Dominique Bourg : Alain Papaux, pourriez-vous vous présenter s’il vous plaît, résumer votre parcours, les champs que vous avez étudiés, etc.
Alain Papaux : J’ai commencé par suivre un lycée en section mathématiques/sciences ce qui m’a donné un goût très profond pour la science, pour ne pas dire un amour pour la science. Ensuite j’ai bifurqué pour des études de droit à l’Université de Lausanne et, commençant un doctorat en droit face à des difficultés épistémologiques trop importantes pour être levées sans un bagage sérieux en philosophe et en épistémologie, j’ai entrepris, en parallèle à la rédaction de mon doctorat, des études de lettres : linguistique, philosophie et histoire de l’art que j’ai conclues par une maîtrise de philosophie médiévale à l’Université de Genève et une maîtrise de philosophie du droit à l’Université de Bruxelles, à l’Académie européenne de théorie du droit. Enfin, mon doctorat en philosophie du droit/Epistémologie juridique à l’Université de Lausanne, sur la théorie de la qualification en droit : quelle logique le droit suit-il pour catégoriser le réel ? Le professeur de Muralt, grand spécialiste d’Aristote et de philosophie médivale, a dirigé ce travail, aux côtés du professeur Dutoit, spécialiste de droit comparé et de droit international privé.
DB : Vous avez tout particulièrement étudié la sémiotique.
AP : En effet durant mes études de Lettres, j’ai consacré beaucoup de temps, non seulement à faire de la linguistique dans un sens technique, mais dans un sens plus général à compléter mes connaissances en matière de sémiologie, spécialement la sémiotique de Charles Sanders Peirce réélaborée et simplifiée pédagogiquement par Umberto Eco. C’est cette sémiotique-là qui m’a servi pour l’élaboration de mon doctorat en droit qui porte sur la questio n centrale de la qualification juridique, une opération bien plus subtile qu’une simple subsomption ou une triviale opération de classification.
DB : Qu’entendez-vous parqualification juridique ?
AP : Étant donné un problème concret, ce qui indique déjà une démarche de type inductif, un tour de pensée bottom-up, comment s’opère la reconnaissance de la catégorie juridique dite adéquate qui va ensuite donner la solution juridique. En renversant l’ordre effectif de la démarche, comment « tirer » de la loi la solution du cas ? En vérité, loi et cas se codéterminent, à l’instar d’un typeet « ses » occurrences : il n’y a pas de type sans occurrences, réciproquement pas d’occurrences sans type.
DB : Et donc c’est ce que l’on appelle l’abduction ?
AP : L’abduction serait la traduction logique très fine de cette opération que la plupart des juristes caractérisent de manière beaucoup plus basique, et d’ailleurs de manière erronée, comme une simple subsomption ou pire encore, comme une déductionde la loi « vers » le cas, soit une inférence de type top-down, alors qu’évidemment pareille opération est épistémologiquement impossible, puisque la loi est générale et abstraiteet le cas singulier et concret. Il y a donc nécessairement un saut qualitatifà opérer. Tels sont typiquement les genres d’impossibilités épistémologiques qui m’ont poussé à approfondir mes recherches en épistémologie et en sémiologie pour tenter de donner une solution que j’espère correcte et élégante au problème de la qualification en droit. L’abduction est une démarche logique qui allie des aspects inductifs avec des aspects déductifs, rétoagissant les uns sur les autres, organisant un dialogue entre le type (la loi par exemple) et l’occurrence (le cas concret que l’on doit qualifier juridiquement). Au lieu d’avoir la Loi, puis le Cas, puis le Résultat – comme dans la déduction « pure » ; ou, « inversement », un Résultat, dans lequel je dois reconnaître un Cas, puisla Loi – comme dans l’induction – ; dans l’abduction, un Résultat étant donné ou connu ou visé, comment « inventer » simultanément la Loi et le Cas de telle sorte que si mon Résultat est bien un Cas de cette Loi, alors mon Résultat n’a plus rien de surprenant et s’inscrit dans une démarche « circulaire » qui le rend cohérent par rapport à l’ensemble cognitif dans lequel il s’insère désormais.
Eco résumait parfois d’un mot cette démarche complexe : un raisonnement « par analogie ». Cette démarche logique correspond au raisonnement hypothético-déductif tel que mené dans les sciences. Kepler, par exemple, se trouva face à un Résultat étonnant : une position observée de Mars qui ne se situait pas sur l’orbite circulaire qu’on lui reconnaissait à l’époque. Il commet le pari cogntif de l’hypothèse suivante : les orbites des planètes sont elliptiques et non circulaires. D’où le raisonnement abductif : si les orbites sont bien elliptiques et que mon Résultat est bien un Cas de cette Loi (hypothétique pour l’heure), alors ce Résultat n’a plus rien de surprenant. Les vérifications ultérieures confirmèrent son « intuition », au reste fort bien guidée par la culture de son milieu : les orbites ne pouvaient être que fermées, en raison des exigences de perfection religieuses ou métaphysiques. Le cercle n’étant désormais plus pertinent, ne restait, d’un point de vue pratique, que l’élipse… Exemple canonique d’abduction, le plus « pur » en ce que la Loi recherchée est à inventer alors que dans maints domaines et situations, en droit, dans les systèmes juridiques continentaux notamment, le juge est déjà pourvu des lois pertinentes (celles du droit positif soit tout le droit en vigueur à un moment donné en un lieu donné) sous lesquels il a le devoir général de classer les Résultats comme Cas. En revanche, les Lois du droit sont bien plus souples que celles des sciences (naturelles), au point même qu’une exception à la loi ne la ruine pas : en ce sens, le critère poppérien de la science, à savoir la réfutabilité de la théorie, déjà difficile en science, perd toute validité en droit. Est-ce à dire que le droit n’est pas une science… à tout le moins pas au sens de Popper ? Un raisonnement analogue vaut pour l’autorité, dont le vénérable argument d’autorité si mal compris, et d’autant rejeté que l’autorité fonctionne aussi dans les sciences (il suffit de penser à la théorie kuhnienne des paradigmes ou aux travaux de sciences studies ou de sociologie des sciences). L’autorité s’avère toutefois essentielleen droit, alors qu’elle n’est qu’accidentelle en sciences, mais bien réelle et opérante dans les deux cas.
DB : Comment en êtes vous venu de ces considérations épistémologiquesaux questions environnementales ?
AP : Je suis venu aux questions environnementales par l’épistémologie pour un problème qui devient de plus en plus central en droit, mais qui est très négligé par les juristes : c’est celui de la réception d’un objet scientifique ou d’une pensée scientifique en droit, dans le but de lui donner un traitement légal. Et mon étonnement fut très grand quand je constatai que la distinction qui paraît la plus fondamentale n’était en réalité pas du tout opérée par les juristes, à savoir que la science a pour visée le vrai et que le droit a pour visée le juste, et que ce sont deux champs du savoir qui, certes, peuvent collaborer (et le doivent souvent !) mais qui ne sont pas immédiatement commensurables l’un à l’autre. Il y avait donc tout un travail de réception et de traduction en droit d’un savoir scientifique qui évidemment est nécessaire, notamment pour penser correctement le droit de l’environnement, puisque le but du droit de l’environnement est de construire et d’élaborer des règles que l’on veut effectives, c’est-à-dire qui passent à l’acte sur le terrain. Faut-il encore que le juste tel qu’il est vu par les juristes ait quelque adéquation au vrai ou en tout cas au vraisemblable, tel qu’il est « posé » et élaboré par le scientifique. Or, la plupart des juristes, et souvent les membres du législatif, n’ont pas ou peu de connaissances de la science. Aussi le risque est-il grand d’élaborer des lois qui, malgré la bonne volonté dont elles font état, ne déploierons que peu voire pas d’effets sur le réel parce que le modèle scientifique qui est à leur base est tout simplement erroné.
