Par Hervé Rayner
Résumé : Depuis ses origines dans les années 1980, la Ligue du Nord a fait de l’appartenance et des revendications territoriales son credo principal, mais ce référentiel, focalisé sur l’opposition au « centralisme romain » et à l’immigration, n’en est pas moins resté privé de toute dimension environnementaliste. Parlant au nom des « classes productives », la Ligue du Nord devient l’un des principaux protagonistes du jeu politique et accède au gouvernement dès 1994. Continûment à la tête des exécutifs régionaux de Lombardie et de Vénétie, ses élus et leurs alliés ferment les yeux sur la pollution atmosphérique qui y provoque chaque année des dizaines de milliers de morts prématurées. Nouveau leader issu d’une crise interne sans précédents, Matteo Salvini renonce au sécessionnisme au profit du nationalisme. Accentuant la droitisation du parti, cette réorientation positionne la Ligue dans le camp souverainiste et la rapproche du climato-scepticisme.
Mots-clés : Ligue, Matteo Salvini, environnementalisme, Italie du Nord.
Abstract: The League of Matteo Salvini and the « salon environmentalism »: between indifference, hostility and interest in ecological issues. Since its origins in the 1980s, the Northern League has made belonging and land claims its main creed, but this frame of reference, focused on the opposition to « Roman centralism » and immigration, is not no less remained without any environmental dimension. Speaking on behalf of the « productive classes », the Northern League became one of the main protagonists of the political game and acceded to the government in 1994. Continuing to head the regional executives of Lombardy and Veneto, its elected representatives and their allies closed their eyes on the air pollution that causes tens of thousands of premature deaths every year. New leader resulting from an unprecedented internal crisis, Matteo Salvini renounces secessionism in favor of nationalism. Accentuating the rightization of the party, this reorientation positions the League in the sovereignist camp and brings it closer to climate-skepticism
Key words: Northern League, Matteo Salvini, Environmentalism, Northern Italy
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Depuis ses origines, la Ligue du Nord a fait de l’appartenance et des revendications territoriales son credo principal, mais ce référentiel, focalisé sur l’opposition au « centralisme romain » et à l’immigration, n’en est pas moins resté privé de toute dimension environnementaliste. Issue en 1991 de la fusion de ligues régionales et parlant au nom des « classes productives », refusant de se positionner sur le clivage droite-gauche, la Ligue du Nord devient l’un des principaux protagonistes du bouleversement du jeu politique amplifié par l’opération « Mains propres », et accède au gouvernement dès 1994. Leader indiscuté au sein du mouvement, endossant et retournant le stigmate de « populiste », Umberto Bossi multiplie les provocations, improvisations et revirements. Le tribun voit dans l’accélération de la construction européenne une opportunité pour détacher les régions septentrionales du reste de l’Italie : il proclame qu’elles seules remplissent les critères de la monnaie unique, se dit favorable à l’Union Européenne avant de lui opposer « l’Europe des peuples ». De retour à l’opposition, la Ligue n’a de cesse d’alterner fédéralisme, devolution et séparatisme, mots d’ordre qui fluctuent au gré des alliances et rapports de force partisans. Puisant dans l’invention de la tradition, les dirigeants léguistes tentent à partir de 1996 d’imposer « la Padanie » en réalité semi-étatique unissant les régions de la plaine du Pô, une « communauté imaginée » difficilement compatible avec le pacte électoral renoué avec Silvio Berlusconi et le retour au gouvernement en 2001.
C’est en 2013, au moment où Bossi et son entourage sont mis à mal par un scandale provoquant une crise interne sans précédents, que l’eurodéputé Matteo Salvini prend la tête du parti et accentue la droitisation amorcée de longue date. Très vite, sa direction s’efforce d’étendre l’implantation de la Ligue à l’ensemble du territoire, bouleversant ainsi sa stratégie et son identité, une mue nationaliste centrée autour du nouveau leader, ce que traduit aussi le changement de nom, Lega – Salvini Premier en lieu et place de Lega Nord. Aux élections législatives de 2018, la présence de candidats léguistes dans toutes les régions de la Péninsule concrétise ce changement de cap qui va d’autant moins de soi que l’antiméridionalisme a pendant quatre décennies été l’un des traits constitutifs du légisme. Ce tournant souverainiste, renforcé par un rapprochement avec le Front national de Marine Le Pen et la Russie de Vladimir Poutine, ne fait cependant pas table rase en termes programmatiques, d’une part parce que l’hostilité à l’immigration demeure en tête de l’agenda, de l’autre parce que Salvini, socialisé à la politique par et pour la Ligue (tour à tour militant, conseiller municipal, journaliste à Radio Padania, parlementaire), en est un « pur produit ». Ministre de l’Intérieur et vice-président du Conseil en 2018 dans un gouvernement de coalition post-électorale avec le Mouvement Cinq étoiles, il semble y dominer ses partenaires et incarne désormais la poussée à droite, voire à l’extrême droite, qui marque l’offre partisane de la plupart des États du Vieux continent à l’approche des élections européennes de 2019.
Pour comprendre le rapport que la Ligue et son secrétaire fédéral entretiennent avec les enjeux écologiques, je vais d’abord revenir sur l’histoire de cette formation issue des régions les plus riches, les plus industrialisées et les plus polluées d’Italie, puis sur son occultation des problèmes environnementaux dans la manière dont ses élus et ses alliés administrent ces territoires. S’attarder sur le parcours de Salvini au sein d’un parti qui se présente en porte-parole de la petite et moyenne industrie et prône la déréglementation permettra de mieux saisir son hostilité foncière aux positionnements écologistes. Il s’agira aussi d’éclairer les raisons et les médiations de sa récente tentative d’appropriation des thématiques environnementales en général et de son intéressement au secteur de l’éolien en particulier.
