Dominique Bourg : Christian Huglo vous avez été un des tout premiers, si ce n’est le premier avocat en France à incarner la défense de l’environnement, des affaires des boues rouges de la Montedison des années 1970 jusqu’ à l’Amoco Cadiz et au-delà. Vous suivez depuis quelques années de près les actions juridiques conduites de par le monde contre l’incurie des Etats en matière de lutte contre les changements climatiques. Pourriez-vous dressez un état des lieux international ?
Christian Huglo : L’opinion a été très impressionnée par l’affaire Urgenda qui a été jugée aux Pays-Bas en juin 2015, à la veille de la COP21. Le Juge hollandais a condamné l’Etat néerlandais pour manque de diligence vis-à-vis du réchauffement climatique. Cette affaire a fait l’objet de très nombreux commentaires, particulièrement en France. Elle a ému des délégués qui devaient négocier sur le climat durant la COP21, dont certains ont déclaré à la suite de cette décision avoir pris conscience de ne pas défendre les seuls intérêts de leur pays mais ceux de la planète toute entière.
Il y a eu depuis lors d’autres coups de semonce des Juges sur la question du réchauffement climatique, parce que la société civile considère que les Etats n’en font pas assez et surtout, qu’ils ne font pas le nécessaire. Mentionnons l’affaire Leghari qui a été jugée par la Cour civile supérieure du Pakistan. Alors que dans l’affaire Urgenda, le juge avait décidé que le gouvernement devait continuer à aller de l’avant, le juge pakistanais est allé quant à lui jusqu’à ordonner la création d’une commission ad hocqui rédige une loi : chose tout à fait extraordinaire et qui n’a pas lieu d’être dans notre système de séparation des pouvoirs.
Forte de cette dynamique, l’association française Notre affaire à tousa considérablement réfléchi sur le sujet en prenant pour base la jurisprudence qui est connue en France dans l’affaire de l’amiante. Dans cette affaire, le Conseil d’État a estimé que l’État est responsable des dommages causés à la santé car le législateur a attendu plusieurs décennies avant de légiférer. C’est ce qu’on appelle le « procès en carence ». Concernant le climat, la situatiuon en France devient épineuse. Nous ne tenons pas nos objectifs et les émissions nationales ont cru en 2017 de 3,3 %. Nous sommes donc dans une situation qui n’est plus celle de l’euphorie – si j’ose dire – du grand succès français de la COP21.
Seulement, compte tenu du fait qu’il est très difficile de faire une action administrative, c’est-à-dire d’obtenir par voie de justice des injonctions sur le gouvernement, les Associations se sont dans un premier temps repliées sur l’idée de faire un procès à l’Union Européenne. L’idée est de prendre des requérants de nationalités différentes pour leur faire dire que l’UE ne fait pas son travail. Les requérants ont invoqué l’article 177 du TUE[1], qui n’a pas beaucoup de consistance si ce n’est symbolique. Ce genre d’affaires ne peut pas avoir de succès immédiat – il faudrait d’autres choses plus concrètes, par exemple une commune au bord de l’océan atlantique menacée dont le littoral va perdre au moins 25 km². On est ici dans une situation d’atteinte à l’intégrité du territoire : le droit du climat c’est aussi le droit de la défense nationale[2].
Dominique Bourg : A ce propos, je rappelle qu’ à l’échelle mondiale, la montée des mers se situe désormais à 8 millimètres par an, et nous ne sommes qu’au début de l’exponentielle…
Christian Huglo :En effet cela va aller incontestablement en augmentant. On ne peut pas dire qu’il n’y ait pas de mobilisation intellectuelle – beaucoup de réflexions, d’écrits, d’ouvrages – mais il y a très peu d’actions, car on considère en général que l’Union européenne fait son travail et est considérée comme un assez bon modèle par rapport à ce qui se fait part ailleurs dans le monde.
