Par Frédérique Zahnd *
Un Roi sans divertissement est un roman énigmatique : prouesse technique écrite en quelques semaines en 1947, il annonce le goût pour la forme du nouveau roman ; mais il reflète aussi une perplexité quant à la nature humaine, qui fait pendant à La Nausée de 1937, à L’Étranger, de 1942. Il exprime un désarroi, pour ne pas dire un désespoir, devant un monde qui a perdu toute boussole. Désarroi largement partagé à l’après-guerre – et pour ceux qui ont déjà fait Verdun, comme Giono, on peut parler d’un après-deux-guerres. Ce roman historique, prétendue « chronique » de 1843, fantaisiste et haut en couleurs, parle en réalité de la fascination pour le sang, le meurtre et les émotions fortes, comme de l’ultime divertissement d’un esprit confronté au non-sens de l’existence.
Ce roman crypté n’exprimant apparemment que dégoût pour les profondeurs de l’homme, qu’a-t-il donc de commun avec nous qui en 2021 sommes occupés à faire face au risque d’effondrement de la civilisation thermo-industrielle, en explorant les voies de la permaculture ou de la sylvothérapie ? Pour saisir l’actualité d’Un Roi, et des romans tardifs de Giono (Les Âmes fortes et le cycle du Hussard), il faut se rendre compte qu’entre les deux guerres Giono a cru à l’imminence d’une révolution paysanne, et qu’il a en même temps mené une campagne pacifiste ardente et finalement désespérée. Il faut donc revenir aux textes des années 30. Alors on prend la mesure d’un auteur à contre-courant de sa génération, tout enragée de progrès, qu’il soit scientifique, technique ou politique. On s’aperçoit que la première partie de l’œuvre est peuplée de personnages qui communiquent mystérieusement avec une nature sensible, consciente et agissante, conception littéralement visionnaire en 1930. Le désespoir joyeux d’Un Roi, cette « joie pessimiste » de la deuxième partie de son œuvre, est en effet entée sur cette extraordinaire réceptivité face aux éléments naturels. Quelles expériences permettent à Giono d’envisager la nature comme une force dotée de sensibilité et de conscience ? Comment Giono lui-même l’a-t-il pensée ? Comment a été possible l’audacieuse affirmation de cette intuition ? D’où vient le succès – hautement improbable dans les années 30 -, de sa vision du monde ? Il est en effet étonnant que Giono ait réussi à faire entendre alors un message qui résonne bien mieux avec notre prise de conscience écologique du XXIe siècle qu’avec le machinisme du XXe. C’est aujourd’hui qu’on commence à réaliser que nous sommes entourés d’autres vivants dont nous ne sommes ni maîtres, ni possesseurs. Parions donc qu’à son époque, son succès fut en partie fondé sur un malentendu.
Montrons tout d’abord que Giono n’est pas un doux peintre à qui la Provence inspire des métaphores sensuelles, mais un visionnaire effrayé par une révélation irrecevable. Giono devient célèbre d’un coup en 1929, par la grâce de son premier roman. Or, lire ce roman en 2021, c’est lire notre contemporain – celui de David Abram, de Philippe Descola, de Starhawk ou de Baptiste Morizot. Dans Colline, un vieillard agonise dans un village de Haute Provence :
«- Père Janet, qu’est-ce que vous faites ?
L’autre est raide comme un saint de bois. Il amène la bille de ses prunelles au coin de son œil.
– Les serpents, dit-il, les serpents.
-Quels serpents ?
-Les serpents je te dis. Ceux de mes doigts. J’ai des serpents dans les doigts. Je sens les écailles passer dans ma viande.
Son petit rire craque comme une pomme de pin qu’on écrase.
– Je les guette. Quand leur tête est au ras de l’ongle, je la serre, je la tire, toute la bête sort, alors je la jette par terre. Pendant ce temps, l’autre monte dedans le doigt ; je la tire, et je la jette aussi. C’est un long travail, mais quand ma main sera vide, j’aurai plus de mal. »
Réaction de l’entourage :
« Père Janet, vous déparlez. […] Vous avez la tête malade. Ya pas de serpent dans votre main. Là, par terre, ya rien. Si y avait des serpents, je les verrais.»
Mais le vieux continue le geste de s’arracher les serpents des doigts pour les jeter sur la descente de lit :
« – Je déparle ? Qu’est-ce que tu es, toi, pour dire que je déparle ?
Janet s’adresse à l’ombre impersonnellement, sans se soucier de Gondran anxieux qui le regarde et qui boit ses étranges paroles.
« Tu t’imagines de tout voir, toi, avec tes pauvres yeux ? Tu vois le vent, toi qui es fort ?
« Tu es seulement pas capable de regarder un arbre et de voir autre chose qu’un arbre.
« Tu crois, toi, que les arbres c’est tout droit planté dans la terre, avec des feuilles, et que ça reste là, comme ça. Ah, pauvre de moi, si c’était ça, ce serait facile.
« Tu vois rien là sous la chaise ?
« Rien que l’air ?
« Tu crois que c’est vide, l’air ?
« Alors comme ça, tu crois que l’air c’est tout vide ?
« Alors, là y a une maison, là un arbre, là une colline, et autour, tu t’imagines que c’est tout vide ? Tu crois que la maison c’est la maison et pas plus ? La colline, une colline et pas plus ?
« Je te croyais pas si couillon. » »
Des couillons : n’est-ce pas ainsi que les peuples premiers considèrent les « petits frères » que nous sommes ? De dangereux couillons qui ne voyons rien dans notre environnement naturel. Janet a une mystérieuse connaissance des forces de la nature :
« Alors tu crois que l’air, c’est vide ?
« Si tu les avais dans les doigts comme moi, tu le saurais.
« Si tu avais rencontré ce qu’il y a dans l’air, face à face, tout d’un coup, au coin du chemin, un soir, tu les verrais comme moi.
« La colline ; tu t’en apercevras un jour, de la colline.
« Pour l’heure elle est couchée comme un bœuf dans les herbes et seul le dos paraît ; les fourmis montent dans les poils et courent par-ci, par là.
« Pour l’heure elle est couchée, si jamais elle se lève alors tu me diras si je déparle…
« Vé, vé, çui-là. Oh le beau aux yeux de pomme. Oh çui-là, il a des yeux comme un homme. Comme il tire sur la viande. Aïe…. »[1]
Plein d’aigreur, le vieux Janet ne veut pas partir sans faire le malheur de ceux qui restent. Et en effet, à mesure que Janet « déparle » sur son lit d’agonie, la source tarit, une enfant tombe gravement malade, une vérité dérangeante salit l’honneur du chef du village. A force, la conscience des villageois travaille. Gondran par exemple, entretient son verger :
« En cherchant sa bêche, il rencontre le visage de la terre. Pourquoi, aujourd’hui, cette inquiétude qui est en lui ?
L’herbe tressaille. Sous le groussan jaune tremble le corps musculeux d’un lézard surpris qui fait tête au bruit de la bêche.
-Ah, l’enfant de pute. » […]
Un éclair, la bêche s’abat.
Il s’acharne, à coups de talon, sur les tronçons qui se tordent.
Maintenant ce n’est plus qu’une poignée de boue qui frémit. Là, le sang plus épais rougit la terre. C’était la tête aux yeux d’or ; la languette, comme une petite feuille rose, tremble encore dans la douleur inconsciente des nerfs écrasés. Une patte aux petits doigts emboulés se crispe dans la terre. » Puis ses pensées cheminent : « Sans savoir pourquoi, Gondran est mal à l’aise. […] Pour la première fois, il pense, tout en bêchant, que sous ces écorces monte un sang pareil à son sang à lui ; qu’une énergie farouche tord ses branches et lance ces jets d’herbe dans le ciel.
Il pense aussi à Janet. Pourquoi ?
Il pense à Janet, et il cligne de l’œil vers le petit tas de terre brune qui palpite sur le lézard écrasé.
Du sang, des nerfs, de la souffrance.
Il a fait souffrir de la chair rouge, de la chair pareille à la sienne.
Ainsi, tout autour de lui, sur cette terre, tous ses gestes font souffrir ?
Il est donc installé dans la souffrance des plantes et des bêtes ?
Il ne peut donc pas couper un arbre sans tuer ?
Il tue, quand il coupe un arbre.
Il tue, quand il fauche…
Alors comme ça, il tue tout le temps ? Il vit comme une grosse barrique qui roule, en écrasant tout autour de lui ?
C’est donc tout vivant ?
Janet l’a compris avant lui.
Tout : bêtes, plantes, et, qui sait ? peut-être les pierres aussi.
