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Entretien avec Corinne Lepage : Glyphosate, sciences et droit

Dominique Bourg : La question du glyphosate a été au cœur du débat public au printemps dernier. Cependant, assez peu de choses précises sont parues dans la presse – si l’on excepte certains articles comme ceux de Stéphane Foucart. La pédagogie employée à propos de ce sujet a été plutôt défaillante, et tout porte à croire que le citoyen moyen puisse être encore en proie à un certain doute. Par ailleurs, il semblerait que le Roundup ne se résume pas à la molécule du glyphosate. Pouvez-vous nous éclairer sur ces questions ?

Corinne Lepage : Le glyphosate est ce qu’on appelle un principe actif – le principe actif de la cigarette par exemple est la nicotine. Le glyphosate est un produit largement utilisé depuis les années 70 et il a été classé en 2015 par le Centre International de Recherches sur le Cancer (CIRC) comme « probablement cancérogène », c’est-à-dire de catégorie 2A. Voilà ce qui est établi.

Toutefois, il faut bien comprendre que l’on n’utilise pas le glyphosate seul. Ce dernier est tombé dans le domaine public il y a une douzaine d’années – et ainsi beaucoup d’entreprises de l’industrie chimique l’utilisent mélangé à d’autres produits. Évidemment, le composé le plus utilisé contenant du glyphosate est le Roundupqui, du reste, est le premier polluant de nos rivières et de nos nappes phréatiques. La particularité du Roundupest qu’il utilise le glyphosate avec un certain nombre de coformulantset d’adjuvants, dont certains peuvent être considérés comme des principes actifs, bien qu’aujourd’hui ils ne soient pas évalués comme tels. Or, des études ont montré que l’efficacité du glyphosate était centuplée – voire davantage – par les adjuvants qui se trouvent dans le Roundup.Grosso modo, si le glyphosate a une valeur 1, le Roundupaura une valeur 100 ou 1000. Par voie de conséquence, si le glyphosate pose un problème, le Roundup en pose un bien plus important compte tenu de l’effet dopantdonné par les adjuvants au glyphosate.

Dominique Bourg :Nous vivons dans un monde curieux. Nombre d’études se font passer pour scientifiques– au sens de ce sur quoi nous devons fonder nos décisions – alors qu’elles ne le sont pas. Produites par les industriels, elles ne correspondent pas aux critèresscientifiques : les résultats ne sont pas publiés, ils ne peuvent donc pas être vérifiés et interprétés de façons différentes, leurs paramètres sont très codés et n’évoluent guère (on va par exemple faire plusieurs fois exactement le même type d’étude avec la même durée pour l’expérience), et cætera. Cette non-conformité aux critères d’une étude scientifique devrait disqualifier ce genre d’études. Or, les promoteurs de ces études arrivent à faire paraître ce qu’ils font comme scientifique aux yeux du politique et du public, alors qu’il s’agit en réalité de salariésd’entreprises, rémunérés pour vendre un produit. On pourrait ainsi qualifier ces études d’études d’accompagnementet de promotiondu produit en question. C’est là la différence fondamentale entre les études du CIRC, par exemple, et les études de ces industriels. Pourriez-vous éclairer cette situation ?

Corinne Lepage :En premier lieu il faut rappeler que le CIRC est beaucoup plus exhaustif dans les études qu’il prend en considération, ce qui explique les résultats différents ; d’autant plus que le CIRC travaille sur les produits, c’est-à-dire dans notre cas, les études concernant le Roundup comme produit fini, et pas seulement sur le principe actif qu’est le glyphosate.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Je dirais que nous avons affaire à une forme de lobbying ayant commencé probablement à la fin de la seconde guerre mondiale. L’industrie est arrivée à faire avaliser par les pouvoirs publics les méthodes et les principes qui lui convenaient, or ceux-ci sont aujourd’hui largement inadaptés bien que toujours appliqués.

1) Premièrement, le principe de « l’effet-dose » qui affirme que la dose fait le poison.Il s’agit d’un principe venant du XIXesiècle et qui est vrai pour certains produits, mais qui peut être complètement faux pour d’autres, comme les perturbateurs endocriniens. Or le principe de l’effet-dose est toujours une des prémisses fondamentales pour l’EFSA (Autorité européenne de sécurité des aliments, qui recommande l’autorisation de l’utilisation du glyphosate).

2) Deuxièmement, le principe selon lequel il faut des évolutions parallèles des mâles et des femelleslorsqu’on fait des études. Par exemple l’étude qu’avait conduite Monsanto sur le MON 860 faisait apparaître des effets statistiquement significatifs de ce produit sur les rats : les femelles grossissaient et les mâles maigrissaient. Ramenés à la moyenne des deux cohortes, les résultats ne laissaient rien apparaître de significatif ! Ce qui est franchement absurde vu qu’il y a des différences significatives entre ces deux cohortes.

