Ma rencontre avec Arne Naess
Tvergastein, été 2023
Par Philippe Roch, écrivain, ancien directeur de l’Office Fédéral de l’Environnement, ancien secrétaire d’Etat.
À Siri, Lotte, Tine et Christine,
gardiennes de la mémoire
de la Gestalt[1] Arne Naess !
Immersion à Tvergastein
Je me sens proche de l’écologie profonde d’Arne Naess (1912 – 2009) dans sa recherche d’harmonie et d’équilibre écologique et sa proximité avec la Nature. Ayant lu plusieurs de ses ouvrages, j’ai eu la chance de rencontrer l’une de ses nièces, Christine Blom, qui m’a rendu possible une immersion de quatre jours dans la cabane de Tvergastein construite à 1500 mètres d’altitude par Arne Naess lui-même, où il a séjourné d’innombrables fois. Arne passait les vacances de son enfance dans le joli village d’Ustaoset dominé par la chaîne du Hallingskarvet qui le fascinait. Ayant perdu son père très tôt, il a trouvé dans la Nature un refuge, une confidente avec laquelle il a développé des liens d’affection, exactement comme je l’ai vécu moi-même à la mort de mon père, au même âge, au Grand-Lancy à Genève. C’était pour nous deux, indépendamment, le début d’une relation holistique, scientifique, sensible, émotionnelle, et spirituelle avec la Nature dans sa totalité, des plus grands arbres jusqu’aux plus petits êtres qui la composent.
Philippe Roch devant la cabane de Tvergastein avec de droite à gauche Lotte Naess, Tine et Christine Blom
À l’entrée de la « hytte » accueilli par le maître
J’ai été particulièrement ému lorsque sa fille Lotte, consultant les registres précieusement conservés à la cabane, me montra un carré rouge dont Arne Naess avait entouré la mention du millième jour qu’il passait à Tvergastein le 7 avril 1952.
La main de Lotte Naess sur le registre de la cabane à la page 65
Le millième jour d’Arne Naess à la cabane, entouré de rouge par lui-même
Sans eau courante, ni électricité, un modeste fourneau à la cuisine, il y recherchait la sobriété et la plénitude d’une vie simple et riche de la diversité de la nature arctique qui entoure la cabane. Il y a observé la beauté et la diversité des plus petits organismes comme les lichens, aux couleurs chatoyantes, qui recouvrent les pierres alentours, les saules nains et les minuscules gentianes auxquelles les Norvégiens ont donné le nom de Christ aux yeux bleus. Tvergastein a été un terrain d’expérience scientifique, sensuelle et intérieure. C’est dans cet espace de liberté et de sobriété joyeuse qu’il a développé son écosophie T, sagesse écologique marquée du T de Tvergastein où il dit avoir éprouvé l’imperturbabilité, la sérénité, le détachement, la non-violence, la diversité et l’égalitarisme. Un joli dessin de son ami alpiniste et philosophe Peter Zapffe illustrant la vie simple et heureuse dans la cabane est encore accroché au mur.
Lichens sur une pierre à Tvergastein
Tine m’avait averti : il faut passer plusieurs jours à Tvergastein pour s’imprégner du lieu et de la philosophie d’Arne Naess. Elle a raison : ces quatre jours vécus dans des conditions spartiates dans la « hytte » et alentours m’ont permis de m’immerger dans l’univers de d’Arne Naess, et de ressentir profondément sa présence à nos côtés. Je me suis longuement assis dans sa chaise près de la fenêtre qui donne sur le vaste paysage de collines et de lacs. J’ai pu ainsi intégrer intellectuellement, émotionnellement et physiquement sa philosophie qui est devenue pour moi concrète et vivante. J’ai pu en d’autres occasions vivre de telles expériences de proximité intérieure avec Jean-Jacques Rousseau aux Charmettes et sur l’île Saint-Pierre et avec Robert Hainard dans son atelier de Bernex[2], deux autres penseurs essentiels de l’écologie.
