J’invite instamment les lecteurs à lire cet entretien qui, au-delà de la figure de Moltke, comporte des informations importantes sur l’inscription juridique et internationale du principe de précaution, la généalogie de Rio 92, un regard intéressant sur les développements et les limites de l’OMC et un bilan du règlement REACH.
Dominique Bourg
LPE. Qu’avez-voulu faire Claire en rédigeant ce livre très riche et utile, Petite et grande histoire de l’environnement, qui oscille entre histoire et biographie, avec un personnage attachant, Konrad von Moltke, qui n’est pas sans offrir quelque analogie avec vous-même ? Vos rôle et profil – haut fonctionnaire, physicienne certes de formation et non pas historienne –, allant et venant entre action et réflexion, ne sont pas en effet sans rappeler les siens.
J’ai souhaité suivre dans cet ouvrage, à travers le parcours exceptionnel de Konrad von Moltke, le mouvement environnementaliste du début des années 1970 où l’environnement entre dans les institutions, au mitan des années 2000, alors que l’ultralibéralisme amorcé après la chute du mur de Berlin a profondément modifié le paysage des relations internationales.
J’ai rencontré Konrad von Moltke en 2002 à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), think tank français qu’il avait aidé à créer la même année. Nous y avons collaboré ensemble sur le principe de précaution et sa mise en œuvre en Europe, puis sur le projet de règlement européen sur les produits chimiques REACH, alors que la tension transatlantique sur le principe de précaution était à son comble. Nous organisions un atelier sur ce thème quand Konrad von Moltke est décédé.
Ce n’est que lors d’une commémoration un an plus tard, que j’ai découvert l’importance de ses apports à l’entrée de l’environnement dans le champ politique, associatif et scientifique à l’échelon européen et international. Ainsi, il a fondé et dirigé (1976-1984) le premier think tank sur les politiques européennes d’environnement, l’Institut pour une politique européenne de l’environnement (IPEE). Et l’entrée du principe de précaution dans le Traité de Maastricht lui doit beaucoup, comme la création en 1988 du réseau international des ONG sur le climat, le Climate Action Network, dont l’une des missions premières a été de donner une plus grande voix aux pays du Sud dans les négociations onusiennes sur le climat.
De nombreuses personnes sont entrées dans le champ de l’environnement par l’entremise de Konrad von Moltke. Beaucoup y ont été formées par lui, en particulier au sujet des relations entre l’environnement et le commerce international, domaine dans lequel il s’est résolument investi après la chute du mur de Berlin. Alors que cet historien médiéviste, mâtiné de culture mathématiques, a permis à de nombreuses personnes de faire une carrière universitaire, il y a pour sa part renoncé pour œuvrer entre les mondes et rapprocher les points de vue, à mesure que les questions environnementales se sont fait de plus en plus pressantes. Il n’a cessé de jouer un rôle de passeur entre les scientifiques, les politiques, les organisations internationales et la société civile, et a tissé des réseaux et créé des structures légères – think tanks, revues -, creusets pour la réflexion et l’action collectives. Assurer une place aux ONG dans l’élaboration des politiques environnementales et dans celles impactant fortement l’environnement comme le commerce, a aussi été sa marque de fabrique.
La mise en évidence mais surtout – et là n’est pas le moindre de ses apports – la formulation de questions nodales et de problèmes universels pour un développement durable, dont les réponses réalistes et pragmatiques, doivent être recherchées à toutes les échelles, ne pouvaient que séduire la physicienne de la matière condensée que je suis. Son travail, conduit souvent dans l’ombre, méritait d’être mis en lumière. Il s’agissait de présenter les stratégies, idées et concepts qui lui ont permis avec d’autres, de faire de l’environnement, en quelques décennies, l’égal de questions politiques classiques – commerce, investissement, et relations internationales, et de penser leurs interactions. De par son histoire, Moltke incarnait magistralement la tension entre un homme et les institutions, ce qui lui a permis de penser la place de l’environnement en leur sein. Une question qui demeure majeure aujourd’hui.
