Par Nicolas Bouleau, mathématicien et épistémologue
Enfin un outil clair et factuel pour une prise de conscience de la dangerosité de la biologie moléculaire : un tableau bien fait de la réalité internationale sur la façon de gérer la sécurité dans les labos dangereux ! C’était un vide béant que vient occuper, partiellement, ce rapport. Évidemment le sujet
est très politique et il faut tenter de ne pas tomber dans la naïveté. Même bien documenté ce travail montre qu’on ne dispose que d’informations très lacunaires et que le chemin vers la transparence est encore long. L’option prise par l’équipe Global Biolabs est de décrire ce qui est observable et de tenter d’influencer les organisations internationales pour que celles-ci établissent des recommandations, des normes et des directives sur la sûreté et la sécurité.
Intitulé Global Biolabs Report 2023, le document, d’une vingtaine de pages, a été réalisé par une petite équipe d’universitaires du King’s College à Londres et de l’Université George Mason près de Washington. J’encourage la lecture complète du rapport 2023 dont les conclusions insistent sur l’idée de transparence comme enjeu majeur.
Précision de vocabulaire : le terme biosûreté (biosafety) désigne plutôt les bonnes manières, disons les règles de l’art de ces activités à risque, alors que la biosécurité (biosecurity) concerne la lutte contre les mauvais usages. Évidemment les notions se recouvrent pour partie : c’est la question du double usage (dual-use) relevé à plusieurs reprises dans le rapport.
Ici dans ce billet je donne à lire d’abord le résumé introductif fourni dans le rapport, puis livre quelques commentaires personnels.
Résumé et propositions
Tendances et messages clés
Depuis son lancement en mai 2021, l’initiative Global BioLabs a permis d’identifier des tendances dans les données mondiales sur les laboratoires de niveau de sécurité biologique 4 et 3+ et sur la gestion des risques biologiques, tant au niveau national qu’international. Dans l’ensemble, plusieurs tendances sont inquiétantes en matière de biosûreté et de biosécurité, compte tenu de l’essor mondial de la construction de laboratoires de niveau de sécurité biologique 4 et 3+, en particulier là où la surveillance de la gestion des risques biologiques est insuffisante.
Laboratoires BSL4
Le nombre de laboratoires BSL4 augmente rapidement, la plupart des nouvelles constructions ayant lieu en Asie. L’Inde, à elle seule, a annoncé la construction de quatre nouveaux laboratoires BSL4. En outre, environ 75 % des laboratoires BSL4 opérationnels existants sont situés dans des villes où la densité de population pourrait aggraver l’impact d’une libération accidentelle.
Plus de la moitié des laboratoires BSL4 qui travaillent avec des animaux infectés (les laboratoires ABSL4) se trouvent aux États-Unis.
Nous avons également identifié deux caractéristiques spécifiques des laboratoires de niveau de sécurité biologique 4. Tout d’abord, environ la moitié des laboratoires de niveau 4 ont une superficie inférieure à 200 mètres carrés, et seuls neuf d’entre eux ont une superficie supérieure à 1 000 mètres carrés. En d’autres termes, environ la moitié des laboratoires BSL4 ont une superficie inférieure à celle d’un court de tennis. Deuxièmement, en ce qui concerne l’équipement de protection individuelle, la majorité des laboratoires BSL4 exigent que le personnel travaille dans des combinaisons à pression positive couvrant tout le corps et disposant de leur propre alimentation en air. Seuls sept laboratoires de niveau de sécurité biologique 4 travaillent uniquement dans des enceintes de sécurité biologique.
Laboratoires BSL3
Les laboratoires « BSL3+ » et « BSL3 amélioré » sont des laboratoires BSL3 qui prennent des précautions physiques et/ou opérationnelles supplémentaires en matière de biosûreté et de biosécurité lorsqu’ils mènent des recherches particulièrement risquées, mais où les risques ne justifient pas nécessairement des précautions de niveau BSL4.
Il existe très peu de directives nationales en matière de biosécurité, et aucune directive internationale, sur ce qui constitue le niveau de sécurité biologique 3+, et peu ou pas de recherches démontrant que ces perfectionnements offrent réellement un niveau de sécurité supplémentaire adéquat pour les recherches plus risquées menées dans ces laboratoires.
Les laboratoires BSL3+ sont principalement utilisés par les institutions de santé publique et les universités, et se concentrent davantage sur la recherche en santé animale que les laboratoires BSL4. La majorité des laboratoires BSL3+ se trouvent en Europe, dans des centres urbains.
