Par Sylvain Piron, directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)
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Sylvain Piron cherche ici à faire sauter le couvercle de la marmite d’un certain rationalisme selon lequel, hors phénomènes mesurables et reproductibles, en condition de laboratoire, il n’est point de réel. Autrement dit, il n’est rien hors du rond au sol le plus strict du réverbère, rien qui ne mérite attention. Loin de nous de nier que ce type de rationalisme exclusiviste ait été un temps utile. En revanche, force est de constater qu’il a fini par susciter une civilisation aussi étroite que destructrice, la nôtre. Ce rationalisme est lourd d’une approche, non seulement de la connaissance, mais de toute espèce de difficulté, en silo et de façon purement quantitative. Il n’est pas besoin d’en rappeler ici les ravages. Il est solidaire d’un réductionnisme que plus rien ne supporte et surtout attaché à une disqualification de principe de la diversité de nos expériences, des qualités sensibles comme des êtres humains ordinaires et même, si l’on en croit l’état de ce monde, de la vie et du vivant. Il ne sert plus guère aujourd’hui qu’à cautionner une fuite en avant technologique et marchande suicidaire pour l’humanité et les espèces qui l’accompagnent. Il n’est pas à craindre non plus que regarder hors de la marmite fasse disparaître cette méthode consubstantielle à la démarche scientifique.
Y renoncer ne conduira pas à un irrationalisme échevelé, puisque tel est au contraire le résultat de l’exclusivisme de cette figure de la raison. Y renoncer, considérer le monde hors de ce chaudron est bien plutôt la condition nécessaire à la construction patiente d’une civilisation refondée. Pour l’heure, il convient de ré-ouvrir les écoutilles, faute de quoi nous ne saurions appréhender le vaste océan où nous sommes en train de nous perdre.
Conformément à la position développée dans cet article Sylvain Piron a participé à la création d’une maison d’édition, les Éditions Vues de l’Esprit (https://www.vuesdelesprit.org/), dont les premiers titres parus sont : Christine l’Admirable. Vie, chants et merveilles, un texte ancien sur une mystique des 12 et 13e siècles qu’il réédite et présente lui-même ; et Les intelligences particulières. Enquête dans les maisons hantées, de Grégory Delaplace. Dans un esprit voisin nous relançons avec Sophie Swaton à la rentrée 2022 la collection Nouvelles Terres (Puf). Il s’agit d’y donner la parole à des personnalités issues de peuples tiers, de cultures orales, d’où le recours à des scritpeuses ou scripteurs pour consigner par écrit leur témoignage, ou à des personnalités de nos contrées, mais dont les témoignages ne sont pas moins hors marmite. L’un, L’Université de la forêt, sur le peuple Aka (Pygmées) du Nord du Congo, par Sorel Eta, et le second sur un magnétiseur breton dont on pourra apprécier la relation à ses dons, Un soignant entre deux mondes, rédigé par Corinne Portier, paraîtront en septembre.
Dominique Bourg
Qu’est-ce qu’une anomalie, sinon une donnée qui ne suit pas le comportement attendu ? Quand les exceptions à la règle cessent d’être statistiquement négligeables, elles mettent en évidence l’incapacité du modèle de référence à rendre compte des observations disponibles. On peut être tenté de les écarter, pour préférer défendre un modèle robuste face à une réalité trop bariolée. Il est sans doute moins coûteux d’admettre qu’il est intégralement à repenser et qu’il faudra se contenter, avant de disposer d’une compréhension plus englobante, d’un modèle poreux laissant filtrer une autre lumière par ses multiples ouvertures.
Un bouleversement de ce genre est sans doute en train de se produire dans l’étude du psychisme humain. Ce ne sont pas seulement des données nouvelles qui émergent, mais aussi des faits disponibles de longue date, longtemps négligés et considérés comme insignifiants, dont la pertinence devient à présent perceptible. Tandis que se constitue une psychologie clinique des expériences exceptionnelles[1], une science sociale de l’esprit humain dans ses rapports avec l’invisible (anthropologie, histoire et sociologie inséparablement mêlées) pourrait tenir un rôle important dans la refonte des catégories héritées.
