Entretien avec le Prof. Edward Farmer, Département de Biologie Moléculaire Végétale, Université de Lausanne (Suisse)
Réalisé par Prof. Dominique Bourg, Philosophie politique environnementale, Université de Lausanne et Dr. Caroline Lejeune, science politique, Faculté des Géosciences et l’Environnement, Institut de géographie et de durabilité, Université de Lausanne (Suisse).
INTRODUCTION
Nous avons très longtemps considéré la vie des plantes comme une forme de vie inférieure, entre le minéral et l’animal, celle d’un état végétatif précisément. Les plantes constituaient le Lumpenproletariatdu vivant, celles qui organisent l’interface entre l’organique et l’inorganique, mais dont l’existence serait à l’image de leur fonction d’intermédiation : entre la vie et la non-vie. Or, depuis au moins une décennie, de multiples travaux ont fini par remiser aux oubliettes de l’histoire cette conception pourtant pluriséculaire. Les plantes vivent, aussi pleinement que nous-mêmes, même si elles déroulent leur existence d’une toute autre manière que la nôtre, que celle de nous autres les animaux. Elles ne possèdent pas d’organes vitaux et sont capables de se régénérer, condition à leur survie, elles qui sont condamnées au mouvement sur place, ne pouvant fuir devant leurs prédateurs. Bien qu’elles ne le fassent pas à notre façon, les plantes n’en respirent, n’en digèrent – même pour certaines de petits mammifères –, n’en deviennent et ne s’en meuvent pas moins sur place, n’en replient ou déplient leurs feuilles, n’en transforment leur milieu et ne s’en adaptent pas moins, et le tout sans organes ad hoc. Or, pour s’adapter, à l’instar de toute forme de vie, il leur faut sentir et analyser le milieu qui les environne, communiquer, concevoir des stratégies, calculer, leurrer prédateurs ou proies, pour les racines détecter voies de passage, minéraux, eau, etc. dans les sols, là encore sans organes appropriés et spécialisés à la différence des animaux. Les plantes vivent bel et bien, pleinement même.
En conséquence, la révolution en cours de la biologie végétale bouleverse notre conception du vivant et l’idée d’appartenance à un seul et unique phénomène de la vie sur Terre. Nous pouvons désormais nous aussi, avec François d’Assise, dire nos sœurs les plantes. Des succès populaires comme le livre de Wohlleben sur La vie secrète des arbres(Les Arènes, 2017), ou dans une moindre mesure celui de Stefano Mancuso et Alessandra Viola sur L’intelligence des plantes(Albin Michel, 2018), instillent dans l’esprit du public cette révolution silencieuse. Des philosophes sont ainsi encouragés comme Emanuele Coccia – La vie des plantes(Rivages, 2016) – à concevoir une ontologie du point de vue des plantes (Renvoyons aussi au livre d’Ernst Zürcher, Les arbres, entre visible et invisible, Actes Sud, 2016 et à celui de Jacques Tassin, Penser comme un arbre, Odile Jacob, 2018).
Remarquons au passage que ces bouleversements théoriques ne feront pas l’affaire des Véganes et autres pathocentristes. Si les plantes peuvent exercer toutes sortes de fonctions sans organes appropriés, il n’est pas absurde de s’interroger sur un analogue à la sensation de douleur sans système nerveux. Quoi qu’il en soit le vivant ne se laisse pas facilement enfermer dans les catégories modernes des pathocentristes. Les liens que les vivants nouent entre eux sont multiples et complexes ; la prédation en fait résolument partie, même si elle n’en constitue qu’une facette.
La révolution épistémique en cours se déroule au moment le plus critique qui soit pour l’humanité et le vivant sur Terre. Celui où les effets de révolutions bien antérieures, celle mécaniste du 17esiècle, puis celle thermodynamique du 19esiècle, voire la révolution informatique du 20e, appuyées sur l’essor de la démographie humaine et la cupidité des élites économiques, avec le bras armé des techniques et de l’économie, sont en train, ni plus ni moins, de détruire le vivant sur Terre, en détruisant ses habitats ou en ruinant ses conditions d’existence par un changement climatique accéléré. Une récente étude publiée par les PNASnous apprend que nous sommes sur une trajectoire qui pourrait conduire à des conditions de vie sur Terre limites, avec une humanité dont les effectifs auraient fondu (W. Steffen & alii, 2018, « Trajectories of the Earth System inthe Anthropocene », http://www.pnas.org/cgi/doi/10.1073/pnas.1810141115).
Or, cette révolution n’est nullement orpheline. Elle relève même d’un mouvement beaucoup plus large, affectant toutes les strates des sociétés humaines. Il est même possible d’évoquer un véritable changement de paradigme, un vaste mouvement en cours, tous azimuts, de réinsertion de l’humanité au sein de la nature.
