Dossier réalisé par Sophie Swaton
Dans son célèbre livre Comment la Terre s’est tue, l’écrivain et philosophe David Abram raconte la disparition progressive de la forêt et des arbres dans certaines parties du territoire indonésien à cause de la déforestation. Cependant, le syncrétisme est toujours actif et les gens croient fermement aux esprits : ils ont l’habitude de vivre dans le respect de tous les êtres vivants, ainsi que des arbres. Les âmes sont partout. Abram écrit à propos des araignées lors des moussons, qu’elles construisent tranquillement leur toile, comme l’univers se construit. Regarder une araignée qui construit sa maison, logiquement, dessine des courbes et des angles parfaits, depuis le centre vers les limites extérieures, lui rappelle la façon dont notre galaxie est construite.
Les gens respectent l’esprit des araignées ainsi que l’esprit des fourmis qu’ils nourrissent chez eux d’une manière particulière. Après avoir pensé que cela constituait d’étranges rituels, Abram explique comment il a changé d’avis, en découvrant que ce n’était pas si fou ni excentrique : en effet, les fourmis n’attaquent pas la maison si de la nourriture en sort. Les connaissances issues des traditions orales sont en quelque sorte liées à des explications rationnelles.
Si l’Indonésie est célèbre pour son syncrétisme, elle l’est aussi pour son gouvernement politique. Le pays constitue effectivement la troisième plus grande démocratie du monde. Après la fin de la deuxième guerre mondiale, Sukarno, le premier président indonésien a créé le Pancasila, constitution construite sur la base de cinq principes fondamentaux, après 400 ans de colonisation néerlandaise. Le Président Sukarno a réussi à faire sortir son pays de la colonisation tout en tenant tête aux États-Unis, en protégeant les ressources naturelles et minérales de son pays. Dans un discours fondateur du 17 août 1945, il revendique le Pancasila, doctrine qui s’articule autour de cinq principes clés et qui incarne la philosophie du nouvel État indonésien. Ces cinq principes combinent la croyance en un Dieu suprême ; l’affirmation d’une humanité à la fois civilisée et juste ; l’unité de l’Indonésie ; l’idée d’une démocratie dirigée par la sagesse de la délibération parmi les représentants ; et la justice sociale.
Au-delà de l’existence de différentes ethnies, le nationalisme est revendiqué. Si le pays est connu pour être musulman à 90%, il est fondamental de préciser que toutes les grandes religions sont reconnues par l’État, faisant du Pancasila une doctrine officielle, au-dessus des religions elles-mêmes. Il s’agit de conserver à tout prix l’unité dans la diversité, ce qu’a su habilement construire le Président Sukarno et qui fait aujourd’hui encore figure de « père de la Nation ». Car depuis le VIIIème siècle, l’Indonésie a connu différents clans et religions qui se côtoient et se remplacent progressivement de manière très pacifiée. Le fanatisme religieux n’est pas une constituante du pays, bien au contraire ! Les quelques fanatiques intégristes disséminés sur le territoire sont apparus après le 11 septembre 2001, directement arrivés d’autres pays. Ceux-là sont interdits de politique et soumis à des contrôles réguliers. La plupart des musulmans indonésiens sont « traditionalistes » : ils gardent les croyances et pratiques des religions qui les ont précédés ; respectivement l’animisme, le bouddhisme, l’hindouisme. Et la guerre civile qui a dévasté le pays après l’ère Sukarno est d’origine politico-militaire, avec de grands enjeux économiques à la clé, passés et présents qui impliquent l’Occident.
A l’automne 1965 le général Suharto s’empare du pouvoir dans des circonstances non encore élucidées invoquant, dans un contexte mondial de guerre froide, une machination communiste qu’il incombait à l’armée et au peuple indonésien de combattre. Cette accusation est étonnante quand on sait que Sukarno, en 1964, était en excellent terme avec le parti communiste de son pays qui comptait des millions de membres. En revanche, il était en moins bons termes avec les Américains, identifiés la même année comme de potentiels colonisateurs… « L’Année de tous les dangers » avait annoncé Sukarno, inspirant le titre du roman de Peter Weir qui donna lieu au film du même nom relatant l’horreur du massacre civil de la communauté chinoise notamment.
Durant trois décennies, le gouvernement militaire de Suharto a bel et bien fait des carnages dont la population porte encore les stigmates, avec plus de trois millions de morts. Cette propulsion foudroyante au pouvoir fut applaudie par les Occidentaux qui ne s’en offusquèrent nullement. Officiellement, il fallait bien se défendre contre la menace communiste. Officieusement, les États-Unis n’étaient sans doute pas contre obtenir quelques mines d’or à l’Est de la Papouasie. A la bonne heure, c’est justement ce que ne manqua pas de leur offrir Suharto, juste après l’officialisation de son arrivée au pouvoir en 1966, imposant son parti : le Golkar. Beaucoup de gens sont morts, trois millions durant ses trente ans de « règne », dans une sorte de purge au nom de la lutte contre le communisme dans un contexte international de guerre froide. Suharto, auto-consacré président, a permis ce que Sukarno avait réussi à empêcher au cours de sa gouvernance : ouvrir le marché de l’exploitation du palmier à huile aux sociétés américaines et une grande exploitation de l’or (Freeport McMoran en Papouasie occidentale).
Parallèlement, des pans entiers de forêts ont été détruits, au bénéfice d’une poignée de personnes en Indonésie, des proches de Suharto, encore aujourd’hui dans les sillons du pouvoir : c’est bien son gendre, Prabowo Subianto, qui s’est présenté contre Jokowidodo et qui, dans le deuxième débat télévisé de la campagne, a promis qu’il restituerait au pays la majorité des jungles qu’il possède. Or, d’après les activistes locaux que j’ai rencontrés, cela n’est légalement pas possible. Et ce d’autant plus que des contrats en Occident ont été établis avec des multinationales depuis le « règne » de son beau-père. Ainsi, des entreprises américaines ont profité des années de largesses économiques au détriment des populations locales.