Alors il ne peut plus lever le doigt sans faire couler des ruisseaux de douleur ? »[2]
Cette honte est la nôtre. Elle rejoint notre conscience la plus contemporaine. De la Wicca anglo-saxonne au véganisme, en passant par Vinciane Despret ou Baptiste Morizot, beaucoup de mouvements et de penseurs aujourd’hui défendent l’idée avancée par David Abram : « Le pays sait. Si vous lui faites de mauvaises choses, tout le pays sait. Il sent ce qui lui arrive. » [3] Dans la suite du roman, un incendie qui dure toute la nuit dans la montagne menace de détruire le village. Pris de terreur, les villageois décident d’en finir. Or, au moment où ils vont l’assassiner, Janet s’éteint. Et tout rentre dans l’ordre : la vie ordinaire des paysans, l’exploitation des ressources naturelles, la culture, la chasse, reprennent leur cours.
Colline n’est pas une lecture anodine. On en ressort presque aussi troublé que du récit d’ethnologie de Jeanne Favret-Saada sur la sorcellerie dans le bocage normand.[4] Le roman ressortit au registre fantastique, avec sa fameuse hésitation entre explication rationnelle et explication surnaturelle. Le texte ne permet pas de trancher de manière décisive, mais la mise en scène de la peur, toute la modalisation du texte induit l’idée d’une intervention de forces surnaturelles – qui sont celles de la nature. Janet y apparaît comme un sorcier de première force – un sorcier pour le mal des hommes, mais un justicier pour la nature.

Colline est le plus célèbre des romans de Giono. On connaît moins la présence obsédante du personnage du sorcier ou de ses doubles, dans les textes de cette période. Dans Présentation de Pan, dès 1930, Giono raconte l’expérience qu’il donne pour l’origine de Colline : « J’ai veillé sur l’agonie du vrai Janet. Cette bouche qui déparlait, elle est là maintenant pleine d’ombre ». Pendant cette veillée mortuaire, l’auteur se remémore « la voix qui, ces derniers jours, coulait sans arrêt comme le flux neuf d’une grande source. […] Toute la colline est venue autour de ce lit avec ses bêtes, avec ses arbres. Il y avait des fois où il semblait qu’on pataugeait dans les feuillages. Il y avait des fois où ça sentait le suint et la langue baveuse, et Janet disait :
-Fais sortir cette chèvre.
Et il n’y avait pas de chèvre mais seulement cette odeur de bête. »
Le vieux convoque les réalités naturelles à sa guise, elles lui obéissent. Il trouble la conception ordinaire de la réalité ; l’auteur se demande à quoi il a assisté : « Je n’ai pu ni réfléchir, ni départir d’un côté la réalité des jours, de l’autre la fumée du rêve, et tout s’est mêlé et tout s’est joint comme la pierre et le ciment, car j’avais soif et je buvais à la source nouvellement ouverte. »[5]. Le dispositif autobiographique constitue un puissant effet de réel, pour ce texte, et par contagion, pour Colline. Le fantastique, ici encore, produit son effet.
À ces deux occurrences, il faut ajouter la nouvelle Prélude de Pan, publiée en 1932, extrapolation radicale du scénario de Colline, qui donne cette fois franchement dans le merveilleux. Giono évoque un groupe de bûcherons de retour de la forêt. Pour domestiquer une tourterelle, l’un d’eux n’a rien trouvé de plus commode que de lui casser l’aile. L’oiseau traîne sa douleur de table en table dans un café, amusant les clients. Un étranger silencieux, auprès de qui l’animal prend refuge, déclenche un formidable orage, puis l’invasion du village par la faune domestique et sauvage, troupeaux, serpents, cerfs, lièvres et sangliers… Une sarabande frénétique entraîne tous les habitants dans une danse de possédés – une bacchanale vengeresse où ils s’accouplent avec les animaux. « Mais on ne connut tout notre malheur que plus tard » conclut le narrateur, lorsque des naissances monstrueuses, chimériques, horrifièrent pour longtemps la sage-femme du village[6].

A chaque fois, le personnage central est relié à la nature, à la manière de ce que nous appelons aujourd’hui un chaman. La définition classique du chaman, est celui qui dans son groupe ou sa tribu est l’intermédiaire ou l’intercesseur entre les humains et les esprits de la nature.[7] Cette définition traditionnelle est le fait de premiers ethnologues, influencés par un christianisme dualiste, qui concevait le corps et l’esprit (ou le corps et l’âme) comme deux entités séparées. À l’époque, à cause de ce cadre de pensée, cette dichotomie a été appliquée automatiquement aux éléments naturels. Mais si l’on récuse ce dualisme,[8] si l’on refuse de séparer le corps de l’esprit, alors le chaman est seulement un intermédiaire entre les hommes et les autres êtres. C’est ainsi que le définit le philosophe David Abram : « on pourrait dire que c’est ce qui définit aujourd’hui un chamane : l’aptitude à se glisser aisément hors des frontières perceptuelles qui délimitent sa culture particulière – frontières renforcées par les coutumes sociales, les tabous et, le plus important, par le langage commun, – afin d’entrer en contact avec d’autres puissances alentour, et d’apprendre à ce contact. Sa magie est précisément cette réceptivité accrue, vive aux sollicitations signifiantes – chants, cris, gestes – qui proviennent d’un champ plus vaste, plus qu’humain. » Le philosophe ajoute : « les puissances et les entités profondément mystérieuses avec lesquelles les chamans entrent en rapport ne sont autres que ces mêmes forces – ces mêmes plantes, animaux, forêts et vents – qui pour un Européen instruit, « civilisé », se réduisent à un décor, à une plaisante toile de fond pour nos tellement plus urgentes préoccupations humaines. »[9] Pourtant, poursuit le philosophe, « ces Autres nous livrent des secrets ou sont détenteurs d’une intelligence dont nous avons nous-mêmes souvent besoin. Ce sont ces autres qui peuvent nous aviser de changements de conditions climatiques inattendus, ou nous prévenir d’éruptions volcaniques ou de tremblements de terre imminents. » [10] N’est-ce pas là exactement la situation de Janet ? Il est en relation avec tous les êtres, que les humains ignorent. Sensible à leurs manifestations, il ressent leur présence et leur souffrance. Cela lui confère comme à un chaman le pouvoir de communiquer, de prévoir ou d’agir avec ces forces naturelles.

Maintenant, d’où viennent chez Giono toutes ces variantes de la mise en scène du personnage-chaman ? Le conte fantastique, le récit autobiographique, la version stylisée qui verse franchement dans le merveilleux : d’où vient cette obsession ? Comment l’interpréter ? Pierre Citron, biographe et commentateur de Giono, aborde le sujet dans des termes relativement prudents. Pour lui, comme l’a dit Giono lui-même, « Colline est un poème ». Qu’est-ce à dire ? D’abord « le contraire d’un roman rustique réaliste » car l’histoire est intemporelle et l’espace est aussi bouleversé que le temps. Mais nous ne sommes pas non plus in illo tempore, dans un temps mythique. D’innombrables détails nous rattachent au quotidien d’une campagne de 1920. Ce n’est pas non plus une œuvre bucolique d’inspiration virgilienne, puisque le sang coule à plusieurs reprises. Oui, le registre est tragique, et la terreur s’installe, malgré le happy end, d’ailleurs discutable. Bien. Cependant l’ambiguïté du terme poème nous laisse dans l’expectative. De quoi pouvons-nous être sûr, nous qui ne sommes pas des poètes ? Nous qui voulons du clair, du rationnel, de l’historique, du factuel, du vérifiable ? Que raconte au juste Giono ? Est-ce que c’est vrai ? Le jeune Giono a grandi en Provence dans un milieu populaire et paysan : a-t-il assisté à la mise en scène d’un tel pouvoir sur les forces naturelles, assisté à une séance de divination, d’envoutement, connu un jeteur de sort, un chaman provençal, en quelque sorte ? A-t-il écouté de tels récits à la veillée ?
Non, on ne trouve aucune trace de cela dans la biographie de Pierre Citron[11]. Pourtant, de trois choses l’une :
- Soit Giono a fait l’expérience qui fonde le récit de Colline, il a rencontré un sorcier, un chaman. Dans ce cas, pourquoi ne l’a-t-il jamais dit, lui qui était disert ?
- Soit Giono a entendu des récits de sorcellerie, chez les paysans, chez les bergers. De même, pourquoi n’en a-t-il jamais fait état ?
- Giono est un conteur, il invente. Ces contes de bonne femme visent à dénoncer notre exploitation de la nature. Au mieux, ces fantasmes de sorcier-justicier satisfont les « amoureux de la nature », mais le tout est totalement controuvé.
II – Giono lui-même chamane ?
Aucune des trois solutions n’est vraiment satisfaisante. Dans ce cas, est-ce notre question qui n’est pas pertinente ? Au vu du roman et de la biographie, devons-nous chercher du côté du « vrai », du factuel ? Giono lui-même n’est pas doué pour cette rationalité mesurable des dates et des lieux, hautement fantaisistes dans ses romans comme dans sa conversation. Pierre Citron dans un avertissement annonce la difficulté où il est d’établir la biographie de son ami : « un biographe se doit à la vérité. » Or, on ne peut pas se fier aux paroles de Giono, c’est un professionnel de l’affabulation : « Ceux qui ont jusqu’ici écrit sur lui ont tenu compte de ses dires. Chacun, même parmi ses amis, se laissait prendre par le charme presque fascinant qui se dégageait de ses paroles, et a reproduit ses indications. Il en donnait bien souvent de fausses, non pour tromper, mais parce que sa nature était de créer une autre vérité – ou plusieurs autres, car ses inventions au cours des ans ou des semaines, et même au cours d’une conversation, voire à l’intérieur d’une même phrase, étaient contradictoires. » [12] Au lieu de nous acharner sur la vérité factuelle, nous devrions changer de référentiel. L’enquête de Pierre Citron n’est pas à mettre en cause : Giono n’a pas rencontré de sorcier. Et pour cause : le sorcier, c’est lui.

