La Pensée écologique : Gabriel Salerno, vous êtes doctorant à l’Université de Lausanne et vous êtes sur le point de soutenir une thèse autour du thème de l’effondrement. Vous venez de publier Effondrement… c’était pour demain ⸮, un joli livre, aux Éditions d’en bas. Vous publierez à la rentrée aux Presses Universitaires de France un autre livre sur le thème de l’effondrement : Aux origines de l’effondrement. C’est un commentaire d’un article de Graham Turner de 2012 : un des articles qui a vraiment relancé la question de l’effondrement en revisitant les courbes du rapport Meadows de 1972. Ces deux livres ont un objet différent. Nous allons tout d’abord parler du premier. Ces deux livres ne sont pas extraits de votre thèse de doctorat, mais s’en inspirent. Pourquoi ce titre : Effondrement… c’était pour demain ⸮
Gabriel Salerno : Effectivement c’est un titre un petit peu étrange. Il y a plusieurs raisons. Premièrement, ce titre reflète mon approche : croiser un regard sur le passé et un regard sur l’avenir. Je joue avec l’imparfait – c’était – et l’avenir – pour demain. Cette double perspective permet à la fois de décortiquer la notion d’effondrement eu égard à l’histoire et, ensuite, dans un deuxième temps, de nous projeter avec passablement de prudence vers l’avenir. Quelles pourraient en être les tendances générales ? J’ai voulu exprimer l’idée que des choses sont en cours, elles ont démarré dans le passé, et on sait qu’elles vont se traduire inéluctablement dans l’avenir.
L.P.E. : Votre thèse commence par un état des lieux de la planète, du système-Terre, lequel fonde les thèses de la collapsologie. Or, dans votre premier livre, la démarche qui est la vôtre n’est pas celle-là. Vous vous situez plutôt à un niveau méta, en surplomb de la notion d’effondrement, en interrogeant l’histoire : qu’en est-il des effondrements passés ? Pourquoi les historiens ont tant de mal à dire : là il y a eu effondrement, etc. ? Dans la troisième partie de votre thèse, dont ne s’inspire aucun des deux livres publiés, vous vous intéressez à la relation entre les thèses de l’effondrement et les philosophies sous-jacentes de l’histoire : l’idée que nous nous faisons du progrès, ses limites, la crise qu’elle peut traverser aujourd’hui. Revenons au premier livre paru aux Éditions d’en bas. Pouvez-vous dessiner le mouvement général de ce livre ?
G.S. : Le but premier du livre est d’offrir aux lecteurs une clé de lecture quant à la notion d’effondrement. Quand j’ai abordé ce thème, c’était avant notamment la parution du livre de Pablo Servigne et de Raphaël Stevens, et celle du néologisme « collapsologie. » J’ai voulu commencer par un état des lieux planétaire pour asseoir la légitimité de la question de l’effondrement.
L.P.E. : En quelle année avez-vous commencé votre thèse ?
G.S. : En 2013.
L.P.E. : Donc avant le livre de Pablo Servigne.
G.S. : Fin 2013 plus exactement. Donc quand j’ai abordé ce thème, je voulais en établir la légitimité. J’étais presque pris pour un hurluberlu à vouloir travailler sur ce sujet. On me demandait toujours si j’allais finir ma thèse avant l’effondrement !
L.P.E. : Mais pas par votre directeur de thèse !
G.S. : Non bien évidemment ! il y avait d’ores et déjà une gravité de la situation qui était largement fondée par les sciences du climat, du vivant, etc. Les traits majeurs de la situation que nous connaissons désormais étaient présents, et ce sans même évoquer les problèmes socio-politiques et économiques. J’en suis venu ensuite à me poser la question suivante : qu’est-ce qu’on entend exactement par effondrement ? Je me suis assez vite rendu compte que c’est un mot-valise, un mot fourre-tout où on pouvait mettre beaucoup de choses, en tout cas on avait beaucoup de peine à le définir de manière précise. C’était une véritable nébuleuse. Je me suis donc mis à explorer le champ. Premièrement en termes d’études de références bibliographiques, de principaux auteurs, puis ensuite en m’interrogeant sur les perspectives et les angles à retenir. J’en suis donc forcément venu à explorer des effondrements passés, donc des travaux d’historiens, d’archéologues qui se sont intéressés à des civilisations particulières, à des périodes données. C’est ce que je reprends dans ce livre des Éditions d’en bas. C’est ce parallèle que j’effectue dans un premier temps avec des généralistes de l’effondrement, puis, dans un second temps, avec des historiens, des archéologues qui ont travaillé sur les effondrements anciens. Il peut s’agir parfois parmi les généralistes de géographes, comme par exemple Jared Diamond, de sociologues, d’anthropologues, qui ont voulu identifier des mécanismes clé. Ils ont cherché à élaborer une théorie générale de l’effondrement qui leur permettait d’expliquer plusieurs effondrements passés différents. Il y a donc forcément, dans ces deux perspectives, une différence assez notable. Avec les historiens d’une période, on s’intéresse à une situation historique singulière, sans qu’il soit nécessairement question de similitudes entre par exemple la chute de Rome et les effondrements Mayas. Et à l’opposé, avec les théoriciens généralistes, on cherche à montrer certains facteurs généraux permettant d’établir des similitudes, des mécanismes communs. Pour Joseph Tainter, par exemple, les effondrements suivent la loi des rendements marginaux décroissants.