3) Ensuite, il y a les bonnes pratiques de laboratoire qui permettent d’évacuer toutes les études qui pourraient être gênantes. Et puis est apparu, plus récemment venant des États-Unis d’Amérique, le principe de « science-based ». Il s’agit d’un principe selon lequel seuls les éléments scientifiques définitivement prouvés doivent être pris en compte, ce qui exclut l’application du principe de précaution et écarte toute forme de débat scientifique. Ce principe a été introduit par Anne Glover qui l’a fait avaliser par le Commissaire Barroso, dont elle était la conseillère scientifique. Elle n’était pas issue des laboratoires des entreprises mais d’organismes liés aux laboratoires des entreprises. On est en fait à contre-courant de la  démarche scientifique ouverte à la remise en question des résultats antérieurs, évolutive.

4) J’ajouterais un élément plus récent qui résulte des Monsanto Papers. Dans ceux-ci – indépendamment de ce que Stéphane Foucart a pu publier – il y a des documents dans lequel on voit les responsables de Monsanto s’indigner des résultats d’une étude et exiger qu’elle soit refaite dans le sens entendu. Lorsqu’on tombe sur des documents pareils, on comprend que les études puissent être biaisées. On part d’études d’industriels qui sont biaisées, communiquées à des organismes dans lesquels siègent des gens qui sont en conflits d’intérêts évidents ; ces derniers évacuent les études qui pourraient être gênantes pour ces études biaisées ; ils valident alors les études de ces industriels pour ensuite permettre d’attribuer une autorisation pour le cœur d’un produit, qui cependant ne sera pas le produit final.

Dominique Bourg : Dans une visée positiviste, le juge doit dire le vrai, et aligne le vrai sur les sciences. Or comme l’a montré mon collègue et ami philosophe du droit à l’université de Lausanne Alain Papaux, ceci ne tient pas du tout parce que le justene relève pas de la même modalité de jugement que le vrai– et il faudrait même parler en toute rigueur de vraisemblable, car c’est ce qui nous tient lieu de vrai : on ne peut pas produire un énoncé scientifique absolument fiable dans un domaine scientifique donné, qui ne serait pas susceptible d’un réexamen.

Prenons par exemple le cas des OGM. La biologie n’est pas une discipline unifiée mais un ensemble de sous-disciplines : les énoncés que vont produire les différents chercheurs, qu’ils soient biologistes moléculaires, biologistes de l’évolution ou encore écologues, ne sont évidemment pas nécessairement congruents. Le juge n’est pas confronté à un vraiqu’il ne lui suffirait plus que de traduire en juste, mais il est très souvent confronté à une pluralité d’énoncés vraisemblables, qui dans certains cas peuvent être contradictoires les uns avec les autres. Outre les sciences – qui relèvent du vraisemblable – il va faire intervenir d’autres aspects, d’autres modalités de jugement (comme des témoins) et il va devoir produire un jugement qui soit juste, mais qui ne recouvre pas nécessairement le vraisemblable– et encore moins le vrai.

Comment appréhendez-vous tout cela et quelle est votre position concernant les modalités de jugement que sont le justeet le vrai ?

Corinne Lepage :Pour le juge, ces domaines sont évidemment extrêmement complexes. Il est très difficile pour lui de trancher en faveur d’un avis scientifique qui serait considéré comme vraià partir d’avis manifestement contradictoires.Il n’en a pas la compétence technique et cela n’est de toute manière pas toujours possible.

Ensuite, plusieurs outils peuvent être utilisés. Le premier est la procédure : y a-t-il eu un détournement de procédure ? Il s’agit d’une recherche à propos des conflits d’intérêts potentiels des auteurs des évaluations, du suivi exact de la procédure, de la publicité donnée aux différentes études, du débat contradictoire devant des experts scientifiques. Il s’agit d’éléments relativement objectifspour le juge. Le deuxième outil permettant au juge de trancher est évidemment le principe de précaution, et c’est la raison pour laquelle il est controversé. On ne peut pas dire que le juge en fait un usage démesuré, il est même assez peu utilisé. Mais il a au moins le mérite d’ouvrir un débat sur les priorités. En effet, le principe de précaution est fait pour préserver l’environnementet la santé des gens– même si cette dernière n’était pas jointe à l’environnement dans l’article 5 de la Charte de l’Environnement(où le principe de précaution est consacré), ce que j’ai toujours déploré.

Dominque Bourg : Certes, elle n’est pas dans l’article 5 de la Charte de l’Environnement, mais elle est dans l’article 1er (« Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. »). Et comme le sens de l’environnementdans l’article premier couvre la santé, on peut imaginer que l’environnementprésent dans l’article 5 n’entre pas en contradiction avec ce dernier.

