Paradoxe des institutions suisses. D’un côté des villes ou des Cantons, par exemple l’État de Genève, déploient d’authentiques efforts pour faire face au dérèglement climatique, et de l’autre la Justice vaudoise poursuit ses procès anti-climat avec des condamnations variant au gré de la conscience climatique des juges à l’œuvre. Le « procès des 200 » occupe en effet, avec d’autres affaires, les tribunaux vaudois depuis septembre 2021. Les tribunaux statuent sur diverses actions menées par 200 activistes d’Extinction Rebellion en 2019. L’action du 14 décembre avait consisté à bloquer la circulation dans la rue Centrale de Lausanne pour attirer l’attention du public sur le danger extrême que représentent le dérèglement climatique et l’inaction du gouvernement fédéral. Les nombreux avocats qui ont travaillé gratuitement jusqu’à aujourd’hui ne pouvant plus prendre en charge leur défense, chaque prévenu a dû rédiger sa propre défense pour le procès du jeudi 12 mai. Nous reproduisons ici la plaidoirie de Frédérique Zahnd.
Rappelons encore, avant de lui céder la parole, que ce dernier procès a lieu en pleine canicule en Inde et au Pakistan, avec dans ce dernier pays un maximum de 51° C à Jacobabad, après l’annonce récente du franchissement de deux nouvelles planétaires — celle attachée à la diffusion des plastiques et de macromolécules de synthèse au point de fragiliser la vie sur Terre, et celle liée à la baisse alarmante de la capacité des sols à retenir l’eau nécessaire à la vie –, après la publication d’une étude de science participative anglaise qui établit une nouvelle fois l’effondrement de la population d’insectes. Le phénomène de la chaleur humide qu’on attendait pour la seconde moitié du siècle, répand d’ores et déjà son voile mortel. Etc. Rien n’y fait, rien n’arrête le cours d’une machine qui poursuit quelques consciences morales et épargne la masse des comportements écocidaires. Une inversion des valeurs qui se retrouve au parlement. Le 2 mai, lorsqu’à la suite de la grève de la faim de Guillermo Fernandez sur la place du Palais Fédéral, des scientifiques du GIEC ou de l’IPBES sont venus donner de leur temps aux parlementaires fédéraux, seul un tiers était présent. Des gens désignés et appointés pour défendre l’intérêt général le piétinent ainsi cyniquement, tout en revendiquant le droit à une ignorance criminelle ! Il était était un temps où les agronomes soviétiques prétendaient faire pousser les blés en tirant dessus, désormais ce sont les partis bourgeois qui pensent qu’il suffit de se voiler la face pour effacer le monde et ses dangers ! Décidément, immaturité et esprit obtus, bêtise et méchanceté ont changé de camp.
Dominique Bourg
Déclaration au tribunal.
Madame la Présidente,
Chaque matin c’est la statue d’un activiste qui vous accueille ici au tribunal : Guillaume Tell, le héros paysan qui a tenu tête au bailli Hermann Gessler. Ce bailli exigeait qu’on saluât son chapeau, parce qu’il était le représentant des Habsbourg, les grands seigneurs qui écrasaient le pays sous leur botte. Oui, le premier des activistes, c’est sa légende qui a fondé la Suisse. Et justement pour nous, modernes, une société en bonne santé est celle où les inquiétudes et les colères peuvent être entendues et prises en compte. Hélas aujourd’hui, depuis combien de temps les écologistes tirent-ils la sonnette d’alarme ? Voilà cinquante ans que les scientifiques, les philosophes, les militants sont moqués, discrédités, caricaturés, quand ce n’est pas tout bonnement tués, dans certains pays où ils s’opposent aux intérêts de grandes firmes. Alors je me demande : qui sont les Habsbourg d’aujourd’hui ?
