Par Dominique Bourg
Vol 1 (1) – octobre 2017
Devant le parlement réuni en congrès à Versailles le 3 juillet 2017, le président de la République Emmanuel Macron a annoncé la transformation du Conseil économique, social et environnemental (CESE) en « Chambre du futur ». Il est encore difficile de discerner à cet égard les intentions précises des autorités publiques, si ce n’est que le CESE, dédié pour l’essentiel aux représentants du monde économique, syndicats en tête, ne constitue guère, en dépit de la présence de représentants des ONG environnementales, une structure propice à faire valoir le long-terme. Une chose semble en revanche acquise, nos démocraties n’ont pas su gérer les enjeux de long-terme, et ne le savent toujours pas. Et rien ne nous dit qu’à institutions constantes, elles sauront faire mieux. Un bref historique de la seule question climatique suffira à en établir une manière de preuve. L’une des premières remontées du savoir scientifique à l’adresse du monde politique est un rapport remis au président des États-Unis en 1965 (President’s Science Advisory Committee), signé alors notamment par Roger Revelle. Ce rapport met en garde le gouvernement américain au sujet d’une expérience inédite, grandeur nature, à savoir le changement progressif de la composition chimique de l’atmosphère dû aux activités industrielles humaines, et l’avertit de ses conséquences dommageables probables en termes de dérèglement du climat planétaire. L’importance de la question fait consensus au sein de la communauté des sciences du climat à l’occasion de la conférence de Villach en 1985, où sont exposés les travaux mettant en évidence la corrélation stricte entre le degré de concentration du CO2 dans l’atmosphère et l’évolution de la température moyenne sur Terre, et ce sur 160 000 ans à l’époque, grâce aux premières analyses de carottages glaciaires. Les travaux de Claude Lorius et de Jean Jouzel notamment ont joué à cet égard un rôle capital (1987). Ce sont autant de données empiriques qui venaient conforter des acquis théoriques stabilisés depuis le début de la seconde moitié du XIXe siècle, ceux de la théorie de l’effet de serre et du rôle de quelques gaz dans la température moyenne à la surface de la Terre. Ce consensus scientifique finira par déboucher sur la création de l’Intergovernmental Panel on Climate Change (IPCC) ou Groupement Intergouvernemental des Experts sur le Climat (GIEC) en 1988, par l’Organisation Météorologique Mondiale (OMM) et le Progamme des Nations-Unis pour l’Environnement (PNUE) avec l’assentiment des grands pays industriels. La seconde étape sera la signature de la Convention Cadre des Nations Unies sur le Changement Climatique dans la foulée du Sommet de la Terre à Rio en 1992. Cette convention ouvrira le cycle des COP, avec la COP 21 de Paris en novembre-décembre 2015. L’article 2 de la Convention engageait les pays signataires à « stabiliser […] les concentrations de gaz à effet de serre à un niveau qui empêche toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique ». Or, nous sommes désormais, au rebours de l’article 2, engagés dans un processus de déstabilisation irréversible du système climatique mondial, éminemment périlleux. Un demi-siècle d’introduction de la question climatique à l’agenda public et les instruments des politiques publiques a finalement débouché sur une amorce de dérive climatique. Il est difficile de ne pas imputer en grande partie cet état de choses à la « myopie des démocraties » (Rosanvallon, 2014). Repartons de cet état des lieux dramatique, essayons de comprendre les raisons de notre inaction et les moyens qui pourraient nous permettre de les surmonter ; ce qui nous reconduira à la chambre du futur.