Arne Naess dans son fauteuil à la fenêtre de la cabane
Philippe Roch, impressionné, à la même place
Arne Naess étudia la philosophie à Oslo et consacra son mémoire à la question de la vérité. Il passa quelque temps à la Sorbonne puis se rendit à Vienne où il entreprit en 1934 une psychanalyse freudienne de dix-huit mois, dont il a tiré le plus grand profit pour élaborer sa philosophie de la communication avec les êtres de la Nature. Il a eu alors des contacts avec le cercle de Vienne, mouvement positiviste dont il s’écarta pour développer son approche holistique. Il consacra sa thèse à la sociologie des sciences : Connaissance et comportement scientifique, premier pas de ses réflexions sur les limites de la raison et de la science. Il fut nommé professeur à l’université d’Oslo où il enseignera la philosophie de 1939 à 1969, avec un passage à l’université de Berkley en 1958 pour y mener des expériences de psychologie comportementale avec des rats qui, dit-il, lui ont appris davantage que Platon. À 57 ans il quitta l’université pour vivre, et ne plus fonctionner, pour l’écriture et l’écologie, nouvelle proximité avec moi puisqu’à 56 ans j’ai quitté mes fonctions officielles en Suisse pour me consacrer à mon développement spirituel en connexion avec la Nature, tout en poursuivant mon engagement écologique de manière apaisée, moins contrainte.
L’écologie profonde
Arne Naess a puisé dans sa grande culture philosophique, dans l’hindouisme et le bouddhisme et surtout dans son expérience de la nature, en particulier comme alpiniste chevronné, pour créer en 1973 le concept d’écologie profonde (deep ecology) en sept valeurs fondamentales qu’il a complétées en 1984 avec les huit points de la plateforme de l’écologie profonde[3] rédigée avec George Sessions, puis fait évoluer dans ses écrits successifs. Mathilde Ramadier présente une remarquable synthèse comparative[4] des deux listes. Il faut d’emblée clarifier qu’Arne Naess n’a jamais considéré ces valeurs et ces points comme absolus. Ce sont des repères, pas des dogmes. Il a d’ailleurs régulièrement rappelé que son écosophie T n’est pas une doctrine achevée, mais un chemin de sagesse dont les prémisses et les conclusions peuvent être diverses, car il considère que l’écologie profonde peut tirer ses valeurs essentielles de propositions philosophiques ou religieuses diverses, qu’elle peut se déployer de diverses manières et s’adapter à l’évolution des circonstances.
Arne Naess a développé l’écologie profonde en opposition à l’écologie superficielle, parce que celle-ci ne remet pas en question la posture anthropocentrique de notre culture, et qu’elle prétend résoudre les défis écologiques par le développement technique, sans remettre en question nos modes de vie ; une opposition très actuelle vu le succès de l’écologie superficielle et technophile qui conduit parfois même à détruire la Nature au nom de l’écologie, par exemple en coupant des arbres centenaires pour faire passer une voie dite verte, en couvrant des prairies alpines de panneaux solaires et en dénaturant les plus beaux paysages par la construction d’éoliennes, pour répondre à une boulimie électrique promue justement par une écologie superficielle.
Naess s’est inspiré des premiers penseurs américains de l’écologie, champions de l’immersion dans la Nature qu’ont été John Muir, Henri David Thoreau et Aldo Leopold, initiateur d’une éthique de la terre. Il a partagé avec ce dernier le concept de communauté biotique et l’idée de « penser comme une montagne ». Il a sympathisé avec l’idée de Gaïa de James Lovelock et Lynn Margulis qui considèrent la Terre comme un être vivant autorégulé au sein duquel tous les organismes interagissent de manière systémique. Je présente un tour d’horizon de ces précurseurs de la pensée écologique dans le chapitre La famille philosophique de mon livre Le penseur paléolithique[5]. Proche de Descartes dans son engagement pour que la raison fasse table rase des superstitions religieuses, Arne Naess s’est toutefois clairement positionné contre le dualisme cartésien qui sépare l’humain, qui serait seul doué de raison, du reste d’un monde sans conscience, peuplé d’animaux fonctionnant comme des machines.
Constatant que notre civilisation conduit à l’exploitation excessive de la Nature, aux pollutions et à l’épuisement des ressources, l’écologie profonde appelle à une réorientation économique, politique, technologique et idéologique. Un volume de l’Éthique, dans la petite bibliothèque de Tvergastein, rappelle que Baruch Spinoza a été une référence majeure dans le vaste travail philosophique de Naess, une source infinie de réflexion, comme il le dit lui-même : « l’interprétation de Spinoza est une tâche sans fin. »[6]. C’est à partir de Spinoza qu’il a développé son concept moniste d’écologie profonde. Inspiré par mes lectures, mon immersion à Tvergastein et mon expérience personnelle souvent si proche de celle d’Arne, je vais me concentrer sur quatre notions qui ont valeur universelle et me paraissent essentielles pour comprendre l’écologie profonde au-delà des multiples facettes de cette philosophie en constante évolution : la dignité de chaque être dans la Nature, la Gestalt, le soi écologique et la joie.
