Nous ne pouvons pas attendre plus longtemps pour rétablir notre relation avec la Terre, car en ce moment, la Terre et tous ses habitants sont en réel danger. […] Une révolution spirituelle est nécessaire si nous voulons faire face aux défis environnementaux auxquels nous sommes confrontés.
(Thich Nhat Hanh, 2013 : 28)
Par Clément Barniaudy* & Damien Delorme*
Le consensus scientifique à propos de l’urgence environnementale amène à reconnaître que le statu quo est non seulement matériellement catastrophique, mais aussi injuste du point de vue éthique, social et politique. Les crises actuelles apparaissent ainsi, à partir de perspectives axiologiques diverses, comme l’occasion d’un changement paradigmatique radical, dessinant une nouvelle « grande transformation » (Lipietz, 2003), une « Great Transition » (Raskin 2008) ou un « Great Turning » (Macy et Johnstone, 2018). De tels appels insistent principalement sur le changement systémique aux niveaux économique et politique. Néanmoins, les crises écologiques, en tant qu’opportunité révolutionnaire, exigent une métamorphose intégrale des cultures capitalistes occidentales, y compris les dimensions ontologiques et éthiques ancrées dans la perception, les désirs, les affects et inscrites au cœur de pratiques subjectives élémentaires. L’écospiritualité – qui désigne communément à la fois la « spiritualisation » de l’écologie et « l’écologisation » des spiritualités (Choné, 2018) – s’inscrit dans cette perspective d’une écologie intégrale et transformatrice. Face aux crises écologiques, elle remet sur le métier la question largement discutée des rapports entre le spirituel et le politique.
Depuis la perspective spirituelle, l’inquiétude est de savoir si l’écologisation des spiritualités ne constitue pas une instrumentalisation politique exogène, une transformation inauthentique de traditions constituées dans un contexte très éloigné des crises écologiques contemporaines, ou encore un éloignement des finalités religieuses ultimes qui pointeraient vers un ordre de réalité hors de ce monde[1]. Ce débat autour de l’authenticité de l’écospiritualité est l’occasion de nombreuses réponses qui mettent en avant la dimension endogène des propositions écospirituelles (Ives, 2017), la tradition des engagements sociaux et politiques de certains acteurs religieux et la légitimité des traditions à se renouveler face à des défis inédits au sein de ce que l’on pourrait qualifier avec Ricœur une « herméneutique des cultures » (Pierron, 2014).
Mais depuis la perspective de l’écologie politique, l’inquiétude est tout autre et le débat porte sur la puissance ou l’impuissance politique de l’écospiritualité : les réponses écospirituelles à la crise écologique ne sont-elles pas des solutions dépolitisantes, individualistes, irrationnelles, favorisant l’adaptation à un système insoutenable, plutôt que les transformations radicales nécessitées par l’urgence écologique ? Notre propos s’inscrit d’abord dans ce deuxième champ de préoccupation et voudrait prendre au sérieux les objections adressées à l’écospiritualité par l’écologie politique.
L’écospiritualité a été considérée comme une « révolution tranquille (quiet revolution) » (Sponsel, 2012), mais quels sont précisément ses effets éthiques et politiques ? Est-elle un nouvel « opium du peuple » – qui promeut un développement personnel et un souci individuel pour le bien-être dans un monde endommagé en sapant ainsi l’action collective –, ou bien peut-elle être intégrée dans l’écologie politique – en tant qu’étape nécessaire pour la transformation des savoirs et de l’action collective ?
Les pratiques écospirituelles comme écologie à la première personne
L’écospiritualité est définie en général comme un ensemble de pratiques spirituelles qui visent à reconnecter les sujets avec la nature, et ainsi à retrouver ou à cultiver la dimension sacrée du rapport au monde. C’est une façon d’insister sur les dimensions personnelles et transformatives de ces pratiques en tant qu’elles croisent les préoccupations environnementales et soutiennent des engagements écologiques. Ainsi communément définie, l’écospiritualité retrouve l’ouverture d’une dimension du religieux plus large que les religions instituées. Les spiritualités de la nature sont, de fait, hétéroclites, foisonnantes, d’inspirations et d’expressions variables, mais aussi d’orientations éthiques et politiques recouvrant tout le spectre des possibles, y compris les plus sombres[2]. Taylor parle de « bricolage éclectique » (Taylor, 2010 : 14) pour décrire cette « créativité religieuse […] vert sombre » (13), dont il analyse des phénomènes aussi divers que « l’écologisme radical » ou la « spiritualité du surf ». Leur air de famille se situerait dans le fait qu’elles « découlent d’un profond sentiment d’appartenance et de connexion à la nature, tout en percevant la terre et ses systèmes vivants comme sacrés et interconnectés » (13). Taylor propose de distinguer quatre grands types de religiosité, selon que ces courants se rattachent à un « animisme », ou à une « religion de Gaïa (Gaian Earth Religion) » (14‑15), et selon qu’ils acceptent une dimension surnaturelle ou s’en tiennent à la dimension naturaliste[3].
