La Pensée écologique : Hélène vous venez de publier Uyaïnim, mémoires d’une femme Jivaro, un livre particulier, le résultat d’une amitié solide et au long cours. Votre livre est en effet le récit de la vie de cette femme Jivaro, Albertina, votre amie, décédée il y a presque 10 ans, en 2013. Une biographie amicale et post-mortem. Comment l’avez-vous connue ? Quelques mots d’abord sur vous, puis concernant les événements et le contexte post-colonial qui vous ont conduits à vous connaître Albertina et vous ?
Hélène Collongues : Je suis arrivée en Amazonie il y a une trentaine d’années et je suis d’emblée tombée face au grand massacre de la biodiversité, qui avait lieu dans une impunité absolument totale. A chaque coin de rue, de la viande de brousse y compris d’espèces menacées, tortues, perroquets, singes de toute sorte en vente comme jouets vivants, le plus souvent dans un état lamentable, partout des crânes, des peaux, des dents pour la médecine traditionnelle ; tout ça sans que personne ne trouve rien à redire. La lutte contre ce trafic de la faune sauvage s’imposait. Avec mon mari nous avons acheté un terrain au bord du Rio Mayo pour y protéger la faune existante menacée par les braconniers. Très vite nous y avons accueilli tous les oiseaux, primates, coatis que nous parvenions à faire confisquer et le plus souvent à confisquer nous-mêmes au culot. Nous nous sommes consacrés aux espèces de primates les plus menacées en Amazonie, les singes laineux et les atèles. Pour les réintégrer à la vie sauvage, il nous fallait des connaissances que nous n’avions pas. C ’est ainsi que j’ai pris contact avec les dirigeants de la plus grande communauté indigène de l’Alto Mayo qui était le centre politique et économique des 14 autres communautés jivaros de la région.
C’est là que j’ai rencontré Albertina qui m’a dès le premier moment beaucoup impressionné. C’était une femme de petite stature, mais d’allure souveraine, avec une extraordinaire autorité naturelle. Il y avait chez eux une certaine méfiance à mon égard car l’expérience des Occidentaux rencontrés, qu’ils soient anthropologues, missionnaires, ingénieurs, ou autres, tous leur avaient laissé des souvenirs très amers.
LPE : Y compris les anthropologues ?
HC : Oui, car pour eux qui constituent des sociétés orales, que quelqu’un vienne les interroger, récupérer leurs connaissances, leur prendre beaucoup de temps, et ne laisse finalement qu’un livre que personne ne lira, et qu’on apprend ensuite qu’il ou elle est devenue un grand professeur aux Etats-Unis ou ailleurs, alors que pour eux rien n’a changé, c’est difficilement acceptable. Depuis lors les anthropologues s’imposent une éthique plus exigeante, mais tel n’était pas le cas.
Ce sont les plantes qui nous ont réunies, la recherche des meilleures plantes et fruitiers pour les animaux sauvages et nous avons travaillé ensemble pour restaurer l’écosystème dégradé de cette forêt. Elle m’a alors permis de connaître sa propre forêt, d’une tout autre dimension. C’est à cette époque que j’ai commencé à travailler à des projets de développement où j’étais chargée de faire le diagnostic de communautés indigènes et migrantes, et il se trouve qu’elle est devenue une de mes informantes avec un autre Awajun. C’est là que notre amitié a vraiment commencé. On se retrouvait dans des communautés très isolées et devions passer la nuit ensemble à la lueur de lampes à pétrole. Elle a commencé à me raconter ce qu’avait été sa forêt, comment elle y avait vécu, son enfance enchantée, tout ce qu’il fallait réparer maintenant. J’ai compris tout de suite que j’avais affaire à une personnalité extraordinaire. Elle avait été témoin de la vie des Awajun dans un moment crucial, de la fin des années cinquante à maintenant. Les cinquante années pendant lesquelles se sont produit des bouleversements majeurs pour les sociétés indigènes ravagées par l’économie de marché et l’invasion de leurs terres. Depuis le 17e siècle beaucoup d’auteurs racontaient que les Jivaros étaient des « sauvages » remarquables, s’adaptant à toutes les agressions des Blancs, sans pour autant jamais perdre leurs « instincts », selon leur expression, et leur culture. C’est le peuple qui a été l’acteur principal dans la lutte pour la défense des territoires indigènes et assurément le peuple le plus guerrier. Un peuple qui a parfaitement conservé sa langue. Alors que d’autres ont cherché à s’invisibiliser pour ne pas être discriminés, eux, au contraire, ont affronté cette discrimination. Une de leurs stratégies à l’époque consistait à envoyer certains de leurs enfants dans des familles métis ou espagnoles, se rendant compte que les armes n’avaient plus de sens et que seule l’éducation pouvait les sauver.
LPE : L’abandon de la lutte armée est quasi-générale à tous les peuples amérindiens.