Sans doute peut-on vouloir faire accélérer un certain nombre de choses. On verra effectivement si l’on peut monter une action en puissance sur le fait – par exemple – qu’une collectivité publique est en train de perdre son territoire et demande à l’État sa garantie. Ceci obligera ce dernier à prendre des mesures au niveau international : cela s’appelle un procès à bande ; comme au billard : attaque de l’État pour qu’il réagisse. En ce qui concerne la situation de la France par conséquent, nous sommes en exploration, en réflexion, en tout cas, elle n’a pas rempli ses objectifs.
Dominique Bourg :Que pouvez-vous nous dire de l’article L.229-1 du code de l’environnement ?
Christian Huglo :C’est vraiment un problème fondamental. Il s’agit de montrer la différence entre l’attachement à la lutte contre le changement climatique – sur le plan des principes – la réalité du droit, qui est autre chose.
Le texte est issu d’une loi du 2 juillet 2003 : « la lutte contre l’intensification de l’effet de serre et la prévention des risques liés au réchauffement climatique sont reconnus priorité nationale ». Entendez ici priorité nationale comme autre chose : la lutte contre l’esclavage, contre différents fléaux et cætera.La Cour administrative d’appel de Nancy a décidé justement qu’il y avait là un objectifet non une règle de droit. Mon opinion personnelle est que ce texte ambigu ne permet pas d’application. La jurisprudence du Conseil Constitutionnel condamnant les textes imprécis et ambigus, il conviendrait de rechercher si l’on peut poser à l’occasion une question prioritaire de constitutionnalitéafin de faire changer les choses. En tout cas, j’ai saisi le parlement de cette question pour qu’il y ait cohérence entre les proclamations publiques et le droit.
Dominique Bourg :Je donnerai un autre exemple permettant de sensubiliser rle lecteur aux arcanes du droit, en l’occurrence constitutionnel. Ce ne serait pas la même chose, dans une éventuelle réécriture de l’article 1 de la Constirution, d’écrire « l’Etat agit en faveur du climat et de la biodicversité », ou encore « la République est indivisible et écologique », d’un côté, ce qui ne mange pas de pain, ou, de l’autre, d’écrire « la République garantit », ou encore « assure » la protection du climat et de la biodiversité : Ces deux dernièrs formulations fondant véritablement un droit.
Christian Huglo : C’est bien pourquoi on ne le fera pas.
Dominique Bourg :Quels sont les perspectives qui pourraient être ouvertes, quels pourraient être les débouchés possibles de ces actions en justice ?
Christian Huglo :Il y a bien entendu deux niveaux. Premier niveau, celui concretdes résultats d’un procès, car un procès est une décision qui doit être exécutée par la puissance publique ; c’est ce qu’on appelle les résultats directs. Et puis, deuxièmement, il y a les résultats indirects (la motivation de la décision de justice), qui sont tout aussi importants que les premiers à mon sens, dans la mesure où nous sommes en période de création de nouvelles références. S’agissant des procès climatiques, il existe deux niveaux également, l’action climatique est en effet écartelée entre deux objectifs : les procès en atténuation et les procès en adaptation. La priorité doit être donnée à l’atténuation, qui conditionne l’efficac ité de l’adaptation.
En réalité, on constate que les procès climatiques apportent finalement des résultats positifs et ont des effets relativement directs. Par exemple, le procès Urgenda a eu des effets directs sur le gouvernement néerlandais. Autre exemple, l’arrêt très important de la Cour Suprême des États-Unis d’Amérique datant de 2007, « État du Massachusetts contre EPA (Environmental Protection Agency) », on voit que l’administration Bush a dû prendre des dispositions.