A la différence de Taylor, il s’agira moins pour nous de caractériser des nouvelles religions que d’interroger les effets de certaines « pratiques écospirituelles ». Par « pratiques écospirituelles », nous faisons référence ici à un ensemble d’entraînements ou d’exercices concrets qui engagent le pratiquant dans une transformation intérieure, mettant au jour de nouvelles relations entre son corps-esprit et le foyer terrestre (oikos). L’écospiritualité pourrait ainsi désigner au sens large [1] l’écologisation de pratiques spirituelles, [2] la spiritualisation des pratiques naturalistes, et ouvrirait vers [3] une poïétique et poétique du soi écologique[4] (pouvant inclure certaines pratiques artistiques ou une poétique du quotidien). Par poïétique, on entend un processus créateur ou une exploration des potentialités de métamorphose, en l’occurrence d’un soi incorporé au sein de relations dynamiques avec les autres vivants et le monde. Les pratiques écospirituelles, si elles impliquent une mise en relation avec une dimension de profondeur et de mystère qui se situe au-delà d’une saisie conceptuelle (Egger, 2018 : 12), n’ont pourtant rien d’« éthérique » et s’ancrent dans une expérience sensible du monde, un vécu quotidien au sein duquel nous partageons avec l’ensemble du vivant « le mystère d’être un corps, un corps qui interprète et vit sa vie » (Morizot, 2020 : 22). Et l’exploration de ce mystère devient « pratique spirituelle » dès lors que l’attention se tourne consciemment vers la découverte de ce que l’écophénoménologie appelle une « écologie en première personne » ; une telle écologie, proche de l’ « écologie de l’esprit » de Gregory Bateson (1996), de l’ « écologie mentale » de Félix Guattari (1989) ou encore d’une « écologie intérieure » recouvrant les « dimensions qui relèvent de la conscience » (Egger, 2012 : 17), invite à une compréhension renouvelée de nos liens avec la Terre à partir d’une démarche expérientielle et relationnelle : « L’écologie à la première personne ne décrit pas des rapports fonctionnels visibles et quantifiables, à l’instar des indicateurs de gestion de la biodiversité, mais des relations invisibles. Elle n’est pas vue dans une objectivation, mais vécue. Elle relève non d’une cartographie objectivée mais, plus fragile et sensible, d’une interrelation vécue » (Pierron, 2021 : 38-9). Dans cette entreprise de métabolisation de notre condition écologique, la poétique est une dimension essentielle, en tant qu’elle résiste à l’unidimensionnalité de la rationalité économique et technicienne et ouvre à l’interprétation sensible de notre habitation du monde. Mais, à la manière dont les féministes ont revendiqué que le personnel est politique (Heberle, 2016), l’intime du soi écologique, exploré poétiquement et travaillé dans les pratiques écospirituelles, est-il traversé des normativités et des conflictualités politiques ? Pourrait-il corrélativement être le lieu de revendications (reclaim) politisées, d’autant plus radicales qu’elles toucheraient les racines affectives profondes des engagements éthiques et politiques comme des comportements et des modes de vie ? Or, cette intuition, que nous voudrions ici développer, se heurte d’emblée à une tendance massive de l’écologie politique, qui disqualifie l’écospiritualité comme vectrice de dépolitisation. Face aux crises écologiques, l’approche écospirituelle favoriserait des réactions jugées préjudiciables, inappropriées ou ineffectives. Quelles sont alors ces principales objections et comment peut-on y répondre ?
L’écospiritualité au défi de l’écologie politique
Le repli individualiste et dépolitisant
Un premier argument formulé à l’encontre de l’écospiritualité consiste à critiquer un repli individualiste et dépolitisant qui favoriserait l’acceptation subjective d’une situation catastrophique plutôt que la mobilisation des puissances sociales de surrection et de subversion (la colère, l’indignation, la révolte ou la résistance). Cette critique a été largement développée par Bookchin. Ainsi, écrit-il dans l’introduction à The philosophy of Social Ecology :
Le social ne peut plus être séparé de l’écologique, pas plus que l’humanité ne peut être séparée de la nature. Les écologistes mystiques qui dualisent le naturel et le social en opposant le « biocentrisme » à « l’anthropocentrisme » ont de plus en plus diminué l’importance de la théorie sociale dans la formation de la pensée écologique. L’action politique et l’éducation ont cédé la place aux valeurs de rédemption personnelle, de comportement rituel, de dénigrement de la volonté humaine et aux vertus de l’irrationalité humaine. À une époque où l’ego humain, sinon la personnalité elle-même, est menacé par l’homogénéisation et la manipulation autoritaire, l’écologie mystique a avancé un message d’effacement de soi, de passivité et d’obéissance aux «lois de la nature», qui sont considérées comme suprêmes sur les revendications de l’activité humaine et de la pratique (praxis). Il faut développer une philosophie qui rompt avec cette aversion morbide pour la raison, l’action et le souci du social. (Bookchin, 1990 : 34‑5)
La prévention contre les dimensions spirituelles repose ici sur la crainte de voir se développer au sein des mouvements alternatifs, anarchistes et écologistes, des tendances qu’on pourrait qualifier d’anti-modernes. Ces dernières consisteraient notamment [1] à prolonger en se contentant de les inverser des conceptions dualistes du rapports nature/société, [2] à véhiculer sans distance critique des tendances épistémologiques obscurantistes (irrationalisme, intuitionnisme, fausse science ou mysticisme), [3] à neutraliser les ressorts collectifs de la révolution émancipatrice en favorisant une adaptation personnelle à une situation problématique, et par conséquent [4] à négliger les dimensions sociales et politiques des crises écologiques et des solutions à mettre en œuvre. La dénonciation de « l’écologie mystique » s’inscrit chez Bookchin une tradition marxiste et anarchiste caractérisée par un soupçon à l’égard de la domination religieuse, qui tend, sinon à nier toute pertinence au spirituel au nom du matérialisme, du moins à réduire sa légitimité à certaines dimensions morale et esthétique[5]. Une stricte analyse des textes montrerait que, plus que la formule devenue iconique qualifiant la religion « d’opium du peuple », issue de la « Contribution à la philosophie du droit de Hegel » de 1844, c’est la critique de la religion comme « idéologie », c’est-à-dire comme production spirituelle justifiant et renforçant une structure matérielle de production et de domination capitalistes, formulée en particulier dans l’Idéologie allemande (1846), qui fonde la critique marxiste des dimensions opprimantes et dépolitisantes attribuées à la religion (Löwy, 1995). Cela dit, il serait possible de filer la métaphore de « l’opium en tant qu’idéologie », pour saisir la substance d’une critique contemporaine d’inspiration marxiste, telle qu’on la trouve notamment chez Bookchin. La religion viserait à endormir les souffrances de la créature opprimée plutôt que de susciter sa révolte. Elle dispenserait ainsi d’envisager la transformation des rapports de force et en particulier des modes de productions. Elle serait un palliatif des institutions politiques de réduction des inégalités et de compensation des injustices. En ce sens, elle favoriserait une fuite hors de la réalité qui permettrait de rendre supportable la souffrance produite par les conditions matérielles du capitalisme, en particulier pour les collectifs opprimés.
