Vous venez de publier un essai consacré au best-seller de Catherine Millet. Même s’il n’est pas question d’écologie directement dans ce livre, ni dans les deux livres d’ailleurs, le sien et le vôtre, il est en revanche hautement question du dualisme moderne – âme-corps, homme-nature et homme -femme – qui nous a conduits à la destruction en cours des grands équilibres du système-Terre. Pouvez-vous présenter votre livre ?
FZ :
En 2001 est paru un livre qui a connu un succès extraordinaire : La V S De Catherine M. : 3 millions d’exemplaires vendus. Livre sidérant qui décrit uniquement des séances de sexe de groupe, 250 pages de partouze. Mais écrit avec un soin extrême, un bijou de littérature. Ça donne un objet aveuglant par son sujet, par son intelligence, par sa composition insaisissable, qui ne comporte pas de fil chronologique, pas non plus d’argumentation, aucune thèse manifeste. C’est un livre opaque. C’est ce mystère qui m’a intéressée.
En particulier moi qui suis catholique, je me suis sentie prise à parti. J’ai cru y voir une machine de guerre contre le catholicisme, en tout cas une provocation à l’égard des prescriptions catholiques en matière sexuelle. Donc je me suis plongée dans cet OVNI littéraire pour tenter de comprendre ses présupposés. Que pouvait-il y avoir de commun entre ce livre cette performance et l’anthropologie catholique ? En apparence rien, en réalité tout.
Bien sûr le catholicisme est réputé pour sa pruderie c’est une religion qui a coupé en deux la personne pendant longtemps : on avait d’un côté notre précieuse âme éternelle, et pour en prendre soin de cette âme il fallait réprimer et mépriser le corps sale et corruptible, source de désirs condamnables. La sexualité a été l’objet d’une véritable obsession, comme l’a montré Michel Foucault. Mais comme le montrent hélas abondamment les scandales actuels.
LPE :
Millet semble être au rebours de cette culture catholique ?
FZ :
Oui, Millet, en apparence c’est l’inverse, elle met le corps au milieu, en toute transparence et permissivité. C’est une glorification du désir sexuel et du plaisir. Elle a 20 ans en 68, elle prend le contrepied de son enfance pieuse et de l’atmosphère hypocrite qui règne dans sa famille. Jusque-là rien de surprenant, le livre est anti-catho.
Mais en regardant le texte de plus près je m’aperçois qu’il y a un lien plus organique avec ce catholicisme. Ce texte n’est pas une réhabilitation du corps. Au contraire, l’héroïne est comme à distance de ce corps qu’elle utilise et qu’elle déconsidère. Elle parle de son corps comme d’une « défroque » qu’elle abandonne aux hommes. Dans une interview Millet dit « mon corps peut faire des choses que moi dans ma tête je ne ferais pas ». Autrement dit, elle n’est pas son corps. C’est très cohérent. Si le corps est désinvesti, on peut lui faire faire n’importe quoi.
Vous voyez où je veux en venir : en réalité l’auteur n’a pas quitté la conception dualiste d’un certain catholicisme de son enfance qui coupe en deux la personne et considère le corps comme sale et méprisable. En faisant l’inverse des prescriptions catholiques, elle part du même présupposé dualiste. Le modèle catholique, et celui de Millet, ce sont les deux faces de la même monnaie. Première étape de ma réflexion.
LPE :
Comment comprenez-vous l’évolution du catholicisme qui finit par l’éloigner à l’extrême de l’esprit originel de l’incarnation ?
FZ :
Comment se fait-il effectivement que le catholicisme ait développé cette idée d’une séparation entre corps et âme ? Alors que c’est LA religion de L’Incarnation. C’est la seule religion qui prétend que Dieu s’est fait homme, Dieu s’est uni l’homme tout entier dans la personne du Christ. Aucun mépris pour la chair mais au contraire assomption, divinisation de la chair. La conception vraiment chrétienne du corps a dû être à un moment donné dévoyée vers ce catholicisme puritain.
Comment ? Longue et passionnante histoire. On peut y lire l’influence des Grecs que je ne peux pas développer ici. Mais surtout, il y a l’influence tardive de la science moderne. La science moderne nous a rendus maîtres et possesseurs de la nature, mais elle nous en a séparés. De même pour nos corps, on en a désormais une connaissance abstraite et médiatisée par des équations et des machines. On a mis le monde en équations et en formules. Et cette relation distanciée nous amène à considérer la nature uniquement comme un stock de matières premières qui a perdu toute profondeur et toute existence propre. La vision moderne nous coupe en deux sur tous les plans. Elle sépare le corps/esprit, nature/culture, femmes/hommes, etc. Et par bien de côtés Millet EST une cartésienne. C’est le regard que Catherine pose sur son corps. Si son livre est un grand livre, c’est parce qu’il est exemplaire de ce clivage, de ce dualisme transmis par un faux catholicisme, et éminemment moderne. Voilà en gros ma découverte.
LPE :
Trouve-t-on dans le livre de Catherine Millet d’autres traits de la modernité ?