Parce qu’elle remet en cause le préjugé d’une séparation des individus en monades psycho-physiques qui domine de longue date les représentations occidentales, cette nouvelle approche présente des affinités évidentes avec la pensée écologique d’une intrication et d’une solidarité de toutes les espèces d’êtres qui interagissent dans la biosphère. Elle cherche à en tirer, pourrait-on dire, les conséquences métaphysiques. Je voudrais ici baliser sommairement ce territoire, en proposant de lever certains blocages qui en obstruent l’exploration. Pour commencer, il vaut la peine de revenir sur ce que l’on peut considérer comme une scène inaugurale.
Kant et Swedenborg
Depuis Königsberg, Immanuel Kant observait avec un mélange de curiosité et de fascination un phénomène étonnant qui se déroulait de l’autre côté de la Baltique. Le savant et inventeur suédois Emanuel Swedenborg avait commencé, passée la cinquantaine, à entendre et à converser avec des voix d’anges et d’esprits, abandonnant totalement ses activités scientifiques après 1745 pour se consacrer à la rédaction d’un commentaire allégorique des premiers livres de la Bible fondé sur ces révélations. Kant avait été suffisamment intrigué pour tenter d’entrer en contact avec lui par l’intermédiaire d’un ami et faire l’acquisition des huit volumes de ses Arcanes célestes. L’opuscule qu’il publia en 1766, après trois années de fréquentation de ces textes, épouse en quelque sorte la courbe de son intérêt pour la question[2]. Le philosophe admet, dans un avertissement préalable, avoir eu la naïveté de chercher à savoir ce qu’il en était de certains de ces récits d’apparitions, afin de ne pas les rejeter sans raison.
Conformément au titre complet de l’ouvrage, la première partie des Rêves d’un visionnaire expliqués par des rêves métaphysiques propose un « essai de philosophie occulte », explorant hypothétiquement ce que serait ce monde des esprits, pour écarter ensuite, à titre de simples rêveries, tant les constructions métaphysiques fondées sur de pures spéculations que les fantasmagories provoquées par les maladies de l’imagination. La grave conclusion tirée de ce divertissement autorise le philosophe à déclarer la question définitivement résolue : des limites peuvent être tracées à la connaissance ; celle-ci ne porte que sur les phénomènes accessibles à l’expérience obtenue par les sens. Le programme annoncé dans l’opuscule s’est trouvé accompli quinze ans plus tard dans la Critique de la raison pure. La raison ne peut connaître que ce dont elle a eu l’intuition sensible sous les conditions du temps, forme interne de la perception, et de l’espace dans lequel se déploient les phénomènes.
Tel est, en somme, le consensus sur lequel s’accordent encore aujourd’hui les communautés savantes et le sens commun. Le réel se confond avec ce qui peut être connu par chacun selon des modalités ordinaires et répétables. Pourtant, comme le montre le trajet qu’a dû accomplir Kant pour aboutir à une telle conclusion, cette position relève elle-même d’une décision métaphysique qui déclare, non pas impossibles, mais impensables toute une gamme d’expériences, rares et inhabituelles. Nonobstant cette conclusion péremptoire, une discussion rationnelle au sujet de ces anomalies demeure possible, et même souhaitable comme Schopenhauer d’ailleurs n’avait pas tardé à le faire[3].
L’avertissement placé en tête de l’opuscule de 1766 fixait la barre très haut. Parlant à la troisième personne de sa curiosité de philosophe intrigué par les visions, Kant se demandait ainsi : « Voudra-t-il n’accorder qu’un seul de ces récits pour vraisemblable ? Quel aveu capital et quelle perspective de conséquences étonnantes, si l’on pouvait présupposer qu’un seul de ces faits soit garanti ! » Or la démonstration fournie laisse à désirer sur ce point. Avant de se livrer dans la dernière partie à une destruction de la métaphysique de Swedenborg, pour illustrer sa folie, Kant évoque d’abord trois épisodes de clairvoyance. Les deux premiers sont d’ordre privé et ne nous retiendront pas. Le troisième revêt en revanche un caractère public et mérite un peu plus de considération.