DES LIGUES RÉGIONALES À LA LIGUE DU NORD : UN RÉFÉRENT TERRITORIAL DÉBARRASSÉ DE SA DIMENSION ENVIRONNEMENTALE
En tant que mouvance autonomiste-régionaliste, le léguisme naît au début des années 1980 en s’inspirant des partis localistes des régions à statut extraordinaire (Frioul-Vénétie-Julienne, Trentin-Haut Adige et Vallée d’Aoste en particulier). Né en 1941 d’un employé du textile et d’une concierge, Umberto Bossi enchaîne les petits boulots après l’abandon de ses études de médecine tout en faisant croire à son entourage qu’il exerce la profession de médecin. En 1979, il rencontre à l’Université de Pavie le leader de l’Union valdôtaine Bruno Salvadori, à la recherche d’alliés pour une liste fédéraliste aux élections européennes. Séduit par le programme autonomiste du conseiller régional de la Vallée d’Aoste, qui se fait le promoteur d’une appartenance culturelle à l’entité régionale, et stimulé par la toute nouvelle Ligue vénète, Bossi fonde l’Union Nord-Occidentale Lombarde, puis en 1982 avec l’architecte Giuseppe Leoni et l’étudiant en droit Roberto Maroni, deux amis originaires comme lui de la province de Varese (au Nord-Ouest de Milan), la Ligue autonomiste lombarde. Aux législatives de 1983, Bossi ne récolte que 157 voix. L’idéologie résulte d’un bricolage-braconnage mêlant des références aux pionniers des fédéralismes italien, suisse et étatsunien, à des défenseurs du dialecte, mais aussi à Rousseau, Kant, Proudhon et même Gandhi. Le profil politique demeure incertain. Bossi a fréquenté des groupes d’extrême gauche au début des années 1970 avant d’adhérer brièvement au Parti Communiste Italien (PCI), Maroni a milité dans un groupuscule marxiste-léniniste avant de rejoindre Démocratie prolétaire, tandis que Leoni revendique l’héritage catholique. Le parti se présente en Ligue lombarde aux élections locales de 1985 où Leoni et Maroni figurent parmi ses premiers élus. En 1987, Bossi et Leoni sont les seuls candidats à accéder au Parlement, le premier choisit le Sénat.
Le Senatùr (son surnom en dialecte de Varese) et ses adeptes se veulent porte-parole de la « révolte fiscale » contre la gabegie et la corruption de l’Etat central, « Rome la voleuse, la Ligue ne pardonne pas » sera l’un de leurs slogans favoris. Ils prônent un recrutement des fonctionnaires sur critère « ethno-régional », tonnent contre les « culs-terreux » (habitants originaires du Sud de l’Italie), recyclant des thèmes et des symboles antiméridionalistes élaborés dès l’après-guerre par des intellectuels de la DC milanaise (Bouillaud, 1998). Si le flux des méridionaux vers le Nord s’est largement tari, en revanche, la venue de travailleurs « extracommunautaires », attirés par des employeurs souhaitant recruter à bas coût, transforme l’Italie (Rayner, 2007), dont la tradition migratoire était à sens unique, qui devient une terre d’immigration : entre 1991 et 2005, la part des étrangers dans sa population passe de 0,6 à 5,2 %. Aux européennes de 1989, l’Alliance du Nord, formée par la Ligue lombarde, la Ligue vénète et les autres ligues régionales, recueille 1,8 % des voix, étape du processus de fusion des ligues régionales d’Italie septentrionale qui débouche sur la fondation en 1991 de la Ligue du Nord, avec Bossi en fondateur et secrétaire fédéral. Ceux qui osent dénoncer l’autoritarisme du chef sont exclus. Avec 8,6 % des suffrages et 55 députés aux législatives de 1992, la Ligue s’affirme comme l’un des principaux partis à l’échelle nationale, le deuxième en termes de voix au Nord du pays juste derrière la Démocratie-Chrétienne (DC).
La Ligue transforme le jeu politique en y apportant un langage relâché qui se veut proche du peuple et un personnel issu de catégories socioprofessionnelles sous-représentées dans les hémicycles (petits entrepreneurs, commerçants et artisans), ainsi que de jeunes membres des professions libérales. Ces élus proviennent pour la plupart du secteur privé tandis que leurs concurrents sont beaucoup plus âgés et issus de la fonction publique (Barberis, 1992). Cette percée s’effectue surtout dans les vallées préalpines de Lombardie, de Vénétie et du Piémont dominées depuis 1945 par la DC, zones de la « subculture blanche » (catholique) qui, en quelques décennies, ont connu une véritable mutation : urbanisation, industrialisation, forte croissance économique, sécularisation. L’on y dénombre en moyenne près d’une centaine d’entreprises pour mille habitants, beaucoup d’ouvriers qualifiés se sont mis à leur compte pour fournir un vaste réseau de PMI (mécanique, machines-outils, robinetterie, chaussure, textile, etc.) qui, tournées vers l’exportation, ont modernisé un créneau artisanal. La dissémination territoriale de ces petites unités industrielles et le grand nombre de travailleurs autonomes constituent du reste deux des principales caractéristiques de l’économie italienne, que d’aucuns qualifient de capitalisme moléculaire (Bonomi, 1997 ; Trento, 2012). La revendication autonomiste se présente en porte-voix de ces PME, souvent familiales, enclines à l’évasion fiscale et bénéficiaires des dévaluations de la lire entre 1972 et 1993. Leur essor a été perçu comme une solution à la crise du fordisme et de la grande entreprise typique du triangle industriel Gênes-Turin-Milan. C’est au nom de cette « aire qui se sent économiquement centrale et politiquement périphérique » (Diamanti, 2003, p. 64) que le professeur émérite de droit public de l’Université catholique de Milan Gianfranco Miglio, qui appartenait au cercle d’intellectuels antiméridionalistes de l’immédiat après-guerre, propose de scinder l’Italie en trois macro-régions. Conseiller de Bossi, très libéral sur le plan économique, Miglio passe alors pour l’idéologue de la Ligue, qui rassemble des catholiques intégristes, des ultra-libéraux et des centristes.