Or l’écospiritualité, en particulier parce qu’elle mobilise des pratiques qui ont été par ailleurs récupérées par une forme capitalistique du développement personnel, pourrait nourrir un soupçon analogue. Comme les « managers » qui inciteraient les individus, face à l’oppression et au stress, à méditer de façon à s’adapter à la situation, plutôt qu’à se mobiliser collectivement pour son changement, l’écospiritualité serait une ruse dépolitisante, facilement récupérable par les dominants dans la mesure où elle serait compatible avec une marchandisation et parce qu’elle favoriserait dans le fond le statu quo au niveau institutionnel. Elle entrerait dans la catégorie des stratégies de défense consistant à fuir la réalité dans des pratiques procurant une forme de réconfort personnel, sans horizon de réflexion sociale et politique. L’écospiritualité serait ainsi, en un certain sens, une spiritualisation de la domination et elle placerait les agents hors des conditions de l’action politique au sein du fonctionnement des sociétés démocratiques. Si les crises écologiques sont des problèmes systémiques, alors les pratiques écospirituelles, parce qu’elles placeraient l’accent sur le bien être individuel plutôt que sur l’imagination de réponses collectives au niveau économiques et politiques, seraient ainsi des réponses inadéquates et pernicieuses. Elles favoriseraient un repli individualiste et dépolitisé, aux effets dérisoires face aux échelles quantitatives en jeu, et même dangereux dans la mesure où elles détourneraient de la nécessité de changements, radicaux ou révolutionnaires, de paradigmes civilisationnels.
L’irrationalisme aux tendances fascisantes et conservatrices
Un deuxième argument formulé à l’encontre de l’écospiritualité provient d’une perspective moderne rationaliste qui tend à identifier les spiritualités de la Terre comme des tendances exemplaires des dérives fascisantes de l’écologie. Il y aurait deux raisons principales qui nourrissent cette critique : d’un côté, la mobilisation de croyances et d’affects obscurantistes renverraient à une forme d’irrationalité romantique, qui aurait été mobilisée politiquement par le nazisme, et qui se retrouverait dans les théorisations politiques réactionnaires et anti-démocratiques contemporaines ; d’un autre côté, la référence à un domaine transcendant s’immisçant dans la normativité politique serait elle aussi typique des tendances réactionnaires et hiérarchiques qui s’opposeraient aux exigences élémentaires de la construction d’un espace démocratique pluraliste, et plus largement aux mouvements dits « progressistes » ou « révolutionnaires » qui, eux, placeraient les luttes contre les oppressions et l’exigence de justice au cœur de leur revendications politiques. En contexte francophone, la crainte d’un « écologisme autoritaire » nourrit de spiritualités de la Terre, alimente ainsi des critiques issues d’une soi-disant modernité rationaliste et progressiste contre des tendances potentiellement fascisantes de l’écologie (Ferry, 1992 ; Sternhell, 1995), mais aussi des critiques néo-marxistes ou anarchistes contre certaines figures populaires d’une écologie spirituelle (i.e. Pierre Rabhi), au nom d’accointances réactionnaires et d’une dépolitisation de l’écologie.
Éléments de réponse
Un premier élément de réponse consisterait à reconnaitre que s’il existe bien, à l’intérieure même de la plupart des traditions spirituelles une tension entre retrait du monde et engagement dans le monde, les pratiques écospirituelles se distinguent par une attention aux expériences psycho-corporelles et aux interdépendances relationnelles sur fond de crises écologiques qui rendent intrinsèquement improbables l’oubli du monde et le mépris de la politique. En effet, les crises écologiques soulignent brutalement les dysfonctionnements des cultures thermoindustrielles mondialisées capitalistes, extractivistes, productivistes et consuméristes. Le monde s’y rappelle à nous par la puissance et l’imprévisibilité de ses réactions. L’écospiritualité vise à approfondir le rapport à la corporéité ou aux réseaux matériels qui constituent nos existences mondaines. Elle rend donc potentiellement plus conscient des conditions politiques de production, d’appropriation, d’exploitation qui structurent les rapports de force et les injustices dans ces réseaux d’interdépendances. Il faut aussi reconnaitre que certaines des grandes figures de l’écospiritualité[6] ne sont pas des mystiques reclus ou recluses, mais bien des actrices et acteurs du débat public et de la militance écologique, qui prouvent par l’exemple, qu’il n’y a pas incompatibilité entre la quête écospirituelle et l’action collective, mais plutôt articulation multiple, notamment dans la fonction d’allier le soin et la lutte, de soutenir les résistances face à l’oppression hégémonique et de ménager les militants contre le surinvestissement dans la cause (Starhawk, 1990; 2002; 2013).
On peut deuxièmement contester l’inférence entre écospiritualité et repli sur le niveau individuel négligeant les dimensions systémiques. Par exemple une idéologie néolibérale et consumériste suffit au repli individualiste et dépolitisé. Au contraire, les pratiques écospirituelles visent généralement à recréer une conscience, à différents niveaux, des interrelations avec une matérialité élémentaire, des structures évolutives biologiques partagées avec les autres vivants et aussi des réseaux techniques et politiques de nos actions ordinaires (voir partie 3). De plus, on peut soutenir que la transformation de soi est condition d’un engagement collectif effectif. Car elle affirme, non seulement la puissance à agir immédiatement sur les comportements et les modes de vie, mais souligne aussi que la réussite d’une action collective suppose la bonne gestion du fameux « facteur humain », c’est-à-dire des conflits internes à soi et aux milieux militants.