DB : Pouvez-vous nous rappeler les catégories sémiotiques et épistémiques qui ont fondé votre travail ?
AP : D’un point de vue épistémologique, on constate que les juristes ont souvent une vision très dépassée de la science, à savoir une science grosso modode type cartésien, construite autour de la certitude absolue, de déductions à partir de lois univoques. Et fort de cette conception éculée de la science, on en arrive à élaborer des lois qui malheureusement ne peuvent pas rencontrer l’objet sur lequel elles aimeraient pourtant agir, notamment en droit de l’environnement.
Pour donner un exemple très simple, lorsqu’il s’est agi de protéger un certain nombre d’espèces avec beaucoup de bonne volonté, maints législateurs dans le monde et en Suisse ont organisé des longues listes d’espèces aux entrées assez comiquement rédigées en latin (suivait tout de même le nom courant), ce qui rendait évidemment la liste de la loi illisible sauf pour un zoologiste ou pour un biologiste fort bien éduqué. Surtout le type de démarche était épistémologiquement erroné puisqu’en protégeant les espèces sans s’occuper de leur écosystème, on devait constater vingt ans plus tard que malgré cette bonne volonté, la plupart des espèces protégées se portaient encore plus mal. Si on avait fait de la bonne science on aurait bien compris qu’il fallait adopter une conception dynamique du réel, qu’une espèce n’a de sens et de chance de survie que dans un écosystème de nature holistique. Partant il fallait protéger l’écosystème qui aurait corrélativement protégé l’espèce et non commencer par l’espèce seule. Isolée de son écosystème. Voilà typiquement le genre d’erreur épistémologique, de mécompréhension des principes de la science contemporaine et de ses résultats, qui fait que la loi malgré sa bonne volonté n’est pas capable de régler le problème qu’elle souhaitait pourtant résoudre
DB : Pourrions-nous revenir à la différence entre la loi d’un côté et l’application de l’autre, aux liens qu’elle noue avec la théorie du positivisme juridique ?
AP : Dans l’école philosophique qui domine la pensée juridique en droit continental, qu’on appelle le positivisme juridique, à savoir la conception qu’au fond le cœur du droit serait la loi, on oublie assez volontiers, ou à tout le moins on néglige, l’application. Or le droit étant une praxis, c’est-à-dire son but étant le règlement de cas concrets, il s’avère peu utile, voire vain, de réfléchir sur le droit en négligeant ce qui constitue le cœur du droit : la pratique.
Rendre justice se dit en droit toujours in concreto, c’est-à-dire dans le cas concret et pour le cas concret. C’est là la finalité ultime du droit ; considéré cet enjeu-là, ou à la lumière de cet enjeu, on voit que la loi n’est qu’un instrument du droit, parmi d’autres moyens, la coutume, pourquoi pas les mœurs, la jurisprudence bien évidemment, lesquelles n’appartiennent pourtant pas aux sources formelles du droit à strictement les concevoir. C’est dire combien le positivisme juridique dans sa version légaliste (qui consare cette exclusion)est une docte ignorance de ce qu’est le droit.
Ce point est déterminant pour le droit de l’environnement qui vise avant tout à des applications pratiques, effectives, compte tenu de l’urgence écologique. Or, à focaliser son regard sur la loi, on finit par prendre le mot pour la chose. De très nombreux textesjuridiques protègent l’environnement, en particulier en droit international. Et pourtant la situation des faune, flore et plus largement de la biosphère, non seulement ne s’est aucunement améliorée depuis ces belles déclarations d’intention, mais encore s’est sensiblement péjorée : la carte n’est décidément pas le territoire dit le géographe ; le texte n’est pas la norme dirait le juriste, ni le law in bokks le law in action. Les analyses juridiques, politiques ou sociales qui ne regardent qu’aux textesde loi manquent complètement le phénomènejuridique et se leurrent elles-mêmes.
Ici, plus gravement qu’ailleurs, les pratiques des normes juridiques doivent constituer le critère d’analyse, law in action plutôt que law in books, ce dernier demeurant de grande importance néanmoins, sur un plan symbolique. C’était déjà l’avertissement en toute lucidité d’Aristote il y a 24 siècles : manipulant les mots, les hommes croient manipuler les choses elles-mêmes. Législateurs, et juristes parfois, donnent volontiers dans ce biais ou naïveté : adoptant une loi, on croit le problème concret réglé alors qu’on a seulement donné des signifiants et un peu de signifié, soit l’esquisse de l’outil mental qu’est la norme juridique, y manquant application, exécution, contrôle et condamnation le cas échéant. Les symbôles, au sens propre de la sémiotique comme au sens figuré, pour importants qu’ils soient, ne sont pas le réel pragmatique. Le droit comme praxisne peut en conséquence s’y arrêter ou s’y résoudre (au sens de s’y dissoudre), quand bien même doit-il les considérer avec grand intérêt. La pléthore de normes de droit international notamment apparaît sous cet angle comme un cache sexe ou cache misère bien davantage que l’initiation déterminée d’une prise en mains du désastre environnemental.
DB : Quelle différence établissez-vous entre le juste et le vrai et pour quelles raisons ?
AP : La vérité est certainement de l’accord de tous, ce que vise la science, encore qu’il faille définir ce qu’est la vérité. On sait aujourd’hui, en épistémologie contemporaine, la notion de vérité être plurielle ; il n’est donc pas toujours aisé de savoir ce que l’on entend exactement par vérité. En revanche les juristes ont cru qu’ils poursuivaient aussi la vérité. On voit à travers l’appellation de certaines facultés de droit se dénommant facultés des sciences juridiques, que les juristes croient faire science. S’ils font science alors ils devraient rechercher la vérité et ils pensent corroborer leur position avec la vénérable notion de « vérité judiciaire » qui en quelque sorte acclimaterait dans leur monde l’idée que la vérité est aussi le but de leur démarche.
Évidemment si on ajoute le mot « judiciaire » à côté de vérité c’est bien pour qualifier que l’on ne recherche pas une vérité en même sens que la science, pour ne pas dire que l’on ne recherche pas une vérité du tout en droit. Non pas qu’on s’ingénie à ignorer le réel, le réel tel que perçu ou donné par les sciences, mais tout simplement qu’il n’est pas le plus pertinent dans la démarche juridique. Pour donner deux exemples simples, l’un tout à fait général et l’autre ayant davantage trait au droit de l’environnement. Concernant le premier, par la présomption d’innocence par exemple, étant admis que l’on n’a pas réussi à établir la vérité des faits, l’absence de certitude ne pose aucun problème (insurmontable) à un tribunal pour prendre une décision, c’est-à-dire prononcer le juste, à savoir relaxer l’accusé qui bénéficie donc de cette présomption d’innocence et se trouve ainsi libéré de toute charge, alors qu’en vérité peut-être était-il bien l’auteur du crime ou du délit mais personne ne le saura jamais.
La situation est analogue avec les fictions juridiques qui ne s’occupent carrément pas du réel, quand bien même le connaîtraient-elles, mais qui instaurent une logique propre au droit, logique propre parce que sa finalité est précisément le juste et non le vrai. Pour le dire en d’autres termes, le droit a sa propre ontologie. Il crée lui-même les objets juridiques selon ses propres réquisits, ses propres besoins qui peuvent parfois comprendre le vrai mais qui parfois l’ignorent complètement ou même peuvent s’en passer.