Penchons-nous sur l’autobiographie qu’il a écrite alors qu’il n’avait que 37 ans, Jean-le-Bleu. On y lit une hyper-sensibilité qui fait de Giono dès l’enfance, un voyant. Le petit garçon avait des émotions vives, presque des visions, par le biais de sensations particulièrement intenses. A travers la musique, les rencontres, les paysages, l’odeur des femmes, la contemplation de taches de moisissure sur le mur du grenier[13], à travers la maladie, il était transporté et devenait « l’instrument de toutes les forces cachées »[14], il voyait. Comment ? Par le canal des sens, car le surnaturel est le naturel : « L’ange ! J’avais treize ans. Je sentais que j’avais un ange, moi aussi, comme tous, comme le serpent. […] Je sentais que cet ange était à ce moment-là assis dans ma tête, entre mes deux oreilles, qu’il était là, vivant, et que toutes mes joies venaient de ces deux seules choses : qu’il était là et vivant. Je sentais qu’il était fait de ce pouvoir d’avoir peur, du pouvoir de la colère, de la curiosité, du pouvoir de la joie, du pouvoir des larmes, de la possibilité d’être dans le monde, et traversé par le souffle du monde, comme une goutte d’eau suspendue en un rai de soleil flambe d’être traversée.
L’ange !
Il est l’enfant de notre chair. Il est fait des mains de Dieu ; oui, des nôtres. Toutes ces petites mains aiguës de nos yeux, et de nos oreilles, toutes ces petites mains à peau fine avec lesquelles notre sang touche le monde comme un enfant touche une orange, ces petites mains embrasées de nos lèvres, la main noire de notre rate, la main violette de notre foie, la large main de nos poumons, la main musicienne de notre cœur, la gâcheuse de mortier qui travaille dans notre ventre et la faiseuse d’ailes qui bat doucement comme un poisson entre nos cuisses ou y palpite comme une petite grenouille chaude : les voilà les mains.
Et l’ange est là, doucement assis au sommet de notre cou, entre nos deux oreilles. »[15]
Comment mieux traduire les aptitudes chamaniques décrites plus haut par Abram ? L’enfant est chamane. Placé à l’école libre par sa mère, il doit réciter les hommages à la Vierge mais son père est anticlérical : « On n’avait pas eu besoin de me recommander le silence à la maison et de n’en rien dire à mon père. Il me suffisait d’être à proximité d’un mystère pour qu’aussitôt je devienne l’enfant-silence lui-même. Tout ce qui touchait les au-delà de l’air, je m’en sentais intimement amoureux comme d’une patrie, comme d’un pays jadis habité et bien aimé dont j’étais exilé, mais vivant encore tout entier en moi avec ses lacis de chemins, ses grands fleuves étendus à plat sur la terre comme des arbres aux longs rameaux et le moutonnement houleux d’écumantes collines où je connaissais tous les sillages. J’avais la conscience d’être en ce savoir beaucoup plus fort que les grandes personnes et je connaissais tels jeux de l’ombre devant lesquels Antonine et les deux Louisa auraient fui et que j’avais considéré de plain-pied avec seulement une petite pointe de glace au pointu de mes fesses. Il m’en était venu une sorte d’orgueil surhumain. Si Jésus, la Vierge et même Dieu le Père m’étaient apparus, s’ils avaient fait de moi leur compagnon sur la terre, je n’aurais pas crié comme Jeanne d’Arc ou comme Bernadette, le monde continuera à n’en rien savoir, ça m’aurait paru tout naturel. »[16]

Le surnaturel est tout naturel. Grâce aux portes des sens, Jean voyage aussi dans le temps : « Dès qu’on connaît les pertuis intérieurs de l’air, on peut s’éloigner à son gré de son temps et de ses soucis. Il ne reste plus qu’à choisir les sons, les couleurs, les odeurs qui aident au départ ; les sons, les couleurs, les odeurs, qui donnent à l’air le perméable, la transparence nécessaire qui font dilater les pores du temps et on entre dans le temps comme une huile. »[17] En même temps une empathie extraordinaire le rendait perméable à ce que vivaient et ressentaient les autres êtres autour de lui. Oui, Giono se connaît sensible aux « Autres » dont parle Abram, à tout ce que touchent ses mains y compris les mains de la pensée. Mais il y a plus : il sait qu’il a bénéficié de conditions exceptionnelles pour préserver cette hyperesthésie :
« Je sais que je suis un sensuel.
Si j’ai tant d’amour pour la mémoire de mon père, si je ne peux me séparer de son image, si le temps ne peut pas trancher, c’est qu’aux expériences de chaque jour je comprends ce qu’il a fait pour moi. Il a connu le premier ma sensualité. Il a vu, lui, le premier, cette sensualité qui me faisait toucher un mur et imaginer le grain de pores d’une peau. Cette sensualité qui m’empêchait d’apprendre la musique, donnant un plus haut prix à l’ivresse d’entendre qu’à la joie de se sentir habile, cette sensualité qui faisait de moi une goutte d’eau traversée de soleil, traversée des formes et des couleurs du monde, portant en vérité, comme la goutte d’eau, la forme, la couleur, le son, le sens marqué dans ma chair. »

Élevés dans un environnement presque entièrement artificiel, la plupart d’entre nous avons perdu ces aptitudes de l’enfance. C’est grâce à des conditions d’éducation exceptionnelles que Giono les a conservées. Enfant de pauvre, fils d’un cordonnier et d’une repasseuse, il n’a pas été gâté par les artifices au milieu desquels on élève les bourgeois de son époque. Il est proche des pauvres – des repasseuses, des bergers, des bonnes sœurs, des chevaux, des moutons. Fils unique, gosse de vieux (son père a 52 ans à sa naissance), il a bénéficié de l’expérience d’un père aimant, attentionné, lui-même guérisseur, et qui l’a envoyé vivre plus d’une année auprès du père Massot, berger du plateau de Lure, dans les conditions d’un pastoralisme quasi-néolithique.[18] Retournons à l’analyse du chamanisme de David Abram : « Il est probable que le « monde intérieur » de l’expérience psychologique occidentale, tout comme le paradis surnaturel de la foi chrétienne tirent leur origine de la perte de notre rapport de réciprocité ancestral avec la terre animée. Lorsque les puissances animées qui nous entourent sont tout à coup interprétées comme insignifiantes […] le sens d’une altérité sauvage et proliférante (en relation avec laquelle l’existence humaine s’est toujours orientée) ne peut que migrer soit vers un ciel supra sensible, soit vers le crâne humain lui-même. » Cette dégradation n’a pas lieu chez le jeune Giono : chez lui, c’est la nature elle-même qui reste enchantée, pas un autre monde. C’est ce que pressent Pierre Citron en commentant à sa manière Colline : « une part du réel est dans l’ailleurs. […] Ici, à la question de Janet « Tu crois que l’air c’est vide ? » font écho les paroles de Jaume « Il m’est venu à l’idée que derrière l’air, et dans la terre, une volonté allait à l’encontre de la nôtre et que ces deux volontés étaient butées de front comme deux chèvres qui s’en veulent » L’existence de ce « derrière l’air » [est] une des clés de Giono pendant toute une période. »[19] Ce que Citron appelle « l’ailleurs », D. Abram l’élucide : « Mais dans les cultures indigènes orales, le monde sensuel lui-même reste la demeure des dieux et des nombreux pouvoirs qui peuvent soutenir ou anéantir la vie humaine. Ce n’est pas en voyageant en dehors du monde naturel que le chaman entre en contact avec ceux qui pourvoient à la vie et à la santé – pas plus qu’en voyageant dans sa propre psyché. C’est plutôt en propulsant son attention de côté, dans la profondeur d’un milieu à la fois sensuel et psychologique, dans le rêve vivant que nous partageons avec le faucon qui plane, l’araignée ou le rocher laissant en silence se développer des lichens sur sa face rugueuse. » [20] Les textes de Giono, ruisselants de métaphores concernant les animaux, mais aussi les arbres, les rivières, le vent, les collines, sont le fait de quelqu’un qui sait « propulser son attention » dans la profondeur sensible de son environnement. Grâce à son père Giono a conservé ces aptitudes de l’enfance : « Il n’a rien cassé, rien déchiré en moi, rien étouffé, rien effacé avec son doigt mouillé de salive. Avec une prescience d’insecte il a donné à la petite larve que j’étais les remèdes ; un jour ça, un autre jour ça ; il m’a chargé de plantes, d’arbres, de terre, d’hommes, de collines, de femmes, de douleur, de bonté, d’orgueil, tout ça en remèdes, tout ça en provisions, tout ça en prévision de ce qui aurait pu être une plaie. Il a donné le bon pansement à l’avance pour ce qui aurait pu être une plaie, pour ce qui, grâce à lui, est devenu dans moi un immense soleil. »[21] Comment mieux dire qu’il a préservé en lui précisément cette hyperesthésie de chamane ? Ainsi, la question de l’origine du récit de sorcellerie qu’est Colline n’a plus lieu d’être. C’est l’expérience permanente de Giono lui-même, expérience de co-présence aux autres êtres, d’empathie, de compassion, de colère devant le mal qu’on inflige à la nature, qu’il a transposée dans la figure voyante et vengeresse de Janet.