La dignité de chaque être dans la Nature
Lorsqu’il parle d’égalitarisme biosphérique Arne Naess ne nie pas l’infinie diversité des êtres, mais il affirme que chaque être a une valeur intrinsèque, une dignité, indépendamment de son utilité pour l’humanité. Il se réfère en cela aux philosophies et spiritualités qui considèrent une unité de toutes les formes de vie et surtout à Spinoza pour lequel il n’y a qu’une seule réalité : chaque être est une manifestation de Dieu qui forme un tout avec le monde manifesté. Partageant cette philosophie panthéiste et moniste Naess rejette le dualisme cartésien et l’anthropocentrisme dominant notre civilisation. Tous les êtres sont l’expression d’un Dieu immanent, à la fois Créateur, Nature naturante à l’origine de toute chose et présent dans sa Création, la nature naturée. C’est ce que Spinoza décrit par sa célèbre formule Deus sive Natura, Dieu, c’est-à-dire la Nature. C’est dans ce sens qu’Arne Naess, utilise volontiers la majuscule pour désigner la Nature parce qu’elle est une réalité plus grande que ses composantes, un principe d’unité de toutes les formes de vie ; j’utilise pour la même raison la majuscule à « Nature ». Il est utile ici de constater qu’Arne Naess désigne Dieu par une diversité d’appellations telles que la Substance, la Nature naturante, la cause de soi, qui témoigne qu’il ne professe pas une vision dogmatique religieuse d’un Dieu personnel transcendant.
Puisque chaque être est une manifestation de Dieu, chaque être a valeur intrinsèque et mérite notre attention et notre respect car pour Arne Naess « L’amour d’un Dieu immanent est indissociable de l’amour de ses manifestations ». Et ce ne sont pas seulement les êtres individuels qui ont une valeur intrinsèque, mais aussi la richesse et la diversité des formes de vie qui contribuent à l’épanouissement de la vie humaine et non-humaine sur Terre. C’est pourquoi, si Arne Naess n’exclue pas que l’humain puisse prélever une vie pour sa propre existence, il lui dénie le droit de réduire cette diversité, suivant en ceci Aldo Leopold qui conclut : « Une action est juste, quand elle a pour but de préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est répréhensible quand elle a un autre but. »[7]
Il est important de considérer que la réalité moniste telle que la décrit l’écologie profonde n’a rien de figé, bien au contraire. Dès le premier article de son texte de 1973 Arne Naess affirme que « Les organismes sont des nœuds au sein du réseau ou du champ de la biosphère, où chaque être soutient avec l’autre des relations intrinsèques. »[8] Comme Héraclite l’écologie profonde considère que la réalité est en transformation permanente : tout est en tout et tout devient tout. L’écologie profonde est donc une écologie systémique, holistique, une vision moniste qui considère la nature, dont fait partie l’humain, comme un réseau infini de relations, une posture qui rapproche encore Arne Naess de son contemporain Robert Hainard qui écrit : « Je suis persuadé que le rapport de l’homme et de la nature ne peut être compris et réglé que dans la perspective d’une philosophie de la complémentarité : tu n’es que par rapport à ce qui n’est pas toi ; et tu « es » d’autant plus intensément que tu « aimes » et connais mieux autrui et que tu respectes mieux sa nature propre. »[9] Satish Kumar, philosophe et activiste Jaïn, disciple de Gandhi et de Krishnamurti, se montre proche de l’écologie profonde lorsqu’il plaide pour une écologie révérentielle, une écologie de l’amour de la Terre et du vivant, humanité comprise. Il livre une belle image de tous les êtres qui forment une grande communauté et qui, reliés entre eux, dansent la danse de Shiva.