Considérée comme « le principal facteur de rupture et d’innovation au sein du système politique italien » (Diamanti, 1995, p.VII), la Ligue prend part à la crise des années 1992-1994 scandée par les scandales en série de l’opération « Mains propres » en dénonçant avec virulence la « République des voleurs » et en appuyant le pool de magistrats du parquet de Milan dont les enquêtes révèlent l’ampleur du financement illégal des partis et leurs collusions avec nombre de chefs d’entreprise. Décimés par les mises en examen et les interpellations, le gouvernement, les exécutifs des municipalités, des Départements et des Régions ainsi que les cinq partis de gouvernement s’effondrent en 1993 (Rayner, 2005). La Ligue triomphe lors des élections locales anticipées, remportant en autres la mairie de Milan, mais, au niveau national, semble condamnée à rester dans l’opposition. Voyant dans la Ligue « un entrepreneur de la crise » (Diamanti, 1993), nombre d’observateurs (Rusconi, 1993 ; Cartocci, 1994 ; Salvadori, 1994), en prenant au mot sa phraséologie, exagèrent son emprise sur les événements. Début 1994, sa fulgurante percée est soudain stoppée : d’abord, par son implication dans le « maxi pot-de-vin » du consortium pétrolier Enimont et la comparution subséquente et humiliante de Bossi lors d’une audience du premier grand procès de Mani pulite où, le 5 janvier 1994, il avoue devant des millions de téléspectateurs le financement illégal ; ensuite par l’entrée en lice de Silvio Berlusconi et de Forza Italia (FI), venus la concurrencer sur ses propres terres. Diminué, Bossi opte pour l’étrange coalition à géographie variable que lui propose le camp berlusconien, avec Ligue au Nord, les néofascistes du Mouvement Social Italien-Alleanza nazionale (que Bossi a pour habitude d’insulter) et les rescapés des cinq anciens partis de gouvernement dans le reste du pays, coalition improbable qui l’emporte aux législatives de mars.
Tiraillée entre son registre protestataire et sa participation au gouvernement, la direction léguiste paraît alors indécise, en perpétuelle agitation : elle projette de s’étendre au reste du pays au sein d’une Ligue fédérale italienne puis y renonce suite aux protestations des « nordistes purs et durs » (Tambini, 2001, p. 56-57). Après avoir provoqué la chute du gouvernement Berlusconi, elle tente même un bref rapprochement avec le centre-gauche. Premier parti au Nord avec 20 % des voix aux législatives de 1996, forte de 10 % à l’échelle nationale, mais isolée politiquement, elle se radicalise et proclame le 15 septembre la « République fédérale indépendante et souveraine de Padanie ». A la faveur de kermesses très ritualisées, dirigeants et militants mettent en scène un folklore célébrant les racines celtiques et médiévales de la Padanie : meeting annuel à Pontida, où les communes à l’origine de la Ligue lombarde signèrent une alliance en 1167 contre le Saint-Empire romain germanique, défilés en costumes, rite du prélèvement de l’ampoule à la source du Pô, etc. (Avanza, 2003). A la manière des anciens partis de masse, la Ligue, qui revendique 130 000 adhérents (un chiffre très surestimé), comprend toute une série de structures de socialisation, des associations socioprofessionnelles aux clubs de loisir, d’une école élémentaire privée au scoutisme, de l’élection de miss padania à la constitution d’une milice, les Chemises vertes (couleur du parti) de la garde padane. Misant sur ces instances capillaires de mobilisation, elle exerce une véritable emprise territoriale (Borcio, 1999) et construit un entre-soi où les militants peuvent obtenir une forme de reconnaissance et compenser un sentiment d’illégitimité lié au fait de se voir souvent taxés d’idiots ou de barbares par des diplômés de l’Université raillant la faiblesse de leur capital culturel (Dematteo, 2007).
Bossi, auquel nombre de ses déclarations valent des condamnations en justice (insulte au chef de l’Etat, au drapeau national, aux magistrats, constitution d’une structure paramilitaire, etc.), se présente en défenseur d’une nation padane menacée par Rome, Bruxelles, les méridionaux, les immigrés en général et les musulmans en particulier. Les reculs électoraux successifs, l’emprise du scrutin majoritaire, et des comptes très déficitaires finissent par le convaincre en 1999 de renouer avec la coalition berlusconienne, le magnat (qu’il surnommait le « mafieux ») renflouant la dette du parti en échange de sa loyauté (Sommi, 2018). La sécession a été remplacée par le modèle écossais de la devolution. Fort de 4 présidents de Province et de 174 maires, le parti accroit son influence à Rome. Avec seulement 3,9 % des voix aux législatives de 2001, il n’en donne pas moins l’impression de donner le « la » de la politique du gouvernement Berlusconi entre 2001 et 2006. Ministre des Réformes institutionnelles, Bossi entend concrétiser la dévolution et fait passer une loi très restrictive sur l’immigration. Victime d’un accident cardiaque en 2004, il revient à la vie publique en 2006, mais sa parole se fait hésitante et son apparence donne à voir son handicap. Interlocuteurs privilégiés de Berlusconi, Roberto Maroni, ministre du Travail, et Roberto Calderoli, nouveau Ministre des Réformes institutionnelles, font alors figure de leaders, assumant la droitisation du parti et son revirement eurosceptique (Morellato, 2013). Une fois acquise sous le gouvernement de centre-gauche de Romano Prodi l’adhésion de l’Italie à la zone euro, les léguistes imputent la moindre compétitivité des entreprises italiennes à Bruxelles, puis vont jusqu’à réclamer un référendum en vue de réintroduire la lire. De plus en plus sécuritaire et xénophobe, un registre qui fut longtemps l’apanage des néo-fascistes, le discours invoque l’état de guerre après les attentats de Londres en 2005.
Dans cette perspective, l’environnement n’a pas voix au chapitre, évoquer la pollution et les vulnérabilités engendrées par les externalités négatives des usines ou la rurbanisation accélérée touchant les régions septentrionales reviendrait à questionner l’activité des industriels et des édiles. Si le secrétariat s’est doté d’un secteur Environnement et écologie, ses rares prises de position soutiennent avant tout un point de vue assimilant la nature à un marché comme un autre et/ou comme un alibi du fédéralisme, ce dont témoigne un article intitulé « Économie écologique de marché » publié par l’hebdomadaire officiel où le consultant environnement Silvano Vinceti, fauteur d’une privatisation tous azimuts des services de distribution de l’eau, assure que « la proposition fédéraliste et le libéralisme économique appliqués au secteur de l’environnement apportent du sang neuf pour définir une véritable politique, pour permettre un véritable gouvernement de changement » (Piazza, 1994, p. 5). Sans surprise au vu des parcours de ses élus, la Ligue défend d’abord et avant tout le point-de-vue des producteurs, un positionnement qu’elle met en acte dans sa manière de gouverner.
