Par Gesa Lindemann (Professeure de sociologie à l´Université d´Oldenburg, gesa.lindemann@uni-oldenburg.de)
Texte traduit par Alexis Dirakis (ald@cmb.hu-berlin.de), publication originelle : « Klimawandel: Die ökologische Gewalt fordert längst Opfer » dans Die Zeit online, le 11 novembre 2022.
Le débat sur la violence et le changement climatique possède un étrange point aveugle. On discute abondamment et intensément du changement climatique comme source de conflit (https://www.swp-berlin.org/themen/dossiers/klimapolitik/klimawandel-als-sicherheitsproblem), du recours des militants écologistes à la violence et de la légitimité de celle-ci. (https://www.spiegel.de/politik/deutschland/klimakrise-aktivist-andreas-malm-verlangt-die-eskalation-des-protests-a-b763021e-94b0-4361-97c6-2a78ed6a045e, https://www.spiegel.de/kultur/letzte-generation-und-die-anschlaege-auf-museen-in-potsdam-dresden-london-wer-bestimmt-wie-viel-gewalt-okay-ist-a-6561b170-d026-4b41-bde4-b11a710fc708). Or, la question de savoir si le changement climatique lui-même doit être considéré comme une violence exercée par l’homme, c’est-à-dire une violence écologique menaçant massivement les moyens de subsistance d´une majorité de personnes, n´est pas discutée. Même si le changement climatique est interprété juridiquement comme étant le fait de l’homme, cela ne s´est traduit, jusqu’à présent, que par des procédures civiles visant les auteurs des dommages en vue de compensations. (https://www.spiegel.de/ausland/weltklimakonferenz-in-aegypten-entwicklungslaender-fordern-schadensersatz-fuer-klimawandel-a-6acba79b-d527-44f7-90a4-03ddc8a92495). Au regard des multiples effets destructeurs du changement climatique, cet état de fait peut surprendre. Les États insulaires sont littéralement menacés de disparition (https://www.tagesschau.de/wissen/klima/tuvalu-klimakonferenz-103.html) et l’Europe n’est pas en reste : l’intensification des vagues de chaleur due au changement climatique induit déjà une surmortalité (https://www.spiegel.de/wissenschaft/mensch/uebersterblichkeit-durch-hitze-die-toedlichen-folgen-der-klimakrise-in-deutschland-a-2ef47011-8042-4094-b7d6-09a32e8253e8,
https://www.spiegel.de/wissenschaft/cop27-der-klimawandel-kostet-menschenleben-und-viel-geld-schon-jetzt-a-2704f1c0-ae63-4954-b473-a10c5cd66e32). Bref, le changement climatique fait déjà des victimes.
A contrario, il est non moins étonnant de constater avec quelle intensité le débat public condamne comme violence illégitime les actions des défenseurs du climat depuis que ceux-ci entravent la circulation en se collant à la chaussée (https://www.bild.de/bild-plus/politik/inland/politik-inland/spitzenpolitiker-fordern-klima-kleber-in-den-knast-81802912.bild.html) ou « attaquent » à des œuvres d’art à coup de purée ou autres mets similaires ou se collant à des tableaux. (https://www.spiegel.de/kultur/letzte-generation-und-die-anschlaege-auf-museen-in-potsdam-dresden-london-wer-bestimmt-wie-viel-gewalt-okay-ist-a-6561b170-d026-4b41-bde4-b11a710fc708). Le débat s´est en outre radicalisé en Allemagne depuis qu´un blocage de la circulation, organisé par des militants écologistes, a interdit à une ambulance d’arriver à destination ; les activistes ont alors été tenus pour coresponsables de la mort cérébrale de la patiente (une victime de la route). (https://www.tagesschau.de/inland/letzte-generation-kritik-101.html)
Cet exemple démontre que la violence est une notion politique. Celui qui exerce la violence doit être condamné. C’est pourquoi, dans le cadre d’un débat politique, il est importe toujours de savoir quels actes sont qualifiés de violents. Dans l´affaire évoquée, le débat public ne porte pas sur l’automobiliste qui a provoqué l’accident et qui est donc responsable de la mort de la cycliste, mais sur les défenseurs du climat dont la protestation doit être délégitimée (https://www.spiegel.de/politik/deutschland/berlin-toedlicher-unfall-und-letzte-generation-die-falsche-aufregung-kommentar-a-6fb181d8-bcc2-4bfa-bdb5-d918c69b7637). Le fait que la violence soit un concept politique ouvre de nouvelles perspectives dans le débat sur la protection du climat et sur la protestation des militants écologistes. Je souhaiterais formuler une proposition en ce sens en introduisant la notion de violence écologique.