Au retour d’un séjour à Londres, débarquant à Göteborg, le savant visionnaire quitta soudain la table où il était invité à dîner, inquiet de percevoir à distance un incendie qui ravageait Stockholm, à cinq cents kilomètres de là, pour se rasseoir au bout de quelques heures, en constatant que le feu s’était arrêté avant d’atteindre sa maison. Deux jours plus tard, sa vision fut confirmée dans tous ses détails à l’arrivée du premier courrier en provenance de la capitale. Il n’y a, dans ce cas, ni délire ou tromperie du voyant, ni crédulité du public : la scène a eu lieu devant témoins, les faits ont pu être vérifiés. Il faut en outre noter que ce type de vision n’est pas unique, mais prend place dans une longue série de perceptions à distance d’événements menaçants, qu’il s’agisse de batailles ou d’accidents[4]. Toutes n’ont sans doute pas la même valeur testimoniale, mais leur répétition est notable. Pour ne donner qu’un exemple voisin, Charles Richet, prix Nobel de médecine et fondateur de la métapsychique, rapporte avoir lui-même ressenti depuis son bureau de la rive gauche un incendie à l’Opéra de Paris, au moment où sa femme et sa fille qui s’y trouvaient étaient effectivement confrontées à un départ de feu, qui se révéla sans gravité[5].
La recherche psychique et ses contempteurs
Si l’épistémologie des Lumières était rétive aux révélations mystiques, elle fut rapidement confrontée à une autre anomalie, plus troublante car déclenchée par l’action humaine. En 1784, employant la technique des « passes magnétiques » de Mesmer, le marquis de Puységur parvint à placer l’un de ses domestiques dans un état de « somnambulisme provoqué » où se manifestaient des capacités cognitives inhabituelles (autoscopie, précognition et télépathie). Comme l’a montré Bertrand Méheust, la question du magnétisme animal fut pendant quelques décennies au cœur d’intenses discussions, avant d’être brusquement enterrée au début des années 1840, à l’occasion d’une opération de « police intellectuelle » menée par les positivistes, alliés pour la circonstance à quelques ecclésiastiques [6]. Lorsque le jeune Richet relança le sujet en 1875, en employant désormais l’appellation d’« hypnotisme », la pratique fut rapidement reprise à son compte par Charcot dans le traitement de l’hystérie, mais dans une version édulcorée qui excluait tout caractère médiumnique.
À partir des années 1880 et pour quelques décennies, la recherche sur les capacités inexpliquées de l’esprit humain suscita un grand intérêt, avant d’être occultée par la victoire culturelle de la psychanalyse. Le talent de Freud pour éclipser ses prédécesseurs, redoublé par l’aveuglement avec lequel ses disciples ont entretenu le mythe d’une fondation ex nihilo, a fait durablement passer dans l’oubli d’autres façons de penser l’esprit qui ne rapportaient pas l’ensemble de ses régions inconscientes à l’histoire du sujet individuel[7]. Attachées à un modèle de l’esprit humain clos sur lui-même, les disciplines académiques et les courants intellectuels dominants ont ainsi eu tendance depuis deux siècles à discréditer ces anomalies cognitives et à renvoyer les recherches sur le sujet dans le voisinage infamant du spiritisme et de l’occulte. De façon répétitive, les sceptiques n’ont cessé de révoquer tous les témoignages en soupçonnant des fraudes systématiques, des illusions, ou en arguant d’un désir de croire au merveilleux. La demande de vérification systématique de ces perceptions singulières en laboratoire est grevée d’un préjugé intenable, comme si le réel ne devait être composé que de phénomènes randomisables en double aveugle.
Le mépris académique n’a évidemment pas empêché l’intérêt pour le paranormal de proliférer dans l’espace public. Soustrait à la discussion rationnelle, il s’est trouvé cantonné dans le registre du divertissement et des publications ésotériques. De façon plus décisive encore, les patients continuent à faire appel à des magnétiseurs, coupeurs de feu et autres guérisseurs, dont les interventions inexplicables ne s’en révèlent pas moins efficaces. C’est par le bas, sous l’effet d’une demande de soins, qu’un changement de tendance s’est amorcé depuis une vingtaine d’années. La prise en charge de sujets troublés par les expériences qu’ils vivent a donné lieu à l’essor d’une « psychologie anomalistique » dans le monde anglophone[8]. La qualification retenue est plutôt celle de « zones frontières » en Allemagne ou d’« expériences exceptionnelles » en France. L’exception doit ici s’entendre au sens d’un écart à la règle, puisque leur fréquence est loin d’être anodine. Des sondages réalisés dans différents pays montrent qu’entre un tiers et la moitié de la population est sujet à de telles anomalies. Une proportion bien plus large encore consulte des médiums, démontre un intérêt pour l’astrologie et d’autres formes de divination ou recourt à des thérapies holistiques.