Prenons maintenant les choses d’un point de vue occidental. Pour une fois, la tarte à la crème de nos études littéraires s’avère pertinente : les termes de poème, poète, poésie, renvoient au verbe grec ποιεῖν (poiein), qui signifie « faire », « produire », « créer ». Or, les hommes ne peuvent rien « créer » à proprement parler : ils prennent place dans un cosmos qui est donné. Tout au plus par leurs techniques transforment-ils ce donné. Pour les Grecs, la poésie a donc à voir avec le divin, puisque seul le poète fait advenir quelque chose qui n’était pas là d’abord. Le mot « poésie » veut donc dire à peu près l’inverse de ce qu’il signifie pour le vulgum pecus (mise en vers, enjolivement). Elle se confond avec le pouvoir divin et les origines du monde. Le poète était considéré comme un intermédiaire entre les hommes et les dieux. Orphée, comblé de dons par Apollon, savait charmer les animaux sauvages, émouvoir – comme Janet – les êtres inanimés, allant jusqu’à faire descendre la forêt même de la montagne. Bref, mutatis mutandis, le poète des Grecs est le chaman des sociétés traditionnelles. En ce sens, Colline est bien un poème, comme la plupart des œuvres de Giono, œuvres d’un voyant qui rend présentes des réalités naturelles, que les autres ne voient pas ou ne voient plus. C’est ce que fait Janet ; mais c’est surtout ce que fait Giono en 1929. Ce qu’il voit est en train de disparaître – puisque la modernité se répand jusque chez les pauvres et les paysans ; il n’en est pas moins dépositaire d’une expérience qu’il ne peut garder pour lui. Et cette expérience, il la pense et l’appelle modestement « sensualité ».

Elle va de pair avec une immense pitié et une soif de justice, humaine et cosmique, qui se heurte à notre petitesse morale. Le recueil Solitude de la pitié[22], dépeint la solitude de celui qui est perméable à la souffrance de l’ami comme à celle de la bête traquée. Dans La Grande Barrière,[23] le promeneur Giono entend une plainte et voit s’envoler un freux, d’un vol lourd de bête repue. « La plainte encore. Je chassai les corbeaux à coup de pierres. Je m’approchai de l’herbe. On ne se plaignait plus. Je cherchai : il y eut un petit tressaillement du fourré qui me guida. C’était une hase. Une magnifique bête toute dolente et tout éperdue. Elle venait d’avoir ses petits, tout neufs. C’étatient deux éponges sanglantes, crevées à coup de bec, déchirées par les crocs du freux. La pauvre. Elle était couchée sur le flanc. Elle aussi blessée et déchirée dans sa chair vive. La douleur était visible comme une grande chose vivante. »[24] Le narrateur s’approche et la rassure. « À genoux à côté d’elle, je caressais doucement l’épais pelage brûlant de fièvre et surtout là, sur l’épine du cou où la caresse est plus douce. Il n’y avait qu’à donner de la pitié, c’était la seule chose à faire : de la pitié, tout un plein cœur de pitié, pour adoucir, pour dire à la bête :
Non, tu vois, quelqu’un souffre de ta souffrance, tu n’es pas seule. Je ne peux pas te guérir, mais je peux encore te garder.
Je caressais ; la bête ne se plaignait plus.
Et alors, en regardant la hase dans les yeux, j’ai vu qu’elle ne se plaignait plus parce que j’étais pour elle encore plus terrible que les corbeaux.
Ce n’était pas apaisement que j’avais porté là, près de cette agonie, mais terreur, terreur si grande qu’il était désormais inutile de se plaindre, inutile d’appeler à l’aide. Il n’y avait plus qu’à mourir.
J’étais l’homme et j’avais tué tout espoir. La bête mourait de peur sous ma pitié incomprise : ma main qui caressait était plus cruelle que le bec du freux.
Une grande barrière nous séparait. »
La « grande barrière » qu’a dressée entre eux la méchanceté atavique des hommes. Giono revendique pourtant au début et à la fin du texte le statut de chaman que nous lui avons découvert : « moi qui sait parler la langue des mésanges, et les voilà dans l’escalier des branches, jusque sur la terre, jusqu’à mes pieds ; moi que les lagremuses approchent jusqu’à m’avoir peint à l’envers sur les globes d’or de leurs yeux ; moi que les renards regardent ; et puis d’un coup ils savent qui je suis et ils passent doucement ; moi qui ne fais pas lever les perdreaux, mais ils picorent sans lever le bec ; moi qui suis une bête d’entre elles toutes par ce grand poids de collines, de genévriers, de thym, d’air sauvage, d’herbe, de ciel, de vent, de pluie, que j’ai en moi ; moi qui ai plus de pitié pour elles que pour les hommes, s’il en est un pour qui la grande barrière devrait tomber…
Non, elle est là. Il en a fallu de nos méchancetés entassées pendant des siècles pour la rendre aussi solide. »[25]
Les animaux sont terrifiés par notre présence. L’essentiel du message est le regret et la soif de ce lien perdu avec les forces de la nature, dotées de sensibilité et de conscience.
Comment donner forme à la solitude du poète (c’est-à-dire du chaman), à la solitude de la pitié ? Quel langage universel emprunter pour communiquer ce que les autres sont en train d’oublier ? Giono va puiser dans ses lectures grecques pour donner une forme à cette expérience de sensualité, de voyance et de pitié : il va s’emparer d’un mythe. Le nom qui claque pendant la veillée où l’auteur est resté seul avec le mort, le nom que « prononce » le cadavre de Janet, c’est Pan ![26] De même, l’étranger qui apparaît pour rendre justice au village, c’est Pan : « Il avait une maigre barbe d’herbe sèche, longue, et tout emmêlée. Dessous on voyait qu’il n’avait presque pas de menton. Il avait un long nez plat et large, et un peu plat en-dessus. Il lui partait du milieu du front et descendait jusqu’à sa bouche. Sa belle lèvre était charnue comme un fruit pelé. Il avait de beaux yeux ovales, pleins de couleur jusqu’au ras des cils, sans une tache de blanc mais huileux comme les yeux des chèvres qui rêvent. Il en coulait des regards qui étaient des ruisseaux de pitié et de douleur. »[27] Le choix d’une figure tutélaire unifie et contient la prolifération et l’angoisse d’une expérience sans nom. Car la peur le dispute à l’émerveillement devant la vision de la nature.[28]

III – Penser sa propre réceptivité : Présentation de Pan
Quels sont les caractères de Pan ? Comment Giono lui-même a-t-il envisagé le domaine de Pan ? Quelles manifestations, quelles formes particulières prend dans nos vies la puissance et la présence de Pan ? L’ensemble des forces de la nature, comment se manifestent-elles ? La cartographie du domaine de Pan, c’est-à-dire du poète et du chaman, de « cette race qui connaît les puissances de derrière l’air »[29], il la dresse dès 1930 dans l’essai Présentation de Pan. Là, il construit une sorte de système poétique, ou plutôt de polyèdre existentiel dont chaque face est un des visages de Pan.