L.P.E. : Pour Tainter, une société qui devient trop complexe, crée finalement plus de difficultés qu’elle n’en peut résoudre, et dégringole.
G.S. : Je trouvais l’apport des généralistes comme celui des historiens spécialistes tout aussi pertinent. Les uns et les autres permettaient de nuancer et de préciser la notion d’effondrement. L’objet de mon troisième chapitre, grâce aux apports des uns et des autres, est de discerner certaines tendances générales ou certaines formes du futur.
L.P.E. : D’accord, alors on ne va pas déflorer le livre, mais vous rentrez vraiment dans les détails sur des périodes qu’on peut interpréter comme des effondrements dans le passé des sociétés. On va laisser le lecteur le découvrir. C’est très riche et très concret. On entre vraiment dans le détail des choses. Votre recherche vous permet de jeter un regard avisé sur la diffusion dans la société de ce thème de l’effondrement, très forte aujourd’hui, tout particulièrement en Europe, et moins sur le continent nord-américain. N’oublions pas toutefois que le survivalisme naît aux États-Unis, dans la foulée du rapport Meadows de 1972. Quid de l’effondrement, aujourd’hui et demain ?
G.S. : La conclusion à laquelle je suis parvenu dans ce travail analytique sur l’effondrement, c’est que finalement l’effondrement n’échappe pas à diverses mises en récit. Il y a une part d’interprétation inévitable dans la manière dont on le présente et conçoit. C’est vrai aussi de la menace actuelle et présente d’effondrement. La vision la plus courante est celle d’un effondrement global et abrupt. À cette vision on peut en opposer une autre, une vision plurielle pourrait-on dire, qui au contraire montre l’hétérogénéité de l’effondrement, montre qu’il se décline à des échelles de temps et d’espace très différentes.
L.P.E. : L’effondrement global c’est la thèse défendue par Yves Cochet.
G.S. : Oui, c’est le placage de modèles globaux sur la réalité. On part de modèles disponibles, par exemple climatiques, ou du rapport Meadows, les deux globaux, puis on en plaque la globalité sur des sociétés et des géographies différentes. Cela conduit à imaginer un effondrement qui touche simultanément toutes les nations, de façon brutale et chaotique. En ce sens mieux vaudrait parler d’une dynamique de chocs et d’effondrements successifs.
L.P.E. : Vis-à-vis du rapport Meadows, on peut nuancer largement. Il s’agit de courbes de Gauss qui redescendent progressivement, et non d’une chute brutale. Le phantasme selon lequel du jour au lendemain, les supermarchés sont vides, n’est pas soutenu par le modèle lui-même.
G.S. : C’est vrai, les courbes du modèle montrent que c’est plus ou moins une courbe de Gauss. Pour un crescendo, il y a le même decrescendo, donc un déclin qui est grosso modo de la même progressivité.
L.P.E. : Tout à fait. Un decrescendo qui n’est pas immédiat, c’est une pente.
G.S. : Oui. Toutefois, Hugo Bardi a retravaillé justement le rapport Meadows et le modèle lui-même qui s’appelle World3, créé par Jay Forrester. Il a repris les mécanismes de ce modèle et arrive à la conclusion, en questionnant les ressources énergétiques et métalliques, à l’idée d’une chute relativement brutale : ce qu’il appelle la courbe ou la falaise de Sénèque. Il faut effectivement des ressources métalliques pour produire des technologies de production d’énergie. Leur défaut, compte tenu de leur interdépendance, peut être relativement brutal.