L’histoire des luttes des environnementales, de l’Uttar Pradesh à l’Amazonie, me semble plus que jamais nécessaire. Revenir sur les réalisations de Konrad Moltke, et de celles et ceux avec lesquels il a lutté pour maintenir « la paix sur la Terre entre les hommes et leur environnement », comme il l’écrivait en 1991, permet d’y contribuer. Ce livre s’adresse volontairement à des lecteurs intéressés par l’environnement, mais non nécessairement experts. Si le propos n’est pas biographique, je dresse toutefois de manière assumée le portrait d’un personnage positif, en particulier à l’intention des jeunes aujourd’hui engagés dans la protection de la planète.

LPE. Qui était Konrad von Moltke ? Parlez-nous si vous voulez bien d’abord de son père, de sa famille et de leur rôle face au nazisme ?
Il est le second d’Helmuth James von Moltke, cofondateur d’un groupe de résistance pacifiste, qui a cherché à jeter les bases de l’Allemagne d’après Hitler dans une perspective européenne. Condamné à mort puis exécuté en janvier 1945, son épouse Freya a été étroitement associée à son engagement. Après la guerre, celle-ci témoignera de la résistance au sein de ce que les Nazis appelleront le « Cercle de Kreisau », petit village de Basse-Silésie aujourd’hui en Pologne, où le groupe de résistance s’est réuni à plusieurs reprises, et où Helmuth James von Moltke et ses deux fils sont nés.
Le domaine de Kreisau a été acquis par Helmuth Karl von Moltke (1800–1891). Chef du Grand État-Major de l’armée du roi de Prusse, Guillaume Ier, ses succès militaires contre l’Autriche à Sadova en Bohème en 1866, puis contre la France à Sedan en 1870, conduisent à l’unification de l’Allemagne. En septembre 1914, son neveu, Helmuth Johannes von Moltke, perd la bataille de la Marne. Neveu du perdant, Helmuth James von Moltke sera un pacifiste. Dans une lettre écrite à ses fils depuis la prison de Tegel à Berlin en octobre 1944, il demande à Konrad, qui a à peine trois ans, d’« être fort ».
Ce dernier sera pacifiste et européen comme son père. Il hérite de son audace et de sa capacité de dialoguer avec les sphères du pouvoir. Mais il ne travaillera jamais pour un gouvernement ou une formation politique. Il s’engage au début des années 1970 dans un défi de son temps, en embrassant la cause environnementale, ce alors qu’il n’est pas expert en la matière. Il possède toutefois de nombreuses qualités pour œuvrer dans ce champ naissant. Historien, il sait repérer les moments opportuns pour faire progresser la cause. Son père, qui a su créer des alliances pendant la Grande Dépression en Silésie entre des représentants de classes sociales et de mouvements politiques et religieux très différents, et les raviver lors de la constitution d’un groupe de résistance dix ans plus tard, fait figure d’exemple : Konrad von Moltke saura rapprocher les mondes et les points de vue, pour construire des réponses aux menaces environnementales. Sa mère lui a aussi appris qu’œuvrer pour le collectif est une valeur suprême. Enfin, ses études de mathématiques l’aident à comprendre les travaux des scientifiques.
Lorsqu’il s’engage dans l’environnement en 1975, sa vision est déjà très internationale. Il a en effet déjà vécu sur trois continents : il a quitté l’Europe pour l’Afrique du Sud après la Seconde Guerre mondiale, puis terminé ses études secondaires à Berlin. Il a ensuite entrepris des études de mathématiques dans le Vermont, puis d’histoire médiévale à Göttingen, avant de retourner aux États-Unis enseigner l’histoire à l’Université de Buffalo en 1968. Puis il est revenu en Allemagne en 1972, après avoir renoncé à une carrière universitaire classique. Il ne souhaitait pas s’engager si tôt dans une carrière qu’il jugeait trop prévisible.

Crédits photographiques : Library of Congress.
LPE. Le parcours de Moltke nous permet de comprendre le rôle joué par la construction européenne dans la prise de conscience et l’émergence de cet objet nouveau, l’environnement, au détour des années 60 et 70. Rappelons que pour une grande part le droit de l’environnement est d’origine européenne. Quel rôle a joué Moltke dans l’apparition de l’environnement dans le champ politique, dans l’élaboration des outils pour l’appréhender ?