MYOPIE DÉMOCRATIQUE ET DÉGRADATION DU CLIMAT
La température moyenne sur Terre est supérieure de 1,1° à ce qu’elle était à la fin du XIXe siècle et se situera probablement aux abords d’une hausse de 3° à la fin de ce siècle. Jusqu’à ces toutes dernières années, les conséquences du changement climatique en cours paraissaient lointaines et abstraites, outre quelques événements extrêmes çà et là. Il n’était question que de fin du siècle et de températures moyennes avec des chiffres nullement significatifs pour un public non averti. Les évaluations des conséquences pour la fin du siècle privilégiaient des scénarios bas et n’avaient guère de quoi inquiéter le public et le politique, d’autant qu’elles n’étaient pas reliées et ancrées dans des expériences aussi tangibles que largement partagées. 2017 n’est pas moins chaude que 2016. Les vagues de chaleur se multiplient et s’intensifient partout sur Terre parmi d’autres phénomènes extrêmes. Or, tout se passe comme si l’accélération du changement que nous avons connue depuis 2014 jusqu’à aujourd’hui avait à la fois rendu les choses plus évidentes, plus sensibles et, in fine, encouragée les chercheurs à s’intéresser aux dommages probables que l’on pouvait redouter dès la seconde moitié du siècle. Les études se multiplient en effet. La France devrait connaître des vagues de chaleur de plus de 50°, 55° même, à l’approche de la fin de ce siècle si la température devait atteindre en moyenne planétaire 3,7° (Bador et al., 2017). L’Asie du Sud (golfe Persique (Pal, 2015) et arc indo-pakistanais (Im, 2017)) pourrait devenir largement inhabitable pour des raisons de chaleur et d’humidité cumulées, saturant les capacités de transpiration du corps humain ; et ce avec une valeur planétaire moyenne équivalente. Les études concernant l’affaiblissement de nos capacités de production alimentaire se multiplient également[1]. Durant les vagues de chaleur, asséchant par ailleurs les sols, l’énergie que les plantes parviennent encore à capter, notamment les céréales, passent plus dans les racines que dans les graines ou fruits. Un scénario à 2° serait par ailleurs loin de constituer une promenade climatique (Hansen et al). Il devrait susciter une débâcle glaciaire dans l’Antarctique avec une montée possible des mers de plusieurs mètres dans le siècle et des vagues géantes. L’actuelle fonte des glaces passives du Larsen C, qui ne manquera pas de libérer la chute accélérée des glaciers continentaux de l’Antarctique Ouest, crédite déjà ce scénario.
Il est effectivement probablement trop tard pour juguler la hausse des températures à un niveau encore acceptable, même si nous devons tout entreprendre pour nous éloigner le moins possible de la cible des 2°. Et c’est l’une des conséquences cruelles de notre myopie démocratique, de notre attachement quasi exclusif à nos conflits d’intérêts au présent, de notre incapacité à considérer le long terme. Le dernier rapport du GIEC envisageait pour atteindre cet objectif une stabilisation des émissions mondiales à l’horizon 2020, des émissions zéro à compter de 2050 et une production massive d’électricité à partir de biomasse avec captage et stockage du carbone dans la seconde moitié du siècle, ce qui reviendrait à des émissions négatives, prélevant du carbone au sein du stock atmosphérique. Outre que les techniques en question ne sont pas disponibles, il est permis d’émettre des doutes sur la faisabilité et la fiabilité d’un stockage massif. Une étude récente, s’appuyant notamment sur les projections démographiques d’ici à la fin du siècle, évalue à 1% notre chance de maintenir l’élévation des températures mondiales à 1,5°, et à 5% pour 2° (Raftery et al., 2017).
DU DÉVELOPPEMENT DURABLE AU GOUVERNEMENT DU LONG-TERME
Le décalage persistant entre cette réalité mouvante et menaçante et le monde politique, mais aussi des populations, a quelque chose de cocasse, s’il n’était tragique. Deux analystes du processus international de négociation climatique, Stefan Aykut et Amy Dahan, qualifient l’appréhension des enjeux par la communauté diplomatique internationale de « schisme de réalité », tant elle paraît éloignée de connaissances scientifiques de plus en plus précises et alarmantes (2014).