Troisièmement, on peut observer que les objections qui agitent la peur de la promotion du fascisme et du conservatisme par l’écospiritualité relèvent dans le fond du sophisme de la pente glissante, qui infèrent de certaines tendances potentielles, une disqualification de principe. Or on peut répondre au moins trois choses à ces craintes. [1] De fait, certains écologistes ont brillé par leur positionnement politique convergent avec l’ultra-droite et inversement des mouvances d’ultra-droite mâtinent leurs idéologies racistes, réactionnaires et conservatrices de spiritualisation du rapport au Grand Tout (Forchtner, 2019). Mais une étude précise de la réalité de la diversité de l’écologisme politique oblige à reconnaitre que ces tendances, quoique réelles, sont extrêmement minoritaires, que les rapprochements idéologiques opérés par des mouvances d’ultra-droite sont partiels, partiaux et souvent incohérents, ou encore que la tendance majoritaire de l’écologie politique serait plutôt de « tenir le centre » (Flipo, 2018). En tous les cas, rien n’indique que le lien entre écospiritualité et positionnement fascisant et réactionnaire soit de l’ordre d’une nécessité, ni même d’une quelconque causalité. [2] Les tenants d’une écospiritualité sont dans des postures minoritaires, ils ne sont pas en mesure d’imposer un ordre réactionnaire. Au pire, on pourrait concevoir une tendance à avaliser des ordres hégémoniques au lieu d’être en mesure de les contester, mais cela reste à être prouvé factuellement. Et si la différence de stratégie, par exemple entre l’écologie sociale et l’anarchisme spirituel (John P. Clark) ou les sorcières néopaïennes (Starhawk), est parfois dramatisée comme irréconciliable, il ne faut pas oublier que la controverse anime des adversités au sein de champs minoritaires. Ainsi, en tenant compte des rapports de forces entre modèle majoritaires et alternatives écologiques minoritaires, ces différents courants reconnaissent dans le fond les mêmes ennemis : le capitalisme impérialiste, colonial et patriarcal, ses dynamiques destructrices et ses structures de dominations injustes. [3] Plutôt que d’opposer le conservatisme théologico-politique au progressisme révolutionnaire d’une normativité éthico-politique sécularisée, n’est-il pas plus pertinent de scinder la polarisation entre d’une part, une religiosité dominante qui se mettrait au service d’un pouvoir hégémonique, à tendance donc conservatrice et, d’autre part, une religiosité émancipatrice qui lui résisterait et se placerait ainsi aux côtés des collectifs minorisés, opprimés ou exploités ? Si l’on résiste à une stigmatisation et à une fétichisation du sacré et de la religiosité, et si l’on s’intéresse à la réalité des pratiques écospirituelles, on s’aperçoit qu’elles sont de façon extrêmement massive du côté des tendances minoritaires, progressistes, radicales, anti-hégémoniques, propre à nourrir et à soutenir des engagements militants pluriels plutôt qu’à renforcer un conformisme et une acception dépolitisée du statu quo.
L’écospiritualité ne saurait donc être réduite, en principes ou en fait, ni à la diversion de l’action écologique dans des sphères individualistes et dépolitisées, ni à un irrationalisme antimoderne qui contaminerait la sphère politique en l’exposant à des devenirs écofascistes ou promouvrait des tendances conservatrices. Au contraire, par bien des façons, l’écospiritualité tisse l’écologie en première personne et l’écologie politique au point qu’il est possible d’affirmer que « l’écospirituel est politique ». C’est ce lien que nous aimerions maintenant analyser plus en détail à partir d’un cas des pratiques écospirituelles du Bouddhisme Zen.
Les pratiques écospirituelles du Bouddhisme Zen (selon l’enseignement de Thich Nhat Hanh) : « the ecospiritual is political »
Par souci de concision, nous nous focaliserons ici sur les pratiques écospirituelles du bouddhisme Zen, telles qu’enseignées par le moine vietnamien Thich Nhat Hanh[7]. Ce choix se justifie par l’importance accordée à cette compréhension renouvelée de nos liens avec la Terre au sein de cet enseignement, et notamment à partir de deux types de pratiques : [1] des pratiques contemplatives et volitionnelles clairement conçues et orientées pour nourrir et renforcer l’aspiration éthique et les actions visant à prendre soin de la Terre ; [2] des pratiques d’attention consciente, structurées autour du couple Shamata/Vipassana. C’est cet entraînement attentionnel spécifique que nous nous proposons de questionner dans un premier temps afin d’essayer de comprendre ce qu’elle peut apporter en termes d’engagement écologique.
Shamata : s’arrêter pour habiter la Terre sensible
Il est utile de rappeler que le point de départ de toute pratique méditative dans la tradition bouddhiste est marqué par une certaine preuve d’humilité : la reconnaissance d’un sentiment d’insatisfaction plus ou moins subtile au sein de notre expérience. Et c’est ce sentiment, déployé au sein d’une dimension affective, qui nous pousse à tourner notre attention vers l’intérieur. La base de ce travail attentionnel consiste à développer dans un premier temps une « présence attentive » ou « pleine attention » (shamata en sanskrit, mindfulness[8] ou full awareness en anglais) à ce qui surgit dans le moment présent. Pour cela, la mobilisation du plan corporel et en particulier du souffle comme support de pratique est d’une aide précieuse. La respiration consciente est ainsi considérée comme la fondation des pratiques écospirituelles, car elle nous fait sortir d’un monde égocentré de projections désirantes et de représentations pour nous remettre en contact avec le vivant en nous et autour de nous : « Revenir à notre respiration permet de réunir le corps et l’esprit et nous rappelle le miracle de l’instant présent. Notre planète est là, puissante, généreuse et soutenante à chaque instant » (Thich Nhat Hanh, 2013 : 41).