- Le premier visage de Pan, c’est le sorcier lié aux forces naturelles, qui les voit, les comprend. C’est Janet qui déparle, c’est l’étranger à la colombe. Mais Albin dans Un de Baumugnes, fait renaître la vie avec son harmonica ; la Zia Mamèche de Regain fait littéralement apparaître une femme pour Panturle qui meurt de solitude. Ceci dit, pour nous, le véritable sorcier, c’est Giono, chamane et poète. Il se présente d’ailleurs comme initié après avoir veillé Janet : « Tout s’ordonne, et voilà que, hors des murs, comme un de ces vautours de Lure qui flottent dans le ciel pareil à de feuilles de sauge, je vois tout le pays étalé sous moi avec son corps et son esprit. […] il me faudra beaucoup de courage désormais pour affronter seul la colline. »[30] Cette « connexion » va de pair, comme dans les sociétés traditionnelles, avec la puissance de guérison. Le père dans Jean le Bleu est le guérisseur des corps et des âmes. Giono rapporte le récit d’un paysan, le père Didier, un jour que les circonstances ont « mis la conversation sur la médecine ». Le meilleur médecin que le Père Didier a jamais vu, c’est le curé de Saint-Auban ; au point que les gendarmes un jour sont venus l’arrêter pour exercice illégal de le médecine. Or il s’est trouvé qu’un des gendarmes était malade, depuis longtemps. A l’issue d’une mise en scène à la fois simple (sans prise en charge technique) et insolite, le curé a fait sortir de la bouche du malade « un serpent long d’un mètre et gros comme ça. Comme je vous le dis. « Je l’ai vu, moi, ce serpent » » conclut le père Didier.[31]
- La seconde manifestation de Pan est la parole du conteur. « Je vous ai promis Pan, poursuit Giono. Je vais vous en montrer l’essence subtile. » C’est une forme de l’antique inspiration que Giono rapporte comme étant d’origine « panique ». Il fait un détour d’ethnologue : ici écrit-il, « je ne fais pas de littérature ; je ne suis qu’un simple phonographe ; je vais vous faire entendre quelques-uns de mes disques paysans. Il n’y a de moi que l’humble traduction du provençal que j’ai notée. » Suit le récit d’une veillée lors du triage des olives, en décembre. Tout en travaillant, on joue « la pastorale », c’est-à-dire l’histoire de la crèche, chacun prenant la parole à son tour pour faire la Vierge, Madeleine, Jésus, Joseph, Hérode, etc. On crée autant de rôles qu’il y a de personnes présentes, qui vont « jouer au canevas », et seulement en paroles, sans geste, puisqu’on continue à travailler. Il ne s’agit pas de rôles appris mais inventés : « Tu inventeras ! Tout est là ! […] Quand la parole viendra à celle qui est Madeleine, ou à celle qui est Jésus (parce que là, l’invention seule compte, et parfois le rôle d’un homme c’est une femme qui le tient parce qu’on la sait plus inventeuse), quand la parole leur viendra, ça se mettra à couler comme d’une source ». Parfois l’un peut tenir plusieurs rôles, « parce que le souffle de Pan est en lui et qu’il déborde de poésie et de mots. »[32] Il rapporte ensuite une improvisation sur le canevas de la Nativité, pleine de surprises et de drôleries poétiques. Giono conclut : « Il est incontestable que, dans ce jaillissement poétique, il faut tenir compte de tout ce qui est sorti du livre de messe, du cantique et du recueil de chants de Noël. Il me semble cependant, ajoute-t-il, que [certains dits] sont de pure inspiration paysanne ». Il parle de « poésie vraiment sortie de la terre. »
- « Essayons d’entrer plus avant dans les âmes » annonce Giono au moment d’aborder la troisième face de Pan. De nouveau, il raconte : après un accident de vélo survenu à une petite fille, arrive le mentor qui l’a poussée à sa conduite dangereuse. C’est un paysan, qui l’aime pourtant comme sa fille ; il a voulu lui transmettre le sens qu’il donne, lui, à la vie : « Ne les écoute pas, lui a-t-il dit, fais quelque chose qui ne soit pas dans l’ordinaire de tout le monde. » (C’est moi qui souligne) Que veut dire le personnage ? Que lui-même a refusé son assignation à une vie de paysan. « Ainsi, ce lopin qui lui est venu de ses parents, et où de toujours il y a eu des pêchers, des artichauts, des carrés d’épinards, des bordures d’oseille et une longue langue de terre consacrée aux patates de provision, il l’a abandonné [pour] la recherche d’un idéal plus haut, le besoin d’un travail d’essence supérieure ». Comment l’extra-ordinaire a-t-il fait irruption dans sa vie ? « Il veut devenir acrobate » raconte Giono. Et le paysan de s’expliquer : « Quand je vais au café le dimanche, ils sont alignés sur la banquette : Désiré, Bernard, Amic, tous, et tous ils sont de ceux-là qui bêchent, font des raies, tendent le cordeau. Et moi alors, je suis mélangé à eux jusqu’à la fin de mes jours ? Je ferai ça aussi tout le long de la vie, rien que ça ? » Devenir acrobate,[33] c’est renverser le potager, sortir des limites de sa condition, c’est la recherche de l’absolu. Cet épisode, qui fait d’un paysan qui s’accomplit un saltimbanque, suffirait à montrer que Giono n’est pas soluble dans le pétainisme.
- La quatrième face du polyèdre de Pan est bien banale : c’est la bonté, c’est l’amitié entre les humains. En récapitulant les différents aspects de Pan, Giono écrit « Cette sauvagerie du vent, de la bête et de l’arbre, et du grand soleil qui nous foule comme du grain ! Mais aussi cette douceur, ces mains serrées au détour des haies, ces bonnes voix entendues au milieu des labours, ces hommes qui sont comme du pain et qui jugent suivant la chaleur de leur cœur…
Cette poésie qui est une partie impondérable de la bête, cette folie, mais le bon regard et la formule d’usage :
A l’amitié ! »
La page qui suit et relate la rencontre d’un faucheur et de sa famille, où le mot bonté apparaît quatre fois, deux fois le mot amitié. C’est une valeur qui perdure dans toute l’œuvre de Giono, de Jean le Bleu avec les deux musiciens, avec l’anarchiste en fuite secouru par le père, jusqu’à celle qui lie Angelo, Guiseppe, et le petit Français dans Le Hussard, en passant par la solidarité du valide avec le malade dans la nouvelle Solitude de la pitié, par l’amitié désintéressée d’Amédée qui prend tous les risques pour Albin, par Ivan Ivanovitch Kossiakoff, le camarade du front, ou par Un Roi, où l’amitié entre Langlois, Saucisse et Madame Tim, est un des ressorts et la source même du récit. Mais c’est aussi la bonté vis-à-vis des autres vivants, énoncée de manière voilée dans les derniers romans (c’est le loup traqué qu’on abat dans Un Roi), mais naïve et transparente dans les premiers textes.[34] Cette bonté se manifeste dans la pitié pour le petit cheval affamé de Jean le bleu qui mange le bois de la porte de l’écurie, pour la cour aux moutons où les brebis ne voient jamais le soleil, ou pour la fille au musc, qui se prostitue pour nourrir son ménage, mais qui ne veut pas laisser son ami seul, parce qu’il a peur quand elle n’est pas là : « Juste le temps, si quelqu’un veut. Sinon, je reviens tout de suite. »[35]

Récapitulons les aspects de Pan que Giono expose dans Présentation de Pan : sentir, voir et entendre les forces qui nous entourent ; guérir ; inventer du neuf, improviser une parole poétique ; trouver le courage d’accomplir en nous la part d’absolu ; être un ami : rien de tout cela ne peut advenir sans faire alliance avec le grand Pan, c’est-à-dire une force étrangère à soi, qui n’est pas soi, qu’on ne peut espérer saisir tout entière, mais sans laquelle on n’est rien. Solitude de la pitié se termine sur la proclamation d’un art poétique qui est un hommage à Pan, et un programme que le poète se donne pour l’œuvre à venir : « Il y a bien longtemps que je désire écrire un roman dans lequel on entendrait chanter le monde. Dans tous les livres actuels on donne à mon avis une trop grande place aux êtres mesquins et l’on néglige de nous faire percevoir le halètement des beaux habitants de l’univers. […] ce qu’il faudrait c’est mettre [l’homme] à sa place, ne pas le faire le centre de tout, être assez humble pour s’apercevoir qu’une montagne existe non seulement comme hauteur et largeur mais comme poids, effluves, gestes, puissance d’envoûtement, paroles, sympathie. Un fleuve est un personnage, avec ses rages et ses amours, sa force, son dieu hasard, ses maladies, sa faim d’aventures. Les rivières, les sources sont des personnages. Elles aiment, elles trompent, elles mentent, elles trahissent, elles ont belles, elles s’habillent de joncs et de mousses. Les forêts respirent. Les champs, les landes, les collines, les plages, les océans, les vallées dans les montagnes, les cimes éperdues frappées d’éclairs et les orgueilleuses murailles de roches sur lesquelles le vent des hauteurs vient s’éventrer depuis les premiers âges du monde : tout ça n’est pas un simple spectacle pour nos yeux. C’est une société d’êtres vivants. Nous ne connaissons que l’anatomie de ces belles choses vivantes, aussi humaines que nous, et si les mystères nous limitent de toutes parts c’est que nous n’avons jamais tenu compte des psychologies telluriques, végétales, fluviales et marines. »[36]
IV – Une vérité intempestive qui rencontre un étrange succès
Pourtant, dans les années 30, la « nature » est fuie par ceux qui n’aspirent qu’au progrès, réduite à un décor par les demi-bourgeois qui accèdent au grand tourisme, arpentée comme une surface de production par des paysans qui vont devenir investisseurs en bourse. Les Temps modernes de Chaplin sortent en 1936. Capitalisme industriel et récit marxiste sont tous deux absolument scientistes et absolument matérialistes. Il faut donc souligner l’audace intempestive de celui qui sent « l’ailleurs », qui attribue sensibilité et conscience aux autres vivants.