Sans doute en raison du principe de la séparation des pouvoirs en vigueur dans de nombreux Etats, le Juge ne peut donner d’injonction à un gouvernement, mais il lui adresse également un message. La parole du Juge n’est pas une parole comme les autres. Aujourd’hui, on voit aussi se développer aux USA, à l’initiative de nombreux Etats en Asie, des procès contre les majors. Bon nombre d’entreprises semblent avoir compris la leçon : à Marrakech, lorsque le gouvernement américain a changé, les entreprises étasuniennes étaient présentes et se sont désolidarisées des décisions de l’administration Trump pour souligner qu’elles continueraient leur politique de développement en direction de la transition énergétique. De plus, dans le domaine de la finance, des procès ont été intentés contre des banques parce qu’elles n’avaient pas suffisamment averti leurs investisseurs. Des actions se sont mises en place pour changer les orientations de différentes entreprises. Ce ne sont pas des progrès complets, mais des éléments financiers et économiques de référence.
Ce que l’on appelle l’effet indirect, c’est celui qui permet l’élaboration d’une nouvelle règle de droit. On peut même discerner quelque chose comme une réaffirmation dudroit naturel ! Aux USA, dans l’affaire « Juliana contre les États-Unis », le juge a accepté le raisonnement des requérants selon lequel la référence à la seule Constitution pour résoudre le réchauffement climatique n’était pas suffisante. Il conviendrait selon eux de prendre en compte les éléments du droit naturel, puisque de toute façon si la situation devait se poursuivre et se dégrader fortement, la référence à la Constitution serait alors dépassée. En Europe, la tendance est de développer la référence aux droits de l’homme à l’environnement pour lutter contre le réchauffement climatique telle que développée par la jurisprudence de la cour européenne des droits de l’homme.
Dominique Bourg : Très intéressant, ce n’est pas sans liens avec ce que j’appelle les dommages transcendantaux, ceux qui touchent non quelques éléments de notre milieu, mais l’habitabilité même de la planète. Nous sommes là au-delà de ce à quoi le droit a eu affaire jusqu’à aujourd’hui.
Christian Huglo :Effectivement, c’est bien le niveau transcendantal : les Juges savent donner la direction à suivre, ou plus exactement, ils indiquent qu’il y a des voies de garage absolues – ce qui se lit en filigrane dans différentes décisions, notamment aux USA. Que peut-on en attendre ? Sans doute les premiers éléments d’une construction. Exactement comme on l’a vu brique par brique pour le droit national dans les années 70-80 : les études d’impact, la réparation des dommages écologiques sont l’œuvre du Juge[3]. Il y a par ailleurs une relation directe avec non plus des droits individuels mais des devoirs. Avec le réchauffement climatique on tombe dans une justification qui me paraît claire et presque directe de l’affirmation des devoirs de l’homme vis-à-vis de l’humanitéque l’on retrouve dans la DDHU[4].
On peut attendre de cette affirmation de principe, soit sur le plan de l’éthique soit sur le plan du droit souple (ou « droit mou ») – ce dernier est très important, c’est ce qui a permis de faire condamner Totaldans l’affaireErika, puisqu’elle n’a pas respecté ses propres règles éthiques concernant le contrôle de sécurité du navire édictée sous la forme de charte. Cette affaire concernant le pétrolier ayant fait naufrage en 1999, a été jugée en septembre 2012 par la Cour de Cassation, qui a validé la condamnation pénale pour imprudence, puisqu’il y avait une faute : l’entreprise prétendait s’appliquetr à elle-même des règles qu’elle ne respectait pas. Et donc ce droit souple est extrêmement important parce qu’il se glisse à côté du droit dur. Il crée de nouvelles règles.