A cet égard la biologie végétale vient renforcer aujourd’hui un mouvement initié par Darwin. De Darwin à la révolution de la biologie végétale en cours, en passant par l’éthologie de la seconde moitié du 20e siècle, nous avons assisté à une série de réinscriptions de l’homme dans la nature, à des mises en lumière successives de la continuité et de la solidarité homme-nature. Rappelons que la modernité est née avec l’émergence de la physique moderne qui soutenait, en conformité avec une interprétation particulière de la Genèse, l’idée de l’extériorité de l’homme à la nature, ainsi réduite à une somme mécanique de particules partes extra partes, régies pensait-on par quelques lois simples. D’où les animaux machines et la dynamique moderne d’arrachement continu à la nature. Cette révolution scientifique (et le paradigme qui lui est lié) se termine au moment même de l’entrée dans l’Anthropocène et de la confrontation à l’impossibilité empirique de séparer homme et nature, nature et culture, dès lors que les aléas climatiques apparaissent tout autant culturels que naturels. Ce qui constitue une invitation à dépasser l’autre dualisme moderne, le dualisme matière-esprit. Apparaissent au même moment d’autres phénomènes quasi universels et puissants pour certains : l’affirmation et le développement des droits de la nature (Nouvelle Zélande, Amérique latine et du Nord, France, Inde, etc. ; voir Valérie Cabanes, Un nouveau droit pour la Terre, Seuil, 2016), une forte et diffuse sensibilité à la cause animale ; l’essor et la diffusion de l’écopsychologie (Michel-Maxime Egger, Soigner l’esprit, guérir la Terre.Introduction à l’écopsychologie, Labor et Fides. 2015), les découverte et développement des vertus thérapeutiques du contact avec la nature (sylvothérapie et autres recherches, réveil des comateux en jardin, etc.). Enfin le vivant inspire une nouvelle façon de penser et d’organiser l’économie avec l’économie régénérative ou symbiotique (biosourcement de biens et de services, recyclage, rejet de l’extractivisme, mutualisation, économie de fonctionnalité, etc. ; cf. notamment Isabelle Delannoy, L’économie symbiotique. Régénérer la planète, l’économie et la société, Actes Sud, 2017) ; une nouvelle façon de penser et d’organiser la société socio- et hola-cratie, un goût affirmé pour les petits collectifs, la redécouverte des communs et de leur gouvernance spécifique. La nature devient ainsi source d’inspiration tous azimuts, pour toutes sortes de domaines, un peu comme si on assistait à la diffusion d’un biomimétisme élargi. Au même moment s’effrite l’idée une nature en proie à l’empire systématique de la loi de la jungle : c’est au contraire l’entraide qui apparaît comme quasi systématique et de la compétition comme un comportement onéreux et dangereux, fortement cantonné (Pablo Servigne & Gauthier Chapelle, L’entraide. L’autre loi de la jungle, Les Liens Qui Libèrent, 2017). Du côté des spiritualités, les choses bougent à l’unisson : l’ancrage dans la nature est à l’ordre du jour, que ce soit par la réaffirmation et la diffusion du chamanisme, ou, par l’encyclique Laudato Si’ du Pape François. On assiste ainsi à un vaste mouvement qui conduit par une accumulation de voies diverses à repenser de fond en comble notre place dans la nature et qui relègue le paradigme mécaniste (néolibéralisme et transhumanisme), et ce au moment où le vivant et la biodiversité connaissent un commencement d’effondrement.
Saurons-nous réviser à temps nos comportement et l’organisation de nos sociétés à temps ?Quoi qu’il en soit La Pensée écologique s’attachera à suivre au mieux de ses moyens les méandres de la révolution en cours.
Pour l’heure écoutons Edward Farmer nous parler de ses recherches et de son appréciation de la révolution en cours. Il incarne un peu le chercheur tel qu’on le rêve. Aussi passionné que rigoureux, conscient des usages divers du savoir, possiblement problématiques, plus que tout esthète, doté d’un pouvoir d’étonnement et d’admiration sans bornes. Notre conversation a été un moment suspendue par le vol quasi statique d’un milan, entre ciel et frondaison des arbres.
Dominique Bourg, Caroline Lejeune
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Dominique Bourg : Édouard Farmer, vos premières recherches concernaient la biochimie animale. Désormais, à l’Université de Lausanne, vos travaux portent sur la biologie moléculaire végétale. C’est un domaine de recherches qui connaît un fort développement. Vous étudiez les signaux électriques émis par les plantes lorsqu’elles sont agressées par un prédateur. Le signal électrique déclenche la production d’une hormone de défense appelée le jasmonate. Elle les protège des prédateurs. Pourriez-vous nous présenter vos recherches sur le jasmonate ?
Edward Farmer : La question fondamentale qui est l’origine de nos recherches est de savoir pourquoi sur la Terre, les paysages restent verts. Autrement dit, pourquoi ne voit-on pas au travers de la frondaison des arbres, alors que des centaines de millions d’insectes herbivores peuplent les forêts ? C’est la question centrale. La forêt est constituée de biomasse et de molécules nutritives comme les protéines. Les insectes, tout comme les animaux plus grands, puisent leurs ressources dans la forêt. Ils agissent sur elle. Ils arrachent les feuilles des plantes, ils tirent sur les arbres, alors pourquoi le végétal est-il encore si dense ? Pourquoi la forêt est-elle si verte ? C’est la question fondamentale du laboratoire depuis des années.
Le jasmonate : une hormone de défense
Dominique Bourg : Vous travaillez sur la résilience des plantes face aux agressions animales. Comment se fait-il que la forêt résiste aussi bien aux multiples espèces qu’elle abrite ?