A cet égard, le récent Pacte mondial pour l’environnement lancé à Paris, à l’initiative de Laurent Fabius, participe des mêmes limites. Il rassemble une série de grands objectifs et de grands principes de développement durable – tels le droit de vivre dans un environnement écologiquement sain, le principe pollueur-payeur ou le principe de précaution – que l’on retrouve dans la charte française de l’environnement depuis 2004 et qui figurent également dans des dizaines de constitutions de par le monde. Mais que peut-on attendre d’un tel texte si ce n’est le fait de redonner un poids symbolique à des principes déjà existants[2], qui n’ont en rien pu enrayer les dégradations du système-Terre que nous connaissons et connaîtrons de plus en plus ? Ces principes remontent à vingt ou trente ans, à un temps où nous pouvions encore croire que nous allions éviter les dégradations dangereuses dudit système. Ce temps était celui du développement durable, il n’est plus le nôtre ! Il nous faut désormais faire face à des menaces auxquelles aucune génération avant nous n’a été confrontée. Nous avons dégradé de manière irréversible notre environnement et les conséquences de ces dégradations vont se faire de plus en plus sentir. Cela n’a plus de sens de parler du droit à vivre dans un environnement sain alors que le changement climatique est déjà à l’œuvre, que l’on doit dénombrer en France les journées à plus de 40° avec des maxima nocturnes, et qu’il faudra peut-être un jour compter celles à plus de 50°. Nous avons besoin de construire de nouveaux principes et une nouvelle gouvernance[3], pour réagir et agir autrement.
Force est de constater un décalage analogue pour l’opinion publique et les populations. La cause climatique ne mobilise pas les foules et les rares manifestations organisées dédiées rassemblent des regroupements chétifs. Nuançons toutefois en soulignant la réalité des initiatives de décarbonisation de l’énergie de par le monde, à tel point que la Chine et l’Inde réaliseront très probablement les objectifs affichés dans le cadre des engagements nationaux présentés lors de la COP 21 de Paris, bien avant l’échéance retenue. Outre la décarbonisation en cours de la production d’électricité, on peut aussi parier sur le devenir désormais plus sensible du changement climatique pour nous inciter à changer.
Il convient donc d’établir un premier constat : des connaissances scientifiques solidement fondées, enrichies et précisées au fur et à mesure des décennies, relayées par une institution ad hoc, l’IPCC, connaissant un début de confirmation empirique tangible, ne suffisent pas à ébranler suffisamment nos habitudes politiques, et plus largement nos comportements. Pourquoi ? Brièvement, les raisons sont probablement en premier lieu anthropologiques[4]. L’accroissement vertigineux de nos moyens ne semble pas avoir affecté nos dispositions fondamentales. Seul un danger immédiat, accessible à nos sens de façon évidente, paraît en mesure de nous faire réagir. Un danger abstrait, inaccessible à nos sens comme toutes les dégradations environnementales modernes – anéantissement des populations de vertébrés sauvages, des populations d’insectes, accélération du rythme d’érosion de la biodiversité, déplétion de toutes sortes de ressources, accumulation de micropolluants divers, explosion du coût énergétique et environnemental des activités extractives, jusqu’au climat il y a peu encore – nous laisse de marbre, ou presque. Et il n’y a là qu’une partie du piège environnemental. L’autre, complémentaire, est qu’une fois les dégradations devenues visibles et tangibles, et lorsque donc nous consentons à bouger, il est trop tard ! La situation est devenue irréversible. Si nous atteignons les 3° degrés à la fin du siècle, la température moyenne sera de 5° plus élevée qu’à la fin du XIXe à compter du milieu du siècle prochain, et ce pour plusieurs millénaires (Archer, 2010, et IPCC, 2013)[5]. La résorption de notre surcroît de carbone prendra des dizaines de milliers d’années, le rythme de reconstitution de la biodiversité se compte en millions d’années.