Pratiquer shamata peut se faire dans n’importe quel contexte bien que certaines pratiques formalisées soient plus faciles d’accès pour nous redonner une qualité de présence capable de nous « faire tomber amoureux de la Terre » : méditation assise, marche méditative, méditation du repas (ibid. : 85-96). La respiration n’est pas le seul support pour cultiver la présence attentive : la sensation du contact entre le sol et les pieds ou la saveur de chaque bouchée de nourriture sont autant d’autres focalisations possibles pour « se remémorer » (smrti) de ramener le corps-esprit ici et maintenant, comme cohabitant de la Terre sensible. Cette pratique est aussi qualifiée de « pratique de l’arrêt » (Thich Nhat Hanh, 2012 : 82) car elle permet de suspendre momentanément notre attitude naturelle (le fonctionnement automatique de notre conscience) et de diminuer le flux ininterrompu et parfois gênant de notre conscience mentale. Un des effets directs de cet entraînement est un sentiment d’émerveillement et de gratitude devant le miracle continuel de la vie et la créativité de la Terre.
Vipassana : examiner la nature interdépendante des phénomènes et du Soi
En redonnant une certaine disponibilité et une stabilité à notre esprit, la pratique de l’arrêt permet d’entamer une seconde phase de l’entraînement attentionnel : l’« observation » ou « examen pénétrant » (vipassana). Cette observation recouvre des pratiques d’attention focalisées vers deux directions : l’activité consciente du Soi ou les phénomènes extérieurs (naturels comme sociaux). Dans le premier cas, il s’agit alors d’observer clairement le contenu de l’expérience vécue sans le juger, simplement accueillir les mouvements de notre écologie intérieure moments après moments. L’observation peut porter sur les sensations, les perceptions, les sentiments, les pensées ou encore la conscience dans son ensemble. En posant l’attention sur ce flux d’expérience consciente, le pratiquant remarque ainsi peu à peu que celui-ci n’a rien de permanent ; non seulement, les sensations et les perceptions changent constamment mais la conscience mentale même ne cesse de se transformer, de couler telle une rivière. À ce stade, une aptitude particulière se développe, un devenir conscient, qui met au jour les structures même de la perception. Cette pratique ouvre à une compréhension renouvelée du Soi puisque l’activité consciente se donne sans consistance stable. La perception directe de l’impermanence du Soi fait bouger ce qui semblait si solide au sein de l’expérience.
Cette découverte peut être renforcée par des pratiques d’attention focalisées sur la nature interdépendante des phénomènes extérieurs : l’entraînement consiste à mettre au jour l’ensemble des causes et des conditions, souvent non apparentes, qui permettent par exemple à une fleur de se manifester, en prenant conscience de tous les éléments « non fleur » (l’eau, le soleil, la terre, etc.) qui sont pourtant constitutifs de la fleur. En observant ainsi, le pratiquant voit que tout être ou phénomène ne peut exister par lui-même, de manière intrinsèque : il est « vide » (ou dénuée) d’une nature indépendante et séparée (sunyata), ce qui veut dire que son identité ne peut être établie qu’en fonction d’un réseau de relations constitutives de sa propre consistance. Lorsque nous disons « fleur », ce n’est finalement qu’une désignation que nous lui apposons. Ce qui avait commencé par une présence attentive au souffle se poursuit donc par une attention focalisée à un second niveau, sur les structures même de notre perception et la nature interdépendante des phénomènes. L’entraînement attentionnel de type shamata/vipassana, composé comme un tout organique plus que comme une succession de pratiques, met finalement au jour un point aveugle de notre intentionnalité : notre tendance à nous comporter comme si la réalité était constituée d’entités séparées, indépendantes et permanentes, alors que toute manifestation se déploie sur le mode de l’inter-être (Thich Nhat Hanh, 2012 : 413-4).
Les implications éthiques de l’entraînement attentionnel shamata/vipassana
Arriver à cette réalisation, en avoir une « aperception claire », et l’incarner dans un corps-esprit demandent un long processus d’exercices réitérés dont le propre est aussi de permettre d’éviter de réifier cette absence de fondements en absence tout court, tombant ainsi dans une posture nihiliste (Thich Nhat Hanh, 2012 : 259-311). Au contraire ce qui se déploie dans cette découverte d’un champ d’interdépendance constitutif de tout phénomène et en particulier du soi, c’est plutôt un certain relâchement, une détente ou une ouverture puisqu’il n’y a rien qui puisse être si restreint et si figé que ce que notre perception conventionnelle nous a amené à croire. Ainsi, à mesure que nos habitudes de saisie mentale (saisie du sujet ou de l’objet) diminuent et cessent de prendre toute la place dans la conscience, une certaine réceptivité se développe aussi, un mode d’écoute particulier appelé conscience pénétrante ou vision profonde (prajna).
Figure : Schéma du lien entre pratiques attentionnelles, contemplatives et engagement éthique
(Réalisé par l’auteur, à partir notamment de Thich Nhat Hanh, 2006 & 2012 et Varela, 2017 : 381-416)
Et de cette conscience de la réalité interdépendante émerge peu à peu un sentiment intime d’intégrité et de connexion avec tous les autres êtres sensibles, qui transforme notre soi étroit (manas) en un Soi élargi ou pour reprendre la pensée d’Arne Naess en un Soi écologique, c’est-à-dire un soi capable d’inclure toutes les relations qui le constituent (Naess, 2017). Mus par ce sentiment, nous ne pouvons plus considérer la Terre comme un simple support extérieur à nous-mêmes, un support commode pour nos activités extractivistes :
Nous oublions souvent que la planète sur laquelle nous vivons nous a donné tous les éléments qui composent notre corps. L’eau de notre chair, nos os et toutes les cellules microscopiques de notre corps proviennent tous de la Terre et font partie de la Terre. La Terre n’est pas seulement l’environnement dans lequel nous vivons. Nous sommes la Terre et nous la portons toujours en nous. (Thich Nhat Hanh, 2013 : 8)
Dès lors, un souci de la Terre, des autres espèces et des autres humains, qui est aussi souci de soi, peut se déployer naturellement et donner lieu à une empathie et une compassion spontanée (karuna), qui n’entend plus discriminer entre des êtres dignes d’attention (car proches ou soi-disant « identiques » à nous-mêmes) et des êtres exclus de notre champ d’attention (car lointains ou soi-disant « différents » de nous-mêmes). Cette capacité à ressentir de l’intérieur une proximité avec tous les êtres, en comprenant qu’ils sont aussi en nous et que leur bonheur est nécessaire à notre propre bonheur, est alors source d’actions portant l’empreinte d’un engagement éthique non-violent. Un comportement éthique est ainsi né, sans l’intervention d’une volonté délibérée de bien faire ou d’un désir de transfert vers l’autre, mais à partir d’une compréhension de la non-dualité des phénomènes et d’une sagesse non-discriminante (advaya jñana).