EdwardFarmer: Les forêts m’intéressent énormément et j’ai une passion plus importante pour les feuilles. La forêt est quelque chose d’extraordinaire d’un point de vue scientifique, c’est absolument splendide. Je regarde souvent la forêt de mon bureau, j’observe cette barrière de végétaux et je n’ai jamais pu voir à travers, pourquoi ?
Dominique Bourg : C’est effectivement tout sauf évident compte tenu de la masse des insectes présents.
Edward Farmer : Oui, le système de défense des feuilles est très performant, c’est fondamental et je peux démontrer pourquoi. (Édouard Farmer utilise deux images ci-dessous pour l’expliquer).
Dans notre département, nous réalisons des essais en laboratoire d’abord sur des plantes de type sauvage. Ces plantes constituent notre génome de référence. Nous pouvons les comparer aux plantes dans lesquelles le système de défense est affaibli par mutation. Nous mettons les plantes dans une cage en plexiglas en présence de minuscules insectes.
L’expérience a pour objectif d’étudier le rôle du jasmonate dans la préservation des feuilles d’une plante.

Au début de l’expérience (cf. figure 1), les insectes sont placés sur les feuilles. Au bout de 11 jours (image à gauche), les insectes ont grossi. La plante à gauche, qui est la plante type sauvage les a repoussés pour les éloigner de sa partie la plus nutritive, grâce à la production d’une hormone de défense qui s’appelle ‘jasmonate’. Repoussés, les insectes s’attaquent aux plus grandes feuilles situées en périphérie et tentent de se nourrir. Par contre, une plante qui ne peut pas produire du jasmonate (plante à droite) est très vulnerable aux insectes.
La plante produit l’hormone lorsqu’elle est aggressée. Cette hormone active le système de défense qui est extrêmement élégant. Ce n’est pas simplement une production de toxines. Sous commmande de l’hormone jasmonate, les feuilles produisent des molécules qui interagissent avec le système digestif de l’insecte. La croissance de la plante est aussi modifiée. Sur l’image à droite la plante est déficiente en ses défenses, parce qu’elle ne peut pas produire l’hormone. L’insecte mange toutes les feuilles.
Il y a deux choses intéressantes. La première est que l’image à droite ne présente que le squelette de la plante. Sur cette plante qui ne peut pas produire l’hormone jasmonate, l’insecte commence toujours par manger le cœur de la plante puis il va progressivement se diriger vers les feuilles situées à la périphérie. L’insecte devient ainsi plus grand. Sur l’image à gauche, la plante de type sauvage, il fait l’inverse parce que le jasmonate active la production de défenses très fortement dans le cœur de la plante. Ceci repousse l’insecte vers les feuilles plus grandes et moins nutritives. Les insectes restent petits par rapport aux insectes qui ont mangé la plante mutée.
En termes scientifiques, nous parlons de la distribution de ressources entre les deux divisions biologiques. Normalement dans la forêt, il y a une forte dominance de ressources dans les plantes, et moins de biomasse animale. Quand j’ai eu la chance d’aller sous les tropiques, en Afrique ou en Amérique, on est encore plus convaincu de ce phénomène, car on entend les animaux, mais il est difficile de les voir. Nous apercevons toujours plus de matière végétale que d’animaux ou d’insectes. Notre expérience renverse le phénomène, et penche la balance en faveur des insectes. Je me demande souvent quelle pourrait être la conséquence de faire ce genre d’expérience à l’échelle d’une forêt.
Dominique Bourg : Une fois que l’insecte a mangé la plante, la plante dépérit-elle ?
Edward Farmer : Ce qui est très étonnant est que si nous retirons les insectes de la plante dans l’image à droite, cette plante va essayer de refaire une ou deux petites tiges. Elle va ainsi produire quelques graines. L’attaque va accélérer la floraison et non la faire mourir.
Si je reprends la question de départ, pourquoi la Terre est-elle verte, je dois extrapoler nos resultats jusqu’au niveau de l’écosphère. Toutes les expériences en laboratoire permettent de comprendre que lorsqu’une plante est blessée, elle se défend très bien si elle produit l’hormone jasmonate. Comment se fait-il que la plante produise cette hormone de défense ? Lors de l’attaque par l’insecte, quel est l’élément déclencheur ?
Dominique Bourg : Ce que vous appelez le déclencheur est-il l’élément qui libère la production d’hormone ?
Edward Farmer : Exactement. Beaucoup de travaux ont montré comment l’hormone fonctionne. Elle est émise à peu près 30 secondes après l’attaque de l’insecte. Nous avons trouvé que suite à une morsure d’insecte la plante produit des signaux électriques qui, ensuite, activent la production de l’hormone. Des signaux électriques se déplacent d’une feuille à une autre pour transmettre les informations. Nous avons identifié des gènes particuliers qui permettent cette communication électrique.
Dominique Bourg: La plante communique donc d’une feuille à une autre ?
Edward Farmer : Oui. Elle ne communique pas vers une autre plante mais elle a un système de communication au sein de son propre système. Nous savons aujourd’hui où se trouve la voie cellulaire de ces signaux électriques. C’est vraiment très intéressant, ça se passe dans les cellules.
Dominique Bourg: Où se trouve la voie de communication entre les feuilles?