La conception moderne de la violence
La notion de violence écologique peut revêtir une importance décisive dans le débat sur la protection du climat. Pour le comprendre, il est nécessaire de revenir sur la conception moderne de la violence. L’ordre moderne se caractérise par l’existence d’un monopole étatique de la violence garant de la cohabitation pacifique des citoyens. Tel est le fondement de notre confiance en la non-violence, comme le souligne l´essayiste Jan Philipp Reemtsma. Mais, il y a ici un paradoxe. Car la confiance en la non-violence s´appuie sur le pouvoir central[1] de l’État. L’État doit (pouvoir) recourir à la violence pour assurer la confiance en la non-violence. La violence de l’État est légitime parce qu’il lui incombe de s’opposer à toute violence mettant en péril la confiance en la non-violence. Il doit triompher de cette violence. En d’autres termes, les hommes sont, en tant que citoyens, soumis à la violence de l’État. Celle-ci doit empêcher le recours à la violence privée et autoriser un vivre-ensemble pacifique. L’État se soumet à la loi, notamment par l’institutionnalisation des droits fondamentaux qui assurent le rôle de garde-fou à son action. Les citoyens se voient ainsi garantir des droits de défense contre l’État, en particulier des droits à la liberté. En outre, les citoyens jouissent également de droits publics subjectifs, c’est-à-dire qu’ils doivent pouvoir faire face à l’État en tant que sujets politiques potentiellement séditieux.
Dans le cadre de cet ordre socio-politique, la question de savoir ce qui peut être considéré comme de la violence est récurrente et nécessaire. Elle est d’une importance politique capitale, car la violence désigne ce qui est problématique par excellence. Elle doit être évitée quelles que soient les circonstances. C’est pourquoi l’État devrait également renoncer à la violence dans son effort d´assurer l’ordre public. Prouver que des policiers commettent des actes de violence suffit à délégitimer leur action. Ainsi, la question de savoir qui a exercé la violence émerge de façon quasi inéluctable lors de protestations politiques. En ce sens, il n´est pas surprenant que, suite aux violents affrontements entre la police et les manifestants lors des protestations contre le sommet du G20 de 2017, Olaf Scholz, alors maire de Hambourg, ait nié tout usage de la violence par la police. (https://taz.de/Realitycheck-zu-G20-Polizeigewalt/!5427171/). L´action de la puissance publique n’est légitime que si elle renonce à la violence et se contente d’exercer, par exemple, une contrainte. La violence légitime de l’État en devient presque invisible, du moins dans le débat public. Si l’on parvient à identifier sur le plan discursif quelque chose comme relevant de la violence, le pouvoir de l’État est, en toute circonstance, appelée à y mettre un terme. Cela vaut également dans le cas où les organes de l’État font usage de la violence. Ici, l’État doit agir contre ses propres institutions, par exemple contre la police, afin de préserver la confiance en la non-violence. Car elle représente l´une des principales sources de légitimité de l´État de droit démocratique. Les débats évoqués ci-dessus, relatifs aux actions de groupes tels que Last Generation ou Ende Gelände (littéralement « terminus »), mettent en évidence l´impact politique direct de notre conception moderne de la violence. Car parvenir à faire reconnaître le caractère violent de leurs actions suffit à délégitimer et à criminaliser celles-ci. Toute crédibilité en tant participants au débat politique leur est dès lors refusée.
La violence écologique
Si le concept de violence écologique parvenait à s´imposer, l´autorité publique devrait agir contre les protagonistes de cette violence de la même manière qu’elle le fait actuellement contre les défenseurs du climat.