- Audace d’abord pour imposer ces thèmes hors de saison. On m’objectera que les surréalistes en appelle aussi à un ailleurs dans les années 20 en parlant de « surréel »… Mais d’abord il s’agit d’un surréel psychique, circonscrit dans le « monde intérieur » de l’expérience psychologique occidentale : les surréalistes ne sortent pas du dualisme moderne. D’où leur fascination pour le psychiatrique, ce qui n’est évidemment pas le cas de Giono, trop sensible justement à la souffrance. Ensuite, peut-on comparer, en termes d’émancipation, une écriture automatique produisant des textes incompréhensibles au commun des mortels, à des récits cohérents qui mènent tout lecteur même le plus simple au cœur d’une expérience surnaturelle ? Voici la véritable magie littéraire – au sens que Starhawk donne au mot magie : ce qui provoque un changement dans la conscience, ce qui réactive le cœur et l’intelligence. Ensuite, l’assurance que les surréalistes peuvent avoir pour épater le bourgeois en bandes, à la grande époque des avant-gardes, elle n’est pas donnée quand on est fils de pauvre, élevé dans un bourg des Alpes de hautes Provence, et coursier à 16 ans. Il y a là un miracle psycho-sociologique qui doit sans doute au soutien du père, mais aussi à une assurance de type spirituel. Pierre Citron ne le cache pas, à propos de ce « derrière l’air » évoqué dans Colline : « Il y a là quelque chose de religieux. Soulignons-le dès maintenant : dégagé de toute croyance chrétienne, se disant tranquillement athée, Giono n’aura jamais l’esprit laïque, avec ce que le mot comporte de rationalisme. Au-delà de ce que perçoivent les sens et la raison, il a le sentiment de l’existence d’autre chose. Au-delà de l’homme, il y a pour lui des forces qui dépassent l’homme. Si jamais il ne cherche à bâtir sur cette intuition un système philosophique, il l’exprime par des images, par des symboles concrets comme celui des anges, que nous retrouverons souvent jusqu’en 1947. En ce sens, et en ce sens seulement, il a dans sa création quelque chose d’un esprit religieux. » [37] Courage d’une telle affirmation dans les années 30, alors qu’aujourd’hui encore les banquiers voltairiens qui nous gouvernent sont sarcastiques devant toute réalité qui échappe au protocole de la science expérimentale – il est vrai qu’ils savent aussi ignorer les résultats de la science, si elle nuit aux affaires.
- Miracle, ensuite, de la perfection romanesque. Comment trouver les formes qui vont faire comprendre la présence des Autres ? Comment faire sentir le « surnaturel de la nature » ? Il y a les lieux insolites que Giono choisit pour situer ses drames.[38] Mais le procédé magistral, c’est la métaphore. N’étant pas sujette à vérification, et pour cause, elle réunit deux réalités étrangères l’une à l’autre pour mieux ouvrir notre conscience. Nous sommes chez un notaire : « Il était là, tout maigrichon dans son étude froide ; une haute fenêtre Révolution française plaquait ses petits carreaux sur des prés et sur un morceau de la montagne. Elle fut tout d’un coup ébranlée par le bouillonnement d’une hydre aux mille bras et des griffes grincèrent sur la vitre. C’était le grand figuier inquiet de vent et qui essayait d’entrer. »[39] Voici une rivière : « La Durance est dans la plaine comme une branche de figuier. Souple, en bois gris, elle est là, sur les plaines et les labours, tressées autour des islettes blanches. Elle a cette odeur de figuier, odeur de lait amer et de verdure. […] Elle avec son tronc tors, avec l’Asse, et le Buech, et le Largue, et tant d’autres, tous écartés comme des branches, elle porte les monts au bout de ses rameaux. »[40] Et maintenant, une colline : « Elle, elle est l’aimable et la nourrice ; elle bombe sa ligne pure gonflée par l’artère des eaux ; la plaine vient téter ses sources puis s’en va, lourde d’arbres et de blé. »[41] Voici le printemps qui arrive comme un personnage[42] ; voici la nuit qui couve littéralement le ciel, les collines et le monde[43] ; voici la terre toute saignante au temps des vendanges[44]. Inversement, un humain peut être comparé à un élément naturel : « Clara était tout à fait cette jument des collines. Elle marchait avec ce mouvement sobre des grandes cuisses pleines de muscles. »[45] Voici le petit Jean devenu pubère : « Voilà, dit-elle, qu’il n’a plus ses yeux d’innocence, mais qu’il fait ses yeux verts comme des orties. »[46] ; tous les visages sont des paysages. Humanité et nature s’entremêlent dans le grand tout, lorsque le soir tombe à Corbières chez les bergers : « les sèves partaient du bout des racines et fusaient à force à travers les arbres jusqu’aux plus hautes pointes des feuilles. Elles passaient entre les onglons des oiseaux perchés. L’écorce des arbres, l’écaille de la patte, il n’y avait que ça entre les deux sangs de l’oiseau et de l’arbre. Il n’y avait que ces barrières de peau entre les sangs. Nous étions tous comme des vessies de sang les unes contre les autres. Nous sommes le monde. J’étais contre la terre de tout mon ventre, de toute la paume de mes mains. Le ciel pesait sur mon dos, touchait les oiseaux qui touchaient les arbres ; les sèves venaient des rochers, le grand serpent, là-bas dans le mur, se frottait contre les pierres. Les renards touchaient la terre ; le ciel pesait sur leurs poils. Le vent, les oiseaux, les fourmilières mouvantes de l’air, les fourmilières du fond de la terre, les villages, les familles d’arbres, les forêts, les troupeaux, nous étions tous serrés grain à grain comme dans une grosse grenade, lourde de notre jus. »[47] Cet usage permanent de la métaphore humanise les éléments naturels, nous rend sensibles à leur présence. La génération du nouveau roman dénoncera l’anthropomorphisme qui en découle : c’est précisément ce que veut et ce que recherche Giono. Il rejoint ici encore les anthropologues contemporains pour qui les hommes sont perçus parmi d’autres « personnes ». Le « nouvel animisme » parle des peuples des rochers et des peuples des ours, car pour certaines ethnies, ces personnes sont des êtres dotés de volonté propre qui acquièrent un sens et un pouvoir par leurs interactions avec les autres ; en interagissant respectueusement avec les autres, ils apprennent eux-mêmes à « agir comme une personne ». Mais il y a là aussi une forme de finalisme, qui le départit de la philosophie de l’absurde de son temps. Toute l’œuvre de Giono s’inscrit en faux contre le principe qui a structuré ces deux générations, énoncé entre autres par Claude Simon : « La vie n’a, à proprement parler, aucun sens. »[48] Pour Giono, la vie comme le sens circulent partout, il reçoit du sens de toute part. Précisons encore que ce sens est donné, pas construit. Nature et culture s’interpénètrent avec évidence, comme dans cette page de Jean le bleu où « l’homme noir » chargé par le père de Giono de son éducation livresque, l’a rejoint chez le berger Massot :
« Le monde existe.
L’homme noir était couché dans les herbes. A l’heure du soir, l’été, quand toutes les feuilles gorgées et saoules de soleil rendaient odeur, il était là avec les livres. Il parlait d’abord de la voix et de la main pour me montrer autour de moi les formes, la vie. Il faisait passer en moi la conviction que tout ça n’était pas seulement une image perçue par nos sens, mais une existence, une pâture de nos sens, une chose solide et forte qui n’avait pas besoin de nous pour exister, qui existait avant nous, qui existerait après nous. Une fontaine. Une fontaine au bord de notre route. Celui qui ne boira pas aura soif pour l’éternité. Celui qui boira aura accompli son œuvre. »[49]
La métaphore, qui coule de source, exprime la confiance dans la vitalité de la vie.
- Enfin le miracle est aussi celui de la réception. Colline « a un succès extraordinaire, écrit Pierre Citron : la critique est à peu près unanime de Brasillach à Chamson, et le public la suit. Le livre fait passer dans les lettres un souffle d’air frais. Giono a trouvé un ton et un monde, et ses livres durant dix ans suivront une ligne qui prend sa source dans cette impulsion.»[50] Les lecteurs des années 30 reconnaissent donc dans les chefs d’œuvre de cette période une vérité dont ils ont soif eux aussi. Comment comprendre ce succès ?