Dominique Bourg :De façon générale, les avancées possibles vont s’affronter à un autre principe très fort, qui est celui de la liberté d’entreprendre et de commercer. C’est une suite de la création des droits subjectifs tels qu’ils ont été créés au XVIIIe, en continuité avec la philosophie du contrat. C’est par exemple le décret d’Allarde de mars 1791, qui consacre le principe de la liberté d’entreprendre, la liberté professionnelle – en général on dit qu’elle renvoie à l’article 4 de la DDHC selon laquellela seule limite à ma liberté est de ne pas nuire à celle d’autrui.La Convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC), adoptée dans la foulée du Sommet de Rio en 1992, spécifie à l’article 3 alinéa 5 que toute action de protection du climat n’est acceptablequedans la mesure où elle ne contredit pas la progression du commerce international. Ce dernier prime ainsi sur la protection du climat dans la convention qui encadre toutes les conférences des parties (COP). Elle relève de la même logique que celle qui conduit à discerner en droit français la liberté d’entreprendre la liberté suprême. Je rajouterais de façon générale que – si l’on suit Jean-Baptiste Fressoz – tout le droit du XIXe siècle protège la liberté d’entreprendre, et en conséquence une prise de risques de plus en plus élevée. Fressoz parle même de « désinhibition par rapport au risque ». Comment aller à l’encontre de ce système, qui n’est pas seulement national, mais internationa. Cette primauté juridique de la liberté d’entreprendre est l’assise juridique du credo écononmique et politique en la croissance, comme fin suprême.
Christian Huglo :Dans un premier temps, je pense qu’il faudrait désacraliser la primauté de ce principe. Je crois que c’est fondamental, et je vois plusieurs éléments pour y parvenir.
Premièrement, cela n’empêche pas les 195 États de voter à l’unanimité le texte de la COP21. Bien que la COP de Paris ne soit pas foncièrement contraignante, grâce à elle des systèmes d’observation seront mis en place par satellite afin d’obtenir des informations sur ce qu’il se passe dans chacun des États : les États vont donc se retrouver sous le regard de la scène internationale. Ainsi, le principe de la liberté d’entreprendre et de commercer n’empêche pas les accords, ni les COP.
Deuxièmement, les choses ont changé car la plupart des États dans le monde ont un droit constitutionnel de l’environnement. D’après les études qui ont été menées pour les travaux préparatoires de la Déclaration Universelle des Droits de l’Humanité(DDHu), par le Pr. Hubert Delzangles, il y aurait 145 États sur 195 qui mentionnent l’environnement dans leur droit constitutionnel. Or le droit de la concurrence ne figure pas dans les Constitutions, il ne se retrouve qu’au niveau législatif. Si l’on tente d’en faire un principe général du droit qui s’opposerait à l’évolution climatique, on peut très bien répondre aussi que la liberté d’entreprendre pourrait être au service la transition énergétique.
La toute-puissance du principe de la liberté d’entreprendre et de commercer est une espèce de veau d’or qui n’a plus la signification et la portée qu’il a pu avoir. On peut très bien imaginer un commerce international qui se développe à partir de la lutte contre le réchauffement climatique, dans une perspective de transition écologique : la liberté du commerce et de l’industrie est alors parfaitement compatible avec la transition écologique. De plus, quand on est devant une catastrophe lente, on ne se préoccupe pas de choses accessoires. Cette prise de conscience va au-delà de cette préoccupation. D’ailleurs, la CCNUCC a permis des réunions, mais je doute qu’un délégué se soit opposé à une décision en invoquant son article 3 alinéa 5.
Dominique Bourg :Dans les faits c’est pourtant ce qui se passe. Je ne sache pas qu’on ait jamais ralenti le commerce international pour protéger le climat. Les textes officiels entérinent le fait que nous dépasserons nos objectifs de limitation de nos émissions, tout en cherchant à ne pas excéder nos objectifs de limitation de la température moyenne via le recours à des émissions négatives dans la seconde nmoitié du siècle, et donc par des techniques et non quelque recul de la consommation. Je vous rappelle que l’article 2 de la même convention dit que les États doivent agir pour qu’on n’aboutisse pas à un changement changement de la composition chimique de l’atmosphère qui finisse par être dangereux, or c’est déjà le cas. La réalité a déjà contredit la CCNUCC.
Christian Huglo :Bien entendu. Et lorsque l’on fait une convention de droit international public, on est obligé de faire des compromis. On est toujours obligé, pour réunir des gens malgré eux, de leur faire croire que l’on va faire respecter telle ou telle chose. Ce qui est important, c’est la procédure qui va se mettre en place et va permettre de contrôler les efforts de chaque Etat pour réduire sa part d’émission de gaz à effet de serre ; la transparence est ici primordiale.