Ces raisons anthropologiques éclairent notre mollesse et même notre incurie politique. Sans quoi nous aurions du mal à comprendre la passivité des citoyens face à des menaces vis-à-vis desquelles les crises économiques passées, et même les guerres en ce qu’elles ménagent toujours l’espoir d’une issue, paraîtront moindres. S’ajoutent à cette donne comportementale fondamentale tous les tropismes court-termistes et les biais de nos démocraties : les résultats politiques se jugent au présent, le rythme électoral est resserré, les indicateurs des politiques publiques sont au présent, les élus sont élus pour un mixte d’intérêts à court-terme et d’idéologie, les lobbies sont hyper-présents et puissants, les politiques publiques se conçoivent et sont mises en œuvre en silos, indépendamment les unes des autres ; certains crédos professionnels résistent à toute critique comme ceux des pêcheurs en l’illimitation des ressources halieutiques ou le climato-scepticisme des travailleurs des mines de charbon, etc.[6] ; à quoi s’ajoutent de puissantes idéologies comme la croyance en l’aptitude du marché, associé aux techniques, à tout résoudre (sic !). L’élection et le programme de Donald Trump jouent comme une sorte de symptôme outrancier de l’inaptitude des démocraties représentatives à faire face aux enjeux de long-terme. Les Etats-Unis sont à la fois le pays le plus touché par le changement climatique, en termes de dommages pécuniaires, le plus grand producteur de connaissances en matière de sciences du climat, et en même temps l’Etat qui, au monde, à l’échelon fédéral, a fait du déni climatique, appuyé sur trente ans de dérive républicaine, un dogme, au point de chercher à sortir de l’accord de Paris et de prohiber dans certains administrations l’usage même de l’expression « changement climatique », sans évoquer la destruction des budgets alloués aux sciences de l’environnement et du climat.
Tout se passe ainsi comme si nos connaissances ne parvenaient à percoler au sein du système de la décision publique. Ces dernières sont d’indispensables prothèses sensorielles nous permettant de voir, d’accéder à une réalité et à des dégradations qui échappent à nos sens. Qui perçoit en effet par ses sens le changement de la composition chimique de l’atmosphère, l’anéantissement des populations sauvages ou la dégradation de la microfaune des sols ? Mais manifestement, elles n’exercent pas sur nous le même pouvoir que nos perceptions immédiates.
En tous cas, elles ne réussissent pas à infléchir à une échelle suffisante le cours de nos sociétés. C’est pourquoi il conviendrait d’introduire dans le processus de fabrication de la loi un contrepoids suffisant à la myopie démocratique, en l’espèce d’une institution dédiée au long terme.
QU’EST CE QUE LE LONG-TERME ?
Le long-terme concerne en premier lieu l’évolution des grands paramètres physiques et biologiques du système-Terre, ceux auxquels renvoient au premier chef la notion de limite planétaire (Steffen et al., 2015), avec le climat et le cycle du carbone, l’érosion accélérée des populations sauvages et celle des espèces, l’acidification des océans, les perturbations globales du cycle de l’azote et du phosphore, l’usage des sols, la déplétion de la couche d’ozone, les aérosols atmosphériques, l’usage de l’eau douce et les entités nouvelles introduites dans la biosphère (dont la pollution chimique). Pour chaque domaine, une limite à ne pas franchir est définie, afin de ne pas basculer dans un nouvel état du système, dangereux pour l’humanité. Ces paramètres peuvent aussi renvoyer à l’épuisement de ressources non renouvelables, comme certains métaux. En second lieu, il s’agit d’une échelle temporelle longue : celle des siècles et millénaires. Tel est le cas pour la concentration atmosphérique de carbone et en conséquence l’évolution de la température moyenne : certes, l’une et l’autre vont fortement évoluer dans le cours du siècle, mais pour finir par se stabiliser au long cours. La température que nous atteindrons au cours du prochain siècle se stabilisera pour quelques millénaires ; dans 100 000 ans, il restera encore un legs atmosphérique de nos déversements de carbone, mais sans conséquence. La montée du niveau des mers va se poursuivre durant des millénaires. Le degré d’acidification des océans que nous atteindrons au cours du siècle décidera du sort de la vie marine pour des millénaires également. L’actuel anéantissement des populations de vertébrés sauvages, et peut-être plus largement d’invertébrés, débouchera sur une forte accélération du rythme d’érosion de la biodiversité, et sur une sixième extinction de masse. L’échelle de temps pour la reconstitution de la biodiversité se hisse au million d’années. La razzia à laquelle nous nous sommes employés en termes de ressources minérales et de métaux a d’ores et déjà créé un état de faits qui s’imposera à toutes les civilisations qui nous succéderont. Toutes ces évaluations et prédictions en matière d’évolution d’aspects du système-Terre sont produites par la recherche scientifique internationale et présentent une forte irréversibilité. Elles affecteront nécessairement nos activités économiques futures, nos latitudes d’action et d’adaptation, et plus généralement l’habitabilité de la planète. Et ce sont autant de paramètres dont l’humanité n’a jamais eu à soucier de l’évolution, laquelle va désormais devenir déterminante.