Peut-on, pour autant, parler de violence écologique ? Ne s´agit-il pas d´une extension abusive et sans fondement du concept de violence ? De mon point de vue, il existe de bons arguments en faveur de ce concept, car les conditions élémentaires sont remplies : il existe des auteurs et des victimes identifiables de cette violence et il est possible d´identifier l’effet des actions de l’auteur sur ses victimes ; sans quoi aucune action civile ne serait possible (https://www.spiegel.de/ausland/weltklimakonferenz-in-aegypten-entwicklungslaender-fordern-schadensersatz-fuer-klimawandel-a-6acba79b-d527-44f7-90a4-03ddc8a92495).
La violence est une notion politique. Elle est, par conséquent, toujours contestée. Deux brefs exemples historiques en témoignent : à la fin du 19e siècle, les autorités impériales allemandes considéraient la grève comme une violence illégitime et donc illégale (https://www.dhm.de/archiv/ausstellungen/streik/html/streikgruende1.html, https://www.dhm.de/archiv/ausstellungen/streik/html/kaiserzeit1.html). Ce n’est qu’au fil du temps que la grève est devenue une forme reconnue et donc non violente de conflit collectif. Autre exemple : jusque dans les années 1990, le viol conjugal n’existait pas en Allemagne. C´est grâce à l´action politique du mouvement féministe que le Bundestag allemand décida, le 15 mai 1997, de faire de ce viol un délit et donc une violence illégitime (https://www.deutschlandfunk.de/sexualstrafrecht-vergewaltigung-ehe-bundestag-100.html). Dans les deux cas, il s’agissait d’une question politique : celle de savoir ce qui doit ou non être définit comme violence. De la même façon, le fait de reconnaître ou non la violence écologique relève aujourd’hui d’une question politique. Jusqu’à présent, c’est la Cour constitutionnelle allemande qui est allée le plus loin dans ce sens
L’arrêt de la Cour constitutionnelle allemande sur la protection du climat
Dans son « jugement sur la protection du climat », la Cour constitutionnelle fédérale allemande a développé le concept de « garantie intertemporelle de liberté » (point 182 et sq.), lequel contient en substance le concept de violence écologique. Dans l’arrêt, les conséquences connues du changement climatique, démontrées par des modélisations mathématiques, sont exposées en détail (note 16 et sq.). Le tribunal se rallie ensuite à l’idée que le changement climatique est d’origine humaine.
La Cour constitutionnelle allemande analyse dans quelle mesure l’engagement de l’État contre le changement climatique, prescrit par les droits fondamentaux, entre en conflit avec la protection de la liberté. Car cette dernière assure également par principe « l’usage de la liberté relative au CO2 », c´est-à-dire la liberté d´actions productrices d´émissions de CO2. Or cet usage doit être limité pour prévenir le changement climatique (point 122). Concrètement, cela signifie que la protection du climat exige des restrictions de cette liberté, restrictions qui doivent être imposées avec le soutien du pouvoir central de l’État. Or, plus ces mesures seront retardées, plus l’atteinte aux libertés individuelles sera massive.
Le concept de garantie intertemporelle de liberté, développé par la Cour, signifie donc que les personnes actuellement vivantes devraient accepter de l´État des limitations conséquentes de leur droit à la liberté, afin de préserver les générations futures d´atteintes plus graves encore à celui-ci (cf. arrêt sur la protection du climat, point 186). En clair, si l’on souhaite accorder aux générations futures une liberté d´actions productrices d´émissions de CO2, il faut procéder dès maintenant à la restriction de celle-ci. Il s’agit donc de répartir sur plusieurs générations l´action du pouvoir central nécessaire à la prévention du changement climatique, afin d’empêcher que, dans le futur, des mesures drastiques, voire dictatoriales, ne doivent être prises.
La Cour constitutionnelle avance un autre argument : le législateur est conscient des conséquences désastreuses du réchauffement climatique (sécheresses, inondations, vagues de chaleur intenses et prolongées, émigration depuis les régions touchées) sur les conditions de vie et la liberté des générations futures. Si l’État refuse aujourd’hui de prévenir ces conséquences – par exemple en omettant de modifier les structures juridiques autorisant un usage de la liberté relative au CO2, notamment la liberté d’extraction, de vente et d’utilisation du pétrole et du gaz naturel -, les conséquences devront également être imputées à ceux qui n´ont pas agi pour les éviter : « Au premier plan figurerait le législateur pour ne pas avoir insuffisamment réduit les gaz à effet de serre : une action par omission » (https://verfassungsblog.de/die-freiheit-der-anderen/).
