Par Jean-Philippe Leresche
GOUVERNANCE DES SCIENCES
Dans les sciences sociales, la question de la gouvernance des sciences est étroitement associée à celles de l’État, de la démocratie et de l’expertise. Tout autant que dans les débats théoriques et empiriques sur l’affaiblissement de l’autonomie de l’État, la question de l’autonomie des sciences a fait l’objet de nombreuses réflexions au cours des trente ou quarante dernières années. La perspective « mertonienne » des sciences avait construit la science comme un univers indépendant du monde social, garant de la « vérité » et d’un progrès économique et social continu et bienfaiteur. Cette vision à la fois idéalisée, « civilisationnelle » et quasi autarcique de la science contraste avec des produits scientifiques moins idylliques (par exemple la bombe atomique) qui ont fortement déstabilisé la science en tant qu’institution d’orientation de la société (avec l’Etat et la religion). Par la suite, certaines critiques de la science ont également incorporé le modèle de développement économique « productiviste » des sociétés occidentales que la science servirait.
Dès le début des années 1970 en Europe, les revendications de mouvements sociaux tels que les anti-nucléaires expriment une prise de conscience progressive des risques technologiques et des « dégâts du progrès » (selon la formule de l’époque du syndicat français CFDT). Divers courants de pensée politique (en particulier autogestionnaires) ont nourri ces mobilisations « d’en bas » (luttes de quartier, anti-impérialistes ou féministes). De façon plus institutionnalisée et « top down », au début des années 1990 avec la Conférence de Rio (Principe 10) puis, en 1998, avec la Convention d’Aarhus, la question de la participation a été placée à l’agenda politique comme un instrument de gouvernance au service « de stratégies de développement durable fondées sur les meilleures connaissances disponibles ». A partir de là, d’un point de vue normatif, la gouvernance est devenue un principe d’action du développement durable. Ces démarches d’ « en haut » provenant de courants souvent appelés « modernisateurs » ont insisté sur le rôle des citoyens et de la société civile en général dans les choix et les décisions en matières environnementale et technoscientifique.
D’une autonomie quasi absolue des sciences (thèse de la « république de la science »), on est alors passé à des visions d’interdépendance assez fortes entre sciences et société, science et politique ainsi qu’entre science et économie. Les travaux de Latour, qui abordent les sciences comme une activité sociale parmi d’autres, ont joué un grand rôle dans l’apparition d’un nouveau paradigme de relations sciences-société plus démocratiques. Il en est même qui, comme Callon et d’autres, ont identifié des démarches de « co-production des savoirs » à travers l’émergence d’une « démocratie technique » qui pourrait être assimilée à une gouvernance intégrée des sciences.
La littérature scientifique a mis en évidence l’existence d’une multitude de procédures participatives aux modalités et résultats divers (conférences de consensus, jury de citoyens, budgets participatifs, etc.). Selon la formule de Callon, ces procédures peuvent devenir autant de « forums hybrides » lorsque, au travers de controverses socio-techniques, elles font dialoguer et interagir différents types d’acteurs ou d’experts aux savoirs hétérogènes. La conception d’une gouvernance des sciences par la participation citoyenne (avec la figure du « citoyen expert » ou « contre-expert ») a toutefois été discutée. D. Pestre juge ainsi que les régulations des sciences par le marché, les administrations ou le droit peuvent être au moins aussi fortes (sinon davantage) que celles par les citoyens, ces derniers pouvant être parfois réduits à jouer les utilités dans des instances ou des processus marginaux et/ou éphémères.
Face aux perspectives de l’ « économie de la connaissance », qui considère les savoirs comme un facteur de production comme un autre (cf. par exemple les objectifs de la Stratégie de Lisbonne formulés en 2000 par l’Union européenne), la question des finalités de la gouvernance participative des sciences se pose avec acuité : s’agit-il simplement de légitimer des décisions déjà prises dans des cercles experts restreints ou de faire réellement accepter des choix collectifs contraignants à travers la délibération pour échapper à des dérives autoritaires ? Tout se passe en effet comme si l’information ou la consultation ne suffisaient plus puisqu’elles n’ont généralement pas de lien avec les décisions prises. Or, comme les travaux, entre autres, du réseau européen CIPAST l’ont montré, il n’y a de participation véritable que lorsque les personnes concernées par une décision y sont effectivement associées. Si l’on prend au sérieux l’argument selon lequel les forces du marché et du droit sont souvent plus fortes que les technologies participatives pour réguler divers domaines d’action publique, il faut alors s’interroger sur la pertinence d’une gouvernance des sciences « molles » par rapport à la possibilité réelle de contrôler ou d’orienter les activités scientifiques dans le sens d’une réflexion pro-active et prospective sur la durabilité en général (cf. l’histoire contrastée du technology assessment aux États-Unis et en Europe).