En 1972, Moltke est recruté par la Fondation européenne de la culture, petite fondation privée née des suites du Congrès de l’Europe à La Haye en 1948. D’abord assistant particulier du secrétaire général, celui-ci lui propose en 1975, à la demande du Comité allemand de la Fondation, de créer à Bonn un Institut pour une politique européenne de l’environnement (l’IPEE). Celui-ci naît dans le sillage du Plan Europe 2000, grande prospective menée par la Fondation à la fin des années 1960. Moltke précise la structure de l’Institut, initialement financé totalement par la Fondation, comme ses missions et ses sujets. Écartant d’emblée l’idée d’un bureau à Bruxelles, il crée dès que possible un bureau à Paris puis à Londres, au motif que la politique européenne est élaborée par les États membres, et ne doit pas être capturée par les institutions bruxelloises.
L’IPEE fournit aux parlements nationaux, au Parlement européen et à l’Assemblée consultative du conseil de l’Europe, des études visant à éclairer l’élaboration de politiques (policy studies) qui s’appuient sur des travaux scientifiques, ainsi que de la documentation sur les politiques environnementales nationales et internationales. L’Institut exerce son influence pour que l’environnement devienne une compétence européenne, ce qui adviendra en 1986 dans l’Acte unique. Entre-temps, les travaux de l’IPEE conduisent dès 1979 à la création de la Commission environnement, santé publique et protection des consommateurs du Parlement européen, élu pour la première fois au suffrage universel.
En 1983, l’IPEE propose de réaliser, pour le compte de la Commission européenne, les premières évaluations comparées de la mise en œuvre légale et pratique des directives environnementales au Royaume-Uni, en France et en Allemagne. Parallèlement, l’Institut informe le public des pays européens de la possibilité de déposer des plaintes pour manquement à l’application de ces législations. Ces plaintes augmentent alors rapidement et sont presque toujours suivies d’effets. Tout ceci concourt à renforcer la législation environnementale européenne naissante, ce qui était l’objectif poursuivi.
La reconnaissance du droit au respect de l’environnement, en tant que droit fondamental de la personne humaine, est aussi cher à Moltke. Dans de nombreux pays d’Amérique du Sud et du bloc de l’Est, les questions environnementales émergent alors comme des espaces possibles, voire des points d’entrée de la contestation politique. Les conférences internationales, comme celles qu’organisent l’IPEE sur le sujet, jouent pour les ressortissants de ces pays un rôle d’ouverture démocratique important. Enfin, l’IPEE s’intéresse de façon pionnière aux aspects économiques des politiques d’environnement, dont le principe pollueur payeur.

LPE. Qu’en est-il allé plus précisément avec le principe de précaution, boosté par son inscription dans le traité de Maastricht ? Quel a été le rôle de Moltke ?
Moltke a tout d’abord joué un rôle majeur dans la reconnaissance de ce principe par les Anglais puis, par ricochet, dans son entrée dans le Traité de Maastricht. Au tournant des années 1980, suite la découverte du dépérissement de leurs chères forêts, les Allemands font référence au Vorsorgeprinzip – intermédiaire entre les principes de précaution et de prévention -, dans leurs politiques nationales, les débats européens sur la qualité de l’air et les discussions internationales sur la protection de la mer du Nord. Les Britanniques s’en inquiètent, et en 1986, la Commission royale sur la pollution environnementale commande une étude à l’IPEE sur la signification et la portée du Vorsorgeprinzip en Allemagne. Konrad von Moltke, resté en lien avec l’IPEE qu’il a quitté fin 1984, rédige cette étude pour le compte de l’Institut depuis le Vermont, où il enseigne, tout en collaborant avec plusieurs think tanks et organisations non gouvernementales (ONG) basés à Washington.
La Commission royale retient que le Vorsorgeprinzip cohabite dans le droit allemand avec d’autres principes, dont celui de proportionnalité. Ainsi, les politiques environnementales en Allemagne résultent de la recherche d’un équilibre entre l’évaluation des risques, d’un côté, et celle des coûts et des bénéfices de l’action de protection, de l’autre. Cela rassure grandement la Commission royale, tant et si bien qu’en janvier 1988, le gouvernement britannique reconnaît le « precautionary principle ».
En 1992, l’inscription du principe de précaution dans le Traité de Maastricht nécessite le consensus des États membres, lequel a bénéficié du ralliement des Anglais à un principe promu par les Allemands, vraisemblablement avec le soutien des Néerlandais. Les Français sont alors aussi acquis au principe, dès lors que son application tient compte du principe de proportionnalité. L’inscription du principe de précaution dans le Traité de Maastricht bénéficie aussi d’une tendance internationale de fond. Il est alors déjà appliqué dans son esprit à la lutte contre la déplétion de la couche d’ozone et la protection de la mer du Nord. En outre, le concept de développement durable, apparu dans le rapport Brundtland en 1987, par l’importance donnée aux générations futures, contient le principe de précaution en son sein.