On en a un très bon exemple en droit de l’environnement avec le principe de précaution – j’aborde le second point – puisqu’une des conditions même d’application du principe de précaution est une situation scientifique d’incertitude ou de controverse, donc l’impossibilité d’établir, du point de vue de la science, un énoncé vrai concernant un objet ou une activité. Et malgré cette incertitude le droit doit agir, peut agir, et prononcer une décision qui va donc être qualifiée de juste, interdisant telle ou telle activité ou l’assortissant de conditions très strictes, estimant que cette activité présente des risques graves et irréversibles pour l’environnement. Prise de décision en totale indépendance d’une vérité, laquelle, concernant le cas en question,est impossible à établir en l’état.
Là aussi on voit un découplage complet de la question du vrai et de la question du juste. Il est évidemment des matières où les juristes souhaitent aussi connaître le vrai tel qu’il serait décrit par la science. En droit pénal par exemple, lorsque l’on condamne une personne, on espère que les faits sur la base desquels il est condamné sont établis, c’est-à-dire appartiennent au monde du réel. Mais là, comme souvent en droit, on prend pour modèle le droit pénal qui présente tellement de spécificités qu’il n’est certainement pas le meilleur exemple pour entrer dans le domaine du droit. Mais n’est-ce pas le seul que connaissent, un peu au moins, les non-juristes ? Ce biais fausse nombre de débats
DB : Ajoutons-le, en matière pénale on a affaire à un cas singulier. Ça n’a rien à voir avec une loi. Que quelqu’un soit coupable, ce n’est pas une loi, ce n’est pas une réalité qui se répète avec une voie particulière, un enchaînement déterminé de causes et d’effets, mais un état de faits totalement singulier. Ça n’a rien à voir avec la science.
AP : Rien à voir au point même que le plus ou l’un des plus grands représentants de ce que les juristes désignent par science juridique, Hans Kelsen, avait bien pris soin de substituer à la notion scientifique de causalité, la notion juridique d’imputabilitépour bien montrer que les deux ordres de connaissance étaient différents. Cela n’enlève rien ni à la grandeur ni à la noblesse de la connaissance juridique, mais c’est une connaissance qui n’est pas à la recherche du vrai mais d’autre chose, en l’occurrence, comme le dit la tradition, le juste. En matière de droit de l’environnement, la question du vrai est évidemment très délicate car, comme je le disais tout à l’heure, le but du droit de l’environnement consiste à agir sur les réalités écologiques au sens de la science des niches. Il est dès lors indispensable que la conception que l’on développe du juste en droit de l’environnement ait des liens très forts avec la conception du vrai, sans quoi on n’est plus à même de garantir l’effectivité du droit de l’environnement.
Cette condition requiert des juristes une connaissance assez profonde de la science. Du juriste, on devrait dire plus largement du législateur, puisque dans nos démocraties, comme telles en tout cas, le législateur n’est pas nécessairement un juriste : c’est l’ensemble des parlementaires parmi lesquels on compte des juristes, mais parmi lesquels on compte aussi de nombreux non-juristes. Apparaît là, en droit, un double problème, gravissime à mon avis, pour un sain regard sur l’environnemental : la mauvaise ou la non-formation du législateur en matière de science d’une part ; l’ignorance à peu près complète par les juristes de ce qu’est la science d’autre part, eux qui vont appliquer la loi ; cette double ignorance rend évidemment très difficile l’établissement et l’application d’un droit de l’environnement vraiment efficace.
Revenons au droit de l’environnement. Il pourrait être un grand modèle pour des futurs développements de l’ensemble du droit qui pourra de moins en moins négliger les démarches scientifiques, donc posant la question de la réception de l’objet scientifique, et donc du vrai, en droit dans la sphère ou dans la perspective du juste. Là le droit de l’environnement est à la pointe de la recherche, s’agissant pour lui de son problème central.
DB : Cette approche pragmatique du droit que vous conduisez, où la loi n’est qu’un aspect dans un domaine plus vaste qu’est le domaine juridique, vous amène à aborder de façon très ouverte, sans crispation aucune, des questionsa épineuses comme celles des droits des animaux ou plus largement des droits de la nature. Pour vous la question de la cause animale, le fait d’instaurer des droits de la nature, ne semblent pas vous poser de problèmes métaphysiques, me trompé-je ?
AP : Non, pour au moins deux raisons. Je pense que trop de juristes, qui sont par ailleurs d’excellents techniciens du droit, ont fait de la technique la finalité du droit, ce qui évidemment du point de vue de la philosophie politique ou même d’ailleurs de la philosophie du droit, constitue une grave erreur : prendre le moyen pour la fin. Et effectivement, quand on considère la technique comme un simple moyen, cela laisse beaucoup de liberté sur la discussion concernant les fins, par exemple faire de la nature un sujet de droit ou faire de l’animal un sujet de droit. La question se pose en dehors de la technique c’est-à-dire qu’on a à résoudre la question de la finalité ; puis cette question étant résolue, ou en tout cas une option étant prise, examiner (ensuite) comment la technique juridique peut servir cette finalité.
Dans la mesure où la technique juridique n’est qu’un moyen, je ne comprends pas que l’on puisse prendre motif d’elle et d’elle seule pour ne pas aborder une certaine finalité en droit, un certain but. Elle perdrait alors ce pourquoi elle est faite, à savoir précisément servir des fins. Elle n’est qu’une simple technique comme nous le voyons clairement à la faveur de la question d’une reconnaissance de la qualité de sujet de droit aux animaux notamment ; question dite de la « cause animale ». Qu’est-ce qui dans le droit, dans sa structure même, empêcherait sa technique (juridique)d’octroyer cette qualité ? Le droit institue selon la convention des hommes – et pas simplement selon l’arbitraire comme trop souvent répété – qui peut déciderqu’une société d’individus est une personnemorale, avec des représentants et autres conséquences techniques. En ce sens, le droit a sa propre ontologie, indexée sur le juste. Il y fait entrer ce qu’il veut : les morts, les « pas-encore-né » ou « à-naître » (nasciturus), des patrimoines, des personnes morales (dites ainsi techniquement par le droit, sans se prononcer sur leur qualité morale), des OGM, des robots, des planètes, l’air, la Terre, les mers, la Biosphère, etc.
On assiste peut-être à une double confusion de la part des juristes entre moyen et fin. La première confusion, la plus aisée à comprendre – on vient d’en parler – est celle qui consiste à prendre la technique, qui évidemment est un moyen (un moyen de la plus grande utilité) pour la fin même du droit. À cette première confusion s’en ajoute une seconde, à savoir concevoir à son tour le droit comme ayant sa fin en lui-même. Or, d’un point de vue social, le droit n’est qu’un moyen, peut-être le plus noble en nos sociétés, mais qu’un moyen parmi d’autres, de la régulation ou de l’instauration de relations harmonieuses de paix entre plusieurs citoyens. Par conséquent, le juriste n’a pas à regarder les réalités extérieures au droit uniquement du point de vue interne du droit. Cela n’a aucun sens, le droit reviendrait à servir le droit, à se servir lui-même. Or, cela n’a jamais été sa finalité profonde, comme le laisse d’ailleurs entendre la notion de justequi est, comme chez Platon ou Aristote, ou l’harmonie des idées ou la vertu des vertus, vertu éminemment politique(de polis, la cité en grec), c’est-à-dire celle d’un collectif : le droit doit recevoir du collectif les finalités qu’il a à servir et non pas se donner à lui-même, de manière interne, les finalités.
DB : C’est exactement ce qui se produit aujourd’hui. Nous sommes en train de changer de paradigme. Nous passons du dualisme homme/nature, alors exprimé par Descartes on ne peut plus clairement avec l’idée de deux substances, au constat d’un entrelacs homme et nature, celui de l’Anthropocène. Parallèlement, la différence entre l’homme et l’animal ne nous apparaît plus non plus comme une différence de nature, mais de degrés. La révolution de la biologie végétale en cours aboutit elle aussi à mettre en lumière l’unité du vivant. Les végétaux exercent à leur manière les fonctions qui sont caractéristiques du vivant en général. Divers travaux montrent à quel point les centaines de milliers d’années du processus d’hominisation sont toujours en nous, nous sommes fortement liés avec le reste de la nature et notre santé requiert sa présence. Ce que Descola appelait le naturalisme s’effrite de toutes parts. Il n’est pas étonnant que s’affirment dans ce contexte les droits de la nature.