Une chose est sûre, cet « air frais » n’est pas l’air du temps. La vision de Giono va à l’encontre de toute pensée pour laquelle la nature n’est qu’un stock de matière inerte.[51] A l’encontre du capitalisme d’abord qui transforme la vie en dividendes. Ainsi dans sa révolte, Giono se range avant-guerre parmi les intellectuels de gauche, c’est un compagnon de route du PC. Il s’en départit en 1937 avec Refus d’Obéissance.[52] En réalité, son rêve de révolte paysanne allait à l’encontre du marxisme, qui au nom de sa prétendue « science » historique, a condamné au silence tous ceux qui voulaient concilier les pauvres et la nature ; pensée profondément moderne, sourde aux forces qui nous dépassent, pensée technophile qui n’est que l’envers du capitalisme. Le recrutement de Giono par la gauche de l’époque était un porte-à-faux qui finit par se révéler. Il va payer cher sa rupture avec les communistes, qui l’ostracisent et l’éreintent dès 1937, mais qui après la guerre le font emprisonner, salissent sa réputation, et le tiennent longtemps à l’écart de la vie littéraire. Le succès de Giono n’est donc pas dû à sa conformité à l’air du temps,
Pourquoi donc ce succès ? Risquons quelques hypothèses. Il a su donner voix à la part d’attachement, de regrets, et peut-être de mauvaise conscience d’un monde qui bascule dans la technolâtrie et la mise à distance des corps. Son succès est le symptôme de l’arrachement et l’expression de la nostalgie, une sorte de « douleur fantôme » provoquée par l’exode rural sur plusieurs générations. Il cristallise la mémoire de ces corps arrachés à leurs rythmes, à leurs sensations et à leur connaissance d’un environnement ancestral. Écœurement devant la destruction systématique de la beauté. La découverte d’une allée d’ormes abattue symbolise le tournant de la civilisation :
« Le levain est mort […] On a coupé l’allée d’ormeaux au ras du sol. Chaque fois qu’un grand tronc tombait, tout le dessous de la ville gémissait et frissonnait.
C’est ce soir-là que je rentrais des collines sans savoir. Je rencontre Pétrus Amintié. Il me bouge à peine un bonjour, il me dit à voix basse :
Je suis dégoûté de la vie. […]
Ce côté du couchant est donc facile à déchiffrer depuis qu’on a coupé les arbres : la Poste, trois cafés, une usine. Il n’y a rien d’autre à apprendre aux enfants que les marques d’automobiles. »[53]
Cette révolte parle à des milliers de lecteurs. « Respirez-le votre or ; a-t-il le parfum du thym matinal ? Entassez-le votre or ; vous êtes comme des enfants qui comptent des rondelles de soleil dans l’ombre des platanes, et puis, un coup de vent efface leurs richesses ; entassez-le et, soudain, vous laisserez tomber vos bras fatigués et vous rêverez à ces grands plateaux couleur de violettes où l’autre Manosque est bâtie et où vous n’irez jamais. »[54] Pendant tout le XXe siècle, si cette douleur fantôme n’est pas prise au sérieux, pour tant il n’est pas le seul qui rêve de balayer « les coupeurs d’arbres, les pense-égouts et les défonce-fontaine. »[55] Cette pensée sensible de Giono est moins rationnelle que ne se veut l’économie capitaliste ou marxiste. Giono en même temps qu’il encourage une révolution paysanne, désavoue la technoscience en plein essor. Dans Jean le bleu, le poète Odripano répond à au père Jean enthousiasmé par le premier vol en avion :
« – L’Américain a volé !
-Ah oui.
Ça n’a l’air de rien te faire ?
-Non, rien,
-C’est pourtant quelque chose.
-Non, dit Odripano, ce n’est rien. Entendons-nous, dit-il encore. Ce n’est rien parce que ça ne changera rien. […] on pourra aller à la lune, ça ne changera rien.
-Tu trouves, dit mon père, et pourquoi ?
-Parce que tout le bonheur de l’homme est dans de petites vallées.
Contre le mur, tout près de nous, il y avait des nids d’hirondelles et les mères venaient nourrir les petits.
-Il y a une chose qui est tout le tragique de la vie…[…]
-Assieds-toi fiston, dit mon père.
-Oui, de la vie. C’est que nous ne sommes que des moitiés. Depuis qu’on a commencé à bâtir des maisons et des villes, à inventer la roue, on n’a pas avancé d’un pas vers le bonheur. On est toujours des moitiés. Tant qu’on invente dans la mécanique et pas dans l’amour on n’aura pas le bonheur.
-Parle, dit mon père, je t’écoute.
Et il bourra sa pipe.
« -Tu comprends, je m’en fous de ta machine qui vole si j’ai la moitié du cœur qui saigne parce que l’autre côté lui manque, celui sans lequel il ne sera pas un beau fruit de la terre. Tu comprends ?
-Je comprends.
-Tous ces tapis magiques, ça va t’apporter des cargaisons d’ennuis, et du terrible, d’autant que tu attendras d’eux le charroi de la sensualité et de l’amour. Ne donne pas trop d’espoir à ce garçon, à moins que tu ne le destines au commerce.
Mon père se mit à sourire.
-Oui, je le destine aux commerces, à tous les commerces, au pluriel.
Odripano frappa doucement du plat de la main sur le genou de mon père.
« -Cordonnier de mon cœur, dit-il, je sais que tu es aussi fort que moi dans tout ça. Pas plus fort, mais autant. C’est pourquoi tu m’as fait de la peine tout à l’heure avec ton journal. […] Tes tapis volants, on les chargera de pommes de terre et de carottes. On se dira « Comment, on n’est pas plus heureux ? » Alors, on tuera son cœur, parce que ça sera trop difficile de vivre avec.
« -Tu vois, cordonnier, mauvaises nouvelles dans le journal. »[56]»
La pensée de Giono n’est pas seulement un vitalisme par sa confiance dans la vitalité de la vie, mais aussi par sa méfiance devant la mécanisation de la vie. Une méfiance que beaucoup partagent, à l’égard du pouvoir de la technique sur la vie. Il n’a pas lu Heidegger, et pourtant il pratique d’instinct la phénoménologie. Il n’a pas à « revenir aux choses mêmes », il est son corps. Il explore ses sensations, les traduit par des métaphores visionnaires. La moindre de ses tours de force n’est donc pas d’avoir réussi à plaire. Il a saisi des émotions, des blessures, des aspirations encore impalpables pour le commun des mortels et en particulier pour les intellectuels. Aussi ne peut-il pas être pris au sérieux. Giono est le fou du roi, il dit une vérité qui charme, qui fait peur, qui fait rire… Mais que personne de sérieux ne saurait prendre au sérieux. Voyons, c’est un poète !! On sourit de lui comme on a souri de René Dumont.
* * *
Nous avons donc vu que l’étrange expérience de complicité avec les éléments naturels relatée dans les premières œuvres de Giono s’apparente à ce que le courant contemporain du nouvel animisme appelle aujourd’hui chamanisme. Ce don de compréhension, de vision et de pitié, Giono l’a conservé grâce à des conditions d’éducation exceptionnelles : pauvreté et pastoralisme. Après coup, il a donné forme à son expérience du monde en l’unifiant sous la figure de Pan : une force qui nous saisit, et sans laquelle on ne peut ni guérir, ni inventer, ni aimer. Les présences autres qu’humaines Giono les rend sensibles au lecteur par la grâce de la métaphore ; elles dénotent un vitalisme adossé à un monde orienté, plein de sens. Cette vision du monde panse certaines blessures que la société s’inflige au XXe siècle : toutes ces douleurs fantômes de l’arrachement à notre environnement naturel. Malgré l’inertie de la pensée bien-pensable, les ornières idéologiques qui enferment chaque génération à l’intérieur d’un cadre daté, Giono a été lu, il a fait du bien aux gens. S’il a été mis au ban de la vie littéraire, aujourd’hui son originalité visionnaire éclate. La manifestation saugrenue, de présences autres, silencieuses et conscientes, dotées d’une sensibilité et d’une volonté propres, autrement dit redoutables, saute aux yeux aujourd’hui.
Retracer son parcours permet de mieux comprendre sur quel tuf sont fondés les chefs d’œuvre de la deuxième manière, où apparaît un registre comique très peu présent dans les premières œuvres : Un Roi sans divertissement est d’un comique irrésistible. Mais le comique n’est-il pas un mécanisme de mise à distance de certaines réalités insupportables ? Ainsi la carrière de Giono apparaît comme un exemplaire roman d’apprentissage : l’injustice et la violence ne lui font pas renier les vérités du chamanisme, sa vision d’un cosmos harmonieux et complet. La violence découle des déséquilibres et de la perte de la relation avec le monde naturel. La soif de meurtre d’Un Roi, l’ennui et les divertissements de plus en plus intenses, sont les deux faces du dilemme où nous plonge la perte de connexion. Ennui et divertissement sont d’un homme dénaturé. L’embrouillure de Giono, et en particulier le comique, est le camouflage de sa désillusion. Le chamanisme est camouflé par le comique, chaviré par la vitesse et la virtuosité stendhalienne. Giono cache ses dons sous d’autres dons. Il danse au-dessus des marais et des épidémies. Il s’agit de traverser incognito l’histoire littéraire et les salons parisiens, attendant d’être un jour audible.
On ne peut donc pas confondre Giono avec la douce Provence de Pagnol, mais il serait plus grave encore de confondre Pan et Pétain. « la Terre ne ment pas », disait Pétain : cet éloge apparent cache une étroite conception de propriétaire, le vieux désir de l’aristocratie de garder la France campagnarde et enracinée, de ne développer ni industrie ni prolétariat, afin de conserver une classe de gens obtus enfermés dans le travail, et surtout de tenir à l’écart de la propriété foncière juifs et francs-maçons cosmopolites. A l’opposé de cet enracinement rance, le Contadour, rêve de Giono, est un des modèles des écovillages et des coopératives qui tissent aujourd’hui un réseau vivant de ressources en France et dans le monde.