LA GESTION DU TERRITOIRE: BUSINESS AS USUAL
Très vite, des représentants de la Ligue intègrent, voire dominent, les exécutifs des municipalités, Départements et Régions, en coalition avec Forza Italia (FI) et les autres forces regroupées par le camp berlusconien (le PDL, Parti de la liberté). En Lombardie et en Vénétie, la Ligue et ses alliés gouvernent le conseil régional sans interruption depuis, respectivement, 1994 et 1995. Cette gestion quotidienne et prolongée du territoire a peu à voir avec la « lutte de libération » de l’antienne sécessionniste. Les élus locaux de la coalition de droite, dont environ 50 % appartiennent à la Ligue, font leurs une grande partie des intérêts des lobbies industriels et promeuvent les grands projets routiers, notamment l’autoroute Pedemontana, et l’extension de l’aéroport de Malpensa. En fermant les yeux sur les conditions d’application des normes de sécurité et sur les risques environnementaux et sanitaires, ils ont encouragé la poursuite de l’industrialisation forcenée, contribuant à la désinhibition qui informe la course à la croissance (Fressoz, 2012) et normalise la contamination du monde (Jarrige et Le Roux, 2017). Les leçons des catastrophes qui ont marqué le Nord du pays n’ont pas été tirées. Après le nuage d’herbicide s’échappant d’une usine chimique à Seveso (Lombardie) en 1976, il faudra attendre 1988 pour que la directive dite Seveso de sécurisation des sites industriels classés dangereux adoptée en 1982 par la CEE soit transposée dans le droit italien, une norme dont nombre d’accidents ont montré depuis qu’elle est loin d’être entrée en vigueur. S’agissant des 157 ouvriers décédés de cancer à partir de 1972 à Porto Marghera (Vénétie) après leur exposition au chlorure de vinyle monomère, les 28 responsables de l’entreprise pétrochimique Montedison (qui a versé un important pot-de-vin à la Ligue lors du projet de fusion avec le géant public des hydrocarbures ENI) poursuivis en justice ont été acquittés en 2001. Quant au « maxi procès de l’amiante », la Cour de cassation a en 2014 annulé la condamnation par le Tribunal de Turin à 16 ans de réclusion criminelle de l’ancien dirigeant d’Eternit Stephan Schmidheiney, accusé d’avoir causé la mort de 3 000 personnes, notamment parmi le personnel des établissements de la multinationale suisse à Casale Monferrato, au Piémont.
Dans ce contexte d’autant moins favorable à la réception des alertes émises par les écologistes que ces derniers représentent une force politique ultra-minoritaire, l’artificialisation du territoire a continué de progresser. Si le rythme de croissance de construction des sols (2 m2 par seconde) a nettement baissé depuis les Trente glorieuses, aussi parce que l’Italie connait depuis les années 1990 la croissance du PIB la plus faible en Europe, la couverture artificielle se monte à 23 000 km2 en 2017, soit 7,6 % du territoire national (moyenne de 4,2 % pour l’UE), contre 2,7 % en 1950. Lombardie et Vénétie sont de loin les deux régions les plus touchées avec respectivement 13 % et 12,3 % (ISPRA, 2018). Hostiles à l’« oppression fiscale » et partisans de la dérégulation économique, les léguistes ont toujours voté en faveur des amnisties à répétition proposées par Berlusconi (qui a commencé sa carrière dans le bâtiment) en matière de constructions abusives, interventions qui depuis des décennies confèrent une forte sensation d’impunité aux promoteurs, constructeurs et propriétaires immobiliers qui enfreignent la réglementation et les plans d’occupation des sols. Très préoccupante dans de nombreuses zones du Nord, la pollution des sols a été signalée en autres par la Commission parlementaire sur le trafic illégal de déchets, indiquant que la Lombardie détient le record pour le volume de boues toxiques réparties dans les champs, ce qui n’a pas dissuadé, en 2018, son conseil régional à augmenter le seuil autorisé à 10 grammes d’hydrocarbures par kilo de déchets répandus, une décision contre laquelle 55 maires ont fait recours au Tribunal administratif régional.
Proches des associations d’automobilistes, les édiles léguistes et leurs alliés se montrent peu réceptifs aux alertes sur le niveau alarmant de pollution atmosphérique, y compris quand celles-ci émanent de l’Agence régionale pour la protection de l’environnement (ARPA), la structure publique chargée au sein de chaque Région de la qualité de l’air. Selon l’Institut de protection et de recherche environnementale, une dépendance du Ministère de l’Environnement (il a fallu attendre 1988 pour que celui-ci voie le jour), la vaste superficie de la plaine du Pô est, avec le Sud de la Pologne, la zone européenne où les concentrations de particules fines sont les plus élevées (ISPRA, 2019), elle figure également en tête pour la concentration d’ozone. L’Italie, est le pays le plus motorisé d’Europe avec 38 millions d’automobiles (17 % du parc européen), soit 65 pour 100 habitants. Objet d’un culte, la macchina prévaut largement parmi les moyens de déplacements, le transport sur rail n’a pas été autant soutenu que dans les autres Etats. D’après l’Agence Européenne de l’Environnement, les particules fines ont causé 60 600 morts prématurées en Italie en 2015, l’oxyde d’azote a entrainé 20 500 morts prématurées et l’ozone 3 200 (EEA, 2019, p. 64), soit un total de 84 300 décès (78 400 en Allemagne, 47 300 en France), la plupart à la suite de maladies cardiovasculaires et respiratoires. Les données par chefs-lieux de province fournies par Legambiante, la principale association environnementaliste d’Italie, objectivent la très faible qualité de l’air des agglomérations de Lombardie : Brescia (150 jours/an), Lodi (149) et Monza (140) sont en tête des villes par le nombre de journées dépassant le seuil limite en 2018, les 13 premières places de ce classement sont toutes occupées par des villes du Nord (Legambiente, 2019, p. 4 et 11). L’air, souvent difficilement respirable, des villes et même d’une grande partie des zones rurales y est surtout affecté en hiver par les particules fines et en été par l’ozone ; la circulation alternée adoptée par quelques municipalités s’avère nettement insuffisante. Au final, les gouvernants, du national au municipal, n’ont pas fait de cette pollution atmosphérique une priorité de leur agenda, ignorant les cris d’alarme des épidémiologistes et des écologistes.