AP : Pour un juriste, on sait que la modernité s’organise principalement autour de la théorie des droits subjectifs. Celle-ci est d’une grande finesse mais est surtout justifiée par un dualisme moderne mettant d’un côté les sujets, de l’autre les objets, et n’inscrivant dans la catégorie des sujets que les hommes et dieu, et puis, dieu disparu, que les hommes, tout le reste de la création étant réduit à l’état d’objet, traduit encore autrement de moyen. Que l’homme ait de tout temps occupé le cœur du droit paraît légitime, puisque le droit lui-même est le cœur de la philosophie politique et la Cité par définition est élaborée, « délibérée », par des hommes.
Mais si le cœur de la cité, et donc du droit, était occupé par l’homme, ce n’était pas tant en vertu de quelque grandeur exceptionnelle de l’homme, d’une superiorité de principe sur tout autre être. Seul doué de la parole, on considérait « tout naturel » que la vie politique s’organisât autour de lui, sans condescendance particulière à l’endroit des autres créatures. Le droit coulait et découlait plus aisément des humains entre eux ; le ius naturale, le droit naturel romain, nous montre cette absence de superiorité métaphysique : des raisons simplement pragmatiques conduisaient à centrer le droit sur les citoyens, ce que la technique servait sans autre grande intention et ambition que de faire tenir les citoyens ensemble.
Rien de plus légitime et « attendu » dès lors que de poursuivre cette tradition d’un homme au cœur de la Cité. La grande différence peut-être entre la modernité et les époques juridiques qui précédaient est que cette position de technique juridique, à savoir que l’homme occupe le cœur de la Cité et construit son droit autour de ses propres besoins, cette conception techniquedu droit a été doublée ou relayée par une interprétation ontologiquequi, finalement, a isolé l’homme du reste de la création pour fonder de manière indubitable, puisque ontologique (de l’ordre de l’essence même), ce monopole de l’homme dans la sphère juridique. Si on regarde les textes juridiques des Anciens, en particulier le droit romain – pour un juriste bien sûr –, on constate que le droit a pour cœur l’homme. Le droit était une activité de l’homme ayant pour fin l’homme – on devrait être plus exactement dire ayant pour fin le citoyen – mais elle n’excluait pas pour autant les autres créatures et surtout ne les réduisait pas au rang de pur moyen dépourvu de droit. Au fond, on pourrait qualifier la modernité, et spécialement cette théorie des droits subjectifs, de relecture dogmatique,au sens d’une qualification ontologique, d’une position qui était simplement de bon sens ou de techniquejuridique, à savoir que le premier acteur de la Cité est l’homme et donc que c’est bien l’homme qui organise le droit… à son profit généralement.
Chez les Anciens, il y a certes bien distinction entre technique et nature, tekhneet phusis. Mais distinction n’est pas opposition. De plus, la cité est inscrite dans le cosmos, elle n’est pas coupée du « reste du monde ». En d’autres termes, on ne pense pas la condition de l’homme comme arrachement à la nature, mais plutôt comme accomplissement de la nature en lui, de sa nature propre et plus largement de l’harmonie du cosmos dont la cité tente, bien maladroitement, d’être le reflet. La cité diffère de la nature mais ne s’y oppose pas : pas de coupure radicale comme nous le rappelle la si belle formule d’Aristote : « Seul PARMI les animaux, l’homme… »
En d’autres termes, dans des sociétés de type moniste ou dont le paradigme dominant est le monisme, la coupure que l’on peut opérer, qu’on pratique et qu’on opère entre l’homme et les animaux, entre l’homme et la nature, ne peut qu’être vue comme d’ordre technique puisque le paradigme moniste fait de nous un élément de la nature sur ce long continuum. Pour des raisons techniques, ou heuristiques ou pédagogiques, il nous autorise à nous « sortir » de la nature, non pas ontologiquement mais techniquement, ce que peut le droit. Comme on le voit bien au Moyen-Âge, l’homme est le sujet principal du droit et pourtant il n’y a aucune difficulté à organiser des procès pour les animaux, d’authentiques procès où les animaux sont défendus par leurs propres avocats, où l’on a quasiment des tribunaux spéciaux et des procureurs qui enquêtent sur les actes des animaux. Et décision est rendue, dispositif du jugement dûment exécuté avec parfois convocation des animaux des cantons alentours pour assister à la peine exemplaire, édifiante même, comme dans l’affaire de la truie de Falaise
DB : De quelle affaire s’agissait-il ?
AP : C’est une truie qui avait été accusée d’infanticide, d’avoir dévoré le visage d’un nouveau-né et par conséquent d’en avoir provoqué la mort. La truie a été arrêtée, procès a été conduit et elle a été condamnée à mort. A été convoqué à l’exécution de la peine en place publique, l’ensemble des paysans du canton accompagnés de leur truie afin que celles-ci soient édifiées par le spectacle de dite exécution, pour qu’elles-mêmes, rentrant en leur cour de ferme, ne commettent pas pareil crime.
Démarche extrêmement sérieuse, laquelle confirme d’une part que l’Europe médiévale vivait selon une conception moniste du monde, d’autre part que l’homme y disposait d’une simple primauté de technique juridique dans l’ordre du droit qui organise la cité. En revanche, avec le dualisme moderne – le dualisme étant le paradigme le plus significatif de la Modernité – on peut se mettre à croire, fut-ce de manière erronée ou indue, que cette distinction technique est en réalité fondée sur une distinction ontologique, l’homme étant un être en quelque sorte hors nature, défini par l’arrachement à la nature comme le rappellent certains philosophes modernes ou comme le disent parfois les neurosciences de manière plus subtile : le seul être dont la nature est l’« a-nature ». Alors cette distinction technique, qui sort en quelque sorte l’homme du règne de la nature, n’est plus simplement une distinction techniquesur laquelle on peut revenir ou que l’on peut moduler en octroyant la qualité de sujet de droit à des animaux, à des rivières, à des montagnes et je ne sais quoi d’autre, mais devient carrément ontologiqueet interdit à ce moment-là d’un point de vue juridique, l’extension de la qualité de sujet de droit à des êtres autres que l’homme. Et à ce titre la théorie moderne des droits subjectifs est exemplaire, elle n’étend les droits subjectifs qu’à la personne dite morale, donc à un ensemble de personnes, et c’est à peu près tout. La Modernité consacre un monopole de l’homme comme sujet de droit, arrogance ou manque d’humilité qui n’est pas du tout conforme à l’esprit de la tradition occidentale du droit. Ce monopole de l’homme sujet de droit dans la théorie moderne des droits subjectifsne constitue qu’un moment très spécifique, tardif, récent de cette tradition et qui semble effectivement fondé sur le dualisme moderne.
DB : Revenons à la sémiologie. En repartant de la triade peircienne (indice, icône et symbole), comment comprenez-vous l’indice et quelle relation établissez-vous entre l’indice et le corps ?