L.P.E. : Oui, c’est la question des ressources métalliques nécessaires aux énergies renouvelables.
G.S. : Et des ressources fossiles. Il faut de l’énergie pour par exemple forer un puits de pétrole, mais il faut aussi de l’énergie pour extraire des métaux, etc. Donc il y a cette interconnexion. Il montre très bien ce lien réciproque entre énergie et métaux. Sur la base de ses réflexions, il montre que l’effondrement ressemble plus à une falaise, donc ce qu’il appelle la courbe de Sénèque, qu’à une courbe régulière qui descend comme elle est montée. Mais là aussi, c’est une descente, et non un phénomène instantané ; on ne passe pas de cent à zéro. Elle est effectivement plus abrupte, mais cela reste quand-même un processus qui s’étale dans le temps.
L.P.E. : Tout à fait. Le temps est là avec des différences géographiques.
G.S. : Absolument.
L.P.E. : Donc, « effondrement » est un mot qu’on devrait plutôt employer au pluriel.
G.S. : Exactement, au pluriel. Moi j’aime bien donner l’image d’une matriochka, ces poupées russes qui s’emboîtent les unes dans les autres. Par ailleurs, il y a bien une dimension globale, premièrement parce que les dégradations environnementales sont globales. On est en train de modifier les conditions de vie sur Terre. Certes, il y a une première enveloppe, mais il ne faut pas oublier que cette première enveloppe en cache plein d’autres. Donc, si on doit effectivement penser l’effondrement à partir de paramètres globaux, force est de constater, après cette première « poupée », d’autres qui se déclinent à des échelles spatiales et temporelles diverses. On peut aller, à la manière d’un zoom, d’une région à tel ou tel village. Toutes ces poupées étalées sur la table mettent bien en lumière la pluralité du phénomène.
L.P.E. : Tout à fait. Passons au deuxième livre sur les origines de l’effondrement, qui ne sera publié qu’à la rentrée.
G.S. : Ce livre fait partie d’une collection qui présente de grands textes ayant forgé la pensée écologique. Le texte qui est introduit et commenté dans ce livre, est celui de Graham Turner, paru en 2012. Graham Turner a compilé des données réelles pour les superposer à celles du rapport Meadows.
L.P.E. : Au scénario standard run ?
G.S. : À trois scénarios. Le rapport Meadows a pris les données réelles pour construire les courbes jusqu’en 1970, date à laquelle ils ont commencé à rédiger le rapport. Ils ont construit leur modèle à partir de ces données. Ensuite, le modèle a permis de projeter les premières courbes tirées du passé dans l’avenir, jusqu’en 2100. En 2012, Graham Turner a, quant à lui, récolté quarante ans de données historiques, celles observées entre 1970 et 2010. Il a obtenu des courbes et les a superposées à celles prédites du rapport Meadows. Plus exactement, il les a superposées à celles de trois des scénarios du rapport Meadows : le standard run, qui est le scénario business-as-usual, c’est-à-dire on continue tel quel sans changements majeurs ; le scénario stabilized world, c’est-à-dire le scénario d’un retour à l’équilibre et à une croissance zéro permettant d’éviter l’effondrement ; et l’un des scénarios comprehensive technology qui, soit dit en passant, montre que même lorsque l’on apporte des modifications technologiques au système, le système s’effondre. Le résultat de l’étude de Graham Turner est que les courbes se superposent avec de faibles marges à celles du scénario standard run.
L.P.E. : Ce qui est quand-même étonnant, n’est-ce pas ? Et c’est un modèle assez fruste, très général. On peut rappeler : il y a cinq courbes.
G.S. : Il y a celle des ressources naturelles non renouvelables, celle de la population, de la production industrielle, des services – les auteurs se sont concentrés sur les services en matière de santé et d’éducation –, la pollution. Ensuite apparaissent encore dans les graphiques, mais pas sur tous, les taux de natalité et les taux de mortalité, des sous-variables. Mais c’est sur ces cinq-là que l’on se focalise. Ce qui est intéressant c’est que pour chacune d’entre elles, elles se superposent assez précisément. Celle de la pollution est un peu plus basse. D’où le titre du livre Aux origines de l’effondrement qui montre comment l’article de Turner de 2012, commenté dans le livre, a alimenté la collapsologie, les discours sur l’effondrement actuel.
L.P.E. : Tout à fait.