Cette dissonance cognitive repose aussi sur des incitations sonnantes et trébuchantes. Le rapport distant, voire hostile, de nombre de ces édiles aux doléances environnementalistes dépend également de pots-de-vin versés par des opérateurs touristiques et des industriels, ou de connivences avec des groupes criminels. Étant donné la mainmise de certains clans mafieux, désormais largement implantés au Nord (Varese, 2011 ; Dalla Chiesa, Panzarasa, 2012), sur le trafic de déchets toxiques, il n’est pas surprenant de constater de nombreux cas de poursuites d’élus locaux pour infraction aux lois sur les déchets et même de collusion avec la mafia. Ainsi, mis en examen pour corruption en 2012, le chargé de l’Environnement du conseil régional de Lombardie Marcello Rainondi (FI), est accusé d’avoir favorisé la construction d’une décharge destinée à l’amiante ; parallèlement, le président de la Région Roberto Formigoni (FI), mis en examen pour corruption, se voit contraint de démissionner. Après le scandale dit « des dépenses folles » qui, en 2012-2013, révèle des cas en série de détournement de fonds publics par de nombreux élus régionaux, pas moins de 56 conseillers (sur 80) du conseil régional de Lombardie sont jugés en 2015, dont Renzo Bossi, fils cadet du Senatùr (voir infra). Le président léguiste du Piémont, Roberto Cota, est également contraint à la démission. En Vénétie, Giancarlo Galan (FI), ancien employé de l’agence de publicité du consortium berlusconien, président de la Région entre 1995 et 2010, doit répondre de rétro-commissions sur le budget colossal (5,5 milliards d’euros) du projet Mose, en cours depuis 2003, incluant des digues mobiles en béton armé censées protéger Venise de la montée des eaux. De l’enquête, il ressort que Galan, qui, qualifiait Mose d’« œuvre la plus avancée de l’histoire de l’humanité » (Buccini, 2015, p. 194) et mettait le retard du chantier sur le compte des écologistes, a recyclé les pots-de-vin via des paradis fiscaux et le cabinet Mossak & Fonseca au cœur des Panana Papers, pour acheter des appartements de luxe à Dubai (Pietrobelli, 2019) ; la police a séquestré plus de 12 millions d’euros à l’ancien « roi du Nord-Est », aux arrêts domiciliaires. Les grands travaux sont ainsi conçus comme des fabriques à pots-de-vin (Barbieri,Giavazzi, 2014).
L’environnement n’est donc pas une spécialité courue au sein de la Ligue, où perdure le soutien à l’énergie nucléaire à laquelle le pays a renoncé par référendum (à 86 %) en 1987. Dans un parti très masculin, voire masculiniste, les postes de chargé de l’Environnement dans les exécutifs et les commissions législatives sont souvent laissés à des femmes dont l’environnement n’est pas la spécialité : l’avocate Claudia Terzi, titulaire une maîtrise en Droit, membre du l’exécutif régional de Lombardie chargée de l’Environnement entre 2013 et 2018 ; la spécialiste de marketing d’entreprise Vannia Gava, actuelle secrétaire d’Etat au Ministère de l’Environnement. Dans la polémique qui, en janvier 2019, divise les deux composantes du gouvernement Conte, cette dernière rejoint d’ailleurs Salvini pour prendre position en faveur des forages pétroliers en mer, tout comme Paolo Arrigoni, membre léguiste de la Commission Environnement du Sénat, qui a fait carrière à la direction centrale Technologie du groupe Italcementi, le numéro un national de la cimenterie. Aux ministres du M5S opposés à ces forages pétroliers en Adriatique, Salvini rétorque : « Ce pays a besoin d’une vraie politique énergétique qui ne peut dépendre de l’achat à l’étranger parce que, en plus qu’augmenter le coût des factures des citoyens, il nous rend aussi très faibles. Ces installations doivent respecter de précises évaluations d’impact environnemental qui les rendent compatibles avec l’écosystème. Sans compter que ce domaine entrepreneurial est une forme d’excellence qui génère des emplois » (Custodero, 2019).
DU MILITANT AU MINISTRE : L’ ASCENSION DE MATTEO SALVINI
Au sein de la Ligue, Matteo Salvini appartient à la « deuxième génération », celle des cohortes socialisées à la politique par et pour la Ligue. Autre différence, il est natif de Milan, la grande métropole, alors que les figures majeures proviennent presque toutes des alentours de Varese ou de Bergame, les deux principaux fiefs du léguisme. Né en 1973 d’un dirigeant d’entreprise et d’une mère au foyer, lycéen dans un des établissements les plus côtés de la capitale lombarde, il participe à deux reprises à des jeux télévisés sur des chaînes berlusconiennes (un point en commun avec Matteo Renzi), s’inscrit en Sciences politiques, puis se réoriente en Histoire, à l’Université publique de Milan. Encarté à la Ligue dès l’âge de 17 ans, son engagement s’intensifie en 1994 au poste de conseiller municipal avec l’élection à la mairie du léguiste Marco Formentini, un ancien socialiste qui quittera la Ligue après son mandat pour rejoindre un petit parti de centre-gauche. Lors de sa première intervention au conseil municipal, Salvini déplore l’évacuation, décidée par le maire, du centre social Leoncavallo, haut lieu des jeunes activistes de la gauche extraparlementaire, qu’il a un temps fréquenté. En 1997, aux élections internes pour les 210 sièges du « Parlement du Nord », organe consultatif voulu par Bossi et dissous après deux ans, sa liste des « communistes padans » recueille 5 sièges, un nom de groupe en forme d’oxymore destiné à faire peur au sein d’un parti où il s’agit aussi de surenchérir sur la foi indépendantiste. Coordinateur des étudiants léguistes, il ne parvient pas à décrocher sa licence et abandonne ses études pour se consacrer entièrement au parti. Secrétaire à l’échelle municipale puis départementale, il en incarne alors l’aile mouvementiste et intériorise une forme d’illusio agonistique le poussant à des coups d’éclats, tel que le refus de serrer la main du Président de la République Ciampi. Chroniqueur au quotidien La Padania puis à Radio Padania, dont il est nommé directeur, il profite de cette situation d’entre-deux (il s’est inscrit à l’Ordre des journalistes) pour se familiariser avec la communication politique. Élu au Parlement européen en 2004, il se fait complice du népotisme mis en place par le chef et emploie comme assistant le frère (garagiste sans diplôme et ne parlant que l’italien) du Senatùr (la délégation comprend également le fils aîné), puis au bout de deux ans, interrompt son mandat pour retourner au conseil municipal de Milan. Cette difficulté à tenir ses mandats se confirme : élu député en 2008, il quitte Rome dès l’année suivante pour siéger à nouveau à Parlement européen. En 2013, lors d’une réunion « No euro day », il qualifie la monnaie européenne de « crime contre l’humanité ».