À l’échelon européen, la nécessité d’amender l’Acte unique, cinq ans seulement après son entrée en vigueur, fournit à nouveau l’occasion de renforcer les acquis communautaires en matière d’environnement. Toutefois, ceux-ci progressent toujours avec retard par rapport aux avancées dans le domaine économique et monétaire. Quant au développement durable, il ne sera intégré que plus tard, dans le Traité d’Amsterdam, entré en vigueur en 1999.

Crédit : Rainforest Action Network. Droits réservés.
LPE. Quel rôle Moltke a-t- il joué lors du Sommet de la Terre à Rio ?
Fin 1989, suite au rapport Brundtland, l’Assemblée générale des Nations unies invite les États membres à une conférence mondiale sur l’environnement et le développement qui se tiendra à Rio de Janeiro en juin 1992. Le Sommet de la Terre a lieu dans un contexte radicalement différent de celui de la conférence des Nations Unies sur l’environnement humain à Stockholm vingt ans plus tôt, notamment parce que le positionnement diplomatique de l’environnement et du développement a beaucoup évolué depuis. Le choix du Brésil pour héberger la conférence n’est pas neutre. Ce grand pays du Sud défend en effet une approche des négociations qui place au même niveau le développement et l’environnement. Cela constitue un signal fort : les questions qui seront traitées à Rio ne seront pas uniquement celles des pays riches. Toutefois, les pays du Sud craignent d’y voir émerger un nouvel impérialisme, de nouvelles conditionnalités et de nouveaux obstacles à la réduction de la pauvreté. Et, comme les pays industrialisés, ils ne forment pas un groupe homogène à l’aube de la conférence.
Celle-ci mobilise les États, les associations, les populations autochtones, les entreprises, les scientifiques et les collectivités locales, très en amont. C’est ainsi que dès 1990, Moltke œuvre a un rapprochement des positions du Nord et du Sud dans la perspective de la conférence, lors d’un l’atelier qu’il organise à Oxford avec Richard Sandbrook, figure importante du mouvement environnementaliste britannique et international. Une petite trentaine d’experts de dix-huit pays dont la Chine, la Colombie, les États-Unis, l’Indonésie, le Pakistan, la Pologne, le Royaume-Uni, Taiwan, la Tunisie, l’URSS et la Suisse y sont réunis pour approfondir les questions d’environnement et de développement. Parmi les résultats de l’atelier, on trouve un projet de mémorandum à l’attention de Maurice Strong, Secrétaire général de la conférence, qui dresse une liste de priorités pour le Sommet de la Terre et propose des méthodes-clé pour y parvenir ; ainsi qu’une proposition, en vue du prochain G7, d’un paquet de mesures pour que les transferts de technologie vers le Sud, financés par le Nord, soient inclus dans l’accord sur le climat qui doit être signé à Rio.
Puis, fin décembre 1991, Moltke est présent, au titre de la branche allemande du WWF, à un grand rassemblement international d’ONG à Paris, qui participe de la convergence des associations d’environnement et de développement. Celles-ci sont de tailles et de cultures diverses, et défendent des causes variées à des échelles différentes – de la communauté locale à un pays tout entier. L’un des rares à parler le français, Moltke surprend par sa connaissance transversale des sujets et des négociations internationales en cours, et ses liens avec les réseaux de la société civile environnementale de par le monde. À Rio, les ONG présenteront leur propre plan d’action, en écho à l’Agenda 21 élaboré dans l’enceinte des négociations officielles.