Edward Farmer : Elle se trouve dans les veines. C’est un peu comme un système nerveux. Chez nous, les humains, les veines ressemblent à des tuyaux. Chez les plantes, ce ne sont pas des tuyaux, c’est une matrice avec nombreux types de cellules différents. Nous identifions au moins onze types de cellules vasculaires dont deux types qui jouent un rôle dans la transmission des signaux électriques.
Dominique Bourg : Nous comprenons la question de recherche principale, la résistance des feuilles aux agressions d’insectes. Nous saisissons les sous-questions, quel type de signal, quel parcours pour ce signal, quelle substance émise en réponse pour la défense des feuilles contre l’agression ? L’hormone en question est-elle une hormone commune à d’autres plantes ? Est-elle propre aux végétaux ?
Edward Farmer : L’hormone est propre aux végétaux. Mais quelques rares champignons pathogènes peuvent la produire pour tromper les plantes. Ils produisent cette hormone lorsqu’ils attaquent la plante. La plante se sent attaquée par un insecte et alors elle investit des ressources contre les insectes et non pas les champignons, c’est malin de la part du champignon.
Dominique Bourg : Et ensuite les champignons ont gain de cause ?
Edward Farmer : Des fois oui. Je n’ai jamais vraiment pu observer ce phénomène. Mais ce phénomène est une sorte de bataille qui consiste à ce qu’un organisme tente d’en tromper un autre. Cette bataille est assez habituelle dans la nature. Autrement, sans être trompé par un microorganisme, la voie du jasmonate mène à un système de défense très robuste.
Dominique Bourg : Il y a des mutations, qui rendent les défenses plus efficaces?
Edward Farmer : Oui, on a des plantes mutées qui produissent beaucoup de cette hormone. La plante pousse normalement pendant trois semaines et subitement la mutation commence à agir sur la plante. La plante commence à produire le jasmonate et commence à se défendre vigoureusement. On ne comprend pas le mécanisme encore mais cette expérience peut avoir des applications dans le domaine de l’agronomie. Ce n’est pas notre objectif. Mais il serait possible d’utiliser ce gène, de construire une plante transgénique, ou de réaliser une mutagénèse très dirigée pour que la plante produise plus de jasmonate et puisse se défendre très fortement face aux insectes.
Ce n’est pas l’objet de nos recherches. Nous nous inscrivons dans la science fondamentale. Nous ne sommes pas actifs sur l’utilisation de ces découvertes.
Dominique Bourg : Est-ce que cela signifie que si la plante est attaquée alors qu’elle est juvénile, elle n’a pas les moyens de se défendre ?
Edward Farmer : Les petites plantes sont moins visibles dans la nature. Elles ne représentent pas à ce stade des appâts pour les animaux et les insectes. Quand la plante quitte la phase de semis, elle entre dans une phase juvénile, elle commence à être de plus en plus attaquée par les herbivores et les invertébrés. Chaque plante développe un stratagème. Les graines de l’Arabette en Suisse et en France germent en octobre. Elles produisent des petites plantes dans le sol qui ne sont pas très visibles pendant l’hiver. A l’arrivée du printemps, la plante grandit au fur et à mesure de la hausse de la température. Les petites plantes se font rarement attaquer pendant la période hivernale, les insectes et mollusques ne sont pas actifs. Au printemps déjà, les plantes commencent à développer des défenses en fonction de l’arrivée des insectes. Fin juin, c’est le pic de défense des plantes. Chaque plante a toujours une stratégie qui lui est propre pour se protéger des vertébrés et des invertébrés.
La plante communique : les signaux électriques support de l’information
Dominique Bourg : La plupart des plantes peuvent émettre des signaux électriques. Est-ce que vous parvenez à catégoriser les types de signal électrique et leurs fonctions biologiques dans la plante ?
Edward Farmer : Nous ne comprenons pas la plupart des signaux électriques présents dans la plante. C’est fondamental de le reconnaître. Nous ne connaissons pas grand-chose. Nous pouvons détecter quelques signaux parce qu’ils apparaissent en fonction de la luminosité. Nous l’avons observé au laboratoire. Le déclenchement de la lumière s’accompagne d’un signal électrique très fort. Quelle est la raison d’être de ces signaux ? Nous ne savons pas. Notre groupe travail sur les signaux qui se produisent à la suite d’une blessure. Ces signaux électriques seraient donc une réponse à la blessure. C’est universel dans les plantes terrestres. Pour observer ce signal, il suffit de toucher une feuille. Nous voyons les réactions et si nous la blessons, le signal s’accentue et se propage de feuille en feuille.
La plante sensible (Mimosa pudica) nous donne un exemple interessant. Lorsque nous touchons ces plantes, elles bougent et se plient. En 1926, un scientifique indien formé en Angleterre, a suggéré que la plante agissait pour se cacher des grands herbivores. Je pense que c’est absolument vrai. La plante se cache. C’est la meilleure explication.
Dominique Bourg : L’herbivore ne la voit pas ?
Edward Farmer : C’est probable que la plante sensible soit beaucoup moins visible pour les grandes animaux qui se déplacent afin de trouver les grands feuilles. Toutes les plantes – quand nous les blessons – produisent un signal électrique. La plupart des plantes ne bougent pas mais à chaque fois nous estimons que ce signal électrique est lié à un système de défense. Nous avons été le premier laboratoire à engager des recherches sur ce sujet en nous appuyant sur la génétique. Nous avons recherché les blocages qui pouvaient empêcher le signal. Et lorsque nous les avons identifiés, nous pouvons observer si le système de défense est en alerte ou non.