Le long-terme n’est pas la prospective, autrement dit ce que pourrait être la société dans ses différents aspects à quelques décennies de distance, et donc dans un futur proche vis-à-vis du long-terme. On voit encore en quoi la question du long-terme diffère de celle de la dette publique par exemple. La dette est transgénérationnelle mais elle ne relève pas d’une nécessité physique. D’ailleurs, avant l’empire romain, il semble que la pratique de l’annulation régulière des dettes ait été assez largement répandue (Graeber, 2016). Mais on ne ramènera pas la planète à l’état qui était le sien au seuil de la révolution industrielle. Nos techniques nous octroient une certaine latitude, sans préjuger de leurs effets indirects et involontaires, mais elles ne nous permettent pas de faire des miracles. Le système des retraites s’étend par définition à différentes générations, mais il ne relève pas non plus d’une nécessité physique. Le changement des règles peut aussi bousculer la donne.
Remarquons enfin que le long-terme, pris en un sens voisin, renvoyant à des difficultés locales et non à proprement parler globales, a fait son entrée en politique de façon implicite avec le lancement des programmes nucléaires, militaires et civils, et de façon explicite avec les lois encadrant la gestion des déchets de haute activité à vie longue (loi Bataille en France, 1991).
Ce ne sont évidemment pas ces paramètres physiques en eux-mêmes qui constituent l’objet politique du long terme. La question proprement politique du long-terme est celle des conséquences de ces paramètres, des suites de leur connaissance sur nos actuelles décisions. Et ce en vue de cibler des résultats à une échelle de temps plus rapprochée, grosso modo la seconde moitié du siècle, et au-delà pour autant que cela dépende encore de nos actions. Les sciences de l’environnement nous alertent sur le fait qu’un état a concernant certains paramètres conduit très probablement à un état b, éminemment dangereux. Il nous revient alors de chercher à éviter a de délibérer sur les divers moyens de ce faire, et si c’est en quelque sorte trop tard, de délibérer sur ce qu’il convient d’entreprendre face à b. C’est bien ici qu’intervient la question politique.
Que nous disent ces évolutions au long cours sur nos capacités de production alimentaire, sur nos choix et latitudes énergétiques, sur l’habitabilité de certaines parties de la planète, sur les mouvements migratoires et les tensions internationales à venir, et ce souvent en fonction d’autres paramètres comme l’évolution probable de la démographie mondiale, etc. ? Le long terme ne constitue qu’une composante du réel à façonner, que des contraintes avec lesquelles nos libertés collectives peuvent et doivent jouer, mais les ignorer serait absurde et plus encore dangereux. Rappelons qu’il n’a jamais existé de libertés sans contraintes. Louis XI ne pouvait pas plus supprimer d’un trait de plume la noblesse ou le clergé que nous ne pouvons changer instantanément l’état de l’atmosphère.