C’est toujours avec le WWF, mais cette fois-ci avec l’équipe de Washington, que Moltke se rend au Sommet de la Terre. Considérant, depuis la chute du mur de Berlin, que l’intensification des échanges commerciaux constitue une nouvelle menace internationale pour l’environnement, il va chercher à Rio à rapprocher les débats entre commerce et environnement, soigneusement cantonnés dans deux arènes distinctes. En effet, alors que se tient le Sommet de la Terre, des négociations sur le commerce international viennent parachever celles qui, au sortir de la guerre, s’étaient conclues par l’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, le General Agreement on Tariffs and Trade (Gatt). Elles vont aboutir en 1994 à la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
Après le Sommet de la Terre, la majorité des environnementalistes se concentre sur la mise en œuvre des textes et accords adoptés au Sommet de la Terre – Agenda 21, conventions sur le climat et sur la biodiversité, bientôt suivies de celle sur la désertification. Moltke fait alors partie du petit groupe précurseur qui décide de consacrer son énergie au suivi des négociations commerciales et plaide pour l’intégration des questions environnementales et de durabilité dans les modes de régulation internationale des échanges. Il s’associe alors à l’Institut international du développement durable (IIDD), think tank canadien tout juste créé à Rio, où David Runnalls monte un programme sur cette question.

Crédits photographiques : UN Photo/Yutaka Nagata
LPE. Comment Konrad von Moltke a-t-il suivi la création de l’OMC ?
Selon lui, Rio à réellement modifié le champ des questions internationales, en légitimant et organisant la participation de nouveaux acteurs – des multinationales aux ONG en passant par les collectivités locales, les scientifiques et les populations autochtones. Désormais, une large part de ce qui, dans les relations internationales, était du domaine exclusif des gouvernements, a cessé de l’être. Moltke note toutefois que si le Sommet de la Terre a introduit de nouveaux thèmes, des sujets majeurs pour le développement durable, comme l’agriculture et la démographie, y ont été marginalisés voire ignorés.
C’est aussi le cas des relations entre commerce et environnement. Après Rio, Moltke s’attache à décrire l’opposition culturelle profonde entre ces deux mondes qui se traduit aussi dans leurs modes d’action. Ainsi, l’environnement a recours à « des procédures qui permettent une large participation du public, afin d’assurer la mise en œuvre de politiques complexes aux dimensions multiples. Tous les instruments possibles sont alors utilisés ; et les parlements, comme les cours de justice, jouent un rôle crucial dans le dispositif », observe-t-il. Le commerce, en revanche, « fait confiance à un système de règles administrées par les gouvernements et leurs employés. » Mais l’opposition est aussi historique. « Les politiques environnementales se sont développées sous la pression populaire, [car] jamais aucun gouvernement n’a affronté spontanément les problèmes d’environnement », note-t-il. « [Ces politiques] réussissent quand elles associent les acteurs dans leur grande diversité et échouent sinon, d’autant que leurs principaux opposants sont des groupes d’intérêts bien organisés, traditionnellement proches des gouvernements. […] À l’inverse, la libéralisation du commerce est une politique d’État, élaborée par peu d’acteurs et largement perçue comme une menace pour la protection adéquate de l’environnement », souligne-t-il.
Moltke a très fortement critiqué le GATT, qui ne prend pas du tout en compte les questions environnementales, n’est qu’un petit secrétariat basé à Genève, sans aucune légitimité. Mais il prend en revanche très au sérieux la création de l’OMC, même s’il reconnaît qu’elle est le lieu de toutes les contradictions : à la fois enceinte de négociations chargée d’élargir les champs du libre-échange, elle doit aussi veiller à la conformité des échanges avec les règles sociales et environnementales en vigueur, au risque de générer un droit international qui les contredise. En outre, l’OMC crée du droit international via son Organe de règlement des différends.
Pour autant, Moltke fait le constat que le nouveau régime commercial de l’OMC n’est pas soutenable pour l’environnement. Fort de son expérience de l’incorporation de l’environnement dans les institutions européennes par étapes, à la faveur de la révision des traités, il voit dans la nouvelle organisation une occasion historique de prendre en compte, dans la régulation des échanges, la protection de l’environnement. À condition de considérer ce dernier « comme un élément vital à l’intégrité du système commercial et pas seulement comme une contrariété imposée de l’extérieur ».
Dans les réunions ministérielles de l’OMC, Moltke et ses collègues annoncent un nouvel agenda : il y a urgence à élaborer un accord sur le commerce et l’environnement qui précise des méthodes et procédés de production soutenables. Et parmi les nouveaux sujets de négociation à l’OMC, les règles gouvernant l’investissement direct à l’étranger, susceptibles de jouer un rôle majeur pour promouvoir le développement durable, devront être élaborées à cette fin. Enfin, selon Moltke, le succès de l’OMC devra reposer avant tout sur la transparence et la participation. Or, en la matière, tout reste à construire.