C’est à la faveur d’une gravissime crise interne qu’il s’empare de la direction du parti, déjouant les projections sur un long leadership de Maroni. En 2012-2013, dans le sillage des affaires de détournements de fonds publics qui décapitent les conseils régionaux, un scandale de grande ampleur affaiblit considérablement la Ligue qui, après la chute du gouvernement Berlusconi, est passée à l’opposition. Divisée par la rivalité entre partisans de Bossi et de l’ex-ministre de l’Intérieur Maroni, elle doit affronter une série d’accusations publiques très médiatisées. Le chauffeur du conseiller régional de Lombardie Renzo Bossi admet avoir détourné une partie des remboursements électoraux publics pour les dépenses courantes du fils cadet du Senatùr, qui s’est laissé filmé en train de brandir des liasses de billets de banque ; la presse moque celui qui s’est offert un diplôme de complaisance de l’Université de Tirana. Les révélations s’accumulent sur la gestion fantaisiste du trésorier Francesco Belsito (placements en Tanzanie et à Chypre, krach de la banque « padane » Credieuronord) et les irrégularités de la vice-présidente du Sénat Rosi Mauro ou de la femme de Bossi, Manuela Marrone, cartomancienne, fondatrice d’une « Ecole libre des peuples padans » bénéficiant d’importantes subventions publiques. A l’instar de nombreux léguistes qui se sont rapidement enrichis, ces membres du « cercle magique » de Bossi possèdent des voitures de luxe. Conçue comme une scène de réparation, la « fête de la fierté padane » improvisée à Bergame pour désamorcer les critiques de la base voit Bossi et Maroni feindre une trêve devant 4 000 militants dont certains brandissent des balais pour signifier que la Ligue fera le ménage en ses rangs. Essuyant pour la première fois des sifflets, Bossi pleure, offre ses excuses et fustige un « complot du centralisme romain ». Maroni en appelle à la chasse « aux voleurs et aux charlatans », le scandale le porte au poste de secrétaire. En négociation avec le PDL, il exclut toute alliance pré-électorale en cas de candidature de Berlusconi à la présidence du Conseil, puis obtempère après avoir obtenu la tête de liste de la coalition PDL-Ligue à l’élection régionale en Lombardie. Aux législatives de 2013, la Ligue retombe au plus bas avec 4 % des voix et son nouveau leader, qui privilégie son poste de président de la Région, quitte sa fonction de secrétaire fédéral. En décembre 2013, Salvini lui succède lors d’une élection qui l’oppose à Bossi, un affrontement longtemps impensable qui tourne largement à l’avantage du prétendant avec 82 % des voix, seuls 10 000 inscrits ont participé.
Avec un parti au bord de la faillite (49 millions d’euros de financement public détournés) et de la scission, Salvini ne part pas sous les meilleurs hospices, sa notoriété étant encore très limitée. Omniprésent à compter de 2014 sur le petit écran, il se prête au jeu de la presse « people » (dont une bonne part appartient à Berlusconi) et devient rapidement une figure politique centrale. Sa prise en main tient en une refonte organisationnelle qui passe par le licenciement d’une grande partie des permanents. Comme au temps de Bossi, la Ligue prend la forme d’une structure verticale dominée par un chef autoritaire, les votations y prennent une tournure plébiscitaire et le secrétaire se vit en homme fort. Son autoritarisme tient surtout à sa difficulté à prendre en compte la différenciation de la société en sphères plus ou moins autonomes : en dehors de l’économie et de la politique, il ne conçoit pas d’autres types de légitimité. Ainsi, à la manière de Berlusconi, il oppose le fait d’avoir été élu par le peuple aux magistrats, journalistes ou scientifiques qui lui causent des soucis, et éprouve les pires difficultés à endosser un rôle institutionnel sans se départir de son orientation partisane. Invectivant ses adversaires, y compris en qualité de Ministre de l’Intérieur, il prise le rapport de force, une forma mentis dichotomiste (division du monde entre amis et ennemis, intolérance, racisme, appétence agonistique) qui doit sans doute beaucoup au fait d’avoir été forgé par et pour la Ligue, instance communautariste à laquelle il doit tout.
S’il a pu un temps passer pour un oblat, l’ancien militant zélé sait aussi faire preuve d’opportunisme, renonçant au projet auquel il semblait avoir tant cru et donné, celui d’indépendance de la « Padanie », pour se convertir au nationalisme, avec pour ambition d’étendre le bassin électoral de la Ligue à l’ensemble de la Péninsule, une mue que traduit le changement du nom de la formation, la Lega Nord devenant Lega – Salvini Premier. Rendu possible par le déclin de Berlusconi et la « crise des migrants », un tel plan reste insensé aux yeux des fondateurs qui ont fait de l’antiméridionalisme l’un des traits constitutifs de l’identification au parti. Si les insultes contre les Italiens du Sud tendent à disparaitre du discours public, celles destinées aux immigrés clandestins et aux roms, que Salvini s’engage à déloger à coup de bulldozer, redoublent d’intensité. S’inspirant du Front national transalpin, menant campagne avec Marine Le Pen lors des européennes de 2014, il cite la Russie de Poutine en exemple et s’est d’ailleurs rendu à Moscou en quête de soutiens. Durant la campagne des législatives 2018, l’écho politique et médiatique donné aux débarquements de réfugiés en provenance d’Afrique sur les côtes méridionales a grandement concouru à la centralité de la « question migratoire » ; Salvini fait de « l’expulsion des 600 000 clandestins » sa principale promesse. Avec 17 % des voix, un résultat inespéré, la Ligue est désormais le troisième parti au niveau national, derrière le M5S (32 %) et le Partito Democratico (PD, 18%), mais, pour la première fois, devant Forza Italia (13 %). Autre revirement stratégique, Salvini délaisse le camp berlusconien pour une coalition que personne n’avait envisagée (Rayner, 2018), la Ligue et le M5S s’associant autour d’un « Contrat pour le gouvernement du changement », dont deux pages (sur 40) dédiées à « Environnement, green economy et zéro déchets » invoquent le « principe de durabilité » (Movimento 5 Stelle, Lega Salvini Premier, 2018, p. 7-8). Le 31 mai, le gouvernement Conte prête serment, le jeune leader du M5S Luigi Di Maio et Salvini, nommés vice-présidents du Conseil, occupent les postes de ministre du Travail et de l’Intérieur. Surjouant le rôle de « chef de la police » (il porte les uniformes des différents corps de sécurité, pose en public armé d’un fusil mitrailleur, prône le tout répressif et la légitime défense), Salvini déplace encore davantage à droite la Ligue et le gouvernement, d’autant que lui et de nombreux élus léguistes entretiennent des connivences avec des groupuscules d’extrême droite (alors que « fasciste » fut longtemps une insulte utilisée par Bossi), dont Casa Pound, parti néofasciste qui, tout en combattant « l’intégrisme écologiste », se dit favorable au « souverainisme énergétique ».