AP : Peirce, ou ces commentateurs pédagogues, distinguent trois fonctions sémiotiques ou trois types de signes principaux : l’indice, l’icône et le symbole. L’indice définirait la relation entre le signifiant et le signifié et éventuellement la référence – mais n’entrons pas dans cette subtilité – par une contiguïté physique entre le signifiant et la chose que j’ai sous les yeux, à quoi « renvoie » ce signifiant, c’est-à-dire l’animal qui est passé là, par exemple, de manière classique dans l’art cynégénétique. L’icône lui entretient une relation de simple analogie, de schématisation entre le signifiant et le signifié (ou la référence). Évidemment le symbole, qui est peut-être le plus complexe ou le plus éthéré, c’est-à-dire le plus abstrait, pose lui, ou se construit, à partir d’une relation arbitraire ou en tout cas conventionnelle entre le signifiant et le signifié.
L’indice est édifiant, cognitivement parlant, en ce que, fondé sur une relation de contiguïté physique avec ce à quoi il renvoie, il ressortit à la conception moniste de l’homme et d’un homme dans la nature, d’un homme en sa chair : l’homme considéré dans l’unité de l’âme et du corps et par là forcément l’homme comme élément de la nature. C’est au fond le plus corporel ou le plus incarné (fait de la « carne ») de tous les signes.
Par conséquent, si on adhère à une conception moniste du monde, on ne devrait pas s’étonner que l’indice soit de loin le signe le plus intéressant, celui qui nous parle le plus du monde – et c’est ce qu’on semble découvrir dans certaines conceptions contemporaines de la linguistique – à tel degré que l’indice équivaudrait à un archi-signe : même dans les autres fonctions sémiotiques, comme la fonction symbolique ou la fonction iconique, on trouve encore et toujours des aspects d’indication d’une direction, d’un sens. Et d’ailleurs, à bien penser le mot indice, on discerne les trois acceptions du mot « sens » que contient l’indice : d’une part, le plus immédiatement corporel, le sens comme sensationpuisque l’indice par sa contiguïté physique appelle comme réponse en l’homme une certaine sensation ; on le perçoit. Le sens dans une deuxième acception, à savoir l’indice indique : il donne une certaine direction, une orientation. Enfin le sens en son sens le plus abstrait : l’indice contient une certaine signification.
Faire de l’indice le cœur de l’enquête de l’humain concernant la nature, d’en faire le ressort même de toute recherche de responsabilité ou de tout type d’enquête judiciaire (comme dans « faisceau d’indices convergents ») prouve que nous sommes des êtres incarnés, que nous appartenons intrinsèquement et intégralement à la nature. En l’indice réside le grand espoir – sémiotique et même ontologique – d’un effacement du dualisme âme/corps ou du dualisme homme/nature, pour nous faire comprendre à nouveau notre insertion dans la nature, par et dans notre coprs, parce que nous sommes corps. Cela a toujours été notre cas, l’homme de tout temps et spécialement lorsqu’il est proche de la nature, a compris la nature et vécu avec elle en plus ou moins grande harmonie, au travers les indices. Notre retrait de la nature par la vie citadine, laquelle devrait comprendre les trois quarts de la population dans les années 2050 comme l’annonce l’ONU, nous fait perdre cette assise puissante de l’homme de l’inscription dans la nature par les indices.
DB : Et l’indice lui-même peut être lu par d’autres soi, par les animaux, les animaux fonctionnent avec des indices. Quand un singe entend un arbre s’effondrer, c’est l’indice de la présence possible d’un prédateur et ça l’oriente vers une conduite de fuite, en tout cas il va partir de là où il est. Donc nous autres humains partageons la lecture des indices avec d’autres êtres, ce qui n’est pas le cas des symboles.
AP : Semble-t-il : non. On peut discuter à l’infini des « cultures animales », des grands singes aux corbeaux, et toute autre espèce qu’on voudra. Avec l’indice est assertée l’existence animale de l’homme qui nous fait vraiment frères, en tout cas de famille, avec tous les autres animaux, puisque effectivement nous avons nous aussi à lire les indices pour nous inscrire adéquatement dans le grand cycle de la vie, tout en les lisant à notre manière puisqu’un indice se décrit à partir d’un savoir préalable en vertu duquel cet indice est reconnu comme trace.
Évidemment le savoir préalable d’un homme n’est pas celui d’un singe ni d’un chien… mieux servis par l’instinct d’ailleurs. Au reste, entre les hommes déjà, ce savoir préalable est extrêmement différent : le chasseur a un savoir préalable infiniment plus nuancé que celui des pauvres citadins que nous sommes ; il saura induire et proposer un ensemble de significations riches et importantes de la lecture d’un simple indice alors que nous, nous n’en percevons et n’en tirons à peu près rien. La grande beauté de l’indice et de cette sémiotique peircienne réside dans la réinscription de l’homme dans sa « carne », dans la chair, chair du monde aussi bien, redevenant, parmi d’autres, un élément de la nature.
DB : Et parmi d’autres, un lecteur d’indice.
AP : Et parmi d’autres, un lecteur d’indice où l’on voit d’ailleurs les aspects sémiotiques rejoindre ou traduire, refléter les aspects ontologiques.
DB : Nous allons aborder maintenant un aspect assez délicat et sensible, à savoir la question des droits humains. Tout à l’heure en distinguant un traitement des sujets de droit purement technique d’un traitement ontologique, vous avez rappelé qu’on pouvait traiter un même objet de façon différente. Les individus sont des individus sur un plan purement technique, si on leur accorde cette qualité sur un plan ontologique, cela signifie autre chose. Alors est-ce qu’on ne peut pas déployer le même raisonnement sur les droits humains, c’est-à-dire soutenir une interprétation des droits humains où l’individualité de chacun de nous est un moment, mais en aucun cas un absolu ? Effectivement, à partir du moment où j’absolutise et j’ontologise l’individu, je fais par là même disparaître le collectif. Les droits humains peuvent alors devenir une entreprise de légitimation de la destruction de l’environnement, l’individu dans ses désirs absolus passant au-devant de tout. Et c’est le problème qui se pose dans nos sociétés. Tout ce qu’exigerait la protection de l’environnement est en général défait au nom de deux droits humains fondamentaux : les libertés de produire et de commercer, c’est donc très très concret. En France la limitation de la loi hydrocarbure est passée par là etc., le refus des limites planétaires également, etc. Peut-on dès lors interpréter les droits humains d’une façon qui serait plus technique qu’ontologique ?
AP : Je crois qu’il y a une contradiction dans les termes à qualifier des droits humains d’absolus, que l’on rencontre malheureusement sous la plume des juristes. En effet, le droit ne peut être que relatif au sens le plus noble du terme, relatif à autrui, au collectif ; ubi societas ibi ius disaient les Romains, là où il y a société, il y a droit. Sans autrui il est pragmatiquement inutile de parler de droit. On peut prendre la robinsonnade, caricaturale sans doute mais explicite quant à l’horizon collectif de tout droit : Robinson, seul sur son île, suivant la théorie moderne des droits subjectifs, bénéficierait du droit au mariage, de la liberté d’expression, de la liberté d’information, de la liberté de réunion, de la liberté de religion, etc. qui ne font évidemment aucun sens.
Cet exemple, poussé jusqu’ à l’absurde, montre qu’en réalité même si la modernité juridique le nie dans ses fondements mêmes, le droit est intrinsèquement essentiellement relation, « relation à ». Donc on est au moins deux, c’est-à-dire tout sauf absolu. Se dévoile ici une lecture tout à fait excessive de ce que le droit voulait reconnaître à l’individu. On peut corriger cette lecture, notamment en termes de droit de l’homme, en cessant de faire de l’individula référence des droits de l’homme, lui préférant l’humanité. On renontre déjà ce dépassement de manière plus permanente, et moins théorique, avec l’idée d’une dignité humaine.