Paradoxalement, je ne trouve rien sur la nature sauvage chez Spinoza, pas d’arbre, de forêt, d’humus, d’animal sauvage. C’est sa philosophie moniste qui a inspiré Arne Naess, mais il est tout de même étonnant qu’elle ait participé si fortement à une philosophie née au contact des pierriers, des buissons, des insectes et qui aboutit à un profond respect pour la vie sauvage. À Tvergastein, j’ai pu ressentir intimement le besoin irrésistible de Nature qu’Arne Naess a éprouvé tout particulièrement intensément en ce lieu. Je me sens très proche de son concept d’unité et de diversité de la Nature. J’y ajoute un élément avancé par Robert Hainard, celui d’altérité : « La nature est essentiellement ce que l’homme n’a pas fait, c’est-à-dire la seule chose qui puisse nous enrichir ». Je dépasse ainsi le dilemme de la diversité dans l’unité de la Nature pour le trilemne de la diversité et de l’altérité dans l’Unité, trois éléments qui ensemble caractérisent mon idée de Nature et dépassent les conceptions réductrices sur la nature et la culture de la plupart des anthropologues et philosophes[10].
Gestalt
Arne Naess a utilisé le concept psychologique de Gestalt pour l’appliquer à notre relation au monde. Je la définis comme une perception holistique de la réalité, d’un être ou d’un ensemble d’êtres, par opposition à une approche analytique, atomiste dit Naess, qui réduit le tout à l’addition mécanique de ses parties. Prenons l’exemple d’un vieux tilleul. L’œil expérimenté reconnaît immédiatement qu’il s’agit d’un tilleul, par sa forme. Puis vient l’émotion devant la majesté et la beauté de cet arbre dans le contexte du paysage où il se trouve, sans oublier sa dimension historique qui s’étend sur plusieurs siècles. On peut ensuite observer ses parties, les feuilles, les branches, le tronc, les racines. On réfléchira à sa fonction écologique, à l’air qu’il nettoie, à l’eau qu’il filtre, aux abeilles qu’il nourrit pendant sa floraison. Enfin, on pensera au bois dont on peut faire des objets, des meubles ou avec lequel on pourra se chauffer en hiver. La Gestalt de ce tilleul c’est tout cela à la fois, sa totalité d’être. Arne Naess évoque l’exemple d’un morceau de musique, que nous percevons comme une mélodie, pas comme une addition de notes, ou celui d’une forêt dont la réalité est bien davantage que l’addition des arbres qui la composent. Cette approche holistique conduit à ce que j’ai appelé la critique de la raison seule. Elle rapproche Naess de Robert Hainard qui constate que la raison et la science ne peuvent rendre compte que d’une réduction de la réalité. C’est ainsi que Hainard disait : « la science est à la réalité ce qu’un cadastre est à un paysage ». Comme Hainard, Naess ne rejette ni la raison ni la science : « je ne pense pas que la science ou la recherche soient incompatibles avec une relation personnelle avec la nature. »[11] écrit-il ; mais tous deux lui contestent la prétention d’être la seule voie de la connaissance. Dans ce sens, je me trouve pleinement en accord avec la mise en valeur de l’intuition par Arne Naess. Alors qu’il écrivait « L’intuition, qui est la forme la plus haute de la connaissance humaine, n’est pas purement intellectuelle »,[12] j’écrivais indépendamment : « L’intuition noue en une gerbe les sources d’informations multiples à notre disposition : sens, mémoire, raison, psychisme. Elle offre une synthèse qui peut être plus sûre qu’une analyse rationnelle ou un calcul mathématique ».[13]
Arne Naess prône une complémentarité entre la connaissance rationnelle et l’intelligence émotionnelle dans la parfaite ligne de Robert Hainard pour lequel « L’intelligence, c’est une conciliation de la raison avec les sens, l’expérience. »
Le Soi écologique
Une des composantes essentielles de l’écologie profonde d’Arne Naess est la réalisation de Soi.[14] On pense immédiatement à la libération de soi dans l’hindouisme ou à l’éveil dans le bouddhisme dont s’est certainement inspiré Naess. Toutefois je ne connais pas une définition précise du Soi par Arne Naess, un concept utilisé de manières très diverses par de nombreux auteurs. Personnellement je me réfère à la définition de Carl Gustav Jung.