Il conviendrait, au bas mot, d’identifier celles de nos actions qui ne peuvent que contribuer à aggraver ces tendances au long cours (par exemple le recours massif aux énergies carbonées), celles qui vont devenir dangereuses ou incompatibles avec elles (par exemple l’agriculture industrielle intensive), les actions d’adaptation qu’il conviendra d’avoir hautement développées d’ici à deux ou trois décennies pour faire face à ces tendances au long cours (par exemple en matière d’aménagement du territoire et tout particulièrement côtier).
C’est par exemple en agissant dès maintenant, en modifiant les normes actuelles de construction, les règles de l’urbanisme, en commençant un vaste mouvement de végétalisation des villes, etc. que l’on peut se préparer aux vagues de chaleur qui vont aller crescendo. L’agriculture industrielle et intensive est fort peu résiliente au changement climatique et c’est donc dès maintenant qu’il convient d’organiser l’évolution massive de l’agriculture vers l’agroécologie, en matière de formation, de financement, de réglementation, etc. En termes de foresterie, la futaie jardinée a fait ses preuves mais il faudra des décennies pour sortir des cultures monospécifiques tout aussi peu résilientes que les agrosystèmes industriels, et largement plus d’un siècle pour ménager les conditions favorables à des forêts plus résilientes. Le changement climatique ne laisse aucune chance à des politiques visant purement et simplement à juguler les migrations.
Imaginons que nous ayons réussi depuis quelques décennies à prendre réellement en considération nos connaissances quant au long terme. Elles nous auraient conduit à développer beaucoup plus tôt, et de façon massive, les énergies renouvelables. Ayant été développées plus tôt, leur compétitivité aurait aujourd’hui éclipsé les technologies sales et concurrentes. Nous ne nous serions sans doute pas enfermés à ce point dans le nucléaire dont la sécurité et les déchets constituent un défi pour le long terme. De plus, ces mêmes connaissances nous auraient poussés à adapter progressivement nos villes, par leur végétalisation, à des vagues de chaleur qui ne feront qu’augmenter. L’aménagement du territoire aurait été systématiquement (et non dans quelques écoquartiers) orienté pour lutter contre l’étalement urbain, privilégier l’architecture bioclimatique, les toits auraient été orientés vers le Sud, aptes à recevoir aujourd’hui des panneaux solaires. Nous aurions été beaucoup plus attentifs aux distances entre les lieux de vie et les lieux de travail, afin de réduire notre besoin de transport et de mobilité. Une réorientation anticipée vers l’agroécologie nous aurait évité les impasses de l’agriculture industrielle sur notre santé, la qualité de notre alimentation et sur la destruction des sols ou la pollution de l’eau. Les grands projets inutiles et nuisibles, de type Notre-Dame-des-Landes, auraient pu être débattus à temps et des alternatives auraient pu être mises en place. De même des traités comme le CETA, prenant nullement en compte les enjeux climatiques, auraient pu dès leur conception favoriser la transition écologique.
Une introduction de la conscience des enjeux de long-terme au cœur du processus de décision nous aurait également incités à une plus grande cohérence en termes de politiques publiques et permis d’éviter des dépenses aujourd’hui lourdes de conséquences pour les finances publiques et les ménages.
Une simple refonte du CESE, telle qu’elle a été envisagée par le président de la République, ne saurait en faire une chambre du futur, et encore moins une institution dédiée au long-terme, ayant la moindre chance d’infléchir le court-termisme de l’actuelle fabrique de la loi. Seule une institution originale, spécifiquement liée au long-terme, établissant un lien entre les connaissances scientifiques d’un côté, et l’inventivité citoyenne, les expériences de modes de vie innovant en cours sur les territoires de l’autre, nous permettrait de nous approcher, en dépit de nos pesanteurs et tropismes divers, d’un gouvernement du long-terme. J’ai ailleurs essayé avec d’autres d’esquisser le profil, la composition et les fonctions d’une pareille institution. Je renvoie ici le lecteur à notre livre (Bourg et al., 2017).