Dominique Bourg :Pouvez-vous nous éclairer sur la différence entre le système de common law, valable notamment pour la Grande-Bretagne, les USA, l’Inde, la Nouvelle-Zélande, l’Australie, une grande partie du Canada, et le système de droit européen hérité du droit romain ?
Christian Huglo :Incontestablement, la grande différence est celle des pouvoirs du juge, et notamment son pouvoir créateur. La portée de la jurisprudence dans les pays de common lawest quasiment équivalente à la puissance de la loi. Je pense notamment à des décisions qui ont été rendues par des juges uniques en Angleterre en matière de consommation, l’obligation de respecter le consommateur, de condamner les produits défectueux, bien avant les directives européennes. Il y a également plein d’exemples aux USA : la puissance de création de la Cour Suprême est fondamentale. C’est donc la puissance du juge qui fait la différence entre les deux systèmes de droit. Le droit européen est assez particulier : il est à cheval entre le droit national et le droit international. Ce sont des textes de compromis à l’intérieur des États. Chez nous, c’est quand même la puissance de la loi et du texte qui l’emporte en principe. Heureusement, il y a parallèlement à nos systèmes de droit, une Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) qui a impulsé une véritable jurisprudence en matière de droits de l’homme à l’environnement depuis 1994. Elle inspire d’ailleurs considérablement la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), qui est un organisme indépendant, très spécifique. La Cour Européenne des Droits de l’Homme est applicable dans 44 États signataires – aussi bien la Russie que la Turquie par exemple[5]. Ce qui fait que sur ce côté il y a un rapprochement avec les systèmes anglo-saxons. Beaucoup d’arrêts ont été rendus contre la Fédération de Russie en matière d’environnement, ou contre la Turquie à propos de catastrophes environnementales engageant la responsabilité de l’État. C’est tout un autre paysage qui se dessine dans le ciel du droit à l’européenne à travers la CEDH.
Dominique Bourg : Pouvez-vous revenir sur l’idée fondamentale que vous défendez, à savoir l’importance de la procédurepar rapport à la loi – le fait que la procédure et le juge, c’est-à-dire le duo avocat-juge, peuvent vraiment faire bouger le droit ?
Christian Huglo :S’agissant de la fonction du Juge, trois points peuvent être dégagés :
- D’abord, lorsqu’il est saisi il est obligé de statuer – contrairement à un gouvernement ou à un parlement.
- Ensuite, il ne peut trancher qu’à la suite d’un débat contradictoire : il applique une méthode qui est analogue à la méthode scientifique. Ceci est tout à fait fondamental en matière de changement climatique car dans ce domaine plus que dans d’autres, tout tourne autour de l’expertise. En matière climatique, deux catégories de rapports sont utilisés : le rapport Richard Heede et les rapports du GIEC. Évidemment, ce dernier est intéressant car il est conçu dans le sens de la prise de décision. L’affaire Urgenda, rendue en Juin 2015 aux Pays-Bas et qui a fait tant de bruit à la veille de la COP21, est fondée sur les travaux du GIEC.
- Enfin, le juge doit motiver : il doit expliquer s’il rejette, s’il accepte et pourquoi. Certaines décisions de rejet en matière climatique sont très intéressantes. Tel est le cas dans celui du contentieux des aéroports en Autriche et Irlande. Dans les deux cas, la Cour Suprême nationale a affirmé le droit constitutionnel de l’homme à l’environnement même si elle a rejeté les demandes tendant à l’annulation de la création de ces infrastructures. C’est la grande différence avec un Parlement qui est soumis aux lobbies, aux pressions et aux variations politiques de toutes sortes qu’il est inutile de développer car ils sont tous trop connus.