L’idée qui fonderait cette relecture des droits humains et je dis relecture parce qu’elle était déjà au cœur de la modernité au sortir de la seconde scolastique espagnole avec des gens comme Suarez, réside en ce que la finalité des droits de l’homme n’est pas l’individu mais l’humanité comme telle dont chaque individu n’est qu’un porteur, certes noble, mais provisoire. Chacun exerce une parcelle de l’humanité, laquelle n’existe certes pas à l’extérieur de tous ses « moments » individuels, en ne s’y réduisant pourtant pas. Avec pour conséquence que la simple volonté de l’individu, notamment par la figure juridique du contrat, ne permet pas de disposer comme il l’entend, selon son bon vouloir, « de ses propres droits subjectifs » puisque ceux-ci d’une manière ou d’une autre ressortissent au collectif, à la Cité notamment, à l’humanité surtout.
C’est la fameuse affaire française du lancer du nain où des juges ont décidé contre la volonté et le consentement contractuel du nain que son activité contrevenait à la dignité de l’homme, dont il était, lui, qu’un simple porteur et qu’à ce titre il ne pouvait en disposer seul. Ainsi peut-on réinterpréter de manière positive, favorable à un collectif, l’idée de droit de l’homme. Ce n’est malheureusement pas la lecture qui a cours aujourd’hui mais peut-être que les très modestes reconnaissances de droit à un environnement sain vont prendre cette direction-là.
DB : Deux théories modernes sont en concurrence, celle de la philosophie du contrat selon laquelle la société naît de la convention passée entre les individus de l’origine, et celle selon laquelle c’est le marché qui sous-tend l’unité de la société. La modernité, comme nous l’a montré Hannah Arendt, est grosse de la suppression de la chose publique en mettant les activités économiques et le marché au pinacle. Le néolibéralisme quant à lui n’affiche pas ce genre de scrupule, il a d’emblée affiché l’idée selon laquelle c’est le marché qui est le fondement de la société. Fridriech Hayek aussi bien que Milton Friedmann n’ont pas hésité à soutenir Pinochet, donc à soutenir un Etat fort pour préserver leur idée du marché. On appréciera le paradoxe. En tant que juriste, et compte tenu de ce que vous nous avez dit jusque-là, quel éclairage pourriez-vous porter sur cette situation ?
AP : Pour le juriste, on doit bien constater une certaine étrangeté à avoir fait de la libre concurrence l’un des principes cardinaux de la construction européenne, non seulement mis en œuvre politiquement de manière centralisée par la Commission, mais encore marteler par la Cour de justice de l’Union européenne : les affaires directement liées à l’économie représentent près de 40% des décisions (10% environ pour la concurrence stricto sensu), soulignant même dans son Rapport annuel, Panorama de l’année 2017que « le respect des règles de la libre concurrence revêt toujours une importance particulière ». Et cela donne donc peu d’espoir pour la construction d’une authentique collectivité ou d’un collectif véritable puisqu’au fond, par la liberté de la concurrence, ce sont quand-même des logiques privées qui prévalent, certes de sorte qu’aucune ne gagne un monopole sur l’ensemble donné, mais néanmoins que des logiques privées qui animent, en tout cas sous l’angle économique, la construction européenne. En ce sens je vois une antinomie profonde entre l’idée de construire un collectif, qui doit être d’autant plus vivace que les problèmes environnementaux sont importants, alors que l’on assoit une construction, en tout cas juridiquement parlant, sur un principe qui est quasiment la négation de tout collectif : il organise au mieux une saine juxtaposition.
Il ne s’agit pas de voir dans la logique privée le diable, sans quoi nos démocraties n’auraient jamais existé. En revanche, il n’est pas assuré qu’elles survivent si toutse réduit à la logique privée – comme dans la pensée dite « néolibérale », forme dévoyée du capitalisme – à la concurrence pour la concurrence, sans égard pour un quelconque bien commun. Cette même logique, comme le montre toutes les concentrations d’entreprise jusqu’à l’absurde, dans la « logique économique » elle-même du to big to fail, s’auto-détruit.
Non, le danger réside en ce que la liberté de la concurrence achève l’extension de la logique privée sur le domaine public comme le dénonçait Hannah Arendt, au sens où la logique privée digère tout simplement tout le domaine public. Ce ce qui était la vulgarité même chez un Grec c’est-à-dire le negotium, la négation de l’otiumou temps de liberté, c’est-à-dire le temps libre qu’a le citoyen pour délibérer sur les grandes questions. Ce negotiumdevient au contraire le cœur d’une construction, laquelle, par voie de conséquence, ne peut servir un collectif véritable. En en ce sens, il y a une contradiction dans les termes à penser une société qui serait construite à partir du marché, induite de son mécanisme. Nous voilà retombé dans la métaphore hobbésienne de la cité comme machine… et de l’homme comme simple rouage !
En bref, cela revient à prendre les moyens pour les fins, type de confusion qui semble caractériser l’homme moderne, que rien ne saurait mieux illustrer que la centralité de l’économie, du negotium, dans la politique. Pouvait-il en aller autrement dans une « philosophie mécanique » qui, par nature, est « automatique », rendant de la sorte accidentelletoute finalité ? Descartes réclamait quelques décennies seulement, ou un peu plus, pour offrir à l’humanité une morale mécaniste elle aussi.
Dans pareil contexte intellectuel, la nature elle-même sera conçue un moyen de l’humain, plus réducteur encore, un moyen de production à la disposition de l’homme, moyen d’autant moins fragile qu’il semblait infini, inépuisable. La biosphère, par le désastre environnemental en particulier, pose « tout-à-coup » la question inverse, littéralement renverse nos habitudes les plus sédimentées et les plus confortables – donc les moins négociables ! – : la nature est principalement une fin, et même notre horizon de vie puisque la biosphère « recèle » – tellement nous ne voulons pas le voir – nos propres conditions d’existence en tant que vivant, certes un vivant politique (zoon politikon), mais un vivant d’abord. L’homme moderne ne pouvait qu’éprouver difficultés à recevoir à sa juste « valeur » cet autrui qui nous interdit de n’être que des individus ; et homo faber ne pouvait que refuser de poser cette question.
DB : Quel lien pouvons-nouis établir entre homo faber, un de vos thèmes favori, et le negotium. et la qualité de faber et par là même boucler la boucle. Faber dispose pobablement d’un fondement anthropologique universel, mais en même temps sa déclinaison contemporaine renvoie quand-même à une manière particulière d’atrophier notre condition humaine et à transformer faber, qui est déjà une tendance très forte de notre propre humanité, en seule réalité humaine possible.
AP : Le lien avec la question précédente s’opère assez immédiatement sous l’idée de mécanisme, puisqu’on parle d’un mécanisme du marché qui précisément devrait être abandonné à lui-même puisque la bonne mécanique produit de manière automatique (comme un automate précisément) le fruit intrinsèque à toute organisation. Ce n’est pas un hasard si toute la philosophie moderne est qualifiée de « philosophie mécanique » par un philosophe des sciences, Paolo Rossi, ou de « philosophie mécaniste » par un sociologue comme David Le Breton qui a beaucoup travaillé sur le dualisme corps/âme ou corps/esprit, dualisme qui (re)naît avec la modernité, montrant dans ses travaux que toute la période médiévale par exemple vit une intimité très forte du corps et de l’âme.
Et d’avoir pour paradigme la mécaniqueau sens large qu’on voit évidemment à l’œuvre en sciences puisque le propre de la science moderne, son paradigme, à savoir la physique, est une mécanique des forces, une stricte mécanique ; même la physique quantique est classiquement dénommée mécanique statistique. La Modernité baigne dans cette mécanique, comme l’attestent ses mots d’ordre exprimant invariablement le critère de la force ou puissance(potestas), du maker’s argument au verum et factum convertuntur (le vrai et le faire s’équivalent), en passant par le scientia potentia (scienceºpuissance) attribué à Francis Bacon mais plus vraisemblablement de la plume de son secrétaire, un certain Thomas Hobbes, père d’une large partie de la philosophie politique moderne !
