humains.
« Ces « métis » ne peuvent-ils être considérés comme des guides pour demain ? » se demande Baptiste Morizot. Pour paraphraser Eric de Kermel, ces nouveaux mots métissés ne sont-ils pas appelés à être les meilleurs explorateurs pour inventer comment vivre dans le monde d’après[62] ?
Précisons, si nécessaire, qu’à travers ces propositions, nous avons l’ambition d’ouvrir des chantiers de réflaction et pas d’imposer une novlangue[63] de plus. De gros chantiers en perspective pour échapper à la police de la pensée[64] qui pourchassse les idées déviantes en nous autorisant à dé-penser plus pour re-penser mieux.
* Olivier Turquin : économiste de formation, géographe d’adoption, sociologue de sensibilité et écologiste de conviction. A exercé professionnellement dans des activités dont le point commun était la foi dans l’inventivité humaine pour faire progresser la convivance entre les humains et la préservation de leur niche écologique. S’est impliqué dans la société civile à titre bénévole en tant que responsable associatif notamment dans les instances de démocratie participative (Président d’un Conseil de développement). A été pendant 12 ans enseignant chercheur associé à l’institut de géographie alpine de Grenoble. A un tropisme pour le rural, l’agricole, la montagne, les alpages et les bergers, métier qu’il exerce régulièrement. A coordonné deux livres : Une histoire d’avenir en 1999 et le Manuel des bergers d’alpages en 2017, tous deux épuisés. Il préside et anime l’association de soutien au pastoralisme inventif et responsable (Aspir) et l’asso Agrinature qui promeut les activités cherchant à concilier agriculture-élevage et nature.
[1] Louis-Sébastien Mercier, Néologisme ou le vocabulaire des nouveaux mots, à renouveler ou pris dans des acceptions nouvelles paru en 1901 à Paris et réédité par Jean-Claude Bonnet en 2009.
[2] Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, Odile Jacob, Paris, 2004.
[3] Luc Gwiazdzinski in L’hybridation des mondes, L’innovation autrement, Elya éditions 2016.
[4] Jean-Claude Guillebaud, Le goût de l’avenir, Seuil, 2003.
[5] Robert Hainart, Expansion et nature, Le courrier du livre, Paris, 1972.
[6] Les sans mots de l’habitabilité et de la territorialité, (dir.) Marie-Christine Fourny et Romain Lajarge, UGA éditions, 2019, p.11.
[7] Glenn Albrecht, Les émotions de la terre, des nouveaux mots pour un nouveau monde, ed. Les liens qui libèrent, Paris 2020.
[8] Antonyme : mot ayant un sens contraire à celui d’un autre.
[9] Edgar Morin, La méthode tome 6, Ethique, Seuil, Paris, 2014.
[10] Edgar Morin, La méthode , Seuil.
[11] Alain Berthoz, La simplexité, le Seuil, 2007.
[12] Abraham Maslow, The psychology of science, 1966.
[13] Les sans mots de l’habitabilité et de la territorialité, (dir.) Marie-Christine Fourny et Romain Lajarge, UGA éditions, 2019
[14] Les sans mots de l’habitabilité et de la territorialité, (dir.) Marie-Christine Fourny et Romain Lajarge, UGA éditions, 2019
[15] Pierre Calame, Essai sur l’oeconomie, éd. Charles Léopold Meyer, Le livre équitable, Paris, 2009.
[16] Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, Odile Jacob, Paris, 2004, p.186.
[17] Antonio Marchado
[18] Convivialité dans le sens commun mais aussi dans celui que lui a donné Ivan Illich.
[19] Olivier Turquin in Les sans mots de l’habitabilité et de la territorialité, (dir.) Marie-Christine Fourny et Romain Lajarge, UGA éditions, 2019
[20] Jacques Prévert
[21] Site du Larousse consulté le 23 mai 2020.
[22] La dépendance au sentier ou dépendence au chemin emprunté (path dependence) est une théorie expliquant comment un ensemble de décisions passées peut influer sur les décisions futures. Elle désigne la tendance des gens à conserver leurs habitudes et à répugner à les modifier, même si leur abandon pouvait leur être profitable. (source wiktionary.org)
[23] Pierre Calame, opus cité.