L’expertise de Moltke dans le domaine de l’environnement lui permet de déplacer le débat qui oppose libéralisation des échanges à protectionnisme, vers l’analyse des régimes commerciaux et environnementaux à l’échelle internationale dans une perspective de durabilité. Ainsi, selon lui, moyennant un « bon » régime pour les échanges, le commerce pourrait être « bon » pour l’environnement et le développement et donc pour le développement durable. Dès le milieu des années 1990, il commence à esquisser des pistes multilatérales pour passer de régimes fragmentés traitant les uns d’environnement, les autres de commerce ou d’investissement, à une véritable gouvernance du développement durable.

Copyright : Autorisation d’Annie Roncerel et de la famille Moltke
LPE. Quelles ont été les stratégies de Moltke et de ses collègues en Chine dès les années 1990 ?
Moltke a l’occasion d’intervenir en Chine dès 1995, dans le cadre du Conseil chinois pour la coopération internationale sur l’environnement et le développement. Cette instance, placée auprès du Conseil d’État a été créée juste avant le Sommet de la Terre, à la demande du gouvernement chinois, avec le concours d’experts étrangers. Dans un groupe de travail initié par l’IIDD avec Runnalls, Moltke se donne pour but de former des experts chinois aux impacts sur l’environnement des politiques de commerce intérieur et extérieur de la Chine, qui se prépare à entrer à l’OMC. En un peu plus de cinq ans, les experts étrangers parviennent à convaincre les experts chinois et leur gouvernement de l’importance de politiques environnementales nationales, dont celles qui relèvent de conventions internationales (ozone, biodiversité, climat).
À travers de nombreuses réunions suivies de rapports coécrits par des experts étrangers et chinois, une culture de ces derniers se consolide et s’affine. Peu à peu se constitue une capacité d’expertise chinoise autonome, si bien qu’au début des années 2000, l’objectif de formation poursuivi par Moltke et Runnalls est atteint. Chaque année, des recommandations du groupe de travail dans de nombreux secteurs (textile, automobile, agriculture, forêt, énergie, climat), sont présentées directement au Premier ministre, et sont parfois rapidement suivies d’effets.
Moltke revient ensuite sur un problème qui le préoccupait déjà à Rio, celui du commerce des matières premières : du fait de leurs prix très bas, leurs producteurs, pour demeurer compétitifs, semblent condamnés à détruire l’environnement de façon massive. En outre, dans ce secteur, les revenus des travailleurs sont généralement extrêmement modestes, et leur protection, comme celle de l’environnement, est lacunaire, voire inexistante dans la majorité des pays concernés. La solution lui semble résider dans la gouvernance de l’ensemble de la chaîne de production, de l’extraction à la vente, qui le plus souvent associe plusieurs pays et de nombreux acteurs. Pour l’améliorer, il faut raisonner sur chacun de ses maillons. Moltke voit très vite qu’il va pouvoir adapter le concept de chaîne de production mondiale – développé peu de temps auparavant par les sociologues Gary Gereffi et Miguel et Roberto Korzeniewicz, pour décrire les évolutions des modes de production et d’échanges et de la division du travail dans un système globalisé -, à ses propres travaux sur le commerce et le développement durable, en particulier en Chine. Il est alors pionnier en la matière.
Moltke et Runnalls font alors une proposition tout à fait novatrice pour l’époque. Pour évaluer les impacts que pourrait avoir le commerce chinois sur le reste du monde, ils proposent d’étudier les chaînes de production mondiales dans les secteurs de la forêt, du coton, et de l’électronique. Lorsque les études démarrent, Moltke s’éteint chez lui, dans le Vermont, le 19 mai 2005. Mais le projet qu’il a lancé se poursuit et un groupe d’experts du ministère chinois du Commerce et de l’IIDD produit en 2007 des recommandations très pratiques. Il suggère en particulier à la Chine d’acheter une part croissante de bois certifié selon le protocole du Forest Stewardship Council. Une telle politique pourrait avoir un impact important sur l’industrie forestière en Indonésie et à Madagascar et, en outre, améliorer la réputation de la Chine dans ce secteur. Cette proposition n’a malheureusement pas été suivie d’effets. L’on sait que Chine importe aujourd’hui de grandes quantités de bois de Sibérie ou de pays tropicaux, sans respecter les principes de la sylviculture durable.