Corinne Lepage :Effectivement, il n’entre pas en contradiction avec celui-là. Mais la question ici est de savoir quelles priorités s’attachent au principe de précaution. Heureusement, dirais-je, qu’au niveau communautaire l’environnement ne va pas sans la santé. Ainsi en appliquant le droit communautaire, il n’y a pas besoin de tordre la Chartepour faire jouer « santé » et « environnement », car il lie indubitablement les deux.

Comment les risques sur la santé et l’environnement ont-ils été réellementpris en compte ? Là, un débat peut être ouvert, même s’il est limité à un contrôle assez souple du juge. La vérité est qu’il faudrait s’attacher à un changement des règles de procédure, parce que ce serait beaucoup plus simple. Mais c’est bien la raison pour laquelle il y a des blocages venant notamment des milieux industriels : tant que les règles de procédure seront aussi tordues, ils auront une plus grande liberté et conséquemment une plus grande capacité de nuire.

Dominique Bourg :Envisageons maintenant une autre façon de fonctionner qui, même si elle ne relève pas du droit positif, n’a en pas moins mobilisé d’authentiques juges et avocats. Je pense au fameux procès Monsanto qui a eu lieu en 2016 et auquel vous avez participé. Pouvez-vous nous en parler ?

Corinne Lepage :L’idée du procès Monsanto vient de Marie-Monique Robin. À la suite des films et des livres qu’elle avait écrits sur le sujet, elle m’avait contactée pour savoir comment on pouvait s’y prendre d’un point de vue juridique. Je me suis donc rapprochée d’Olivier de Schutter, et nous avons commencé à réfléchir sur la manière dont nous pourrions travailler afin d’aboutir à une procédure non-bidon. Il ne s’agissait pas de singer un tribunal pénal qui n’existe pas, de « faire semblant de », mais il s’agissait de voir ce que l’on pouvait faire avec les outils existants. Nous nous sommes donc orientés vers un système consistant à poser à des magistrats des questions de droit, et plus précisément des questions de compliance, de conformité à la loi. Ce faisant, nous ne prétendions pas juger Monsanto – et nous ne les avons d’ailleurs condamnés à rien du tout. Nous prétendions simplement savoir si les faits, qu’il convenait d’établir, étaient en conformité – ou non – avec les règles de droit.

1) Quelles règles de droit ?Nous sommes partis d’une part sur les pactes onusiens et d’autre part sur les documents que Monsanto avait signés – leurs propres engagements, non seulement le Global Compact, mais également un certain nombre d’autres. Ce qui a été particulièrement important dans le cas de l’Erika. Alors que j’étais auparavant une adversaire farouche de ce qu’on appelle le « droit mou », je prends désormais sa défense parce que c’est une manière très intéressante de progresser.

2) Un tribunal. Il fallait trouver des gens ayant la qualité de magistrats. J’ai adressé toute une série de courriers, et nous avons finalement trouvé 5 personnes qui ont accepté de jouer ce rôle – originaires des continents africains, américains et européens –, et le tribunal était présidé par MmeTulkens, qui a été vice-présidente de la Cour européenne des droits de l’Homme.

3) Établir les faits. Cela signifiait avoir des témoins. Le travail qui était fait – largement par Marie-Monique Robin – était de retrouver les « acteurs » de ses films, afin qu’ils viennent témoigner de ce qu’ils avaient vécu. Parallèlement, Olivier de Schutter a fait travailler ses étudiants pour constituer des dossiers de jurisprudence sur chacun des éléments des pactes qui pouvaient être pris en considération. Le procès s’est donc tenu à la fin de l’année 2016 à La Haye – ce qui n’était pas un hasard – avec 27 témoins qui ont défilé en 2 jours : des victimes sanitaires, économiques et scientifiques – c’est-à-dire des chercheurs ne pouvant pas faire leur travail. Nous avions évidemment fait délivrer un acte extra-judiciaire à Monsanto pour qu’ils viennent, mais ils ont refusé de venir : ils nous ont répondu par un courrier pour nous dénigrer ; nous l’avons donc produit au débat. C’était leur défense, elle a été produite. Ils ne voulaient rien d’autre, c’était leur problème.

L’unité des témoignages m’a beaucoup marquée dans ce « procès Monsanto » : que des gens venus du Sri Lanka, de Colombie, d’Hawaï, d’Argentine, d’Allemagne, d’Australie, de France racontent tousla même histoire, voilà qui était bluffant.