Dominique Bourg : Le signal passe-t-il d’une feuille à une autre. Il y a-t-il une communication interne à la plante ?
Edward Farmer : Oui tout à fait.
Caroline Lejeune : Est-elle liée au système de défense ?
Edward Farmer : Oui, tout à fait.
Dominique Bourg : Est-ce une communication entre les feuilles qui peut annoncer l’arrivée d’un prédateur ?
Edward Farmer : Oui.
Edward Farmer dessine une image pour expliquer le phénomène.

Prenons une rosette (cf. figure 2)qui possède une vingtaine de feuilles. Dans chaque plante, les feuilles sont organisées sous la forme d’une spirale. Le signal circule en suivant la spirale. Lorsque nous blessons la feuille numéro 8, certaines autres feuilles dans un secteur de 137° partagent l’information parce qu’elles ont un système de communication directe à partir des veines et des tiges centrales. L’information se répand. Pour le comprendre, on utilise la suite de Fibonacci. Quand nous blessons une feuille, nous pouvons prévoir où vont aller les signaux. Ils suivent la suite de Fibonacci. Quand la feuille 8 est blessée elle envoie un signal électrique à la feuille 13, non à la feuille 9.
Dominique Bourg : Quand vous faites l’expérience en laboratoire, vous donnez un signal électrique à la plante qui simule l’agression ?
Edward Farmer : Oui, tout à fait. Nous donnons une blessure en écrasant une partie de la feuille, comme par exemple la feuille n°8, et nous installons une petite cage autour d’elle avec un insecte. L’insecte attaque la feuille n°8 mais il ne peut pas attaquer les autres feuilles. Nous installons des capteurs sur une autre feuille, comme la feuille n°13, pour identifier les signaux et nous pouvons les observer. Nous pouvons voir exactement quelles parties de la feuille n°8 doivent être blessées et nous observons la circulation du signal. Nous pouvons aussi blesser la feuille n°6 et le signal peut se diriger vers une autre feuille. Une autre méthode est d’écraser une partie de la feuille avec une pince. Pour beaucoup d’expériences, cette méthode est la plus simple et la plus efficace parce que les insectes sont comme les humains, ils ont chacun un caractère et ils peuvent avoir un comportement auquel nous ne nous attendons pas.
Dominique Bourg : Le signal électrique est donc le support d’une information.
Edward Farmer : Oui, il est le support d’une information qui dit à la plante : « défends toi, protège ton carbone, protège tes ressources ». Ce n’est pas que le carbone, ce sont toutes les ressources de la plante.
Dominique Bourg : Expliquez-nous ce que vous entendez par « ressources de la plante ». Est-ce l’eau, le CO2, les nutriments, ou la texture de la feuille par exemple ?
Edward Farmer : Je vois cela d’une autre façon. La plante est l’interface entre l’organique et l’inorganique. La plante est fascinante parce qu’elle prend le CO2, l’eau et avec un peu de lumière, elle recrée des molécules extrêmement complexes. Elle va utiliser l’énergie produite par la photosynthèse pour créer d’autres molécules organiques qui contiennent souvent l’azote ou le souffre. Les insectes, tout comme les humains ou encore les vaches, n’ont pas cette capacité de construire les molecules complexes à partir du CO2et de l’eau. Nous, nous sommes déjà constitués de molécules organiques et nous dépendons énormément du carbone réduit fourni par les plantes. Le CO2ne nous fait rien et il n’est pas très bénéfique lorsque nous le respirons. Nous sommes toujours en train de l’évacuer. Seul le carbone réduit nous intéresse et ce carbone réduit, c’est la plante qui le produit.
Dominique Bourg : La plante est l’interface entre l’inorganique et tous les animaux ?
Edward Farmer : Oui et sur le plan scientifique, ce que parvient à faire une plante est absolument fabuleux. Ce sont par rapport aux animaux comme des extraterrestres. La façon dont la plante capte la lumière est totalement folle et le processus de photosynthèse est improbable. La plante puise ce carbone pour la production de ses propres graines. Sur le papier, ça n’aurait jamais dû exister.
Dominique Bourg : Pour quelles raisons, ça n’aurait jamais dû exister ?
Edward Farmer :C’est la possession et l’utilisation de la chlorophylle qui est dangereuse. Une fois activée par la lumière, la chlorophylle est très réactive. C’est incroyable que cela ne tue pas les cellules végetales. D’ailleurs, aucune cellule animale produit elle-même cette molécule.
Dominique Bourg : Les feuilles sont un peu comme des ressources pour produire leurs propres graines.
Edward Farmer : Oui, toute l’agriculture terrestre est basée sur ce principe. Ce sont les feuilles qui captent le carbone. Chez les herbivores, des phases de repos et des phases de repas s’alternent. Les insectes prennent des repas et ensuite prennent un pause ou se déplacent pour trouver à nouveau de quoi se nourrir. Leur rythme est organisé en différentes phases de repas.
Dominique Bourg : Les plantes communiquent-elles entre elles avec les signaux électriques ?