Le thème de 2021 : « Ecrire le monde rural, de Giono à aujourd’hui. » Jacques Mény (à gauche), José Bové et Gregory Bonnefont commentent la Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix.
*Frédérique Zahnd est agrégée de lettres modernes, en poste au Gymnase de Morges (CH). Elle publie régulièrement dans la rubrique culture de la revue Esprit (https://esprit.presse.fr), et sur le site du Comité de la jupe (https://comitedelajupe.fr). Elle collabore actuellement avec LaRevueDurable (https://artisansdelatransition.org/larevuedurable/articles) pour une étude sur l’engagement des jeunes dans la transition écologique. Elle vient d’achever une étude sur l’œuvre de Catherine Millet : Une Apothéose Moderne – étude du substrat catholique dans « La Vie Sexuelle de Catherine M. », Editions Unicité, à paraître en octobre 2021.

[1] Giono, Colline, Grasset, 1929, p. 37-39.
[2] Giono, Colline, p. 48-49.
[3] Richard K. Nelson, cité par David Abram, Comment la Terre s’est tue, Les Empêcheurs, 2013.
[4] Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, la sorcellerie dans le bocage normand, 1977. Cet ouvrage est considéré comme un classique de l’ethnologie.
[5] Giono, Présentation de Pan, Grasset, 1930, p. 70-71
[6] Giono, « Prélude de Pan » in Solitude de la pitié, Gallimard 1932, Folio, p. 48.
[7] Robert : « Dans certaines civilisations, Être capable d’interpréter les signes et de communiquer avec les esprits au nom de sa communauté ». Larousse : « Dans certaines sociétés traditionnelles (d’Asie septentrionale ou d’Amérique, par exemple), personne censée communiquer avec le monde des esprits par le recours à diverses techniques : transe, extase, voyage initiatique. »
[8] Comme le font les chercheurs issus du courant du nouvel animisme déjà cités, Descola, Morizot, Desprez…
[9] David Abram, Comment la terre s’est tue, Pour une écologie des sens, les empêcheurs, P29-30.
[10] David Abram, Comment la terre s’est tue, Les empêcheurs, p35.
[11] La biographie qui fait autorité concernant Giono : Pierre Citron, Giono, Seuil, 1990, 665 p.
[12] Ibid, p13.
[13] « L’humidité montait dans les murs jusqu’au grenier… je regardais souventt ce mur. Il fallait d’abord laisser les yeux s’habituer. Je sentais mon regard qui entrait de plus en plus profond dans l’ombre. C’étaient comme des épaisseurs et des épaisseurs de ciel qu’il fallait traverser avant d’atteindre le pays. Peu à peu j’arrivais à un endroit où l’ombre s’éclaircissait, une sorte d’aurore montait le long du mur du nord, et je voyais « la dame ». C’était une tache de moisissure. […] Cependant, tout s’organisait autour de moi pour que je ne puisse plus jamais oublier ce visage. A mon insu, les forces secrètes lançaient la silencieuse navette dans les fils. » Jean le bleu, p. 46-47.
[14] Ibid, p. 53.
[15] Ibid, p. 98-99.
[16] Ibid, p. 26.
[17] Ibid, p. 75.
[18] Ibid, chapitres VI et VII.
[19] Pierre Citron, Giono, op.cit. p. 120
[20] David Abram, Comment la terre s’est tue, Pour une écologie des sens, les empêcheurs, p. 31.
[21] Giono, Jean le Bleu, Grasset 1932 – le livre de poche, p. 115.
[22] « Solitude de la pitié », in Solitude de la pitié, Gallimard 1932. La nouvelle n’a rien à envier à certains contes désespérants de Maupassant. Elle dépeint un curé qui lésine pour payer un ouvrier aux abois, lequel cherche du travail pour soigner son compagnon malade. Le curé le fait descendre dans un puits abîmé, au péril de sa vie, et lui donne un salaire de dix sous : « Ça a été vite fait, somme toute. »
[23] « La Grande Barrière », in Solitude de la pitié, Gallimard, 1932.
[24] « La Grande Barrière », in Solitude de la pitié, folio., p. 158.
[25] Ibid p. 160.
[26] Pourtant, plus que d’un panthéisme à la Spinoza – où Dieu s’identifie à la Nature entière, à tout ce qui est, au tout qui est – il s’agit à vrai dire chez Giono plus d’un animisme. Ici, chaque être (y compris les minéraux, les montagnes, les fleuves) est reconnu conscient, sentant, inter-agissant, éventuellement dangereux.
[27] « Prélude de Pan » in Solitude de la pitié, Gallimard 1932, folio, p. 40.
[28] Giono évoque souvent la peur irraisonnée qui nous saisit quand on se retrouve seul dans la nature sauvage : dans Colline, dans Présentation de Pan de Pan, p25, puis p72-73, dans Manosque-des Plateaux, p. 43, etc.
[29] Manosque, folio, p. 72
[30] Présentation de Pan, Grasset 1930, p. 72
[31] Ibid, p. 40 à 44.
[32] Ibid, p. 25 à 30
[33] On retrouve le motif de l’acrobate dans Jean-le-bleu, p. 26.
[34] « Je sifflais tout le tendre de mon cœur. J’avais des gestes aimables pour les arbres ; je ne cassais pas de branches ; je ne cueillais pas de fleurs, les regardant seulement, me baissant pour les sentir ; je ne jetais pas de pierres aux moineaux et je savais esquiver les ramures doucement, sans brutalité, en tournant un peu l’épaule. Puis, j’avais hérité de mon père un regard qui attirait les chiens perdus.
- Ah, voilà le petit Giono, devait se dire la colline.
- Il a beaucoup de politesse, – disait sans doute la jeune pinède.
Et la fontaine :
- Il n’a jamais sali mon eau et il me siffle des chansons.
La mère lapine arrêtait le brusque saut de ses lapinots :
- C’est le petit Giono !
Alors, un beau matin, sans rien dire, la colline me haussa sur sa plus belle cime, elle écarta ses chênes et ses pins, et Lure m’apparut au milieu du lointain pays.
Elle était vautrée comme une taure dans une litière de brumes bleues. »
Giono, Présentation de Pan, Grasset, 1930, p. 16-18.
[35] Giono, Jean-le-bleu, livre de poche, p. 80.
[36] Solitude de la pitié, « Le chant du monde », p. 180-181.
[37] Pierre Citron, Giono, op.cit, p. 120.
[38] Giono use souvent de sites extraordinaires. Dans Un de Baumugnes, tout tient à ce village perdu : « Mon pays ! Mon pays ! C’est pas que ça compte dans l’histoire, c’est toute l’histoire ! » p. 15. Puis « Baumugnes ! la montagnes des muets ! Le pays où on ne parle pas comme les hommes. » p. 17, où vivent les descendants de ceux à qui on a coupé la langue car ils n’ont pas cru à la religion ordinaire. « Alors, ils ont inventé de s’appeler avec des harmonicas qu’ils enfonçaient profond dans la bouche pour pouvoir jouer avec le bout de langue qui leur restait. »[38] Après des générations, c’est avec le langage de sa « Monica » qu’Albin va conquérir la femme qu’il aime encore, malgré ce que lui ont fait les hommes. Dans Regain, toute l’action aura lieu à Aubignane, pays déserté par les hommes, dans la sauvagerie de la montagne de Lure, au-delà du dernier clocher. C’est encore la Manosque des plateaux et le plateau de Valensole contre la Manosque de la vallée, abâtardie par le commerce, puis ce sera le Trièves d’un Roi, etc.
[39] Giono, Manosque des plateaux, folio, p. 44.
[40] Ibid, p. 18.
[41] Ibid, p. 21.
[42] Jean le bleu, p. 89.
[43] Ibid, p. 86.
[44] Ibid, p. 143.
[45] Ibid, p. 169.
[46] Ibid, p. 156.
[47] Ibid, p. 117.
[48] Claude Simon, Discours de Stockholm, 1985.
[49] Giono, Jean le Bleu, p. 115.
[50] Pierre Citron, Giono, p. 120.
[51] Dans la première partie du XXe siècle, les chrétiens qui tentent de résister à la vision matérialiste sont soit réactionnaires (comme aujourd’hui), soit condamnés par l’Église, comme Marc Sangnier et son mouvement de catholicisme social, de gauche voire d’extrême gauche, le Sillon, condamné en 1914. Giono adhérera d’ailleurs au mouvement des Auberges de jeunesse, crée par Marc Sangnier.
[52] Citron, Giono, p. 270 « Non, je ne suis pas communiste. Je ne l’ai jamais été et je m’en éloigne de plus en plus, etc. »
[53] Manosque des plateaux, p. 77-78.
[54] Ibid, p. 83-84.
[55] Ibid, p. 74.
[56] Jean le bleu, p. 206-208.