De nos jours, grâce à l’Indonésie, les États-Unis sont le plus grand producteur d’or au monde. Mais à quel prix ? La fin d’une jungle. Il a fallu beaucoup de temps avant que les citoyens reprennent le pouvoir et réinstaurent la démocratie à la fin des années 1990. Aujourd’hui, le pays redevient libre, sous la figure du Président Jokowidodo. L’opposition par plusieurs groupes de militants courageux et de jeunes, s’est faite dans l’ombre, activement, en tentant de protéger les forêts et la culture indonésienne, dont le syncrétisme. La relève politique démocratique qu’incarne le Président Jokowidodo doit donc composer avec le lourd héritage colonial, politique et économique du pays auquel s’ajoute la richesse de ses racines culturelles, spirituelles, ethniques : 77 langues parlées reconnues à travers les 18’000 îles du pays et plus de 400 dialectes identifiés entre les communautés et clans locaux.
Précisément, à son arrivée au pouvoir, Joko Widodo s’est prioritairement occupé de nationaliser à moitié certaines des sociétés américaines permises sous Suharto, afin que la moitié au moins de leurs bénéfices profite au peuple et non à un clan corrompu, comme d’usage sous Suharto. Le grand défi de Jokowi et de son gouvernement sera en partie de reprendre des contrats écrasants pour l’Indonésie, passés il y a des dizaines d’années, afin d’assurer au mieux une transition écologique et solidaire. Mais tout ne peut pas être remplacé d’office. Il en va ainsi de l’Indonésie comme des autres pays. Joko Widodo doit encore honorer des contrats, faire face à des emplois dans le secteur, et assurer là encore une transition sur le long terme pour les producteurs et les métiers qui assurent malgré tout un emploi à des personnes que le Président cherche à préserver. En résumé, il doit lui aussi affronter la problématique de la fin du mois (du jour ici) avant celle du monde.
Parmi les activistes qui ont mis leur vie en danger pour lutter contre le régime militaire de Suharto, Iwan Asnawi est une figure emblématique. Juriste, petit fils d’agriculteur guérisseur, il vit aujourd’hui en Suisse. Sa propre histoire aide à mieux comprendre l’évolution du pays et le lien entre syncrétisme, écologie et politique : il témoigne dans un premier entretien de ces trois périodes historiques, à travers sa propre expérience et celle de sa famille.
Pour comprendre l’importance de son témoignage, il importe de préciser qu’il n’y a pas en soi de parti politique de droite ou de gauche, ni de parti écologique en Indonésie à proprement parler. Depuis le massacre des communistes durant le régime militaire de Suharto, le terme même de « communiste » est encore tabou et imprononçable en public ; celui de « socialiste » reste suspect et non revendiqué. Il faut donc lire entre les lignes, comprendre comment s’imbriquent le socialisme et l’écologie notamment au sein des partis eux-mêmes dont celui de Jokowidodo ; et voir aussi au-delà de notre interprétation des religions. Car Jokowidodo n’est pas simplement un « musulman modéré ». Son parti, le PDI-P (parti démocrate indonésien), est un parti progressiste, qui prend en soin les précaires, s’intéresse au volet social et à l’éducation qui ont été les points forts de son programme et ont largement contribué à sa réélection en 2019. Sous sa présidence la pauvreté a reculé et la protection sociale avancé.
Corinne Portier est journaliste en Suisse à la RTS. Alors qu’elle terminait juste ses études de journalisme, elle explique à la fois le contexte de la découverte qu’elle a faite des exactions de la politique de Suharto et du désintérêt de l’époque des médias occidentaux avec un manque probant d’informations disponibles.
Aujourd’hui, à l’heure où tous les médias se tournent vers les feux de forêts, sans doute, devons-nous faire un petit effort de compréhension, d’abord historique, ne serait-ce que pour comprendre d’où (re)part le peuple indonésien, ainsi que les enjeux et les défis économiques qui nous rapprochent aujourd’hui et nous lient, qu’on le veuille ou non nous Européens, à commencer par la consommation de leur production d’huile de palme dont nous sommes si dépendants.
Côté indonésien, du point de vue de ceux qui le soutiennent et de la législation mise en œuvre, le Président Jokowidodo protège non seulement les forêts mais aussi les petits producteurs du rachat systématique de leurs terres, défend leurs intérêts, et se déplace plus qu’aucun avant lui pour aller rencontrer les gens, dont les peuples aborigènes avec lesquels les relations se pacifient. Enfin, dans une tradition syncrétiste qu’il incarne aussi, il reste ferme avec l’intégrisme religieux, allié de son rival battu, et a réaffirmé pendant les débats l’annonce d’un programme de protection des forêts dont les dégradations ont chuté sous son mandat.
Pour autant, la tâche est loin d’être aisée. C’est ce que nous verrons avec l’entretien d’Alain Karsenty. Spécialiste des forêts et de l’économie du bois notamment, Alain Karsenty apporte un éclairage primordial sur les causes politico-économiques de la déforestation, notamment sous le régime militaire, et sur la nécessité des mesures actuelles dites d’anti-déforestation sous l’angle plus large des politiques publiques.
Sophie Swaton
Iwan Asnawi est l’auteur de L’esprit de la jungle, le premier volume de la collection « Nouvelles Terres » des Puf, codirigée par Dominique Bourg et Sophie Swaton. Ce dossier a été réalisé à l’occasion de cette parution.