Dans la même veine, Jean-Marc Ferry souligne combien le foisonnement de nouvelles croyances fondées sur des témoignages extraordinaires ne déstabilise pas moins la conception commune du réel que les résultats contre-intuitifs avancés par la physique contemporaine[9]. Qui plus est, loin de se contredire, ces deux voies tendent plutôt à se conforter. La théorie des cordes qui cherche à résoudre les difficultés de la physique des particules ne postule pas moins de dix dimensions. L’intrication quantique implique des corrélations à distance entre particules. L’hypothèse de la rétro-causalité du futur sur le présent, avancée par Olivier Costa de Beauregard, paraît confirmée par de nouvelles expériences. Le phénomène de la conscience pourrait être dissocié de l’activité cérébrale. L’équation qui nouait la certitude du réel à l’expérience sensible serait alors à réviser de fond en comble dans une nouvelle métaphysique.
Les anomalies qui font l’objet de la plus grande méfiance sont assurément celles qui concernent les objets volants non identifiés et les rencontres avec les aliens qui y navigueraient. Observées de près par les militaires, elles sont essentiellement étudiées par des ufologues amateurs, avec une acribie qui n’a rien à envier aux méthodes des sciences sociales. Ce phénomène massif, qui tient une part considérable dans les mythologies modernes, est traité avec le plus grand dédain par les universitaires qui ne les abordent, au mieux, qu’en tant que croyances absurdes ou récits stéréotypés, en déniant toute pertinence à ces témoignages. Rare sociologue impliqué dans ces recherches, Pierre Lagrange déplore l’incapacité des sciences sociales à adopter sur ce terrain un principe de symétrie qui conduirait à traiter les faits sans condescendance[10]. La règle est acquise depuis longtemps en anthropologie et dans l’histoire des périodes anciennes ou des régions lointaines, afin de se prémunir contre l’ethnocentrisme, en acceptant que les concepts indigènes ne valent pas moins que les nôtres. Cette attitude d’écoute bienveillante peut avoir pour effet en retour de faire vaciller les certitudes de l’observateur. C’est ce point qu’il faut à présent examiner.
Par-delà nature et surnature
Les réticences à l’égard des anomalies psychiques ont été le fait de courants très divers, positivistes, matérialistes ou chrétiens, qui par-delà leurs conflits, s’accordent du moins entre eux sur un partage des compétences. La nature qui peut faire l’objet d’un savoir positif est délimitée par séparation ou exclusion d’un surnaturel relevant de la seule théologie – et dépourvu de toute consistance aux yeux des athées. Or, la « zone frontière » que nous observons a ceci de dérangeant qu’elle trouble cette distinction, en présentant des faits qui échappent à la raison sans pour autant relever nécessairement d’un registre religieux.
L’une des pistes les plus fécondes de ces dernières décennies invite à dépasser l’opposition entre nature et culture. Ce que l’on qualifie parfois de « grand partage » entre ces deux termes ne prend sens qu’à l’intérieur d’une disjonction de rang supérieur entre la nature et le surnaturel qui structure la pensée occidentale depuis quelques siècles. La reconnaissance des anomalies devrait logiquement conduire à dynamiter cette partition.
Dans le récit qui en est fait, notamment chez Philippe Descola, l’émergence du concept de « nature » est présentée comme typique de la modernité et associée à la révolution scientifique du XVIIe siècle. En réalité, cette dernière ne fait que prolonger une première révolution qui s’est déroulée quatre siècles plus tôt à l’université de Paris, à partir des années 1230, lorsque les théologiens entreprirent de définir leur discipline comme une science[11].
Thomas d’Aquin, acteur central de ce mouvement, est celui qui a imposé l’usage du couple naturel/surnaturel pour distinguer deux types de causalités[12]. Le premier terme est directement issu du programme aristotélicien d’investigation du monde physique et moral, tandis que le second est emprunté au catalogue des superlatifs employés par le Pseudo-Denys l’Aréopagite (théologien néo-platonicien actif à la fin du Ve siècle) pour exprimer l’incompréhensible transcendance divine. Cette distinction n’empêchait pas Thomas d’Aquin d’articuler étroitement les deux registres. Les penseurs franciscains des générations suivantes (Olivi, Duns Scot, Ockham) ont au contraire accentué leur séparation, au nom de l’absolue liberté divine. C’est paradoxalement le thomisme du XVIe siècle, en cherchant à défendre l’autonomie de la théologie face aux assauts de la philosophie, qui a finalement conclu à l’exclusion mutuelle des deux sphères[13].