La force ou potestas se retrouve aussi bien au fondement de la physique moderne que de la philosophie politique moderne. Et pour cette dernière, le pouvoir n’est rien d’autre que le « commandement de celui qui peut contraindre » nous dit Hobbes, un « commandement du plus fort », certes quelque peu réagencé, mais dont le ressort demeure la force. Le droit moderne dans son courant dominant, le positivisme juridique, en participe directement qui se définit un ensemble de commandements édictés par l’autorité publique et assorti de sanctions coercitives. Le droit n’y est même plus finalisé intrinsèquement au bien commun, lequel n’y est pas même mentionné, l’horizontalité des rapports ayant été érigée nouveau canon des relations sociales comme juridiques ainsi qu’en témoignent les doctrines du « contratsocial ». La place marginale du bien commun (certes toujours présent dans toutes les règles ayant trait à l’ordre public) rend difficile une protection ample et efficace de l’environnement et impossible son érection au centre de l’ordre juridique et poïétique de ce vivant qu’est pourtant le bipède sans plume dit « homme ».
En bref, La Modernité a adopté une conception « conflictualiste » des relations, une « guerre de tous contre tous », que le principe cardinal de l’économie contemporaine, la concurrence, prolonge en des formes plus feutrées, mais non moins violentes (« guerre économique » dit-t-on à juste titre), se traduisant fort bien et fort tristement par un rapport de forces entre l’homme (moderne) et la nature, concurrence entre elle et nous. D’ailleurs maints juristes ont fondé sur cette même potestasou force leur vision sociologique du droit et de la société, vision souvent inspirée d’un scientisme naïf. Le droit ne serait alors que la simple résultante, mécanique, de l’affrontement des forces sociales luttant dans une société donnée.
Cette prééminence de la mécanique va favoriser chez l’homme, et donc dans sa lecture par les sciences humaines, ce qu’il y a de plus « machine » en lui (et qui commence d’ailleurs à le remplacer) : l’homo faber. Loin de moi de réduire la nature humaine au seul amour du faire, à l’activité pour l’activité. Il y a évidemment, et nous en sommes tous heureux et tous habités, une certaine inclination à la méditation, à la contemplation. Elle est de la nature de l’homme depuis tout temps, mais c’est certainement aussi la dimension de l’homme la moins mise en avant, la moins favorisée par notre modernité. Pour cette raison, j’affirmerai volontiers que la Modernité pèche par manque d’anthropocentrisme en le sens que ses institutions (politiques, juridiques, éthiques) sont pensées à partir du postulat de l’homme homo sapiens, qu’elles prolongent dans leur exercice mais que ne cessent pourtant de démentir les pratiques, particulièrement en matière environnementale, si profondément orientées homo faber. Le plaisir de domination que procure la souffleuse à feuilles n’ajoute pas grand-chose à la sagesse humaine… mais consomme tout de même de l’énergie et augmente la pollution sonore.
La menace d’imminence et de gravité incomparables qui pèse sur l’homme ne tient-elle pas dans la multiplication sans fin (c’est-à-dire sans termes ni finalités naturelles) des paristechnologiques pris par cet homo faber, digne descendant de Prométhée, père de la race humaine nous dit le mythe grec ? Des paris qui servent la puissance (potestas) surtout dans l’excès : l’homme n’est-il pas devenu une force géologique, géographique à tout le moins, en Anthropocène ? Les paris technologiques sont peu destinés à la sapience, à l’inspiration de la retenue dans les comportements (ainsi qu’en témoigne « l’effet rebond »), de la mesure, moins encore à la méditation et à la contemplation.
Pour ne prendre qu’un exemple, qu’adviendra-t-il des centaines de milliers de substances chimiques créées par l’homme, dont il a « ensemencé » la biosphère, que nous ne savons éliminer, qu’elle commence de nous restituer sous les espèces de terres arides ou impropres à la culture ? Ou les perturbateurs endocriniens lâchés dans la nature ? Ou les antibiotiques disséminés dans les eaux que nous buvons ? Quelle sapience y voir ? Ne sont-ce pas des manifestations de la « contre-productivité » à la Illich ? Les législateurs eux-mêmes ne s’y trompent pas qui préparent des interdictions de toutes sortes, lesquelles seraient inutiles ou marginales (pour quelques récalcitrants) si homo était principiellement ou centralement sapiens…
Il faut citer la pénétrante analyse de Henri Bergson dansL’évolution créatricesavoir que si on avait le courage de mettre de côté l’orgueil, lequel caractérise malheureusement le naturel l’humain, et que l’on regardait celui-ci à travers ses œuvres, de la préhistoire jusqu’à nos jours, on qualifierait plus volontiers l’homme d’homo faberque d’homo sapiens : « Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber ».
Nous dirions plus volontiers homo faberparce l’homme est évidemment composé de ces deux dimensions ; la grande question réside dans leur équilibre, leur harmonie, question déjà posée par Platon et Aristote, au titre de la justice notamment ! Notre modernité consacre, elle, des déséquilibres complets d’une des dimensions en faveur de l’autre ; la dimension homo faber s’avère extraordinairement favorisée par une philosophie de type mécaniste, c’est-à-dire une représentation du monde qui met en avant, parmi les fameuses quatre causes (aristotéliciennes) par lesquelles on traduit, ou tente de saisir, le réel depuis Aristote, la causalité efficiente, la forcedu sculpteur dans l’exemple classique de la statue, lui permettant de tirer une forme d’un bloc de marbre ou de bois.
Question de force c’est-à-dire de puissance ou de potestas. On relèvera que le même mot puissancefonde, d’une part les sciences dures avec pour modèle la physique comme science des forces, le parallélogramme des forces, la résultante des forces, toujours de la mécanique et toujours de la force, les quatre forces fondamentales, la recherche de la force une et universelle ; d’autre part la philosophie politique, son pendant, puisque dans la modernité une très large part de la philosophie politique est organisée autour de la question de la puissance, du pouvoir du dominant qui impose sa volonté au dominé.
Il n’est guère étonnant de voir Thomas Hobbes, l’un des grands tenants du contrat social, en appeler à un Etat très puissant, le fameux (monstre) Leviathan qui, par sa plus grande force précisément, peut imposer la paix publique à l’ensemble des individus, qui ont pour cela consenti à lui céder une part de leur liberté par contrat. Ils conservent le pouvoir de révoquer le Léviathan s’il ne remplit plus sa mission. Toute cette machinerie hobésienne montre à quel point nous sommes entrés dans un univers homogène où il n’est que question de forces et en toute bonne logique physique, le plus puissant l’emporte sur le moins puissant. Platon n’y reconnaîtrait-il pas la caractérisation même du droit du plus fort, ce qui équivaut à l’absence de juste, absence de droit par conséquent ? On rappellera également que Thomas Hobbes prend pour modèle de la société la machine et fait de l’homme un rouage de cette machine. On est bien donc dans un paradigme mécaniste. Rappelons de surcroît que Hobbes est le secrétaire de Francis Bacon qui lui aussi conçoit le rapport de l’homme à la nature comme un rapport de pure violence. N’est-ce pas en brutalisant la nature que s’en peut tirer le meilleur fruit… au profit de l’homme évidemment.
DB : Une ultime question, vous venez d’évoquer différentes raisons qui mettent en lumière la fragilité fondamentale de nos sociétés modernes. Comment vous situez-vous vis-à-vis d’une des théories en vogue, celle de l’effondrement ?