Le caractère révolutionnaire de l’arrêt de la Cour constitutionnelle réside donc dans le fait que le principe de la « garantie intertemporelle de la liberté » (point 182 et sq.) lui permette d´intégrer également les effets à long terme du changement climatique. C’est pourquoi les futures victimes de la violence écologique peuvent d’ores et déjà être reconnues comme telles.
Les auteurs de la violence écologique
Si l´on suit l’argumentation de la Cour constitutionnelle fédérale et que l´on prend au sérieux la nécessité d’une garantie intertemporelle de la liberté et de la vie, de graves conséquences en résultent. De ce point de vue, en effet, la politique du ministère fédéral des Transports est explicitement hostile aux jeunes générations. Un ministère qui n´en est même pas à l´ébauche d´une proposition de réduction, de façon sectorielle, de l’utilisation de la liberté relative au CO2 exerce de fait une violence écologique par omission (https://www.tagesschau.de/inland/klimaplan-wissing-101.html).
Mais si le fait que l’État ne prenne pas de mesures suffisantes pour prévenir le changement climatique représente déjà une violence, à combien plus forte raison faut-il considérer comme une violence le fait de défendre, sans plus de considérations, l’usage de la liberté relative au CO2.
Une étude publiée par Science direct (https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S2210422422000636), et dont l’essentiel du contenu a été rendu public par le magazine Spiegel, désigne les principaux protagonistes d’une telle violence. Il s’agit d’un groupe d’organisations et d’États tirant profit du changement climatique par l’extraction et la vente de pétrole, de gaz et de charbon : des entreprises publiques en partie cotées en bourse tels que ARAMCo (Arabie saoudite) ou Gazprom (Russie), des compagnies pétrolières privées (notamment Shell, BP), des prestataires de services financiers privés (notamment Blackrock) ou des États comme l’Arabie saoudite. (https://www.spiegel.de/wissenschaft/mensch/fossile-energie-die-katastrophe-ist-doch-so-lukrativ-a-29c90e7b-6f0d-408e-87bf-97759aee88cf). Ces protagonistes, opulents, bien informées et pleinement conscients des conséquences de leurs actes, investissent massivement et publiquement dans la promotion du changement climatique (https://www.spiegel.de/wirtschaft/energiemesse-in-abu-dhabi-oelindustrie-feiert-sich-selbst-und-will-gross-investieren-a-33dc0a24-9b90-4880-9af1-226105f7a2c1).
La liste des acteurs de la violence écologique est internationale. Le gouvernement fédéral est-il pour autant dégagé de toute responsabilité ? Aucunement, car la Cour constitutionnelle souligne qu’il appartient au gouvernement d´œuvrer à la garantie de la liberté intertemporelle dans le cadre des relations internationales. Il est donc du devoir de la politique allemande, par souci des citoyens, de s’opposer à la violence écologique à un niveau global.
Tel est précisément le sens des actions de Last Generation ou de Ende Gelände : rappeler aux responsables politiques allemands que la Cour constitutionnelle fédérale les oblige à s’opposer à la violence écologique : aux niveaux à la fois fédéral et international. Ces activistes ne luttent pas seulement pour la protection du climat, mais également pour la protection de la Constitution, conscients que ce n’est qu’en luttant efficacement contre la violence écologique que l’on pourra préserver l’ordre constitutionnel moderne fondé sur la confiance en la non-violence. C´est avec la même nécessité qu´une alliance contre la Russie et Poutine en réponse à l´invasion de l’Ukraine, que doit être forgée une alliance contre les protagonistes de la violence écologique. Conformément à notre ordre international, cette alliance doit lutter en interne contre l’État allemand afin d’endiguer la violence écologique. En même temps, cette alliance doit intégrer l’État national, c’est-à-dire l’Allemagne, afin de forger une alliance internationale contre les acteurs de la violence écologique. En d´autres termes, ce ne sont pas les militants écologistes, mais les auteurs de la violence écologique qui devraient être traduits devant un tribunal pénal (national ou international).
[1] En allemand : « Zentralgewalt ». Le terme « Gewalt » renvoyant, selon les cas, à la violence, au contrôle, à l´autorité ou encore au pouvoir. N.d.t.