Edward Farmer : Je ne peux pas vous dire car je n’ai observé les signaux électriques que sur une plante en laboratoire, jamais vraiment dans la nature. Nous n’en sommes pas encore là malheureusement.
Dominique Bourg : On peut lire dans la littérature que les arbres communiquent entre eux via leurs systèmes racinaires.
Edward Farmer : Ce sont des signaux qui se trouvent dans les racines mais ce ne sont pas forcément des signaux électriques. C’est très difficile d’observer des signaux électriques dans les racines sans excaver la forêt. C’est peut-être un autre type de signal. Je n’ai jamais travaillé sur la partie souterraine. Une autre raison explique que je ne m’y intéresse pas est que je suis fasciné par les feuilles. Je ne sais pas pourquoi. Beaucoup de collègues disent qu’il est plus facile de travailler sur les racines. Mais pour moi, il n’y a que les feuilles qui m’intéressent.
Dominique Bourg : Prenons du champ et abordons des aspects plus philosophiques. Darwin, avec la théorie de l’évolution nous a conduits à rapatrier l’humanité sur Terre, et à ne plus considérer les êtres humains, j’exagère à peine, comme des images de Dieu perdues ici-bas. Dans la seconde moitié du 20esiècle, les travaux des éthologues sur le comportement animal ont fait voler en éclats les critères de partition classiques entre êtres humains et autres animaux : seuls les hommes possédaient le langage, le maniement des outils, la culture, l’intelligence, le sens moral. Nous savons désormais que si nous ne sommes pas en tous points identiques aux autres animaux, les différences qui nous en séparent sont plus des différences de degré que de nature. N’assiste-t-on pas, avec la biologie végétale aujourd’hui, à une nouvelle étape de cette compréhension de l’unité de la vie et du vivant. Les plantes, après les animaux, ne nous paraissent-elles pas désormais plus proches de nous ?
Edward Farmer : Plus nous avançons dans les recherches, et plus nous observons qu’il y a de moins en moins de choses qui sont singulières à l’être humain.
Dominique Bourg : N’avez-vous pas l’impression que l’analogie qui s’est opérée dans la seconde moitié du 20esiècle entre les hommes et les animaux se déroule maintenant, mutatis mutandis, entre les animaux et les végétaux. L’acquisition de nouvelles connaissances nous montre que les points communs sont importants, que nous sommes plus confrontés à des différences de degré qu’à une distinction absolue entre l’animal et le végétal ?
Edward Farmer : Je songe au livre à grand succès de Peter Wohlleben, La Vie secrète des arbres. Il écrit une plaidoirie pour considérer les plantes sur le même niveau que les autres êtres vivants. Le végétal est primordial pour notre avenir. L’analogie entre les hommes et les animaux est probablement graduelle mais elle sera, je pense, plus difficile pour les animaux et les végétaux. Il y a tout d’abord un problème de vocabulaire. Certaines personnes ont tendance à utiliser les mêmes termes alors qu’ils ne sont pas très bien définis. Je vous donne un exemple classique, c’est le mot « intelligence ». Il y a beaucoup de scientifiques qui se méfient énormément de ce mot parce qu’il peut être utilisé de manière très différente et parfois de façon néfaste. Nous ne pouvons pas transposer cette notion sur une plante. Tous les termes comme « intelligence » ou « souvenir » sont très difficilement transposables au végétal.
Dominique Bourg : Vous êtes méfiant quant à l’utilisation de ces mots ?
Edward Farmer : Je me méfie énormément. Il faut peser chaque mot parce qu’utiliser un mot qui n’est pas vraiment défini, même pour l’être humain, peut conduire finalement à une dérive scientifique. Nous ne pouvons affirmer que les plantes souffrent de douleur, sans nous demander s’il s’agit du même mécanisme que celui qu’éprouvent les animaux. En réalité, ce sont des notions qui ne sont pas adaptées pour parler du végétal. Un doctorant qui veut travailler sur la plante, ne peut pas commencer son travail en considérant que le phénomène « douleur » est déjà connu. Il faut un vocabulaire spécifique à mon avis. Ma position est un peu contestée. Certaines personnes ne sont pas d’accord pas avec moi.
Dominique Bourg : Il y a des controverses dans votre communauté scientifique ?
Edouard Farmer : Oui, bien sûr. Je pense qu’on est tous d’accord pour dire que les plantes sont absolument incroyables, mais nous ne sommes pas tous d’accord sur comment parler d’elles. Vous savez, j’ai fait ma thèse en biologie animale sur le cœur.
Dominique Bourg : Vous êtes passé de la biologie animale à la biologie végétale ?
Édouard Farmer : Oui, tout à fait. J’ai fait ma thèse en biochimie animale. Ensuite, sans savoir où j’allais, j’ai commencé un travail sur les plantes. Après trois semaines, j’ai décidé de ne me concentrer que sur les plantes. Tout le monde est d’accord pour dire que les plantes sont spectaculaires, mais il y a des différences entre nous et les plantes. Transposer les mêmes termes est très difficile pour moi. Il faut réussir à convaincre les gens de la complexité des plantes sans diminuer leur statut. Au contraire, il faut l’augmenter. Mais comment faire avec un vocabulaire qui s’est constitué depuis des décennies, qui est instauré, utilisé chaque jour sans une réflexion profonde et précise ? Ce problème de terminologie place le scientifique dans une situation indélicate et difficile.