La « nature » qu’explore la science moderne a ainsi été façonnée par des préoccupations de théologiens. Défendre aujourd’hui mordicus cette démarcation, comme le font les plus véhéments des rationalistes, revient à se faire, sans le savoir, le gardien sourcilleux d’un partage entre la nature et la grâce qui remonte à la Contre-Réforme. Un prolongement plus adéquat de la démarche kantienne reviendrait au contraire à admettre que ce partage lui-même est inconnaissable, que la zone frontière est nécessairement floue et, en dernière analyse, opaque. Il existe des expériences singulières qui ne se laissent pas expliquer par les causalités mécaniques ou psychiques habituelles et dont la raison ne peut dire si elles témoignent ou non de l’existence d’un au-delà. Un rationalisme élargi, capable de faire droit à de telles manifestations déroutantes, aurait pour principale vertu d’apprendre à vivre avec cette incertitude. Pour le dire avec William James, qui est le penseur le plus proche des positions présentées ici, dans de telles circonstances, il se passe quelque chose qui produit des effets dans le réel, sans qu’il soit nécessaire de donner à ces rencontres avec l’invisible une qualification univoque[14].
Cette description vaut aussi bien, à côté des anomalies psychiques dont il a été question jusqu’à présent, pour toute une gamme d’expériences ou de sentiments que nous avons l’habitude de qualifier de spirituels, religieux ou mystiques. Que ce soit à l’impromptu, à l’occasion de pratiques méditatives ou de prières, sous l’effet d’une activité physique, d’une émotion esthétique ou d’une prise de psychotropes, peut surgir l’intuition d’être partie prenante d’une totalité plus vaste, d’être lié à un invisible dont il n’importe guère de savoir s’il est immanent ou transcendant. S’agit-il d’une extension de la conscience ou d’un contact avec des entités ineffables ? Pour le dire, il faudrait franchir un pas de plus et faire le choix d’adhérer aux enseignements d’une tradition spirituelle. Mais l’expérience elle-même est accessible à chacun. S’il fallait mesurer la prévalence de telles perceptions dans les sociétés contemporaines, elle serait probablement majoritaire.
On comprend alors l’intérêt qu’il y aurait à enrichir les études cliniques par les matériaux que peuvent fournir l’histoire ou l’anthropologie. L’une des expériences exceptionnelles les plus intenses étudiées actuellement est celle dite de « mort imminente ». Le même schéma paraît se répéter, avec peu de variations : la conscience se sent quitter le corps, traverser un long tunnel pour rencontrer des êtres lumineux et bienveillants avec un sentiment de plénitude. La tradition chrétienne antique et médiévale connaît une longue série de récits de voyages dans l’au-delà, dont la structure répétitive est très voisine, avec quelques variantes notables, et qui semblent bien correspondre à une expérience similaire[15]. Toute une documentation, habituellement traitée comme la simple expression de croyances, serait ainsi à relire comme témoignages des pratiques de l’esprit.
Pour une écologie de l’esprit
Les pistes esquissées ici n’ont pas seulement pour but d’énoncer un programme de recherche. Elles valent également en raison de leur portée politique. S’il importe de concevoir aujourd’hui une nouvelle intelligence de l’invisible, c’est d’abord pour fournir un langage et une légitimité à des expériences intimes qui se font difficilement entendre dans l’espace public et dont la prise en compte pourrait utilement enrichir la compréhension des capacités de l’esprit humain. L’excessive vigilance que manifeste à leur encontre un rationalisme étroit a sans doute partie liée avec une hantise de l’ancienne domination religieuse. Davantage que sous la forme d’une nostalgie inquiétante, ce souvenir survit dans la France contemporaine à travers un anticléricalisme diffus qui fait perdurer le fantasme d’une Église oppressante et le projette sur d’autres confessions. Ce ne serait pas la moindre vertu d’une perception plus sereine des expériences de l’esprit que d’amener à sa suite une relation apaisée à l’islam.
Celle-ci pourrait également avoir un rôle à tenir face au désastre écologique. Pour enrayer le saccage des milieux terrestres et aquatiques, il ne suffira pas d’adopter des pratiques matérielles et politiques marquées par la sobriété et l’autonomie locale ou de nouer avec les animaux et les végétaux des liens qui ne soient plus fondés sur la domination, mais sur la reconnaissance de leur sensibilité et de leur intelligence. Ces efforts resteront inaboutis si l’on ne pose pas également la question du monde que les humains composent avec ces êtres de toutes espèces. L’hypothèse de l’invisible, quelle que soit la caractérisation qu’on lui donne, aurait du moins pour première vertu d’imposer une humilité radicale à l’égard d’un réel qui nous dépasse, que nous comprenons si mal, et dont il serait risible de se prétendre les maîtres et possesseurs. Il n’y aura pas de véritable inflexion dans nos façons d’occuper la planète sans un tel décentrement de l’être humain.