AP : Je dirais, mais de manière non provocatrice, qu’il ne s’agit aucunement d’une théorie mais simplement d’une petite anticipation sur un constat quasi mécanique, si l’on admet le monisme à savoir que l’homme est un animal, certes pasparmi d’autrespour le coup, puisqu’on doitlui reconnaître quelques qualités exceptionnelles. Ne serait-ce que pour lui attriuer une responsabilité morale, politique voire juridique, dans le désastre environnemental, démarche qui ne fait sens à l’endroit des autres espèces. Le réduire à une espèce parmi d’autres le précipiterait dans un struggle for life au risque de justifier ses prédations et ses persécutions excessives.
L’homme n’en demeure pas moins un animal. Et comme n’importe quel animal, il est soumis à une logique, la logique d’une niche suffisante, suffisamment propre, suffisamment bien dotée en nourriture pour simplement vivre. Est-il besoin de souligner une fois encore que la niche écologique de l’homme est en très mauvais état, qu’augmentant sans cesse sa population, on ne voit pas en quoi il pourrait garantir ad infinitumcette croissance en ayant toujours une nourriture de qualité, peu ou prou correcte, sans préempter de manière tout à fait dramatique les ressources que pourrait lui offrir la Terre, c’est-à-dire ses richesses renouvelables qui nous permettraient de vivre sans consommer trop.
Mais précisément si l’homme est plus faber que sapiens, plus faiseur et homme d’activité que penseur et homme de méditation, alors on ne voit pas en quoi on pourrait freiner cet excès. L’excès, l’hubris, lui devient tout à fait intime et beaucoup de philosophes modernes ont tout à fait raison au fond de disqualifier la notion d’excès. Dans la logique de la Modernité, ll n’y a plus d’excès puisqu’il n’y a plus de limite de principe. L’homme n’y est plus finalisé à quelque bien naturel (et collectif si l’on se souvient du zoon politikon), il est avant tout acte, « homme d’action » ; par conséquent, plus il peut agir, plus il est.
On rappellera, en cette année anniversaire de Marx, que le philosophe allemand fait quand-même de la force ! de travail non seulement le grand principe organisateur de la collectivité, évidemment du marché du travail, mais surtout ce qui constitue l’essence même de l’homme, ce par quoi il se réalise. Par où Marx enfourche une tradition, classique depuis trois ou quatre siècles, de conception de l’ensemble du monde, aussi bienphilosophie naturelle théorique que philosophie pratique, c’est-à-dire les sciences humaines, en termes de forces, demécanisme. Les économistes d’aujourd’hui sacrifient au même ressort, le raffinant un peu sous des théories du marché, mais c’est toujours le même mécanisme à l’œuvre.
Il faut se souvenir ici des profondes réflexions de Hannah Arendt sur le travail, mieux sur la différence entre labor et work, le premier nous inscrivant simplement dans le cycle infini de la vie « nue », du biologique, comme zoon(vivant), ne nous distinguant aucunement des autres animaux : l’homme animal laborans. Le second nous permet de « faire monde », de nous « humaniser » : nous ne sommes plus seulement des animaux sociables – ordre du vivantseulement – mais politiques – ordre de l’humainexclusivement.
Cette distinction(et non opposition) d’avec les animaux permet de nuancer sensiblement les arguments « biologisant » et souvent anti-spéciste tirés de la continuité animal-homme telle qu’elle serait « démontrée » par l’éthologie contemporaine. Les tenants de cette position n’en voient généralement pas les conséquences délétères sur le droit, et par là sur les notions de responsabilité et de justice. Alain Supiot, juriste au Collège de France, dans son très pénétrant Homo juridicus, ne rappelle-t-il pas que dans l’histoire de l’Occident moderne, le seul systèmejuridique complet élaboré sur le biologique fut le régime national-socialiste ? Un biologisme « racialiste » assurément mais qui se voulait scientifique, comme quelques décennies plutôt la phrénologie ou l’eugénisme pratiqué aujourd’hui encore en toute légalité (en référence à des listes officielles de maladie ouvrant la voie à élimination… de matériel biologique édulcora-t-on). C’est pourquoi la cause animale et l’anti-spécisme constituent des controverses si centrales, qui disent beaucoup sur les rapports de l’homme avec la nature, mais qui malheureusement tournent bien trop souvent aux débats stériles dont sortent beaucoup de passion mais bien peu de raison.
Mais l’ordre politique lui-même est en voie de disparition pour Arendt, faiblesse voire agonie qu’Arendt voit précisément dans l’apparition et l’installation du régime national-socialiste. La société de consommation prolonge à sa manière cette biologisation de l’homme. Elle réussit le tour de force (sic) de réduire tout work, tout objet fait pour durer – afin de briser, pour l’homme, la nue appartenance animale au cycle infini de la vie – à un objet de consommation, soit de labor, que la production à massive échelle ne fait qu’accentuer et que l’obsolescence, en particulier, ne fait qu’achever. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes… économiques, le négoce triomphant, negotium, littéralement « neg-otium », négation de l’otium, ce temps passé en démocratie grecque à ne pas travailler(au sens laborieux ! du terme) pour pouvoir délibérer sur les questions intéressant la collectivité, les questions proprement politiques.
L’homogénéisation qui en résulte plonge ses racines philosophiques dans la pensée du Bas Moyen Âge et de la Renaissance, dans le nominalisme particulièrement, philosophie qui ne conçoit l’être ou les individus qu’en acte, réduisant l’approche pluraliste aristotélicienne en quatre causes à une seule, toute de force tendue : la causalité efficiente, dont l’économie saura se souvenir. L’économisme ambiant – en se rappelant que l’économie est pourtant une « science » des moyens, celle de leur rareté confrontée à la luxuriance des besoins –, qui a l’oreille de tous les politiques, boucle la boucle du cercle vicieux à l’égard de la nature, nous conduisant nous, humains, à une mort par trop plein, une nouvelle civilisation du Veau d’or. Un Veau d’or volontairement chéri par homo faber dont il consacre le triomphe, triomphe qui ne l’attriste que peu, puisque le faber est partie de la nature de l’homme, pas la plus noble pensera-t-on volontiers, mais assurément la plus agissante, la plus quotidienne, la plus ordinaire, la plus efficiente.
Beaucoup d’esprits se plaignent de la concurrence des robots qui ne feraient que prouver à leur manière à quel point nous chérissons le mécanisme. Je comprends mal ceux qui pleurent sur la substitution de l’homme par la machine puisqu’elle n’est jamais que le point d’aboutissement d’une philosophie à laquelle nous, modernes, adhérons depuis les doctrines du contrat social au moins, elles-mêmes manifestations de la causalité efficiente sous sa forme la plus classique, la volonté.
En d’autres termes, le triomphe de la machine et des robots n’est que la complète réalisation de la technique comme exosomatique, l’achèvement (au sens d’aboutissement) d’une pensée qui a réduit le corps à un instrument, devenu trop encombrant et médiocre même, désir noir dénommé « honte prométhéenne », sur laquelle se développe le transhumanisme, y ajoutant la « négligence épiméthéenne » de celui qui ne regarde pas plus loin « que le bout de son nez ».
Le discours pour le transhumaniste me paraît d’une parfaite cohérence et d’une non moins pauvreté philosophique accomplie. Il pousse simplement à l’extrême, avec force argent et marketing, l’idée « machinique » au point de tout simplement supprimer le corps de l’homme, ce qu’il y a en lui de plus mécanique-machine soi-disant, pour le remplacer par mieux, par plus efficient. Comme s’il était possible de séparer ce que l’on dénomme âme, esprit, saul, mind ou spirit, du corps, pensant par-là pouvoir conserver ce qu’est l’homme lui-même alors qu’il n’aurait plus de corporéité, c’est-à-dire jusqu’à preuve du contraire ce par quoi il naît, grandit, se développe, se réjouit et s’attriste ; ce par quoi il meurt aussi, certes, mais qui lui est intrinsèque. On ne saurait mieux se débarrasser de l’humanité.