UNE CONVERSION AUX ÉNERGIES RENOUVABLES ?
Si l’on s’en tient au programme de la Ligue, les thématiques environnementales n’y ont fait leur apparition que tardivement. L’élection de Maroni au poste de secrétaire fédéral marque le début d’une timide ouverture. L’un des 23 points du programme pour les législatives de 2013 est dédié à l’environnement (« Environnement, green economy et qualité de la vie »), mais le terme n’y figure que 3 fois et de manière très allusive (Lega nord, 2013, p. 7-8), tandis que le mot « entreprise » revient à 23 reprises. Fait étonnant au regard des dispositions de Salvini dans ce domaine, un saut qualitatif paraît franchi avec le programme de 2018. Parmi les 27 points, l’environnement occupe une place de choix avec 7 pages déclinées de la sorte : Green economy, Économie circulaire, Gestion des déchets, Défi climatique, qualité de l’air et mobilité durable, Assainissement et régénération urbaine, Consommation du sol et valorisation du capital naturel, Procédures d’autorisation et compensations environnementales, Gestion des eaux, mesures de prévention et sauvegarde du territoire, Risque hydrologique, Pollution résidentielle urbaine, Voiture électrique (Lega Salvini Premier, 2018, p. 35-41). Cette apparente conversion a de quoi intriguer. Certes, à l’instar des programmes des concurrents, l’environnement s’avère être la thématique la moins détaillée (Valbruzzi Marco et al., 2018). Cependant, il convient prendre la mesure de ce bouleversement lexical : par le nombre d’occurrences (33), le terme « environnement » dépasse « entreprise » (31). C’est à un ancien député berlusconien que l’on doit ce changement spectaculaire : le professeur émérite d’écologie Franco Paolo Arata, ancien président du Comité interparlementaire pour le développement durable et ancien directeur de l’Institut de recherche scientifique et technologique appliquée à la mer, a conçu et rédigé cette partie étonnamment fournie. En Sicile, Arata est en affaire avec l’entrepreneur Vito Nicastri, « le roi de l’éolien », poursuivi en justice pour avoir facilité la fuite du chef présumé de Cosa nostra Matteo Messina Denaro, contumace depuis 1993. Ces liens inavouables tombent dans le domaine public en avril 2019 durant l’« affaire Siri », du nom du secrétaire d’Etat léguiste aux Transports Armando Siri. De tels liens ne surprennent pas outre mesure au vu des investissements, retracés par les magistrats, de familles mafieuses dans les éoliennes, un secteur que s’apprêtait à conquérir Marcello Dell’Utri, bras droit historique de Berlusconi, avant son arrestation et sa condamnation à 7 ans de prison pour collusion avec Cosa nostra ; le nom de son frère comparaît d’ailleurs dans le dossier d’instruction de l’affaire Siri.
Préalablement condamné pour faillite frauduleuse, grand fauteur de la flat tax durant la campagne électorale, Armando Siri est mis en examen par le parquet de Rome pour corruption : il aurait reçu un pot-de-vin de 30 000 euros de Franco Paolo Arata, celui qui a « écologisé » la Ligue, en échange d’adjudications dans l’éolien et d’une autorisation pour deux usines de biométhane. Les journaux révèlent que le fils de ce dernier a été embauché par les services du secrétaire d’Etat à la présidence du Conseil, le léguiste Giancarlo Giorgetti, et qu’il fait office de communicant, ayant servi d’intermédiaire à la première rencontre entre Salvini et Donald Trump, en novembre 2016. Le clan Arata (un autre de ses fils est sous enquête à Palerme) est également en étroite relation avec Steve Bannon, dont il organise les séjours en Italie, étapes du projet d’« internationale souverainiste » promu par l’ancien conseiller du Président américain. Devenu très embarrassant, poussé à la démission par les ministres du M5S, Siri conserve le soutien de Salvini, exposant le gouvernement à une énième crise. Indépendamment de ses suites judiciaire, l’affaire Siri donne à voir combien la « conversion » léguiste aux énergies renouvelables s’insère dans une configuration d’interdépendances entre chefs mafieux, industriels de l’éolien, conseillers en communication, membres du gouvernement et représentants de la coalition souverainiste. Elle confirme ce que plusieurs enquêtes ont mis au jour, à savoir combien l’extension territoriale de la Ligue passe au Sud par des accointances entre candidats et chefs de clan, ces derniers cherchant de nouveaux interlocuteurs après les pactes autrefois noués avec des notables démocrates-chrétiens et berlusconiens.