Dans les dernières pages des Deux sources de la morale et de la religion, Bergson s’interrogeait sur les moyens de contenir la frénésie de besoins artificiels qu’entretient le « machinisme » et de prévenir les guerres qui naîtront inéluctablement des rivalités économiques. Le philosophe reconnaît explicitement l’intérêt qu’il portait depuis sa jeunesse à la recherche psychique. C’est sur elle qu’il fonde ses espoirs pour « propager dans le monde une intuition mystique », moyen le plus sûr de « détourner notre attention des hochets qui nous amusent et des mirages autour desquels nous nous battons »[16]. Quatre-vingt-dix ans plus tard, la proposition demeure toujours valable.
[1] Renaud Evrard, Folie et paranormal. Vers une clinique des expériences exceptionnelles, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014 ; Thomas Rabeyron, Clinique des expériences exceptionnelles, Paris, Dunod, 2020.
[2] Immanuel Kant, Rêves d’un visionnaire, Paris, Vrin, 1989 et les commentaires de Monique David-Ménard, La Folie dans la raison pure. Kant lecteur de Swedenborg, Paris, Vrin, 1990.
[3] Arthur Schopenhauer, Essai sur les fantômes, suivi de Magnétisme animal et magie, Paris, Criterion, 1992.
[4] On en trouvera deux exemples dans S. Piron, Christine l’Admirable. Vies, chants et merveilles, Bruxelles, Vues de l’esprit, 2021, p. 27-29.
[5] Charles Richet, Traité de métapsychique, Paris, Alcan, 1922, p. 352.
[6] Bertrand Méheust, Somnambulisme et médiumnité (1784-1930), t. 1 Le défi du magnétisme, Paris, Le Seuil, 1999, p. 351-460. Pour l’expression « police intellectuelle », voir p. 354.
[7] Frederic Myers et William James comprennent le cerveau comme filtre d’une conscience subliminale qui s’ouvre parfois à des perceptions plus vastes. Voir Thibaud Trochu, William James. Une autre histoire de la psychologie, Paris, Éditions du CNRS, 2018.
[8] E. Cardeña, S. J. Lynn, S. Krippner, Varieties of anomalous experience. Examining the scientific evidence, American Psychological Association, 2000, 2e ed. 2014. Le titre fait allusion aux Varieties of religious experience de William James.
[9] J.-M. Ferry, Qu’est-ce que le réel ?, Lormont, Le bord de l’eau, 2020 ; Métaphysiques. Le sens commun au défi du réel, Paris, Le Cerf, 2021.
[10] En dernier lieu, P. Lagrange, « Pourquoi les sociologues qui étudient le paranormal sont-ils incapables de faire de la sociologie ? Les différentes façons de (ne pas) faire de la sociologie du paranormal », dans R. Evrard, É. Ouellet (dir.), Vers une sociologie anomalistique. Le paranormal au regard des sciences sociales, Presses universitaires de Nancy-Éditions universitaires de Lorraine, 2019, p. 87-122.
[11] Marie-Dominique Chenu, La Théologie comme science au XIIIe siècle, Paris, Vrin, 1957.
[12] S. Piron, « Nature et surnaturel », dans G. Cometti, P. Le Roux, T. Manicone, N. Martin (éd.), Au seuil de la forêt. Hommage à Philippe Descola, Mirebeau-sur-Bèze, Tautem, 2019, p. 837-854, accessible : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02360785
[13] Henri de Lubac, Surnaturel. Études historiques, Paris, Le Cerf, 2021 [1946].
[14] William James, L’expérience religieuse. Essai de psychologie descriptive, Paris, Alcan, 1906 [1904].
[15] Christine l’Admirable, p. 110-115.
[16] H. Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, Alcan, 1932, p. 338. Sur son intérêt pour la télépathie, R. Evrard, « Bergson et la télépathie : à propos d’une correspondance inédite », Bergsoniana, 1, 2021 – DOI : https://doi.org/10.4000/bergsoniana.463.