Alors que la Chine, devenue depuis 2006 le pays le plus émetteur de gaz à effet de serre, provoque des dommages environnementaux croissants dans le reste du monde, le livre rappelle qu’une expertise élaborée sur ces questions a été développée dans le pays il y a plus de quinze ans.

LPE. Moltke semble avoir attendu d’un encadrement de la production des objets des avancées environnementales et in fine la construction d’un commerce international plus sage ? Est-ce bien le cas ? Qu’en pensez-vous vous qui avez suivi de près à l’Iddri l’élaboration du règlement REACH sur les produits chimiques ?
Moltke prévoyait que les différends entre le commerce et l’environnement se multiplieraient à l’OMC. On craignait même, au début des années 1990, que ceux-ci augmentent au point de conduire à un engorgement de l’Organe de règlement des différends. Or, ils se sont avérés très peu nombreux. Des conflits plus classiques (dumping, subventions) ont finalement prévalu, notamment suite à l’adhésion de la Chine. Et la bataille pour que soient pris en compte les impacts environnementaux des modes de production (pêche), à laquelle Moltke a participé, a été perdue. Dans le même temps, le paysage des accords commerciaux s’est profondément recomposé. Dès le début des années 1990, en raison des incertitudes présidant à la création de l’OMC, des accords de commerce bilatéraux et régionaux se sont multipliés. Après l’échec de la conférence interministérielle de l’OMC à Seattle en 1999, à partir de 2001, le processus de négociation en son sein s’est peu à peu enlisé, si bien que le phénomène s’est poursuivi à une allure extrêmement soutenue et que plus de 300 accords bilatéraux et régionaux sont aujourd’hui en vigueur.
C’est ainsi que les discussions commerciales se sont majoritairement déportées en dehors de l’OMC, où subsistent encore quelques travaux sur les pêcheries et les biens environnementaux. Progressivement, l’OMC est devenue une coquille (presque) vide. L’énergie consacrée aux accords bilatéraux est aussi attribuable au fait que de puissants pays développés peuvent en obtenir bien plus que d’accords multilatéraux. Par ailleurs, les ACR donnent aux pays signataires une latitude pour toutes dispositions relatives à l’environnement, aux changements climatiques et au développement durable que n’offre pas l’OMC : ils peuvent en effet décider d’être plus ou moins ambitieux qu’à l’OMC en la matière. Dans le paysage aujourd’hui très fragmenté des accords commerciaux, la place de l’environnement est cependant croissante, comme en témoignent leurs clauses environnementales, en particulier en Europe. Ceci est largement à mettre au crédit de Moltke.
Celui-ci a défendu le principe de précaution au sein de l’OMC depuis sa création. Au tournant des années 2000, alors que la tension transatlantique sur ce sujet est à son comble, il soutient le projet de règlement européen sur les substances chimiques, qui est alors considéré comme emblématique de l’application du principe de précaution. L’Union européenne, faisant le constat que les données sur les dangers et les risques manquent pour la plupart des 100’000 produits chimiques commercialisés en Europe, procède à la refonte de sa législation en la matière. Le règlement REACH demande aux industriels de fournir des données suffisantes sur les dangers et les risques de substances qu’ils souhaitent produire, importer ou commercialiser en Europe. Alors que la fourniture de ces données incombait auparavant pour l’essentiel aux autorités publiques, la charge de la preuve de l’innocuité des substances chimiques incombe désormais aux industriels. Après une mobilisation intense d’associations, d’industriels, mais aussi de chefs d’État, REACH entre en vigueur en 2007.
Après plus de dix ans de mise en œuvre, le processus de transmission d’information sur les dangers, les risques et les usages des produits tout au long de la chaîne semble avoir révolutionné le secteur, notamment en améliorant la santé au travail. Dans le même temps, des stratégies de contournement du règlement se sont développées. De plus, les États membres consacrent trop peu de moyens à l’évaluation des dangers et des risques de substances particulièrement préoccupantes, tandis que les informations produites par des industriels sont souvent très partielles. Si bien que les évaluations des entreprises pèsent beaucoup dans les décisions prises par l’Union européenne, et que des substances dangereuses se retrouvent dans des articles d’usage courant.