Gestion des risques biologiques et contexte national
Les scores de gestion des risques biologiques sur la base de la législation nationale révèlent que la gouvernance de la biosûreté est beaucoup plus forte que celle de la biosécurité. Toutefois, la composante la plus faible de la gestion des risques biologiques est la recherche à double usage qui est préoccupante. Un seul des 27 pays disposant de laboratoires de niveau de sécurité biologique 4 dispose d’une législation nationale complète en matière de surveillance de la recherche à double usage.
L’essor de la construction de laboratoires de niveau de sécurité biologique 4 ne semble pas encore s’être accompagné d’un renforcement de la surveillance de la gestion des risques biologiques. En outre, la plupart des laboratoires BSL4 en projet se trouveront dans des pays dont les résultats en matière de gouvernance et de stabilité sont relativement faibles.
Gouvernance internationale de la gestion des risques biologiques
Les réseaux internationaux jouent un rôle important dans la gouvernance de la biosûreté et de la sécurité biologique. Plusieurs groupes multinationaux informels, dont le Groupe international d’experts des organismes de réglementation de la biosécurité et de la biosûreté (IEGBBR), l’Agenda mondial pour la sécurité sanitaire (GHSA), le groupe de travail sur la biosécurité (BSWG) du Partenariat mondial et la Fédération internationale des associations de biosécurité (IFBA) mettent l’accent sur la gestion des risques biologiques dans le cadre de leurs missions, mais leurs membres sont peu nombreux ou n’ont pas l’autorité et/ou les ressources nécessaires pour imposer des changements significatifs à l’échelon national ou international.
Les organisations internationales disposant de plus de ressources, d’une composition plus large et de mandats officiels qui pourraient couvrir la gestion des risques biologiques, notamment l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’Organisation mondiale de la santé animale (OMSA) et Interpol, placent la gestion des risques biologiques plus bas dans leur liste de priorités. Avec un éventail diversifié d’acteurs aux agendas concurrents, il est souvent difficile de coordonner l’action et de parvenir à un accord sur les questions clés.
Principales recommandations
Les recommandations suivantes proposent des mesures concrètes que les laboratoires, les autorités nationales, les entités non gouvernementales et les organisations internationales peuvent prendre pour renforcer la gestion des risques biologiques.
1°/ Les laboratoires qui effectuent des travaux à haute conséquence avec des agents pathogènes devraient adopter la norme internationale pour la gestion des biorisques : ISO 35001.
2°/ Les États devraient intégrer les normes mondiales volontaires sur la gestion des risques biologiques dans la législation et les orientations, notamment le Cadre d’orientation mondial de l’OMS pour l’utilisation responsable des sciences de la vie (2022), les lignes directrices de l’OMSA pour une conduite responsable dans la recherche vétérinaire (2019) et les lignes directrices de Tianjin sur la biosécurité à l’intention des codes déontologiques.
3°/ Les États devraient élaborer des normes nationales pour la biosécurité sur le terrain.
4°/ Les États et leurs laboratoires biologiques à haut risque devraient mettre en œuvre et partager les meilleures pratiques et participer à l’examen par les pairs des pratiques de gestion des risques biologiques dans les laboratoires homologues.
5°/ Les États qui n’ont pas encore d’association nationale de biosécurité devraient encourager et soutenir la création d’une telle association par des professionnels de la biosécurité et de la sûreté biologique.
6°/ Les États devraient fournir des rapports complets, réguliers et transparents, comme l’exigent les mesures de confiance annuelles de la convention sur les armes biologiques et la résolution 1540 du Conseil de sécurité des Nations Unies.
7°/ L’OMS devrait prendre trois décisions concrètes pour renforcer la surveillance internationale de la gestion des risques biologiques :
- Élaborer des critères et des orientations pour les laboratoires BSL3+.
- Fournir des orientations sur la biosécurité sur le terrain.
- Créer des centres de collaboration pour la gestion des risques biologiques en Afrique, en Asie du Sud-Est, en Méditerranée orientale et dans le Pacifique occidental, afin que chaque région de l’OMS dispose d’au moins un centre de ce type.
8°/ Les États devraient s’appuyer sur les organisations internationales de gestion des risques biologiques existantes, telles que l’IFBA, l’Infrastructure européenne de recherche sur les agents hautement pathogènes (ERINHA), le Réseau de laboratoires de lutte contre les zoonoses de niveau de biosécurité 4 (BSL4ZNET) et l’IEGBBR, afin de renforcer les capacités mondiales de gestion des risques biologiques, et l’IEGBBR, pour renforcer la gestion des risques biologiques au niveau mondial en fournissant des informations, des formations et des bonnes pratiques en vue de l’adoption généralisée de la norme ISO 35001 et d’un mécanisme international de vérification de la conformité à cette norme.