A en juger par l’historique des prises de position des 5 eurodéputés léguistes (dont Salvini), l’hostilité aux mesures censées enrayer le réchauffement climatique s’est même renforcée. Lors des 13 principaux votes sur le climat et les questions énergétiques soumis au Parlement européen entre 2014 et 2018 et à l’encontre des autres représentants italiens, ils ont voté à 12 reprises contre, notamment contre la ratification des Accords de Paris et tous les projets de réduction des émissions de GES, soit un durcissement comparé à la législature précédente (2009-2014) où ils s’étaient opposés à 10 des 13 propositions ayant trait au changement climatique (Schaller et Carius, 2019, p. 27-30). Si au sein du groupe AEL, leur climato-scepticisme est moins prononcé que chez leurs alliés néerlandais du PVV (Alliance européenne pour la liberté), il tend à consolider la thèse d’« un lien étroit entre, d’une part l’euroscepticisme dur et, d’autre part, une forte critique formulée à l’encontre des politiques climatiques (voire le climato-scepticisme) » (Möhler, Piet et Zaccai, 2015, p. 49). Leur cadrage du réchauffement climatique demeure centré sur l’immigration. Dans un tweet publié en mars 2018, Salvini réagit de la sorte au rapport de la Banque mondiale Groundswell: Preparing for Internal Climate Migration : « C’est fou d’exploiter un sujet sérieux comme le climat pour légitimer l’immigration illégale ». Indice de l’influence grandissante de l’intégrisme catholique au sein du parti, un cadrage religieux a récemment fait polémique : fin 2018, Cristiano Ceresani, chef de cabinet du ministre léguiste de la Famille, attribue dans un livre (Kerygma, l’Évangile des derniers jours) le réchauffement à Satan.
S’agissant de la gestion du territoire italien, Salvini a plusieurs fois plaidé pour la suppression des organes locaux du Ministère des Biens et activités culturels, au motif que leurs responsables posent leur veto à des projets d’infrastructures ; en 2016 à la télévision, il s’insurge contre les « contraintes absurdes » émises par le surintendant soucieux de retoquer un projet de tracé routier au bord du lac de Côme. En novembre 2018, après une tempête causant 5 décès et déracinant des millions d’arbres en Vénétie, puis une coulée de boue à Casteldaccia (Sicile) où 9 personnes trouvent la mort, il se rend à Belluno (Vénétie) en présence du Président léguiste de la Région, Luca Zaia, pour imputer ces deux catastrophes à « trop d’années d’incurie et à un environnementalisme de salon équivoque qui t’empêche de toucher à l’arbre dans le lit de la rivière, après quoi l’arbre te présente l’addition », une déclaration censée neutraliser les critiques visant son inertie et son déni sur le climat. A l’issue de la marche pour le climat du 15 mars 2019, qui s’est tenue dans 200 villes en Italie et a rassemblé 100 000 personnes à Milan, le ministre de l’Intérieur n’a pu s’empêcher de publier sur les réseaux sociaux une charge contre les jeunes manifestants.
CONCLUSION
L’occultation des enjeux écologiques par les dirigeants de la Ligue ne relevait pas d’une fatalité. Contrairement à ce que beaucoup s’imaginent, les origines de la Ligue ne puisent pas dans l’extrême droite, deux de ses trois fondateurs ont même adhéré à des groupes de gauche. C’est progressivement que le parti mené par Bossi a radicalisé son propos sur l’immigration et l’autonomisme et que ses tendances réactionnaires l’ont emporté sur ses orientations progressistes. Cette droitisation a dépendu de l’évolution des structures changeantes du champ politique, une configuration dont la Ligue est à la fois un acteur et un produit. Les idéologies n’obéissent pas à la logique, les léguistes auraient pu inventer et mettre en récit un particularisme environnemental, ou simplement paysager, compatible avec des préoccupations écologiques, mais leur mythification de la plaine du Pô est restée privée de toute dimension environnementaliste. Aucune construction symbolique de type écologique n’y a trouvé sa place. La défense à tout prix des classes productives est restée prioritaire, qu’il s’agisse de les prémunir des classes supposées assistées du reste de la Péninsule, des étrangers ou de la mondialisation.
D’une certaine indifférence, la Ligue est passée à une franche hostilité envers l’écologie, y voyant un frein au développement économique. Ce positionnement a beaucoup contribué à l’incomplétude du processus de mise en risque de la pollution atmosphérique. Quand bien même 95 % des 3,9 millions de citoyens européens habitant dans des zones où les seuils critiques de concentration de particules fines, d’oxyde d’azote et d’ozone sont régulièrement et parfois simultanément dépassés, vivent en Italie (EEA, 2019), dans la plaine du Pô pour la plupart, aucune politique publique à la hauteur de cette urgence n’a été mise en place. En l’absence de politisation, cette catastrophe se poursuit à bas bruit. Cette défaillance rappelle combien le niveau d’implication des dirigeants politiques compte dans la « risquification » d’un danger. Dans ce cas comme dans ceux d’autres problèmes inextricablement socio-sanitaires et environnementaux, les léguistes manifestent leur prédilection pour le laissez faire, concourant ainsi à l’invisibilisation des dévastations en cours. À ce sauf-conduit délivré aux gros pollueurs, Salvini a ajouté une agressivité toute personnelle aux écologistes, décriés en ennemis de la croissance économique, des chicaniers qu’il suffirait de marginaliser pour que les problèmes environnementaux trouvent leur solution. En outre, il vilipende désormais les accords climatiques multilatéraux comme autant d’atteintes à la souveraineté nationale. La « conversion » programmatique de 2018 a donc peu à voir avec l’écologie, elle renvoie à des collusions entre industriels avides d’adjudications dans le secteur des énergies renouvelables, mafieux soucieux de recycler leurs gains et d’étendre leur contrôle territorial, conseillers et consultants Environnement jouant les médiateurs, et politiciens souhaitant s’implanter au Sud du pays.
Se rapprochant de l’extrême droite, la Ligue de Salvini prend la voie du climato-scepticisme, une évolution que renforce son inclusion dans le camp souverainiste, dont il ne faudrait surestimer ni la cohérence ni l’homogénéité, mais dont les protagonistes partagent, en plus d’un penchant autoritariste, un certain nombre de croyances et d’intérêts, ce qui se traduit par des positions communes concernant les énergies fossiles, le nucléaire et le climat. Aussi, les soutiens réciproques, et même les liens d’étroite coopération, entre Salvini, Poutine, Trump ou le nouveau président du Brésil Bolsonaro, participent-ils de l’émergence d’une internationale politique climato-sceptique.
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Pour citer cet article: Hervé Rayner, La Ligue de Matteo Salvini et l’« environnementalisme de salon » : entre indifférence, hostilité et intéressement aux enjeux écologiques, La Pensée écologique, vol 3 n°2.