FZ :
Le livre concentre en effet d’autres traits modernes, comme le goût de la transgression, celui d’un univers sans limites. Ou encore l’accent mis sur la quantité, l’utilisation mécanique, quantitative des corps (un chapitre entier intitulé « Nombres »). Sa vision des femmes aussi reste moderne, il s’agit avant tout de se départir du côté des hommes, de les imiter et de les fasciner. Il y a aussi l’esthétique de Millet, avant-gardiste, inaccessible au commun des mortels, ou encore la vision politique induite par le livre ; les baiseurs sont présentés comme une société secrète, espèce d’État dans l’État, à l’écart de la société tout en vivant à ses dépens. Oui, il y a de nombreux et fascinants liens avec le monde contemporain. Si le livre est riche et mystérieux, l’utopie sexuelle qu’il dépeint est finalement assez pauvre et contradictoire.
Bref à partir de ses racines catholiques, je me suis aperçue que ce texte est l’expression aboutie de l’époque moderne. Mais pour conclure il faut tout de même rappeler que le rêve moderne était magnifique, le rêve des Lumières, c’était émancipation et bonheur pour tous ! Et on aboutit à quoi ? Une partouze réservée à un cercle d’initiés. Le bilan est maigre et assez dérisoire. Ce livre signe l’échec de la modernité et illustre l’impasse dans laquelle nous sommes. (Il se trouve que le catholicisme sous sa forme actuelle est aussi en train de se défaire, en toute logique puisqu’il est fondé sur les mêmes présupposés – qui je le rappelle, pour moi ne sont pas chrétiens.) Je propose donc de voir ce livre extraordinaire comme un butoir, comme l’apothéose de la modernité, son accomplissement et sa mort.
LPE :
Les dualismes qui structurent le livre de Millet sont ceux là-même que l’écoféminisme va dénoncer. Comment vous situez vous par rapport à l’écoféminisme ?
FZ :
Je suis totalement en phase avec l’éco-féminisme. C’est une découverte décisive. Vous avez compris que je ne suis plus la même catholique qu’avant ce travail sur Catherine Millet. Le catholicisme traditionnel – c’est-à-dire moderne – m’apparaît comme un antichristianisme. Il est en train de d’étouffer sous le cléricalisme et le masculinisme. Sa condamnation du corps, son horreur des femmes, du remariage, de l’avortement, son ignorance de la parole et de la misère des femmes, sa distance vis-à-vis de la nature, sa cérébralité : un non-sens ! C’est l’héritage de certains Pères de l’Église, totalement dualistes et qui vouent aux gémonies le corps et les femmes. Or le Christ n’est pas misogyne, alors même qu’il a vécu dans un monde bien plus patriarcal que le nôtre, où on lapidait les femmes. Il a vécu entouré de femmes, il les a admirées, leur a confié des missions cruciales. Le Christ est un météore qui n’est ni moderne ni patriarcal. Il y un donc un chantier enthousiasmant : refonder un catholicisme qui ne soit pas moderne. Revenir aux sources du christianisme. Car il n’y a pas de raison pour que le christianisme soit emporté avec le monde moderne. C’est là que j’en viens à votre question. Un lien a été tissé entre écologie et féminisme par de grandes dames comme Françoise d’Eaubonne, Starhawk, Carolyn Merchant dont on vient de traduire La Mort de la Nature, aujourd’hui Vinciane Desprez. Mais elles ont souvent pensé le christianisme comme une vieille lune, voire un ennemi, en tout cas en France. Ce n’est pas une fatalité. Je situe précisément là mon espoir, dans le fait de relier le courant éco-féministe à un catholicisme d’ouverture. Ça me semble fécond et cohérent. Il y a dans la tradition des auteurs à relire, comme saint Irénée, qui fustige la Gnose avec son mépris du corps et du monde terrestre, ou Hildegarde de Bingen, la grande abbesse savante du XIIe siècle, ou encore bien sûr le courant franciscain. Et depuis longtemps dans le monde anglo-saxon il y a des théologiennes féministes passionnantes qui se sont penchées sur la question du corps et de la nature. Par exemple Mary Daly, qu’on appelle radicale – mais qui est moins radicale que le patriarcat ne l’est depuis des siècles avec une violence qui finit par tout détruire ! Elle voit notre monde fonctionner sur deux plans différents : l’avant-scène (foreground), une espèce de théâtre où vivent la plupart d’entre nous, le lieu du pouvoir, de la parole publique, tenu par les hommes ; et un arrière-plan (background), royaume des femmes, là où réside l’être vrai ; c’est là que tout ce qui vit s’interconnecte, là où la vie est maintenue et transmise, où la fragilité est soutenue, là où l’on naît, où l’on meurt, où on soigne. C’est la véritable trame qui tient le monde. Pourtant ce background est invisibilisé par la fausse réalité de l’avant-scène. Le devant de la scène n’a pas d’énergie propre, mais se nourrit de l’énergie vitale des femmes ; au contraire il le contamine et l’empoisonne. C’est une vision qui me semble juste par rapport au monde dans lequel j’ai vécu. Pire, cette partition n’est-elle pas en train de s’accélérer dans ces autoritarismes nouveaux, qui imposent partout au nom de la finance la destruction du vivant ? C’est une représentation féconde, importante à faire connaître. En se nourrissant de pensées aussi neuves, on peut imaginer un christianisme féministe et respectueux du vivant. Sans quoi l’avenir du catholicisme est au mieux celui d’une secte. La tradition doit entrer en dialogue avec l’écoféminisme, et avec des théologies féministes, écologistes, queer. Le catholicisme traditionnel est en faillite, au même titre que le monde moderne. Mais la réforme est toujours en marche chez les vrais catholiques : semper reformanda, fortiter reformanda !!