En outre, REACH a fait le pari que des substituts non (ou moins) nocifs pourraient être trouvés aux produits les plus dangereux, grâce à l’innovation. Ainsi, des solutions aux dommages causés par certaines technologies devaient nécessairement passer par d’autres, ce que Moltke dénonçait dès 1987 dans son article sur le principe de précaution en Allemagne.
REACH a été l’objet, lors de son adoption, de l’attention de nombreux pays du monde. Il s’avère toutefois que le changement de paradigme plaçant la charge de la preuve du côté des industriels ne pourra porter ses fruits sans un engagement fort de la puissance publique à exercer pleinement son rôle de contrôle et de protection de l’environnement et de la santé. Or, ceci n’est pas le cas aujourd’hui, en Europe comme ailleurs.

Crédit : UN Photo/Joe B Sills III
LPE. Savez-vous si Konrad von Moltke envisageait une forme de bilan des politiques publiques environnementales à la fin de sa vie, au début des années 2000 ?
Je ne suis pas sûre qu’il poursuivait un projet aussi précis. Je suis certaine, en revanche, qu’il aurait aimé prendre le temps de revenir par écrit sur l’ensemble de sa carrière. Alors que nous sommes engagés dans une course contre la montre – les politiques de protection de l’environnement étant, nous le savons, toujours insuffisantes -, le point de vue de Konrad von Moltke aurait été sans nul doute intéressant. Son regard à la fois intérieur et extérieur aux pays où il a œuvré, puise son origine dans le drame de sa famille à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Celui-ci a fait de lui un citoyen du monde singulier, une forme de non-héros.
Les écrits qu’il nous laissent témoignent de la puissance d’analyse et du recul d’un homme qui, mû par l’urgence, avait simultanément la conscience du temps long. S’il avait aussi à cœur de proposer des solutions respectueuses des différences, en particuliers culturelles, sans doute par certains côtés était-il un peu candide. Mais en défendant la cause de l’avenir avec acharnement, en recrutant, écrivant et dialoguant sans relâche, en créant des structures pour l’action et la réflexion collectives dont il n’était par construction par le centre, nombreuses sont les personnes qu’il a progressivement ralliées à la défense de l’environnement. Un legs somme toute important.
Biographie de Claire Weill :
Physicienne, ancienne élève de l’École Normale Supérieure, ingénieure générale des ponts, des eaux et des forêts, Claire Weill est engagée depuis trente ans dans un dialogue entre les scientifiques, les citoyens et les décideurs.
Titulaire d’une thèse de l’Université Pierre et Marie Curie en physique de la matière condensée (1984), elle crée ensuite une équipe de recherche à l’École nationale des ponts et chaussées et enseigne à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée.
En 1999, elle rejoint la mission interministérielle de l’effet de serre, où elle prend part à la mise en œuvre du protocole de Kyoto et à l’élaboration du premier plan national de lutte contre les changements climatiques.
En 2002, elle intègre l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), où elle anime le programme « Risques et Précaution », puis celui sur la « Chimie durable ».
Conseillère du Maire de Paris pour la recherche, les universités, les nouvelles technologies et l’éducation, elle organise en 2009 une conférence de citoyens « Ondes, santé, société » puis est chargée d’une mission sur la création de l’Institut d’Études Avancées IEA-Paris.
À l’Institut national de recherche sur l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) depuis 2013, elle œuvre à l’interface des sciences et des politiques internationales. En 2015, elle est secrétaire générale de la conférence « Notre avenir commun face au changement climatique », qui mobilise plus de 2000 chercheurs de près de 100 pays avant la COP21 à Paris.
Principales publications :
- Sciences du changement climatique – Acquis et controverses, Hervé Le Treut, Jean-Pascal van Ypersele, Stéphane Hallegatte et Jean-Charles Hourcade, éd. Claire Weill, Iddri, septembre 2004.
- Claire Weill, « Nanosciences, nanotechnologies et principe de précaution », Les cahiers Droit, Sciences et Technologies, CNRS Éditions, 2008.
- Claire Weill, « REACH », in Dictionnaire de la pensée écologique, éd. Dominique Bourg et Alain Papaux, PUF, 2015.
- Hervé Le Treut et Claire Weill, “Climate Change and its Histories”, Routledge Handbook of the History of Sustainability, J. R. Caradonna ed. Taylor & Francis, 2017, pp. 305-321.
- Petite et grande histoire de l’environnement – Konrad von Moltke (1941-2005), Claire Weill, MUSEO Editions, février 2021.