La présence simplement formelle de « parties concernées » (stakeholders) dans des dispositifs participatifs renverrait à deux des critiques adressées traditionnellement à la démocratie représentative : le fait que celle-ci privilégierait les logiques majoritaires (aux dépens des minorités) plutôt qu’argumentatives et qu’elle renforcerait l’autonomie des gouvernants par rapport aux gouvernés. La critique « élitiste » de la démocratie représentative qui dénonce une « auto-sélection » des personnes réputées compétentes et légitimes n’en sortirait que renforcée. Dès lors, démocratiser la gouvernance des sciences (une « science participative ») ne passerait pas par une seule modalité mais par une articulation de divers registres démocratiques (participatifs, délibératifs, directs et représentatifs) qui ne s’excluraient pas les uns les autres mais se compléteraient selon les contextes, les échelles, les objets et/ou les temporalités (https://ecsa.citizen-science.net/sites/default/files/ecsa_ten_principles_of_cs_french2.docx.pdf). Ainsi, toujours révocables par l’élection, les élus seraient-ils amenés à se positionner clairement par rapport aux arguments développés dans diverses arènes participatives. Les savoirs mobilisés dans chacune d’entre elles ne sont en effet pas nécessairement les mêmes : par exemple, la participation à l’échelle locale/urbaine peut mobiliser des savoirs d’usages liés au statut d’habitant ou de riverain alors que le cadre national ou européen peut apparaître plus approprié pour débattre d’objets scientifiques ou technologiques plus généraux. Dans le débat public, opposer expertises scientifique et citoyenne ne fait donc pas sens en général bien que leur poids respectif dépende des contextes. Instrumentalisé ou mal utilisé, le débat public peut également susciter frustrations et rejet. Ni idéaliste, ni cynique, une gouvernance des sciences bien comprise s’apparenterait à un renforcement du rôle des citoyens en général dans le débat public sur les priorités scientifiques ou environnementales, sans toutefois renvoyer dos à dos expertise scientifique et contre-expertise citoyenne qui peuvent être sources de dynamiques collectives débouchant sur la définition d’un bien commun consenti.
Mais, à l’instar des élus, les citoyens ne sont pas tous préparés à participer à des décisions dans des domaines scientifiques et/ou techniques complexes, évolutifs et incertains (cf. par exemple le programme controversé de convergence des technologies nano-bio-info-cognitives (NBIC)). Ils ont tous besoin d’expertises scientifiques, même contradictoires, non pas comme « vérité ultime » mais comme produit accessible de savoirs structurés par des méthodes rigoureuses. Autrement dit, la tension entre l’expertise scientifique et le débat public peut se résoudre dans un dialogue collectivement informé. Contrairement à l’une des critiques adressées à la démocratie participative, reconnaître le besoin conjoint de l’expertise scientifique et du débat public au sens large n’est pas affaiblir l’élu ou la démocratie représentative. C’est simplement réaffirmer les complémentarités des savoirs (politiques, profanes, scientifiques, etc.) et des types de légitimité (élective ou non). Pour faire face aux défis environnementaux et climatiques du présent/futur et pour contrer toute dérive des technosciences, l’enjeu porte sur les possibilités de réinjecter du politique dans la gouvernance des sciences, c’est-à-dire interroger des voies et moyens pour redonner à la politique un pouvoir d’orientation de la société, tout en reconnaissant la diversité légitime des points de vue dans le débat public. Les principales interrogations pour le futur de la gouvernance des sciences portent ainsi sur les capacités et ressources (cognitives, politiques, etc.) à mobiliser pour développer une véritable conception relationnelle des sciences en société et en politique. Certaines questions portent également sur les capacités à conserver une recherche publique forte capable de dialoguer avec la recherche privée dans le but de répondre aux problèmes environnementaux et climatiques dans toutes les régions du monde et sur les capacités à partager les savoirs (autant pour réduire un knowledge divideentre le nord et le sud qu’une privatisation rampante des savoirs qui le renforcerait). Un autre écueil réside dans l’asynchronie entre la négociation d’un consensus à court terme à travers des mécanismes de gouvernance et l’inscription dans le long terme des exigences écologiques.
En résumé, à l’avenir plus encore qu’aujourd’hui, dans une société pouvant produire le risque social, scientifique et technologique de sa propre fin, la question portera sur qui définira les priorités et les savoirs scientifiques légitimes susceptibles de contribuer au « sauvetage » de cette société, qui les financera, qui les fabriquera et dans quels buts ? Jusqu’où la société, l’économie et la politique accepteront-elles les choix formulés, y compris dans leurs objectifs parfois contradictoires, par les institutions scientifiques publiques au nom de la liberté de la recherche ? Et jusqu’où les scientifiques accepteront-ils d’écouter les demandes des différentes composantes de la société dans l’expression de leurs préférences et besoins, parfois opposés, en matière de recherche ? Enfin, comment juger de la qualité des décisions prises en matières environnementales et scientifiques dans les dispositifs participatifs ? La durabilité des sciences et des technologies ainsi que l’évaluation de leurs « performances » dépendront des réponses apportées à ces questions. Ces réponses indiqueront aussi dans quelle mesure la démocratisation des choix scientifiques et technologiques est conciliable avec la liberté académique.
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Jean-Philippe Leresche, Professeur ordinaire, Observatoire science, politique et société, Faculté des sciences sociales et politiques, Université de Lausanne.