Dominique Bourg : Oui, et ça peut l’amener à s’égarer.
Edward Farmer : Quand j’ai quitté la biologie animale, j’ai pensé naïvement que j’allais trouver de nouvelles choses dans la biologie végétale. Ça a été le cas. Je ne vois pas l’intérêt à travailler sur des sujets qui sont déjà établis. Les plantes sont fascinantes car c’est à chaque fois un monde inconnu. Mais il ne faut pas essayer de les caractériser de la même manière que les hommes.
Dominique Bourg : C’est un domaine de recherche spécifique et il faut être prudent avec les analogies. En utilisant un vocabulaire qui convient à l’animal et que nous adoptons pour le végétal, n’y a-t-il pas un risque de manquer la singularité propre au végétal ?
Edward Farmer : oui, oui, la place du végétal, et uniquement du végétal, est d’être l’interface entre l’organique et l’inorganique, c’est incroyable. C’est la même chose dans la mer. La fixation de carbone, c’est 50% dans la surface marine et 50% sur la surface terrestre. Les plantes utilisent la photosynthèse qui est un processus remarquablement complexe et fascinant. La structure de la communauté de la surface marine est organisée autour des algues et des microorganismes. Sur la terre, ce sont les plantes qui dominent. Je suis d’accord sur le côté incroyable des plantes et même des plus petites. Quand la communauté scientifique autour de la biologie végétale se réunit, nous découvrons des recherches sur des thèmes absolument fascinants. Tandis que lorsque nous nous baladons dans une forêt, nous éprouvons un sentiment profond de plaisir d’être avec les végétaux. Mais nous avons peut-être autant de plaisir à travailler de façon scientifique sur une plante en particulier et de découvrir ses miracles.
Dominique Bourg : La découverte de la complexitédes plantes, vous la déterminez à quel moment ?
Edward Farmer : Pour moi la première phase est celle de la découverte du rôle des plantes dans l’interface entre l’organique et l’inorganique en large partie à Genève au 18esiècle. La découverte de la complexitéde la plante est relativement récente. Une chose a certainement accéléré cette compréhension, c’est le fait de disposer d’une plante (l’Arabette) qui ‘sait’ tout faire et auprès de laquelle nous pouvons réaliser de nombreux tests. Elle est tout petite et nous pouvons faire de la génétique. La concentration de chercheurs autour de ce modèle a rendu notre génération très sensible à la complexité. Depuis plusieurs siècles, le mécanisme de la photosynthèse et les mouvements de fluides au sein de la plante ont été les objets principaux des travaux sur le végétal. Ils ont débuté au 18esiècle, alors que la biologie moléculaire du végétal a démarré au cours de la deuxième moitié du 19esiècle et se poursuit toujours.
Dominique Bourg : Quand j’ai commencé mes études, c’était au début des années 1970, au moment où les recherches en éthologie fusaient de partout. On apprenait les prouesses linguistiques de primates auxquels on avait appris le langage des sourds et muets ou le maniement de symboles. Sur l’île de Koshima au Japon, les paysans abandonnaient régulièrement des patates douces sur une plage. Des éthologues ont observé une jeune guenon tremper pour la première fois une patate douce dans l’eau de mer pour en retirer le sable et pouvoir ainsi la manger. Les autres jeunes singes de la horde l’auraient imitée, mais non les vieux singes… (voir le livre sur les acquis éthologiques de James L. Gould and Carol Frand Gould, The Animal Mind, Scientific American Library, 1994 : p. 81 et suivantes). À travers cette observation, nous pouvions voir comment un comportement inédit naissait et devenait une nouvelle pratique dans un groupe social animal. Etc. J’ai vécu, comme ça, trente ans de découvertes. C’était étonnant. Je ne suis pas éthologue, je ne suis pas biologiste, mais j’ai l’impression que depuis 10 ans, nous vivons des découvertes analogues pour les plantes.
Edward Farmer : Oui, on vit des choses incroyables sur les plantes. J’ai d’ailleurs une anecdote : j’ai passé trois mois en nouvelle Calédonie. J’ai eu la chance de voir un oiseau, un corbeau expliquer à son petit comment il pouvait utiliser un outil pour attraper une larve d’insecte. C’était magique. Je me suis souvent demandé si nous pouvions avoir des moments aussi magiques en regardant une plante.
Dominique Bourg : C’est une bonne question
Edward Farmer : Oui, Oui.
Dominique Bourg : Vous l’avez vécu lorsque vous avez découvert comment le signal électrique des plantes fonctionne ? Ou comment la plante repousse l’insecte ?
Edward Farmer : A ce moment-là, c’était une période magique, mais ce n’était pas la magie de quelques instants. C’était le résultat d’un travail de plusieurs années. Nous savions que nous allions dans cette direction. Il n’y avait pas « ce » moment magique. Il y a de temps en temps de bons moments mais les émotions ont tendance à être dispersées dans le temps. Il y a peu de jours où on peut se réjouir de quelque chose en fait. Les meilleurs moments pour moi, ce ne sont pas ceux de découvertes ponctuelles.
