Corinne Portier est journaliste à TTC, émission économique à la RTS, et effectue des reportages et enquêtes pour Temps Présent. Elle a produit et présenté l’émission Mise Au point, puis l’émission musicale Violon-Dingue après avoir été de 1993 à 2007 correspondante en France (RTS-RTBF), et durant trois ans, de 1990 à 1993, correspondante en Afrique australe (RTS, l’Hebdo, 24Heures, RFI). Or, jeune journaliste en herbe encore en formation au centre de formation des journalistes (CFJ, Paris) en 1990, elle avait repéré qu’il se passait des évènements importants en Indonésie, évènements qu’elle n’a jamais eu l’opportunité de relater. Dans cet entretien, elle revient sur le contexte qui a marqué le début de sa carrière et apporte un témoignage sur notre perception occidentale de ce pays et des évènements dramatiques qui se produisaient au moment même où les populations locales étaient déplacées par le Général Suharto et que la déforestation massive s’intensifiait.
Sophie Swaton : Corinne Portier, au début des années 1990, vous étiez une jeune journaliste et, avant même d’obtenir votre carte de presse, vous vous intéressiez à l’Indonésie, ce qui n’était pas le cas de la majorité des médias. Pouvez-vous expliquer le contexte de cet intérêt ?
Corinne Portier : Je venais de terminer mes études de journalisme à Paris au CFJ, et je rêvais de partir à l’étranger. C’est à ce moment-là que Mireille Darc, Bernard Benyamin et Paul Nahon, producteurs à l’époque de l’émission « Envoyé spécial », sont venus nous voir au CFJ pour nous expliquer qu’ils lançaient un concours pour jeunes reporters. En effet, Mireille Darc venait de perdre son compagnon – qui avait été à l’origine de beaucoup de projets dont la création du Point et avait dirigé Europe 1 – et, pour lui rendre hommage, elle souhaitait lancer et parrainer de jeunes reporters avec le concours de Libé, Europe 1 et Paris Match. De plus, il y avait un peu d’argent à la clé et un voyage de trois mois. Je me suis dit que c’était une opportunité idéale pour moi de voyager, et je me concentrais sur l’idée d’un « scoop » international à trouver qui ferait la Une. J’en parlais donc à une tante qui voyageait beaucoup en Asie à l’époque. Justement, elle venait de passer un moment en Indonésie, où elle s’inquiétait que l’on déplace les populations. C’était une forme de colonisation interne : elle m’expliquait que le gouvernement déplaçait les paysans pauvres de Java vers des îles ayant des velléités indépendantistes. L’idée supputée derrière ce plan était vraisemblablement, selon elle, que le nombre croissant des populations déplacées réduise en poussières ces aspirations d’indépendance. Aux pauvres, on leur promettait des terres et une vie meilleure ; aux autres, on leur imposait de nouveaux habitants qui sapaient leur identité d’insulaires. Voilà l’information que m’a livrée ma tante, sans en savoir nécessairement plus, et qui m’a immédiatement alertée.
S. Sw. : Avez-vous donc cherché à en savoir plus par vous-même ou la presse en parlait-elle ?
C. P. : Justement, en 1990, j’avais du mal à trouver des informations dans la presse. Précisément, en jeune journaliste débutante, je pensais que c’était une excellente raison de proposer un reportage sur ce sujet : très naïvement, je pensais vraiment que faire un bon reportage consistait avant tout à parler d’un problème dont personne n’avait entendu parler. Ainsi, j’ai commencé à travailler pendant trois semaines sur le sujet, sans internet à l’époque ; j’ai rencontré des Indonésiens dont un opposant au régime et ai commencé à rassembler du matériel dont des documents de propagande. J’ai pu clairement lire que l’on expliquait aux familles comment en partant et en quittant leurs propres terres, elles vivraient mieux dans des îles leur offrant des terres plus adaptées pour les cultures. Or, c’est tout l’inverse qui se produisait, notamment à Sumatra où les gens arrivaient non pas autour de lopins de terres, mais de tourbières. Or, il leur était impossible d’installer leur maison, ni de faire pousser quoique ce soit sur des tourbières ! C’était la grande désillusion. Mais une fois sur place, il fallait bien les occuper. Et ils ne pouvaient plus rentrer, ils avaient tout quitté. Ils étaient donc captifs. Et tel était le but de la manœuvre.