G.S. : Avec les prédictions qui montraient en 2015 le début du déclin de la production industrielle et ensuite en 2030 le début du déclin de la population mondiale.
L.P.E. : Choses qui sont malheureusement très probables aujourd’hui.
G.S. : Effectivement, on ne peut pas le nier, surtout quand on voit l’actualité, sans même parler de la Covid-19. Mais je pense que la Covid-19 vient aggraver et exacerber les difficultés présentes.
L.P.E. : Il faut interpréter la pandémie actuelle à partir de cette situation. La Covid-19 est en effet inséparable de la situation actuelle des systèmes vivants : ce n’est pas un accident ; c’est une conséquence des atteintes à la biodiversité et de la mise en contiguïté d’espaces anthropisés avec des zones résiduelles de sauvage. À cela on ajoute la fonte du pergélisol et la résurgence probable de virus. On se retrouve dans une période semblable à celle du Néolithique, où sont apparues les grandes maladies infectieuses, résultat d’une précédente contiguïté, celle d’une concentration de populations humaines avec des animaux domestiques tout autant concentrés. Nous sommes confrontés à une situation analogue, dans un contexte évidemment très différent. À cela s’ajoutent une élévation de la température moyenne par rapport à la seconde moitié du XIXe siècle de 1,2°C, le fait que nous aurons très probablement atteint les 2°C dès le début de la décennie 2040. Évidemment on imagine sans peine les dommages ravageurs sur le vivant d’une augmentation si brutale de la température et aussi ses conséquences en termes de production alimentaire sur Terre. On imagine sans peine les difficultés qui nous attendent dans le décennies à venir.
G.S. : On oublie souvent que l’érosion de la biodiversité est pour l’instant majoritairement causée par les activités humaines notamment agricoles, la déforestation, le mitage du territoire, etc., et encore relativement peu par le changement climatique.
L.P.E. : Très peu par le changement climatique.
G.S. : Oui, c’est d’autant plus terrible que maintenant que nous avons dépassé une augmentation de 1°C de la température, les effets du changement climatique sur les populations et leur diversité vont être ravageurs, parce qu’il va outrepasser la capacité du vivant à s’adapter à ces changements.
L.P.E. : Rappelons que ces +1,2°C aujourd’hui sont sans compter les aérosols du Sud qui masquent très probablement quelques dixièmes de degrés de réchauffement global, de l’ordre de trois dixièmes. Nous sommes en potentialité déjà à +1,5°C. Nous sommes entrés, je dirais depuis 2018, dans la deuxième phase de l’Anthropocène, celle où les effets destructeurs des décennies précédentes sont devenues sensibles. La crise de la Covid-19 en est l’expression manifeste. Les effets boomerang des destructions antérieures vont continuer à s’intensifier. Passons à la part de vos réflexions qui n’a jusqu’alors pas encore donné lieu à un livre. C’est celle qui concerne les effets de la théorie de l’effondrement sur les philosophies de l’histoire, et notamment sur l’idée de progrès, qui a été très structurante pour la civilisation occidentale, laquelle est en train de s’effilocher.
G.S. : Repartons avec la question du récit fondamentale pour l’effondrement. Nous avons dans un premier temps passé en revue la notion d’effondrement et ses fondements factuels pour en arriver à la conclusion que l’effondrement, sujet à interprétation, prend la forme d’un récit. Ces diverses mises en récit, qu’ont-elles à nous dire à partir de l’angle de la philosophie de l’histoire ? J’en arrive à m’interroger sur la grande aventure humaine sur Terre, puisqu’il est question pour la première fois de l’histoire de l’altération des conditions d’habitabilité de la Terre, de la mise en danger de l’humanité. Que représente l’effondrement par rapport à la grande aventure humaine sur Terre ? Cela conduit automatiquement à nous pencher sur des questions relatives au sens de l’histoire. Dans une perspective métaphysique, qu’est-ce que représente l’effondrement au regard de l’histoire humaine ? On voit que l’effondrement vient heurter de plein fouet l’idéologie de progrès – je parle d’un point de vue occidentalo-centré – qui s’est forgée dans un contexte d’opposition forte pendant le siècle des Lumières avec d’autres visions de l’histoire. Certes, ensuite le romantisme a été un contre-courant très fort à l’idée de progrès, mais celle-ci a quand-même persisté et a été omniprésente dans la pensée occidentale jusqu’à présent. Forcément quand on parle de la possibilité d’un effondrement, qui de plus toucherait toute l’espèce humaine, l’idée de progrès est mise à mal. Ce à quoi je m’intéresse, c’est soit aux alternatives que les récits d’effondrements proposent par rapport à la vision progressiste de l’histoire, soit à la manière dont les récits de l’avenir proposés intègrent l’effondrement dans une perspective de progrès. Je parle bien des personnes ou des discours qui considèrent le sérieux de l’effondrement.