[15] Chez Jung le processus d’individuation « n’a d’autre but que de libérer le Soi, d’une part des fausses enveloppes de la persona (le moi), et d’autre part de la force suggestive des images inconscientes » (Jung, 1964, p 117). Sa collègue Marie-Louise von Franz parle de « l’Homme intérieur plus vaste, c’est-à-dire l’Homme divin qui, en tant que Soi, se révélait seulement après la mort, c’est-à-dire après l’anéantissement du moi personnel » (von Franz, 2008, p. 24). Selon CG Jung le Soi comprend la totalité du psychisme. Il est l’expression de l’intégrité, le point final du processus d’individuation. Il appelle le Soi : « Ce quelque chose qui est tout nous-même, nous est à la fois si étranger et si proche qu’il nous reste inconnaissable ; tel un centre virtuel d’une complexion si mystérieuse qu’il est en droit de revendiquer les exigences les plus contradictoires, la parenté avec les animaux comme avec les dieux, avec les minéraux comme avec les étoiles, sans même provoquer notre étonnement ni notre réprobation. Ce fameux quelque chose exige tout cela et nous n’avons rien en main qui nous permettrait de nous opposer légitimement à ses exigences, dont il est même salutaire d’écouter la voix » (Jung, 1964, p 254-255). Cette définition me semble parfaitement compatible avec la notion du soi tel que l’exprime Arne Naess, et tout spécialement du soi élargi. N’écrit-il pas justement « À travers le soi élargi, tous les êtres vivants sont intimement connectés les uns aux autres. Il s’ensuit une capacité d’identification, dont la pratique de la non-violence est la conséquence naturelle. »[16] Cette identification avec la Nature par le Soi, au plus profond des êtres, se retrouve aussi chez Robert Hainard : « L’homme est aussi un être dans la nature. Sa structure intime, qu’il le veuille ou le nie, en porte le sceau. En un sens, la nature libre est en lui. »[17]
La communication par le soi déclenche un processus d’identification avec l’autre et la Nature entière. Ainsi le soi personnel devient soi écologique, réseau de tous les sois individuels. Par la conscience du soi écologique on se sent membre de la grande communauté du vivant, au plus profond de l’être, processus d’immersion, puis d’identification qui fait que l’on se sent chez soi dans le monde. C’est ce phénomène que Maurice Merleau-Ponty et David Abram appellent synesthésie ; l’autre et ma relation à elle ou lui fait alors partie de moi-même.
Pour développer votre soi personnel et encore davantage votre connexion avec le soi écologique, je vous recommande vivement de méditer dans la Nature[18]. Vos progrès seront fulgurants.
Afin de pouvoir amorcer un processus d’identification avec la Nature il faut bien qu’elle existe, et c’est pour cela, et tous les bienfaits que la Nature apporte à notre santé et notre bien-être physique et psychique qu’Arne Naess plaide pour la protection de vastes espaces de Nature.
La joie, belle action, l’inclination
Inspiré par Henrik Ibsen (1828 – 1906) et par Gandhi et marqué par Le printemps silencieux de Rachel Carson (+ 1964) Arne Naess était convaincu que la pensée doit conduire à l’engagement, à l’action directe, déterminée mais sans violence. Il s’est engagé contre le barrage de Marchatfossen en 1970, a participé à la création de Greenpeace au Canada et devint le premier secrétaire de Greenpeace Norvège en 1988. Reprenant la distinction que fait Kant entre la belle action et l’action morale Naess apporte une réponse à la critique souvent faite à une écologie moralisatrice et punitive qui expliquerait l’inaction individuelle et collective face à l’évidence des enjeux écologiques qui menacent l’humanité et toute vie sur terre. Arne Naess indique que la réalisation du soi individuel, puis collectif, procure la joie de faire partie de cet ensemble de relations qui constitue le monde et la Nature. Il se développe alors une inclination naturelle à respecter et protéger les autres êtres vivants et leurs écosystèmes. Il n’y a plus besoin d’obligations morales, puisque la joie de faire partie de l’ensemble du vivant nous incite tout naturellement à le respecter. Naess écrit : « Si la réalité est expérimentée par le soi écologique, notre comportement suivra naturellement et gracieusement les normes établies par l’éthique environnementale. »[19] Ainsi l’écologie profonde peut animer une action écologiste fondée sur une inclination joyeuse, non utilitaire, non sacrificielle, non moraliste.
Critiques et réfutation
Arne Naess a inspiré Johanna Macy, John Baird Callicot et bien d’autres penseurs de l’écologie, et en même temps il a suscité des critiques aussi acerbes qu’injustifiées. Le terme d’écologie profonde peut prêter à confusion lorsque ses adversaires la présentent comme une théorie dogmatique, alors qu’elle n’est ni une théorie, ni un dogme. Le titre de la revue qu’Arne Naess a créée en 1956 – Inquiry – explicite bien sa démarche d’enquête, de recherche permanente d’une vérité complexe et évolutive, et non pas d’une théorie dogmatique.