Renforcer l’engagement éthique et politique par des pratiques contemplatives et volitionnelles
Bien sûr, cette attitude éthique reste longtemps fragile et certaines pratiques contemplatives et volitionnelles permettent de la soutenir à mesure que le pratiquant progresse dans son parcours et rencontre différentes résistances. Dans la tradition du Bouddhisme Zen vietnamien renouvelée par Thich Nhat Hanh, il existe ainsi certaines pratiques spécifiques qui visent à remettre régulièrement au premier plan de la conscience cette vision profonde d’une absence de séparation entre nous-mêmes et la Terre : cérémonie des touchers de la Terre, du renouveau avec la Terre ; récitation de chants, de gathas, des 5 ou des 14 entraînements à la Pleine Conscience ; lecture ou écriture de lettres à la Terre mère (2013). Toutes ces pratiques, souvent collectives, viennent nourrir et stabiliser la compréhension qui a été découverte, et l’engagement dans l’action qui se met en place très progressivement dans le vécu du pratiquant pour préserver la Terre comme lui-même, et ce dans au moins 3 directions : [1] elles offrent un espace pour célébrer les vertus de la Terre (stabilité, créativité, générosité, etc.) et amplifier les sentiments d’émerveillement et de gratitude ayant émergé par la pratique de l’arrêt, au point de générer un profond respect pour toutes les formes de vie, une écologie révérencielle (Kumar, 2010). Au village des pruniers, cette célébration, qui est aussi guérison, se concrétise par exemple par la pratique du jardinage en pleine conscience au sein des deux Happy Farms qui ont été créées (voir Kristof-Lardet, 2019 : 74-8) ; [2] elles permettent au pratiquant d’« écouter les plaintes de la Terre qui pleure et crie en nous » (réponse orale de Thich Nhat Hanh à la question « qu’est-ce que nous avons le plus besoin pour faire face à la crise écologique ? ») plutôt que de suivre des stratégies d’évitement et de déni. Lucide devant cette souffrance ainsi que les injustices sociales présentes dans le monde, le pratiquant est alors invité à mobiliser la compassion (plutôt que la colère ou l’indignation qui le maintiendraient dans une vue dualiste et discriminante) comme moteur de ses activités quotidiennes (que ce soit dans le choix de ses moyens d’existence, de sa communication, de sa consommation); [3] elles nourrissent enfin une perception de la réalité du point de vue d’une dimension ultime (intimement lié à la dimension historique), selon laquelle il n’y a ni naissance ni mort, mais transformation continuelle des phénomènes (y compris la Terre). Cette vision est à la fois un antidote aux imaginaires catastrophistes (et ses affects afférents : peur, désespoir, anxiété) proliférant en temps de crise écologique et à l’attachement par rapport à ses propres vues ou aux possibles résultats de ses actes qui est à la source de nouvelles afflictions (épuisement, impuissance, découragement).
Une de nos questions initiales était de savoir si les pratiques écospirituelles peuvent favoriser des modes d’engagements éthiques et politiques radicaux, parce qu’ancrés dans une dimension plus profonde de la conscience. Si nous avons insisté sur l’engagement éthique et individuel permis par les pratiques attentionnelles, il reste à préciser davantage les dimensions directement politiques et collectives que recouvrent les pratiques écospirituelles développées au village des pruniers. Notons tout d’abord que le terme de « bouddhisme engagé » (1954) a été proposé pour la première fois par Thich Nhat Hanh alors que son pays natal sortait de la guerre d’Indochine pour rentrer dans la guerre du Vietnam. Diffusée et déclinée en « bouddhisme appliqué » ou « bouddhisme pour le monde » (Rommeluère, 2013), cette expression traduit l’engagement de moines et de laïcs non-violents[9] qui entendent mettre leur travail de transformation intérieure au service d’une société juste, quitte à s’opposer aux structures établies et au pouvoir en place : « Quand les bombes commencent à tomber sur les gens, vous ne pouvez pas rester dans la salle de méditation tout le temps[10]. » Dans de nombreux textes et enseignements, Thich Nhat Hanh insiste sur la nécessité d’un « éveil collectif » (2009 : 187-205), qui se nourrit d’une sagesse individuelle et la renforce en retour, débouchant sur des actions collectives capables d’amener des changements d’ampleur. Tout pratiquant est invité à s’engager dans la vie politique et civique, à avoir le courage de dénoncer les injustices même s’il est en minorité, et à développer une forme de sagesse capable de répondre aux problèmes collectifs qui surgissent ici et maintenant (réchauffement climatique, destruction des écosystèmes, conflits et guerres, etc.). La forme de cet engagement politique, aligné avec l’attitude éthique que chaque pratiquant s’efforce d’actualiser, est clairement explicite dans les « 14 entraînements à la pleine conscience », texte structurant de cette tradition bouddhiste renouvelée (Thich Nhat Hanh, 1998). Les premiers entraînements (1 à 3) mettent en évidence l’importance d’un non-attachement aux doctrines, idéologies ou vues (mêmes bouddhistes) afin d’actualiser ce que l’on pourrait appeler avec Baptiste Morizot une « politique (ou diplomatie) des interdépendances » (2020) au service de la relation entre tous, et capable de dépasser une tradition politique dominante qui pense en termes de camps antagonistes. Cette vision non-dualiste ne signifie pas pour autant un relativisme mou et les entraînements suivants (notamment le 5e) posent les bases axiologiques (contentement, solidarité, sollicitude, communication non-violente, etc.) pour la construction de communautés éveillées (sangha) qui aspirent