Le deuxième aspect du pouvoir de la procédure devant le Juge provient de son étymologie : dans « procédure » il y a « avancer » (procedere). Ce que j’appelle le pouvoir inquisitorial du jugeest très faible en Europe, sauf devant les juridictions administratives. Dans les pays anglo-saxons c’est différent, et je l’ai éprouvé dans l’affaire Amoco Cadiz. On n’aurait jamais gagné ce procès en France pour les raisons que je vais expliquer. Un procès aux USA commence toujours par ce qu’on appelle une procédure de découverte. C’est une procédure qui commence par un questionnaire qui est échangé entre les parties. Toutes les questions peuvent être posées, sauf celle du rapport avocat-client. Grâce à cela, les parties ont des indications pour poursuivre le deuxième temps du procès, qui est la procédure de découverte sur document : on peut demander l’intégralité des communications téléphoniques, des bordereaux, et cætera. Dans l’affaire Amoco Cadiz, nous avons vu avec les bordereaux de commande de liquide hydraulique, que le navire Amoco Cadizconsommait dix fois ce qu’il devait consommer – comme si une 2CV consommait 3 litres d’huile chaque jour. Ensuite, on a uneprocédure de découverte sur les personnes : ce qui a abouti à des interrogatoires préparatoires au procès. Dans l’affaire de l’Amoco Cadiz, l’équipage était italien, l’assurance anglaise, le chantier espagnol, les victimes françaises, la cargaison néerlandaise : nous avons pu interroger tout le monde. C’est une procédure incroyable, très coûteuse, mais elle permet d’obtenir énormément de renseignements. Les Monsanto Papersne sont rien d’autres que les pièces de cette procédure de découverte. C’est également ce qui constitue l’essentiel des assignations qui ont été faites contre Chevronpar la ville de New York et par l’État de Californie : sur 80 pages d’assignations il y a 40 pages issues des procédures de découverte concernant les mensonges des compagnies pétrolières.
En conséquence, la procédure est toujours fondamentale : elle doit permettre de retrouver la vérité de tous les faits en cause.
Dominique Bourg :Parlez-nous, si vous vouilez bien, de la généalogie du droit français de l’environnement.
Christian Huglo : Le droit français de l’environnement est né de la jurisprudence, c’est-à-dire de la décision des juges. Il y a eu à l’époque des affaires assez remarquables et remarquées. Notamment l’affaire de la Corse contre les « boues rouges de la Montedison ». Cette société italienne déversait trois mille tonnes de déchets chimiques quotidiennement – chrome, vanadium, oxyde de fer, accompagnés d’une grande quantité d’acide sulfurique et d’oxyde de fer – au large du Cap Corse. Le gouvernement français prétendait ne rien pouvoir faire puisque ces produits étaient déversés en zone maritime internationale, donc a priori hors de sa compétence territoriale. Les Corses se sont révoltés, la préfecture de Bastia a notamment été saccagée et des mobilisations ont eu lieu pour soutenir les contentieux que j’ai dirigés de 1972 à 1985 pour obtenir la cessation des déversements. L’action judiciaire était fondée sur le fait que la loi italienne prévoyait la protection du poisson contre la pollution, même en mer internationale, et donc les Tribunaux italiens étaient compétents. En Italie, quand on a fait condamner en 1974 le président de la Montedisonà la prison avec sursis, le parlement a voté une loi de régularisation et nous avons été obligés de repartir en France. En France, le juge a déclaré qu’il fallait faire une expertise sur les dommages, qui a été confiée à un grand professeur de biologie, le Professeur Drach, et à un expert économiste. Nous avons hésité entre plusieurs méthodes d’indemnisation des pêcheurs. J’ai tenté de fonder l’appréciation d’un dommage écologique globalrapproché avec l’exercice d’un droit de pêche. En montrant que les chaînes alimentaires étaient touchées, que telle quantité d’acide sulfurique tue telle quantité de phytoplancton, qui tue telle quantité de zooplancton, qui tue telle quantité de ressources halieutiques, on pouvait calculer l’indemnisation – une indemnisation allant au-delà des pertes de recettes des marins-pêcheurs, mais concernant la biocénose en tant que telle. Cette affaire est donc liée à la naissance de la responsabilité pour dommage écologique et donc à l’obligation de réparer.