HC : Cela dit, ça n’a pas empêché les conflits extrêmement violents, et parfois armés.
LPE : Ils sont bien présents dans votre livre. Quel portrait dresser d’Albertina ? Une figure d’autorité avec un père qui fut cacique ?
HC : Elle a connu l’époque où les Awajun se croyaient seuls et donc avant l’arrivée des premiers colons dans sa vallée. Elle raconte la vie dans ces grandes maisonnées où son père avait plusieurs épouses, des sœurs, selon la tradition. Elle parle de son émerveillement absolu face à la forêt et l’immense nostalgie qu’elle en avait. En même temps elle a été très tôt témoin de la violence exercée contre les femmes de sa famille. Elle rapporte ses réactions d’enfant face à cette violence. Très tôt elle se trace un chemin, celui de défendre les femmes … Elle m’a raconté son dialogue avec sa grand-tante Wasmi qui lui prédit qu’elle, Albertina, agirait pour que « les femmes ne restent plus sous l’aisselle des hommes ». Elle lui dit : « Ta mère affronte ton père, elle parle avec raison, et c’est ce qui déplait à ton père ; mais elle se brise de l’intérieur ». Et à ce moment-là, elle est dans le jardin de Wasmi et voit un petit palmier qui sert à faire les clôtures, couvert de fruits. Elle demande à Wasmi : « C’est vrai qu’il ne se casse pas ? ». Wasmi répond : « Il ne se casse pas ». « Alors, dit Albertina, je serai comme Uyaïnim, je ne me briserai pas. Si on me fait du mal, je ne me tuerai pas ! ». Il y a effectivement un énorme problème de suicide chez les femmes Jivaro, qu’on ne constate pas au sein des autres ethnies qui rencontrent pourtant les mêmes problèmes.
LPE : Toutes ces choses sont excellemment décrites et rapportées dans le livre. Laissons cependant un moment Albertina à distance. Plus généralement, on constate depuis plusieurs décennies un mouvement de reconstruction des peuples et cultures amérindiens. Or ces reconstructions semblent inséparables d’une évolution des relations entre les genres dont Albertina est exemplaire, puisqu’elle va devenir une dirigeante reconnue. Mais ce n’est pas la seule. Et le 2 octobre dernier, dans le cadre des législatives au Brésil, il y avait 200 candidats amérindiens, dont la plupart étaient des candidates. Et vous ne cessez de le dire dans le livre, le combat de sa vie est le rôle, le statut, la reconnaissance et l’épanouissement des femmes de son peuple.
HC : Oui, et elle a une façon très intelligente de le faire, ce n’est jamais un affrontement direct avec les hommes. Par exemple, elle profite de l’existence de clubs de mères, créés par l’État en vue d’améliorer la nutrition des enfants, devenue préoccupante avec l’imposition des monocultures dans les communautés. Elle se rend compte qu’à travers ces clubs elle va accéder au pouvoir que les hommes refusent aux femmes. Là encore elle agit en évitant l’affrontement direct. Pour ne pas braquer les hommes, elle demande à sa sœur, analphabète et ignorant l’espagnol, de devenir présidente en la rassurant et lui assurant son appui. L’intérêt de ces clubs, à ses yeux, était d’obliger les hommes à les inviter dans leurs réunions et donc à participer aux décisions. Elle ne cesse d’organiser les femmes à travers l’artisanat, la santé, l’éducation, la connaissance de leurs droits et la lutte contre les suicides. Elle va finir par acquérir un rôle très important, y compris sur le plan judiciaire : quand il y a des maltraitances dans d’autres communautés, c’est à elle que l’on fait appel. C’est elle qui est chargé d’enquêter, c’est elle qui va voir les orphelines. Elle va conduire les autres femmes à réfléchir à leur condition, à la liberté. Nombre de femmes lui répondent : « nous sommes mariées, comment pourrions-nous être libres ? Nous devons obéir ». Mais quelques-unes se lèvent et disent : « Être libres, ce n’est pas aller chercher des hommes, c’est qu’on respecte notre travail, qu’on puisse parler, prendre des décisions. » Et elle leur dit : « Il faut que vous appreniez l’espagnol, il faut que vous puissiez sortir des communautés, il faut assister aux réunions ». Elle ouvre de nouveaux chemins de réflexion selon son expression sur la question des relations entre les hommes et les femmes.
LPE : Et elle en est parfaitement consciente. Et en même temps, elle ne cherche nullement à détruire sa propre culture.
HC : Oui. C’est une vocation et une stratégie. Elle agit tout en finesse et évidemment ne cherche jamais à mettre en danger sa culture dont elle est imprégnée sans en être esclave. Dans cette communauté, elle a initié une réflexion par rapport aux traditions, ce qu’il convient de dépasser ou de garder. Il lui paraît évident de devoir se débarrasser des querelles et conflits permanents qui ont miné son enfance.