à un bonheur véritable, en rupture avec les principes moteurs des sociétés capitalistes (recherche de profit, de pouvoir, de reconnaissance ou de confort). Il s’agit ainsi de bâtir des collectifs (monastiques et laïcs) qui, dans et par leurs pratiques, génèrent une énergie puissante de guérison et de soutien à la vie, à la fois l’intérieur des communautés, mais aussi par une certaine porosité avec la société civile (d’où les nombreuses retraites ouvertes au public dans les centres de cette tradition, la participation à différents évènements (sommet de la Terre, COP21, COP 26, etc.) ou encore le soutien à des groupes d’activistes écologistes (i.e. Extinction Rebellion)). Cet engagement politique se décline encore dans les derniers entraînements (11 à 13) par une attention particulière pour résister et lutter concrètement contre tout ce qui favorise la destruction, l’exploitation et l’oppression des êtres sensibles (comme le boycott des entreprises qui dégradent les milieux de vie et portent atteinte à la dignité de leurs employés). Au final, ce que propose les pratiques écospirituelles de cette tradition bouddhiste, ressemble fortement à ce que Guattari nomme une « écosophie pratique » (1989), mêlant de façon indissociable des formes d’engagement éthiques et politiques, individuelles et collectives, à partir d’une compréhension interdépendante de soi et des phénomènes. La transformation de soi et de ses relations avec la Terre est ainsi porteuse d’un récit où de plus en plus d’acteurs réconciliés avec la Terre se relient les uns aux autres, dans un tissage de leurs expériences, à même de créer des seuils de basculement systémique.
Conclusion
Si l’écospiritualité résiste aux objections de l’écologie politique (repli individualiste et dépolitisant faisant dériver l’action écologique, irrationalisme antimoderne et ses dérives écofascistes ou conservatrices), c’est bien parce que celle-ci ne prend pas sa source dans un ensemble de principes moralisateurs et décontextualisés, aptes à définir de nouvelles formes de religiosité dominante au service d’un pouvoir hégémonique. Au contraire, l’écospiritualité s’ancre d’abord dans une écologie en première personne tournée vers l’exploration directe et irréductible de l’expérience vécue. Et cette praxis explicite de l’activité consciente génère de nouvelles manières de porter attention aussi bien à la corporéité, qu’aux réseaux matériels élémentaires ou aux liens d’interdépendance constitutifs d’un vivant. En suivant un chemin précis et progressif de pratiques, le sujet acquiert ainsi des aptitudes affectives, perceptives et comportementales qui sont autant d’expressions d’un savoir-faire éthique (Varela, 1995). La portée éthique d’un tel entraînement attentionnel rejoint les réflexions développées par l’anthropologue David Abram :
Il se pourrait bien que la nouvelle « éthique environnementale » à laquelle aspirent tant de philosophes de l’environnement – une éthique qui nous demande de respecter et de prendre en compte non pas seulement la vie de nos congénères humains mais aussi la vie et le bien-être du reste de la nature – puisse naître non d’abord des conséquences logiques de nouveaux principes philosophiques ou de restrictions légales, mais à travers une attention renouvelée à cette dimension perceptive qui sous-tend toutes nos logiques, à travers le renouvellement de notre empathie charnelle, sensorielle avec la terre vivante qui nous nourrit. (Abram, 2013 : 97-8)
Et à la suite de cet auteur, il est possible de comprendre ces pratiques écospirituelles comme des « pratiques phénoménologiques » (Depraz, Varela et Vermersch 2011) dont le premier geste est de suspendre nos manières habituelles d’énacter le monde. Mais à la différence d’une tradition phénoménologique se contentant bien souvent de décrire les contenus de notre expérience consciente, les pratiques écospirituelles ici présentées entendent plus profondément transformer ce qui ce qui nous amène à agir en un certain sens. Elles sont donc porteuses d’une véritable révolution ontologique et éthique nécessaire pour mettre en œuvre le troisième récit évoqué par Joanna Macy, le Changement de Cap, nous faisant sortir des « passions tristes » du Business as Usual et de la Grande Désintégration (Macy et Young Brown, 2014). Une révolution qui nous amène à passer d’un « filtre ontologique dualiste » dominant dans nos cultures occidentales (Descola, 2005) à une « ontologie relationnelle » capable d’activer de nouvelles pratiques politiques résistant à l’uni-monde néolibéral (Escobar, 2018).
- Clément Barniaudy est maître de conférences en géographie à l’Université de Montpellier et membre du LIRDEF (Laboratoire interdisciplinaire de recherche en didactique, éducation et formation). Ses intérêts d’enseignement et de recherche portent sur les éthiques du care, les humanités écologiques et l’éducation en Anthropocène. Parmi ses publications : Aménager au gré des vents : la géographie au service de l’action (Anthropos, 2018), Re-storying Mediterranean Worlds : New Narratives from Italian Cultures to Global Citizenship (avec Angela Biancofiore, Bloomsbury 2021).
- Damien Delorme est agrégé de philosophie, docteur en philosophie et théologie, chargé de cours en éthique de l’environnement aux universités de Genève, de Lausanne et de Lyon. Il a soutenu, en 2021, sa thèse intitulée « La nature et ses marges : la crise de l’idée de nature dans les humanités environnementales ». Ses recherches portent notamment sur la question de l’articulation entre l’écologie en première personne et l’écologie politique. À ce titre, il s’intéresse à l’écospiritualité, à l’écoféminisme, à l’esthétique environnementale et aux écotopies.