Cela a commencé par Madame Grateloup, qui a déposé une plainte en France pour les malformations congénitales subies par son fils de dix ans, imputables à un herbicide à base de glyphosate qu’elle avait inhalé alors qu’elle était enceinte de trois semaines. Cet enfant a une anomalie caractéristique, extrêmement grave et handicapante, et a déjà subi 51 opérations. Le deuxième témoignage était une mère argentine, dont la fille avait exactement la même chose. Nous avons ensuite entendu les témoignages de gens souffrant d’insuffisance rénale au Sri Lanka, parce que les rizières sont imbibées de Roundupet qu’ils boivent l’eau de ces rizières. Les témoignages de fermiers australiens et américains souffrant de lymphomes non-hodgkiniens, et caetera. Ensuite les agriculteurs qui expliquaient ne plus pouvoir travailler normalement dans les champs auprès des lieux où l’on utilisait massivement du glyphosate. Des vétérinaires venus expliquer les dégâts qu’il provoque sur la santé des animaux. Des chercheurs ayant subi des pressions de la part de Monsanto, mais pas uniquement Gilles-Eric Séralini. Et finalement des avocats venus plaider pour les victimes.

Le tribunal a donc mis 6 mois pour rendre une décision extrêmement motivée et très intéressante. Il a estimé que Monsanto n’avait agi en conformité ni avec le droit à un environnement sain, ni avec le droit à l’alimentation, ni avec le droit à la santé, ni avec le droit à l’information et à la liberté de la recherche scientifique. De plus, les activités présentes et passées de Monsanto pourraient constituer un crime d’écocide si ce dernier était un jour reconnu. Malgré toutes les critiques qu’a faites Monsanto, c’est un procès qui a fait beaucoup de bruit et qui a eu des conséquences importantes.

Dominique Bourg:Nous avons vu avec ce procès Monsanto comment le droit pouvait se saisir d’une telle affaire. Mais au-delà, pouvez-vous nous parler du site « Justice Pesticides » (https://www.justicepesticides.org/) que vous avez mis en place ?

Corinne Lepage :Il est apparu comme une évidence lors du « procès Monsanto ». Les malheureux citoyens que nous sommes n’ont strictement aucune chance s’ils demeurent complètement désorganisés face à ces trois mastodontes qui existent maintenant au niveau mondial (Bayer-Monsanto, Syngenta-ChemChina et DuPont-Dow Chemical). Nous avons donc eu l’idée de créer un site internet destiné à permettre à toute personne d’accéder de manière très facile à toutes les décisions rendues dans le monde en matière de pesticides. Il est possible d’entrer par la catégorie de victime, par le type de produit, par l’entreprise qui l’a fabriqué, par la région du monde, par le type de procédure, et cætera.Ce site est pour l’instant en français et en anglais ; lorsque nous aurons un peu plus d’argent nous le traduirons en espagnol. Il compte aujourd’hui à peu près 200 décisions venues du monde entier et il est administré par un conseil issu des quatre coins du globe et que j’ai l’honneur de présider. Ce conseil d’administration commence à aller un peu plus loin dans la définition de ce que pourrait être une stratégie face aux industriels de la chimie. La preuve en est que nous avons décidé lors de notre dernier conseil d’administration d’intervenir aux côtés de Bruxelles-Capitale, qui a attaqué devant la Commission Européenne la décision d’autoriser le glyphosate. C’est donc une première étape, et ce site marche grâce à des entreprises, issues du domaine de la bio, qui nous financent – je le dis clairement, car autrement un travail pareil ne serait pas possible – il y a aujourd’hui un permanent et demi et stagiaire qui travaillent sur ce site, et j’espère que nous aurons suffisamment de moyens pour pouvoir grossir un peu.

Dominique Bourg : Monsanto a été absorbé par Bayer, et il semble que ça n’est pas complètement clean, il y a des choses curieuses…

Corinne Lepage : Nous nous sommes tous posé la question de l’incidence de cette fusion sur les procès en cours ou à venir. À l’appui de cette question, qui est légitime, en est venue une seconde : pourquoi Bayer a-t-il accepté de payer, disons 50 % de plus, que ce que valait Monsanto ? Une des réponses possibles, mais je n’ai évidemment aucune certitude, c’est que Monsanto n’a cédé que l’actifet pas le passif. Tout le passif de Monsanto – c’est-à-dire les procès à venir et en cours – restent logés chez Monsanto qui va faire une structure de défaisance, et qui dira dans quelques années : il n’y a plus rien – il n’y a plus d’argent et il n’y a plus personne. Comme l’ont fait Union Carbide pour l’affaire de la catastrophe de Bhopal ou Philipp Morris. C’est l’hypothèse que nous avons, et si c’est le cas, je trouve totalement scandaleux que la Commission Européenne ait donné son feu vert, c’est inadmissible !