Un ami travaille à Neuchâtel sur une autre plante. Lorsque cette plante se sent en danger, elle produit et émet une odeur. Cette odeur est un signal de détresse. Lorsque les guêpes sentent la détresse de la plante, elles tournent autour d’elle pour identifier les chenilles, puis elles les attaquent. J’ai déjà vu cela dans un champ. Ce moment-là est spectaculaire. C’est une plante qui appelle à l’aide. C’est démontré sur le plan scientifique et je peux aussi l’observer. Il faut une sacrée patience pour le voir dans la réalité. C’est le partage de la sophistication des plantes qui est plus difficile.
Caroline Lejeune : Que voulez-vous dire par « partage de la sophistication des plantes » ?
Edward Farmer : Plus on travaille avec les plantes plus on est impressionné par la capacité des graines à survivre dans le sol. Puis c’est vraiment remarquable que les plantes poussent en utilisant l’eau comme un échafaudage interne. Et c’est fou que la cellule végétale puisse capter la lumière afin de fixer le CO2 sans se tuer. Il y a aussi leurs façons de sentir et agir aux infimes changements dans l’environnement, et bien sûr leur pouvoir de générer les signaux électriques sans avoir des nerfs. Pour moi le mot sophistication va bien au-delà de la complexité – c’est la complexité parfaitement utilisée.
Dominique Bourg : Vous découvrez des connaissances sur le végétal sur un temps très long. En termes d’émotions, ce n’est pas évident.
Edward Farmer : Ce n’est pas assez fort et ce sont aussi des échecs. C’est la vie scientifique. Nous savons que les signaux électriques des plantes ont très peu été investis dans la recherche et nous savons que c’est important. Ces recherches fondamentales sur les mécanismes de défense des plantes vont dans quelques années ouvrir de nouvelles possibilités dans l’agronomie. Je ne sais pas si c’est bien ou pas. Vous pouvez par exemple avoir une énorme serre en milieu clos pour empêcher les prédateurs d’entrer et utiliser très peu de pesticides. Dans cette serre vous pouvez cultiver les plantes qui ne peuvent pas produire l’hormone de défense jasmonate. Nous pouvons imaginer que ces mutants sont souvent plus comestibles que la plante de référence. Ils auront un goût différent. Ils ne seront pas meilleurs. Vous pourrez avoir une production plus importante. Les enfants pourront en manger parce que le goût sera moins fort. Il y a des possibilités intéressantes pour l’avenir mais ce n’est pas l’objet de ma recherche. C’est intéressant de regarder avec une certaine distance.
Caroline Lejeune : Vous avez parlé de sensibilité. Vous avez attiré notre attention sur l’usage des mots et la nécessité d’évoquer avec prudence des analogies que nous utilisons pour parler du végétal. Vous utilisez vous-même un vocabulaire issu du registre du sentiment et de l’intention. Vous parlez de « blessure », de « plante qui appelle à l’aide » ; de « plante qui se protège ». Comment pourrait-on en parler autrement ?
Edward Farmer :« Sensibilité »n’est pas un mot qui me procure beaucoup de problèmes. Le mot qui me pose problème, c’est le mot « intelligent ». En anglais, nous parlons aussi de « clever ». Le mot « douleur » n’a aucun sens pour une plante. Si on lui accorde un sens, ça voudrait dire que nous faisons beaucoup de mal à l’herbe lorsque nous la tondons. Je suis sensible sur le fait que j’utilise des mots qui sont peut-être anthropomorphiques, c’est vrai… « Sensibilité » est un mot qui valorise ce qu’est un être vivant, ce mot est d’ailleurs peut-être le plus adapté pour parler des plantes. C’est très difficile aussi pour moi de mettre des mots…
Caroline Lejeune : Au regard de vos recherches, diriez-vous que les plantes peuvent agir intentionnellement ?
Edward Farmer : L’évolution a doté les plantes, avec des capacitiés extraordinaires, selon l’espèce, de se confronter aux extrêmes, de pousser là où il y a peu d’eau ou où il fait très chaud, etc. Comme tout être vivant, elles font tout pour survivre, mais je ne vois pas comment elles peuvent faire des choses avec une ‘intention’. Mais nous pouvons dire que chaque espèce végétale a un ‘plan de vie’ qui est adapté selon les conditions, si nécessaire. Ce plan est très complexe et, en gros, la science tente de déchiffrer ces plans ; on est loin de l’avoir fait.
Caroline Lejeune : Vous mentionnez des usages divers de vos recherches en agronomie, créer par exemple des mutants qui produisent plus d’individus avec un goût altéré. Imaginons qu’un des usages possibles débouche sur des conséquences fâcheuses en matière de cultures et d’effets sur les écosystèmes ? Ressentiriez-vous une part de responsabilité ?
Edward Farmer : C’est une question importante que tout scientifique doit confronter. Je penche plutôt sur le côté optimiste dans le sens que la génération de la connaissance est déjà une bonne chose et doit être communiquée à la societé. Dès le moment de la parution d’un article scientifique, la connaissance appartient à la société ou du moins à un secteur de la société. Là, dans la complexité de nos économies modernes, il y a souvent quelqu’un qui trouve une façon perfide d’exploiter une découverte. Mais en même temps la nécessité de mieux comprendre le monde végétal n’a jamais été si importante.