S. Sw. : Êtes-vous allée sur place ensuite ?
C. P. : Je voulais le faire justement après avoir obtenu tous ces éléments. Je me suis ainsi rendue à l’ambassade indonésienne à Paris pour obtenir un visa. Et j’ai eu la désagréable surprise de constater que les employés m’y attendaient : « nous savons qui vous êtes » m’ont-il dit. Je ne comprenais pas très bien comment ils pouvaient avoir ces informations et me connaître, alors que je n’avais travaillé que quelques semaines sur le sujet, et n’étais pas encore partie : je n’avais même pas encore ma carte de presse ! Dans le contexte de l’époque, je n’ai donc pas expliqué ma démarche, me doutant que c’était un sujet tendu en interne et dangereux visiblement d’évoquer. Je n’ai pas reçu directement des menaces de mort, mais j’ai bien senti que l’on cherchait à me dissuader de poursuivre ma quête de visa. On me faisait comprendre que l’on savait ce sur quoi je travaillais et que cela n’était pas intéressant, mieux valait m’en détourner. Mais cela n’a fait qu’accroître ma motivation, Forcément, l’affaire devait être des plus intéressantes ! J’ai donc continué à produire des documents et à écrire un projet que, malheureusement, je n’ai plus depuis. Toutefois, c’est bien ce document que j’ai présenté au jury pour ce fameux concours.
S. Sw. : Comment ce « scoop » indonésien a-t-il été perçu par les producteurs d’Envoyé spécial ?
C. P. : Le concours consistait d’abord à se présenter soi-même pour passer la sélection. J’ai été sélectionnée donc sur la base de mon dossier écrit, puis me suis levée à 6h pour passer un oral devant un jury composé de Jean-Pierre Elkabbach, Mireille Darc, Bernard Benyami, Paul Nahon, les patrons de Paris Match et de Libé. Autant dire que j’étais certes, très intimidée, mais surtout convaincue de tenir une information de la plus haute importance. J’ai donc commencé par dérouler mon histoire indonésienne en pensant que ma personnalité n’était pas du tout importante : c’est mon histoire qui l’était !
Pendant une trentaine de minutes, je leur ai exposé le détail de la situation relative au projet de Transmigration en Indonésie, évoquant le déplacement des populations qui accompagnait la déforestation. J’argumentais qu’il y avait vraiment de la matière à faire un reportage de terrain. Car personne ne parlait de cette histoire de manipulation pour coloniser ou empêcher un accès à l’indépendance d’îles indépendantistes. A ma grande stupeur, la réponse unanime du prestigieux jury fut immédiate : « Mais qui voulez-vous que cela intéresse à 20.30, heure de diffusion d’Envoyé spécial ? ». Je n’en croyais pas mes oreilles et leur rétorquai : « vous rendez-vous compte de ce que j’ai trouvé ? ». Je me suis ainsi débattue comme une diablesse, désespérée, car certaine de tenir une histoire que le monde devait connaître.
Et comme je me suis battue, cela a plu. Mais pas l’histoire pour elle-même, simplement la manière dont je la défendais. Elkabbach m’a donc sélectionnée pour travailler avec lui et m’a réservé l’une des trois places disponibles entre Paris Match, Libé et l’Hebdo. Il m’a bien gardée, mais je n’ai pas pu travailler sur ce sujet. C’est ainsi que je suis partie en Afrique du Sud. Cela a été ma première désillusion de journaliste : parler d’un sujet à des rédacteurs en chef qui ne le connaissent pas, cela ne marche pas car ils ne l’imaginent pas. En gros, cela est invendable en soi ; et pour la jeune journaliste que j’étais, il n’y avait aucun levier autre que celui de mes recherches qui étaient pourtant bien réelles.
S. Sw. : Quand l’intérêt est-il venu alors pour la politique intérieure de l’Indonésie ?
C. P. : Quelques années plus tard, les évènements du Timor Oriental et les affrontements sanglants ont fait pour le coup la Une. Or, ce qui se passait au Timor concernait exactement le sujet dont je souhaitais parler quelques années plus tôt ! Sauf que cela arrivait en 1995 et non cinq ans auparavant. Il aura fallu ce délai et que le sang coule dans les émeutes pour que la presse internationale y prête enfin attention. Mais je peux garantir que c’était bien le sujet de mon projet ! Malheureusement, quand je m’y intéressais, il n’y avait pas eu de guerre, donc cela n’était pas médiatisé. Et personne ne s’y intéressait. En 1995, je ne connaissais pas assez bien la situation politique du pays pour en parler et faire le lien avec la chute du bloc de l’Est par exemple. J’ai simplement pensé que le vent avait tourné et que mon projet aurait bien été pionnier.