Dominique Bourg, professeur, Université de Lausanne
BIBLIOGRAPHIE
Archer David. 2010. The Long Thaw: How Humans Are Changing the Next 100,000 Years of Earth’s Climate, Princeton : University Press
Aykut Stephan et Dahan Amy. 2014. Gouverner le climat ? Vingt ans de négociations internationales. Paris : Presses de Sciences-Po
Bador M. et al.2017. « Future summer mega-heatwave and record-breaking temperatures in a warmer France climate », Environ. Res. Lett. 12, 074025. URL: https://doi.org/10.1088/1748-9326/aa751c
Bourg Dominique, Augagneur Floran, Blondiaux Loïc, Cohendet Marie-Anne, Fourniau Jean-Michel, François Bastien et Michel Prieur. 2017. Inventer la démocratie du XXIe siècle. L’ Assemblée citoyenne du futur. Paris : Les Liens qui libèrent
Eun-Soon Im et al.. 2017.« Deadly heat waves projected in the densely populated agricultural regions of South Asia ». ScienceAdvances. 3 (8). DOI: 10.1126/sciadv.1603322
Graeber David. 2013. Dette : 5 000 ans d’histoire. Paris : Les Liens qui libèrent.
Hansen James et al. 2016. « Ice melt, sea level rise and superstorms: evidence from paleoclimate data, climate modeling, and modern observations that 2 °C global warming could be dangerous ». Atmos. Chem. Phys.. 16 (6): 3761–3812. URL: www.atmos-chem-phys.net/16/3761/2016/
Jouzel Jean et al, 1987. « Vostok ice core: a continuous isotope temperature record over the last climatic cycle (160,000 years) ». Nature. 329 : 403-408
Pal Jeremy S. et al.. 2015.« Future temperature in southwest Asia projected to exceed a threshold for human adaptability ». Nature Climate Change. 6 : 197-200
Raftery Adrian E & al.2017. « Less than 2 _C warming by 2100 unlikely », Nature Climate Change. Mac Millan Publishers. Spring. DOI : 10.1038/NCLIMATE3352
Rosanvallon Pierre. 2014. « Le souci du long terme ». In Bourg Dominique et Fragnière Augustin (dir.), La Pensée écologique : une anthologie. Paris : Puf, 835-844
Steffen Will et al. 2015. « Planetary boundaries: Guiding human development on a changing planet ». Science. 347 (6223). DOI : 10.1126/science.1259855.
NOTES
[1] Par exemple D. Deryng et al., « Global crop yield response to extreme heat stress under multiple climate change futures », Environ. Res. Lett. 9 (2014) 034011 (13pp), DOI : 10.1088/1748-9326/9/3/034011, ou S. Asseng et al., « Rising temperatures reduce global wheat production », Nature Climate Change, published online 22 december 2014, DOI : 10.1038/NCLIMATE2470
[2] On relève néanmoins un renforcement et un élargissement du droit de recours, ce qui n’est pas négligeable.
[3] Je reprends faute de mieux le mot de “gouvernance”, qui signifie en effet le dépassement du gouvernement au sens traditionnel, purement top down, au profit d’un mode de prise de décision plus horizontal, intégrant le dialogue avec les parties prenantes.
[4] De manière générale, voir G. Marshall, Don’t Even Think About It: Why Our Brains Are Wired to Ignore Climate Change, Bloomsbury, 2014.
[5] Le GIEC est cependant plus prudent : voir http://www.climatechange2013.org/images/report/WG1AR5_Chapter12_FINAL.pdf, p. 1106-1107.
[6] Pour une approche décomplexée de nombreux résultats électoraux, voir Ch. H Achen & L. M. Bartels. 2016. Democracy for Realists. Why Elections Do Not Produce Responsive Government, Princeton University Press,
POUR CITER CET ARTICLE
Bourg Dominique. 2017. « Gouverner le long terme ». lapenseeecologique.com. Points de vue. 1 (1). URL: https://lapenseeecologique.com/gouverner-le-long-terme/