On observe actuellement en effet, j’ouvre une brève parenthèse, un schisme entre certaines parties de la société, celle s’inscrivant dans la fuite en avant, donc dans la prolongation de l’idée de progrès, et celle qui voit au contraire dans l’effondrement l’annonce d’un changement de civilisation. Les débats sur la 5G l’illustrent. Emmanuel Macron le disait récemment : on ne va pas retourner au modèle Amish, on ne vas pas retourner à la lampe à l’huile. Il s’agit d’une véritable fuite en avant technologique visant à perpétuer l’idée de progrès et attendant des techniques une sorte de recette miracle face aux difficultés qui s’accumulent.
Revenons aux personnes qui prennent en considération l’effondrement. Il y a différentes manières de comprendre l’effondrement, de le mettre en récit. Par exemple, de façon caricaturale, San Giorgio, survivaliste, machiste, d’extrême-droite, suggère dans ses écrits une vision régressive de l’histoire. Bref, une vision plutôt chaotique, un imaginaire de l’effondrement qui est apocalyptique. À cette vision on pourrait opposer d’autres visions d’effondrement, certaines qui, au contraire, diffusent l’idée d’un renouveau, de renaissance. Il est alors question d’une nouvelle civilisation qui pourrait éclore. On peut en effet identifier dans la rhétorique des schèmes discursifs qui dénotent une vision cyclique de l’histoire. Vision qui n’est pas nouvelle. On la connaît bien évidemment chez les Grecs et les Romains anciens, et en économie aussi, où elle a connu un regain d’intérêt lorsque l’économie s’est intéressée aux cycles des crises, notamment financières. Dans certains écrits, l’idée de périodicité des choses réapparaît, et certains cycles sont compris comme une opportunité pour reconstruire sur une nouvelle base une nouvelle société. Chez certains historiens et archéologues, par exemple Toynbee ou Spengler, c’est l’idée selon laquelle les sociétés et les civilisations suivent le cycle de la vie : elles naissent, elles grandissent, elles parviennent à leur apogée, puis elles déclinent et meurent. On peut aussi observer dans certains autres discours que l’effondrement est interprété toujours dans une vision linéaire progressive : il est alors perçu comme un défi, comme un palier de l’évolution de l’humanité. À l’extrême, on trouve le transhumanisme ou la géo-ingénierie qui discernent dans les difficultés l’occasion de nouveaux progrès. La géo-ingénierie ne nie pas en effet la gravité de la situation, elle prétend au contraire y répondre en monitorant, manageant et maîtrisant le système-Terre. Existe encore l’idée d’évolution en dents de scie, mais avec une pente orientée vers une complexité croissante.
L.P.E. : Cela nous fait vraiment une fresque et on voit ainsi que cette notion d’effondrement rejoue les grands enjeux propres à la civilisation occidentale.
G.S. : Exactement.
L.P.E. : D’où l’intérêt justement de la regarder avec un peu de distance, avec un regard critique au vrai sens du terme, crinein en grec, à savoir trancher, juger et évaluer. Parce que c’est vraiment une façon de rejouer nos grands enjeux.
G.S. : J’ai voulu construire une approche large et critique de la notion d’effondrement dans mon travail. Comme je l’ai indiqué plus haut, je me suis intéressé en premier lieu aux fondements factuels de cette thèse. Mais m’intéresse beaucoup plus ce que rejoue la notion d’effondrement. En vérité, elle nous permet de raviver tout un ensemble de conceptions de l’histoire que l’idée de progrès avait condamnées. Et là, au contraire, il y a plein d’ouvertures qui se créent, il y a diverses visions qui se mettent en mouvement, qui pour l’instant s’entrechoquent. Si l’on compare à la Querelle des Anciens et des Modernes qui a vu s’imposer l’idée de progrès, la différence entre aujourd’hui et alors est assez patente. Nous sommes dans une période de troubles et d’angoisse plus propice à l’affrontement des visions qu’à une réelle argumentation. Il en est allé tout à fait différemment avec la Querelle des Anciens et des Modernes très argumentée.