Affirmant son anthropocentrisme et son dualisme cartésien, le philosophe français Luc Ferry s’est positionné en farouche adversaire de l’écologie profonde et de son créateur. Nous avons l’impression qu’il n’a pas lu, en tous cas pas compris, la subtile et souple pensée d’Arne Naess lorsqu’il accuse l’écologie profonde de prôner un totalitarisme vert. Fondamentalement en opposition avec les principes de l’écologie profonde, l’écologie de Ferry est une écologie superficielle fondée sur une foi en la technique salvatrice de tous nos problèmes écologiques. N’écrit-il pas : « Que ce soit par un surcroît de science et de technique que nous parvenions un jour à résoudre les questions qu’aborde l’éthique de l’environnement est plus que probable. »[20] Ferry mène un procès à charge contre les huit points de la plateforme accusant Naess d’antihumanisme fascisant et de mysticisme religieux, alors que Naess était un démocrate agnostique, simplement ouvert et tolérant. Ferry déforme la pensée de son adversaire pour mieux l’attaquer ; il invente une écologie profonde fantaisiste pour la condamner. En prétendant en finir avec l’écologie punitive, Ferry ignore complètement la pensée de Naess sur le soi, la joie de vivre et la belle action par inclination naturelle. Ses amalgames avec le nazisme sont sans fondement et particulièrement mal à propos puisqu’Arne Naess s’est courageusement illustré dans la résistance norvégienne.
Même Richard Routley alias Sylvan s’est montré critique envers Arne Naess dont il aurait qualifié l’écosophie de « marécage conceptuel ». J’ai posé la question au philosophe Gérald Hess, bon connaisseur de Routley, qui m’explique que Routley était un logicien pur et dur qui croyait fermement à l’objectivité de la valeur à laquelle il était possible d’accéder conceptuellement et de façon totalement rationnelle. Du reste, sa compagne Val Plumwood tout en partageant l’idée d’un soi écologique était également critique à l’égard de l’écosophie de Næss pour d’autres raisons. Quoi qu’il en soit, je crois que si Routley était si critique, c’est qu’il ne comprenait pas grand-chose à une tradition de pensée très éloignée de la sienne, celle de la phénoménologie. Or, même si Næss ne cite pas la phénoménologie comme démarche dans laquelle s’inscrit l’écosophie et la réalisation d’un soi écologique, c’est bel et bien de cela qu’il est question dans ses réflexions écosophiques : la mise en évidence méthodique de l’expérience vécue de la nature, en-deçà d’une conception théorique du monde qui divise la réalité en deux sphères, le sujet et l’objet.[21]
Parmi les critiques de l’écologie profonde on retrouve les poncifs inlassablement répétés par un certain nombre d’intellectuels qui appliquent leurs schémas idéologiques sur des aspects particuliers de l’écologie profonde, oubliant l’essentiel qu’ils ne comprennent pas.
Quant à la protection de la nature qui serait un néocolonialisme au détriment des populations autochtones, cette fable, constamment entretenue, ignore que les populations autochtones ont été et continuent d’être décimées par le colonialisme industriel occidental qui détruit leurs forêts, stérilise et pollue leurs terres et les exploite sous une forme d’esclavage odieux. L’écologie profonde promeut une harmonie entre l’humanité et la Nature, seule voie possible pour une humanité prospère dans un monde riche et enchanté. Cette écosophie n’exclut en rien l’humain de la Nature, et surtout pas les populations qui démontrent depuis des siècles qu’elles savent vivre en harmonie avec la Nature qui leur fournit l’habitat, l’alimentation et nourrit leurs spiritualités.