Canicules, épidémies, pénuries, incendies, migrations… mais rien ne change. Sous la pression des marches pour le climat, le Grand Conseil Vaudois en 2019 a pris une résolution déclarant « l’urgence climatique ». Et alors ? Voyez-vous moins de SUV au bord du lac ? Moins de viande dans les rayons de la Migros ? Une convention citoyenne a-t-elle été lancée sur le sujet ? Non, la croissance a repris de plus belle depuis la fin de l’épidémie. Sur le 6ème rapport du GIEC voilà ce que dit le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres : « L’abdication des dirigeants mondiaux est criminelle ». Qui sont donc les Habsbourg d’aujourd’hui ?
Comme le montre l’enquête publiée par la revue The Lancet le 14 septembre, les jeunes ont la peur au ventre[1]. La fracture des générations est immense. On nous traite de boomers avec amertume. Ceux qui militent n’en peuvent plus d’être les Démosthène de notre Confédération. Dans cette situation verrouillée, que faire ? Autour de moi, je vois trois types réactions :
- Première réaction : « Après moi le déluge. » Nous en connaissons tous, de ceux qui disent « Oui, les jeunes vont trinquer, et alors ? » Et à mon âge, peut-être que je devrais moi aussi devenir raisonnable, devenir cynique.
- La deuxième réaction, elle est rare Madame la Présidente. Moi qui ai grandi en France, je sais bien qu’il y eut des résistants, en réalité il y en eut 2% pendant l’Occupation. Mais ces 2%, ce sont ceux qui ont sauvé l’honneur du pays et qui sont au programme des écoles. Alors comme le dit le prix Nobel Jacques Dubochet, on devrait les décorer, ces jeunes qui risquent leur réputation, leur avenir, leur argent, leur casier judiciaire, pour défendre l’intérêt général. Nous sommes 800’000 dans ce canton à profiter de ce que la vie nous donne généreusement, et nous ne sommes que 200 à vouloir protéger cet héritage[2] ? Et ces 200, on les traduit en justice comme des malfaiteurs ?
- Enfin, il y a une troisième attitude possible : c’est d’avoir peur en silence. Le professeur d’histoire de mes filles est brillant, ultra-consciencieux, il connaît parfaitement la situation et ses enjeux. Un jour il m’interpelle : « Tu fais partie d’Extinction Rebellion ? » Il m’explique que quand les forêts auront disparu et que les nappes phréatiques se rempliront d’eau de mer… eh bien, il pense que son fils assistera à des épisodes d’anthropophagie ! Je lui réponds : « Si tu es convaincu de cela, pourquoi tu ne participes pas au blocage ? » Réponse : « J’ai peur d’être fiché. » Comment lui jeter la pierre ? Il exprime avec sincérité ce que ressentent beaucoup d’entre nous. Il a plus peur de l’État que de l’avenir terrifiant qu’il voit arriver pour son fils. On n’ose pas défendre son pays parce qu’on a peur de l’État. Punir les citoyens qui défendent l’intérêt général ? C’est une attitude bien aventureuse pour une démocratie.
Madame la Présidente, choisir le métier de juge, c’est avoir un idéal de justice et de paix sociale. Ce n’est pas seulement appliquer les règles du droit positif. Aujourd’hui, si on veut maintenir l’ordre et la paix, est-ce vraiment aux activistes qu’il faut faire peur ? Les forces de l’ordre, c’est nous ! Depuis des mois la situation s’aggrave sur tous les fronts, et nous, nous sommes traduits en justice, nous sommes condamnés. Madame la Présidente, je ne sais pas si vous avez des enfants. Moi je ne sais plus quoi dire aux miens, ni aux jeunes qui m’entourent.
Frédérique Zahnd
[1] D’après une étude approuvée par la revue « The Lancet Planetary Health », en septembre 2021, les ¾ des jeunes de 10 pays du nord comme du sud jugent le futur « effrayant ». Le Monde, 21 septembre 2021.
[2] Voir le site https://leprocesdes200.ch