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[1] Pour une expression de ces inquiétudes dans le bouddhisme, voir par exemple (Harris 1991; 1995 ; 2000 ; Keown 2007 ; Falcombello 2017).
[2] Sur les liens entre les « dark green religions » et l’extrême droite en contexte français voir (François, 2018; Benoist, 2020).
[3] Par exemple, Gary Snyder et Joanna Macy, tous deux inspirés du bouddhisme zen ou tibétain, seraient respectivement représentatif d’un animisme spirituel et d’une religion de Gaïa spirituelle (17‑22). Jane Goodall, Aldo Leopold et James Lovelock seraient représentatifs d’une spiritualité naturaliste ou d’une religion de Gaïa naturaliste (22‑40).
[4] À la suite d’Arne Naess, nous entendons par « soi écologique », une subjectivité élargie à l’ensemble des relations écologiques qui la constituent intrinsèquement. Voir infra p. 12.
[5] A ce titre, une clarification donnée par Bookchin dans un article intitulé « What is social ecology ? » est éloquente : « Alors que certains se sont demandé si l’écologie sociale avait traité de manière adéquate les questions de spiritualité, elle était, en fait, parmi les premières écologies contemporaines à appeler à un changement radical des valeurs spirituelles existantes. Un tel changement signifierait une transformation profonde de notre mentalité hégémonique de domination en une mentalité de complémentarité, dans laquelle nous verrions notre rôle dans le monde naturel comme créatif, favorable et profondément reconnaissant des besoins de la vie non humaine. Dans l’écologie sociale, une spiritualité véritablement naturelle (a truly natural spirituality) se concentre sur la capacité d’une humanité éveillée (awakened) à fonctionner comme des agents moraux pour diminuer les souffrances inutiles, s’engager dans la restauration écologique et favoriser une appréciation esthétique de l’évolution naturelle dans toute sa fécondité et sa diversité. » (Bookchin, 1993 : 463)
[6] Nous pensons en particulier à certaines figures écoféministes (Starhawk, Vandana Shiva, Joanna Macy, Wangari Maathai, Charlene Spretnak, etc.). Mais parmi les représentants religieux de différentes traditions ou les figures publiques de l’engagement écologiste, on pourrait citer de nombreux autres exemples plus ou moins célèbres.
[7] Thich Nhat Hanh est un enseignant et moine bouddhiste zen d’origine vietnamienne né en 1926 et décédé en 2022. Activiste très engagé pour la Paix lors de la guerre au Vietnam, il a été contraint de s’exiler en Occident à partir de 1966, d’abord aux États-Unis puis en France où il a fondé le « Village des Pruniers », une communauté monastique qui offre des retraites centrées sur la Pleine conscience et ouvertes à tous. S’il s’inscrit dans la tradition bouddhiste du Zen vietnamien, il s’est distingué par son approche renouvelé du Dharma, en fondant « l’ordre de l’inter-être » qui met notamment en avant la nécessité d’un « bouddhisme engagé » et d’une éthique globale capable de répondre aux problèmes contemporains. C’est en ce sens que son enseignement a très tôt pris au sérieux la question de la crise écologique et des moyens habiles pour y apporter une réponse. Deux de ses ouvrages récents portent explicitement sur cette thématique : Ce monde est tout ce que nous avons (2010), Love Letter to the Earth (2013). Par ailleurs, pour construire notre analyse des pratiques écospirituelles de cette tradition, nous nous référons également au recueil de sutras traduits en anglais et commentés par Thich Nhat Hanh (2012) qui regroupe un ensemble d’ouvrages publiés par l’auteur précédemment. Une des caractéristiques de ce recueil est de faire dialoguer les grands textes de la tradition Mahayana (sutra du cœur, sutra du diamant, entre autres) avec ceux de la tradition Theravada (sutra de la pleine conscience de la respiration, sutra des 4 établissements de l’attention). En outre, pour une description de certaines pratiques ici évoquées en français, voir notamment : Thich Nhat Hanh, [1974]2008, 1996, 1997.
[8] Nous reprenons cette traduction (et d’autres qui suivent) à Francisco J. Varela dont le travail de compréhension des pratiques d’attention de tradition bouddhiste (dans un contexte un peu différent, le bouddhisme Mahayana tibétain, mais partageant une base commune) constitue aide précieuse, son travail ayant notamment permis de réellement prendre réellement au sérieux la profondeur et le sens de ces pratiques d’attention en les rapprochant de la tradition phénoménologique occidentale (Varela, 2017 : 381-416 ; Varela, Thompson et Rosch, 1993). Par ailleurs, pour une vue plus complète sur la pratique de shamata (également du point de vue du bouddhisme tibétain), voir : Wallace, 1998. A noter que Thich Nhat Hanh emploie le terme de mindfulness dans un sens souvent plus large (incluant shamata et vipassana) et préfère parfois la traduction « full awareness » ou « full attention » pour shamata (2012 : 5-98).
[9] Voir par exemple, l’École de la jeunesse pour le service social, une association fondée par Thich Nhat Hanh, au début des années 1960 en pleine guerre et forte actuellement de 10 000 bénévoles particulièrement actifs pour l’éducation dans les milieux ruraux vietnamiens. http://www.pourlesenfantsduvietnam.com/action.html (consulté le 11/04/2022)
[10] Citation extraite de l’article de soeur True Dedication publié sur le blog Ethical.net le 27 mai 2019, suite à la participation à Londres, le 2 mai 2019, des membres du village à une rencontre intitulée « Radical Mindfulness: Zen Teachings for Challenging Times » : https://ethical.net/ethical/radical-mindfulness-transcript/ (consulté le 11/04/2022)