Conclusion : une philosophie indispensable pour notre temps
Pour faire face aux défis écologiques de notre temps Arne Naess appelle à une réorientation idéologique, économique, politique et technologique. Le cœur de cette révolution consiste à repenser l’humain comme membre de la communauté du vivant, constitué d’une infinité de relations. Pour réactiver ce réseau rien de mieux que de faire l’expérience de la Nature par la promenade, la contemplation, l’observation et la méditation ou encore un TQR (travail qui relie) selon Johanna Macy. Il faut sortir du solipsisme rationnel pour nous ouvrir à notre part animale, sensuelle et intuitive. Ainsi la satisfaction de se sentir chez soi dans le monde génère un sentiment de plénitude qui nous permet de jouir de la richesse de la vie dans la sobriété matérielle comme le propose Paul Ariès : Moins de biens, plus de liens. L’écologie profonde n’est pas une philosophie dogmatique, mais une source d’inspiration pour nous aider à définir une attitude constructive face à la multiplication des défis écologiques de notre temps. Mon séjour à Tvergastein m’a incité à revisiter ses principes et il m’a été facile de les connecter à mes propres convictions. Notre époque a vu une forte croissance du débat écologique dominé par ce que Arne Naess appelle l’écologie superficielle. Sous l’impulsion des changements climatiques, s’est enclenchée une course aux solutions techniques qui étouffe et rejette une considération plus profonde pour nos valeurs, et un changement radical de nos modes de vie. Cela conduit à une dérive que je nomme une écologie contre la Nature, qui empêche les humains de se reconnecter avec la Nature, seule voie vers la maîtrise de nos besoins matériels. En politique méfions-nous de l’écologie superficielle qui fonce tête baissée dans la croissance et les consommations prétendument écologiques. L’écologie superficielle nous prive de la Nature dont nous avons justement besoin pour développer une écologie joyeuse, une inclination naturelle à des comportements en harmonie avec la richesse des écosystèmes. Le manque de Nature est la plus grande menace qui pèse sur l’humanité, une menace sur l’environnement, l’économie, la santé et la joie de vivre. Notre époque a plus que jamais besoin d’une écologie profonde qui s’attaque aux racines du mal, préserve de vastes espaces de nature libre et sauvage, jusqu’à proximité des villes, afin de permettre à la population de retrouver ses racines sauvages et de connecter son soi à celui des tous les êtres qui partagent notre passage éphémère sur cette Terre. Il s’agit de créer un monde nouveau que j’ai appelé le cinquième âge de l’humanité, un monde écologique habité par l’esprit[22], ou encore une civilisation hautement technique dans une vaste nature sauvage.[23]
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[1] C’est-à-dire de la totalité de sa personne, de son être profond (son Soi), de sa vie et de son œuvre
[2] La pensée écologique (2021) https://lapenseeecologique.com/philippe-roch-robert-hainard/
[3] Voir une explication plus détaillée des huit points dans Naess Arne, La réalisation de soi, Wildproject, 2017, p 44 – 47
[4] Ramadier Mathilde, L’écologie profonde, Que sais-je ? 2023, p 54-55.
[5] Roch Philippe, Le penseur paléolithique, Labor et fides (2022) p 175 – 233.
[6] Naess Arne, La réalisation de Soi, Wildproject, 2017, p 157.
[7] Leopold Aldo, Almanach d’un comté des sables, p. 283.
[8] Naess Arne, L’écologie profonde, Puf, 2022, p 26.
[9] Hainard Robert Expansion et nature, Paris, Le Courrier du Livre, 1972 p 18.
[10] Voir le chapitre « Nature et culture » dans Roch Philippe, Le penseur paléolithique, Labor et fides, 2022, p 27 à 39.
[11] Naess Arne, L’écologie profonde, Puf, 2022, p. 30.
[12] Ibid, p 121.
[13] Roch Philippe, Nature mystique, Jouvence, 2023, p 23.
[14] Naess Arne, La réalisation de Soi, Wildproject, 2017, pp. 87 – 107.
[15] Je reprends ici textuellement un passage de Roch Philippe, Nature mystique, Jouvence, 2023, p 66.
[16] Naess Arne, La réalisation de Soi, Wildproject, 2017, p 98.
[17] Hainard Robert, Nature et mécanisme, Éd. du Griffon, Neuchâtel, 1946, p. 19.
[18] Roch Philippe, Méditer dans la Nature, se relier à l’âme du monde, Jouvence, 2015.
[19] Ibid p. 103.
[20] Ferry Luc, Le nouvel ordre écologique, Grasset, 1992, p 191.
[21] Hess Gérald, communication personnelle, 2023.
[22] Roch Philippe, Nature mystique, Jouvence, 2023, p. 153.
[23] Roch Philippe, Le penseur paléolithique, Labor et fides, 2022, p 245.