Commentaires
Le double usage est sans nul doute une difficulté majeure. L’enfer est pavé de bonnes intentions. Le rapport donne la définition suivante du double usage : Nous définissons la recherche à double usage comme la recherche en sciences de la vie menée à des fins pacifiques et bénéfiques, susceptible de fournir des connaissances, des informations, des méthodes, des produits ou des technologies qui pourraient également être intentionnellement détournés de leur finalité pour mettre en danger la santé des êtres humains, des animaux non humains ou de l’environnement.
Cette définition s’appuie sur la notion d’intention, notion juridiquement délicate. Ici le registre du double usage est l’ambivalence qui peut exister entre la science et le terrorisme, compte tenu de ce que certains pathogènes peuvent être à la fois redoutables et faciles à utiliser.
Mais il y a une autre zone grise qui est à peine évoquée dans le rapport, c’est le conflit entre l’intérêt général et l’intérêt privé. Il faudrait parler de triple usage. L’absence de toute mention de la question des brevets, interroge sur un biais politique auquel souscrirait implicitement l’équipe et fragiliserait sa légitimité. Il est mentionné que deux laboratoires BSL4 sont privés ainsi que quatre de niveau BSL3+. Certes le terrorisme est une grave question, mais il est aussi des agissements secrets dans les laboratoires gouvernés par le profit qui peuvent engendrer des risques par des essais dont les dommages possibles sont dissimulés.
Dès lors que la classification BSL de 1 à 4 n’a pas de consistance claire au niveau international, il est évident que certains régimes politiques ont intérêt à faire croire à des recherches anodines du niveau BSL1 ou 2. Et qu’on le veuille ou non, on est obligé de dépasser la seule référence aux produits, et classer certaines méthodes récentes comme dangereuses parce qu’elles sont faciles à employer et qu’elles ouvrent potentiellement tout le champ des possibilités d’innovation biomoléculaire du vivant. On rencontre nécessairement pour la sûreté et la sécurité le même problème, zone de conflit juridique, entre l’importance primordiale du produit ou de la méthode, problème qui est posé en ce moment pour les nouveaux OGM.[1] Car le produit, ses caractéristiques, ses effets sur la santé et sur l’environnement ne seront connus qu’une fois les dommages constatés. Tandis que la méthode peut à l’avance commander les degrés de précaution.
La méthodologie du rapport est critiquable aussi parce qu’elle ambitionne de décrire le flou des mauvaises gouvernances au niveau des nations par des indicateurs chiffrés très réductionnistes. On a l’impression que les auteurs veulent avoir raison grâce à des nombres et des pourcentages. Mais ce qu’ils mesurent n’est-il pas plutôt leur propre ignorance de la réalité ? Et dès lors, la présentation chiffrée et les pourcentages dissimule une part de leur subjectivité.
Je relève aussi un point de détail. Le seul scientifique dont le nom figure pour ses travaux est le statisticien Karl Pearson, parce que le rapport fait usage du « coefficient de corrélation de Pearson ». Quelle maladresse ! C’est typiquement anglo-saxon d’avoir un penchant non questionné pour les savants anglais. Pearson était un eugéniste sans scrupules et son invention d’un paramètre statistique banal ne justifie pas qu’on l’honore encore. C’est lui qui écrivit notamment « que toute personne qui est née a le droit de vivre, mais ce droit de vivre ne se convertit pas de lui-même en un droit de reproduire son espèce ».[2] En matière de déontologie il eût mieux valu ne pas citer ce savant-là.
Mais je conclurai en disant que ces critiques sont, à mon avis, secondaires aujourd’hui parce qu’il s’agit bien d’amorcer une mise en place de contrôles et de transparence au niveau international avant qu’un cataclysme ne se produise. Néanmoins les discussions politiques devront par la suite prendre en compte les biais dus aux agissements privés et aux risques écologiques, sinon, comme pour le climat, les injustices seront telles qu’il ne s’agira que de belles paroles.
[1] Cf. Arrêt de la CJUE du 7 février 2023.
[2] Cf. M. Armatte « Invention et intervention statistiques ». Une conférence exemplaire de Karl Pearson (1912) » Politix, vol. 7, n°25, 1994. « L’imagination statistique », pp. 21-45.