Après ça il y a eu l’affaire de la rocade de La Baule dans laquelle était mise en cause la construction d’une route qui devait traverser le marais salant de Guérande – marais historique et zone de grande richesse biologique. La perte biologique aurait été considérable. Dans cette affaire a été inventée l’idée de créer l’obligation de faire une étude d’impact écologique. On retrouve cela notamment dans l’affaire de la pollution du Rhin, dans laquelle j’ai défendu les collectivités néerlandaises pendant 30 ans : le juge (TA Strasbourg 27 Juillet 1983) a décidé que lorsqu’un gouvernement prend une décision de rejet de déchets dans un fleuve, il doit prendre en considération les effets à l’étranger. Voici donc comment ont été conçus les fondamentaux du droit de l’environnement : il y a une reconnaissance de l’écologie – comme valeur en tant que telle – et une reconnaissance de l’obligation de prévenir le dommage. La jurisprudence nouvelle a été l’œuvre des Juges de première instance, parce qu’on a mis trente ans avec Corinne Lepage à faire juger le dommage écologiquepar la Cour de Cassation dans l’affaire Erika en 2012. Ce n’était pas le cas pour l’étude d’impact écologique qui a fait l’objet d’une loi en 1976 et d’une directive très rapidement en 1985. Je m’y suis intéressé parce que ça me semblait fondamental, et tout particulièrement de faire juger la responsabilité des maisons-mère pour les filiales, qui est le grand succès de l’Amoco Cadizen 1992. Le dommage écologique n’a pas pu être accepté dans cette affaire parce qu’il n’y avait pas suffisamment de précédents en France, il n’y avait que la décision de première instance sur la Montedison, et la juridiction de Chicago a estimé qu’une seule décision d’un Tribunal de première instance ne suffisait pas pour établir le droit dominant.
Dominique Bourg :Quel jugement établissez-vous sur la réforme de la Constitution qui est en cours, concernant les aspects climat et biodiversité ?
Christian Huglo : Il faut tout de même saluer l’initiative de principe de mettre le climat et la biodiversité au centre des préoccupations – car l’un et l’autre marchent ensemble. Que peut-on ajouter à la Constitution et à la Charte de l’Environnement ? Le Préambule de la Charte de l’Environnement contient déjà tous les éléments de fond.
Il y a eu trois projets. Premièrement, le projet d’article 34[6]– qui n’avait aucun intérêt puisque ça n’a pas empêché le Parlement de faire des bêtises… Il y a eu un projet de modifier l’article 2, mais dans l’état actuel des choses, si l’on dit la France « agit » et non plus la France « assure », cela n’a aucune valeur juridique[7]. Enfin, un projet sur l’article premier. Pourquoi vouloir toucher toujours à la Constitution ? Un adage dit que les magistrats sont comme les livres d’une bibliothèque : les plus hauts placés sont les plus inutiles. On veut inscrire la biodiversité et le climat au fronton de la loi fondamentale : cela n’a de l’intérêt que si le Conseil Constitutionnel s’est engagé. Or, il ne le fait pas.
J’ai étudié la jurisprudence liée à la Charte de l’Environnement et le contentieux : il y a eu très peu de décisions. Une seule est intelligente et intéressante, mais qui relève du droit administratif classique : c’est la décision qui a été rendue sur le principe de vigilance (décision du 11 Avril 2011, Sieur Z.) concernant un texte de loi qui disposait que « toute personne qui s’est installée postérieurement à l’existence d’une nuisance ne peut pas demander réparation » ; elle serait donc censée l’avoir acceptée… Vis-à-vis du droit contre la pollution c’est assez problématique. La constitutionnalité de la loi a été posée au Conseil Constitutionnel qui a décidé que ce texte ne pouvait écarter la faute et que dans toutes les circonstances le principe de vigilance s’appliquait. Le principe de vigilancepeut établir une diligence : il élargit le devoir de responsabilité. C’est une confirmation de l’affaire Erika : compte tenu du danger que vous créez, vous devriez avoir une politique de vigilance. On voit bien ici que le progrès en droit constitutionnel ne dépend pas de l’adjonction d’un texte, mais normalement de la jurisprudence si le Conseil Constitutionnel était plus vigilant sur la question environnementale.