Elle cherche à reconstruire un univers poétique. Elle a le sentiment que tout constamment doit être consolé et réparé. Elle a ce côté maternel qui englobe la forêt et qui en fait quelqu’un de remarquable.
Évidemment il y a tout une dimension spirituelle. Elle nourrit une relation spirituelle à la nature.
LPE : Justement, restons sur cet aspect spirituel : Me reviennent ces passages du livre où elle raconte comment elle a été accueillie, non dans des langes, mais des feuilles séchées et douces. Elle se remémore son premier souvenir d’enfance, le visage de sa mère se confondant avec les feuilles des arbres. Elle est accueillie par la forêt, sa mère étant comme un élément de la forêt.
HC : Oui, tout à fait. C’est une symbiose. Et elle me parle bien d’un premier souvenir, sans date possible, celui du visage de sa mère se confondant avec les grands feuillages. C’est son premier souvenir, comme le début de son existence. Et reviennent sans cesse pour elles les parfums de la forêt qui « nous laissaient remplis de reconnaissance ». Ce sont les parfums des forêts intactes qui ont désormais disparu.
LPE : Quelle est dans cette nature débordante et signifiante la place des esprits, des chamanes ?
HC : C’est une société guerrière si l’on veut, mais nous ne l’avons pas moins été. Une société surtout qui se conçoit comme entourée d’ennemis. Cela crée une grande instabilité sociale, l’individu est toujours menacé, y compris dans sa propre parentèle. On peut le rendre responsable d’une mort, la mort n’est pas quelque chose de naturel, pas plus que la maladie. Elles sont les manifestations d’une hostilité extérieure. L’individu est dans une situation d’insécurité permanente. Et c’est là qu’intervient l’apprentissage spirituel des jeunes, plus systématique pour les garçons, mais Albertina y a eu accès.
Ce sont des retraites dans la forêt, généralement au bord de cataractes ou de très grands rochers, là où l’Ajutap peut se manifester. L’Ajutap est toujours l’esprit d’un guerrier mort, Mais il peut se manifester sous les formes d’un anaconda, d’un jaguar, d’un hibou ou d’un aigle. Le contact s’établit avec un psychotrope : ce peut être l’ayahuasca pour les garçons, le toé, ou le tabac. L’accès aux visions se fait dans la solitude et la souffrance d’un long jeûne : on ne mange pratiquement pas, ou un peu de manioc bouilli ; c’est une recherche longue, qui n’aboutit pas toujours et qui peut être effrayante. Lorsqu’arrive la vision, il se passe quelque chose d’extrêmement violent. Par exemple au milieu d’un bruit de tonnerre et d’éclairs, c’est l’apparition soudaine d’un animal terrifiant, comme un jaguar, qui met l’individu face à ses peurs. S’il est capable de toucher le jaguar, l’anaconda, ou autre avec son bâton de voyage, d’entendre ce qu’il dit, c’est le pouvoir de l’animal qui lui est alors transmis. Du coup, celui qui a eu la vision acquiert un pouvoir et une connaissance qui vont le protéger de la maladie, des ennemis, il ne pourra être vaincu. Mais cela devra être renouvelé.
Albertina a pris assez jeune, le tabac, le toé. Son père l’y a autorisée car il a eu conscience que toute petite déjà, elle était différente : « Tu es comme une vieille, tu as des idées et tu penses ! » lui disait-il. Les femmes consomment ces substances dans un esprit différent des hommes : ces derniers pour acquérir une forme d’invulnérabilité au combat ; les femmes davantage pour voir leur futur. Durant leur adolescence, elles verront quel sera leur mari, leurs enfants, quel sera leur statut ; et quand les femmes se trouvent dans une situation difficile, par exemple une nouvelle épouse qui arrive dans le foyer, elles ont alors plutôt recours à l’ayahuasca ou au toé. Dans une situation d’extrême détresse, c’est une manière d’acquérir également un pouvoir face à l’adversité. Albertina fait partie des rares femmes qui ont pris de l’ayahuasca ; elle a eu la vision d’un guerrier qui était son arrière-grand-père, qui lui a dit : « ton chemin sera suivi, tu ne seras pas vaincue ». L’individu prend alors cette force et c’est comme un cap existentiel qui lui est donné. Cette vision a confirmé ce qu’Albertina savait déjà : sa mission était de défendre les femmes et la forêt. Forte de cette vision, elle sait que malgré les embûches elle continuera. Quand elle a cette vision, elle doit avoir 18-19 ans et elle a été mariée à 14 ans. Quand elle rentre de cette vision, elle rencontre son père qui lui dit : « Toi tu as eu une vision, tu as fait waimakbau ». A partir de là, les gens savent qu’elle est détentrice de cette vision et elle devient une femme « digne de biographie », quelqu’un dont le destin est digne d’être conté.
LPE : Et c’est vous qui avez eu le privilège de raconter sa vie !