[24] Olivier de Serres, Le thèatre de l’agriculture et mesnage des champs,…
[25] Paul Valery
[26] René Magritte
[27] Olivier Turquin in Les sans mots de l’habitabilité et de la territorialité, (dir.) Marie-Christine Fourny et Romain Lajarge, UGA éditions, 2019
[28] Marcel Bolle de Bal, Reliance, déliance, liance : émergence de trois notions sociologiques, éd. Société, 2003.
[29] Edgar Morin, Vers une thèorie de la reliance généralisé ? Bolle de Bal (dir.), Voyages au cœur des sciences humaines. De la reliance, Paris, L’Harmattan, 1996.
[30] S. Vanistensdael, Clés pour devenir : la résilience, Les cahiers du BICE, Genève, 1996, p.9.
[31] Serge Tisseron, Vous avez dit résilience, résiliance ou Résilience ? Pour y voir plus clair avec un mot aux multiples significations. Site squiggle.be consulté le 21 mais 2020.
[32] Andrei Feraru in Les sans mots de l’habitabilité et de la territorialité, (dir.) Marie-Christine Fourny et Romain Lajarge, UGA éditions, 2019
[33] Le nouveau petit Robert
[34] Opus cité
[35] Antonymie : « juxtaposition de mots inconciliables ». Opposition de sens entre antonymes. Contraire de synonyme. Le nouveau petit Robert.
[36] Barry Nalebuff et Adam Brandenburger, La co-opétition, une révolution dans la manière de jouer concurrence et coopération, éd. Village mondial, 1996
[37] En linguistique on les qualifie également d’amalgamation ou de fusion.
[38] Nanoulak (aussi nommé pizzly) est la contraction qui désigne les ours issus du croisement du nanouk (ours polaire) et du aklak (grizzly) des Inuits. Cité par Eric de Kermel op. Cité.
[39] Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, Odile Jacob, Paris, 2004, p.19.
[40] Chris Younès in L’hybridation des mondes, (dir.) Luc Gwiadzindzki, L’innovation autrement, Elya éditions 2016.
[41] Luc Gwiadzindzki in L’hybridation des mondes, L’innovation autrement, Elya éditions 2016.
[42] Bailly, Dictionnaire de grec ancien
[43] Dupriez, Gradus, 1980.
[44] Wikipedia consulté le 8 mai 2020
[45] Fontanier (1830, rééed.1968) cité par Michèle Monte, 2007.
[46] Olivier Turquin… Agrinature in Sciences en campagne et in Les sans mots de l’habitabilité et de la territorialité.
[47] Opus cité
[48] Emmanuel Druon, Ecolonomie, entreprendre sans détruire, Ed. Actes Sud, 2016.
[49] Pierre Calame, opus cité.
[50] Pierre Calame, opus cité.
[51] Charles Tayloir, les sources du moi, Seuil, 1998.
[52] Jacques Prévert : « quand la vérité n’est pas libre, la liberté n’est pas vraie ».
[53] Claire Tollis et Olivier Turquin, in Les sans mots de l’habitabilité et de la territorialité, (dir.) Marie-Christine Fourny et Romain Lajarge, UGA éditions, 2019.
[54] Claire Tollis, in Les sans mots de l’habitabilité et de la territorialité, (dir.) Marie-Christine Fourny et Romain Lajarge, UGA éditions, 2019.
[55] Kurt Lewin
[56] Robert Hainart, opus cité.
[57] Maud le Floc’h, directrice et fondatrice du POLAU
[58] Jean Jaurès
[59] Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète, le Seuil, 200 ?
[60] Et tous récemment les auteurs de Retour sur terre, 35 propositions, PUF, 2020.
[61] Au sens ou l’entend Amartya Sen
[62] Eric de Kermel, Abécédaire de l’écologie joyeuse, Bayard, Paris, 2019
[63] Georges Orwell, opus cité.
[64] Georges Orwell, 1984, Folio, Paris, 1972.