Dominique Bourg : Le juge ne changera pas s’il ne se sensibilise pas ni ne se cultive. Lui coller sous le nez, si j’ose dire, le climat et la biodiversité, me semble le seul et en tous cas le meilleur moyen de l’y contraindre. Par ailleurs, une chose est ce qu’on pourrait faire, une autre est, sur un sujet aussi primordial, qui relève de nos conditions d’existence, ce qu’on ne veuille pas faire. C’est une faute majeure.
Christian Huglo : C’est parce qu’il y a une violation du principe de vigilance !
Dominique Bourg : Une dernière question, liée à une actualité postérieure au gros de cet entretien. La pétition lancée par 4 ONG pour souternir une action en justice contre le gouvernement français pour incurie climatique – L’Affaire du siècle– a recueilli deux millions de signataires en quelques jours. A quoi il faut aussi ajouter l’attaque de l’Etat, sur le même sujet, par Damien Carême, le maire de Grande-Synthe. Qu’est-ce que ces actions vous inspirent ?
Christian Huglo : Ces deux actions sont convergentes, celle de la Grande-Synthe me paraît avoir une résonance particulière parce que son territoire se trouve en partie en dessus du niveau de la mer grâce à un système de wateringues. Il y a d’autres qui se préparent, les ouvrages sur le sujet, colloques se multiplient te permettent de mieux voir clair sur ce que pourrait être un code mondial climatique. La Déclaration des droits de l’humanité qui rappelle à l’Homme des devoirs et droits pour obliger l’homme à conserver sa dignité et du même coup à la planète son habitabilité.
Notes
[1]Article 177 du traité instituant l’Union Européenne (TUE)
« 1. La politique de la Communauté dans le domaine de la coopération au développement, qui est complémentaire de celles qui sont menées par les États membres, favorise:
— le développement économique et social durable des pays en développement et plus particulièrement des plus défavorisés d’entre eux;
— l’insertion harmonieuse et progressive des pays en développement dans l’économie mondiale;
— la lutte contre la pauvreté dans les pays en développement.
2. La politique de la Communauté dans ce domaine contribue à l’objectif général de développement et de consolidation de la démocratie et de l’État de droit, ainsi qu’à l’objectif du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
3. La Communauté et les États membres respectent les engagements et tiennent compte des objectifs qu’ils ont agréés dans le cadre des Nations unies et des autres organisations internationales compétentes. »
[2]Depuis la date à laquelle ces litiges ont été écrites : la Cour d’appel de La Haye a confirmé la décision Urgenda de 2015 le 9 octobre 2018. Ces procès se multiplient en France et aux Etats-Unis. En France, la commune de Grande-Synthe située en bordure de littoral dunkerquois a intenté un procès contre l’Etat français dirigé par Corinne Lepage.
[3]Voir mon ouvrage « Avocat pour l’environnement » Editions LexisNexis, 2013.
[4]Voir la DDHU commentée par 16 Professeurs de droit, Editions Bruylant, 2018.
[5]C’est la CEDH qui est indépendante de l’UE et qui regroupe les membres du Conseil de l’Europe (47 et non 44 membres). La CJUE est la cour de justice de l’union européenne, elle a été instituée en 1951 – elle veille au respect du droit communautaire. La CEDH remonte à l’entrée en vigueur de la Convention européenne des droits de l’homme en 1953 et veille au respect de cette Convention basée sur la DDHC.
[6]Article sur le domaine de la loi.
[7]Aucune des deux formulations n’est présente dans l’article 4…