Par Loïc Pillard (Doctorant en philosophie du droit de l’environnement, Université de Lausanne)
Un voleur de grenouilles condamné en vertu de l’ancien article 388 du Code pénal français qui ne visait que le vol de poissons[1], du ketchup considéré comme un légume[2], des abeilles qui sont des immeubles juridiques[3] : le droit semble parfois éloigné du sens commun. Une récente décision californienne assimilant des bourdons à des poissons est l’occasion de revenir sur l’extraordinaire capacité du droit à disposer du réel selon sa propre logique. Alors, pourquoi la Cour d’appel du 3e district de Californie a considéré dans un jugement du 31 mai 2022 quatre espèces de bourdons comme étant juridiquement des poissons ?
Tout a débuté en octobre 2018 quand des groupes d’intérêt public[4] ont demandé à la Fish and Game Commission[5] (ci-après : la Commission) d’inscrire quatre espèces de bourdons[6] sur la liste des espèces en danger, tel que le prévoit le Californian Endangered Species Act[7] (ci-après : CESA). Alors que cette loi ne contient curieusement aucune disposition sur la protection des insectes, sa section 45 définit les poissons comme étant « les poissons, les mollusques, les crustacés, les invertébrés et les amphibiens sauvages, ou une partie, un frai ou un œuf de l’un de ces animaux ». Les bourdons étant des insectes, et donc plus largement des invertébrés, c’est sur la base de cette disposition que les groupes d’intérêt ont demandé l’inscription des bourdons sur la liste des espèces en danger.
Le 18 juin 2019, la Commission a rendu une décision concluant que, d’une part, l’inscription des bourdons comme espèces menacées pourrait être faite ultérieurement, et que, d’autre part, ces derniers allaient dorénavant figurer parmi les espèces candidates au sens de la section 2068 du CESA, c’est-à-dire des espèces dont on envisage l’inscription sur la liste des espèces en danger ou menacées.
En septembre 2019, les groupes d’intérêts ont contesté la décision de la Commission auprès de la Cour du comté de Sacramento, tribunal statuant en première instance. Selon eux, la Commission a commis un abus de son pouvoir discrétionnaire en inscrivant les bourdons sur la liste des espèces candidates et non sur la liste des espèces en danger.
Le tribunal de première instance, en se fondant sur les travaux parlementaires, a conclu que le terme « invertébrés » à la section 45 du CESA désigne de façon claire les invertébrés aquatiques, excluant alors les insectes tels que les bourdons. Il a rejeté l’argument de la Commission sur son expertise scientifique et son interprétation extensive de la loi depuis longtemps. Le tribunal a alors ordonné à la Commission, premièrement, d’annuler sa décision selon laquelle l’inscription des bourdons comme espèces en danger pouvaient être justifiée ultérieurement et, deuxièmement, de retirer ces derniers de la liste des espèces candidates.
La Commission, le California Department of Fish and Wildlife[8] (ci-après : le Département) et les groupes d’intérêt ont alors formé un appel contre ce jugement auprès de la Cour d’appel du 3e district de Californie, statuant en deuxième instance.
Après avoir admis la compétence de la Commission d’inscrire les invertébrés sur la liste des espèces en danger, la Cour d’appel a dû déterminer si cette inscription était limitée aux seuls invertébrés aquatiques ou au contraire à tout invertébré. Elle reconnaît que la section 45 du CESA, datant de 1969, est ambiguë. Bien que les poissons vivent nécessairement dans un environnement aquatique, la section 45 inclut également les mollusques, les invertébrés, les amphibiens et les crustacés, chacun de ces groupes contenant des espèces terrestres et des espèces aquatiques. Ainsi, si seuls les invertébrés aquatiques devaient être concernés par la section 45, comme le soutient le tribunal de première instance, il devrait en être de même pour les autres éléments de la disposition (les mollusques, les crustacés et les amphibiens). Or en 1984, l’escargot des marais de Trinity a été ajouté comme espèce menacée à la section 2067 du CESA : le législateur a donc inscrit une espèce terrestre comme espèce menacée, et cette inscription a été possible uniquement via le terme « mollusque » de la section 45. Étant donné qu’un mollusque terrestre – et donc un invertébré terrestre – figure parmi les espèces menacées par l’ajout du législateur lui-même, la Cour d’appel soutient une interprétation extensive de la loi en admettant que la définition des poissons à la section 45 n’est pas limitée aux espèces aquatiques. Par conséquent, la Cour d’appel soutient l’interprétation que la Commission a le pouvoir d’inscrire tout invertébré, comme les quatre espèces de bourdons, sur la liste des espèces en danger ou candidates.
Cette décision montre de façon remarquable comment le droit peut manipuler – dans le sens noble du terme – le réel, transcendant dans le cas présent les frontières taxonomiques afin d’atteindre le but de protection de la biodiversité visé par la loi. Ainsi la « vérité juridique » peut être très différente de la « vérité scientifique » : le droit adopte son propre point de vue sur le réel selon sa propre logique. Cette capacité à nommer les choses selon sa pertinence intrinsèque est une fonction essentielle du droit[9].
Ainsi, cette assimilation d’un groupe d’animaux – les bourdons – à un autre – les poissons – est un bel exemple d’analogie, à l’instar du vol de grenouilles et des autres exemples cités en exergue. L’analogie, ce subtil mélange de similaire et de différent, est un des plus grands ressorts de l’application du droit en lui permettant d’épouser au mieux le cas concret[10]. Personne ne niera le fait qu’un bourdon – il en va de même pour les autres animaux de la définition de la section 45 du CESA comme les mollusques et les crustacés – et un poisson sont des animaux différents, que ce soit par leur taille, leur forme, leur habitat, leur mode de locomotion, etc. Ce n’est pas leur simple réalité biologique qui a conduit les juges à considérer le bourdon comme un poisson, mais une ressemblance qu’on pourrait qualifier de fonctionnelle : les deux possèdent un rôle écologique qui nécessite une protection, bien que ce rôle ne soit pas identique. On retrouve les deux pôles de l’analogie que sont le semblable et le dissemblable : un rôle écologique à protéger, mais un rôle différent.
Cette affaire illustre l’extraordinaire pouvoir des juges d’influer sur le réel. Par le biais d’un seul jugement, ils peuvent complètement modifier la réalité concrète, dans cet exemple protéger des espèces particulières avec tous les effets que cela entraîne (budget à allouer dans la protection, etc.). En matière environnementale, le rôle du juge n’est pas à sous-estimer, notamment grâce à sa possibilité de pouvoir répondre rapidement aux enjeux : la lenteur du processus législatif n’est pas toujours adéquate face à l’urgence actuelle ; en revanche, un jugement novateur peut entraîner des changements législatifs : ce qui sera apparu « seulement » dans un jugement sera alors entérinée dans une loi, chère aux juristes positivistes. Sans oublier que si ce jugement émane d’une juridiction supérieure, tous les tribunaux inférieurs devront suivre cette nouvelle jurisprudence. Il « suffit » parfois de quelques juges éclairés et courageux pour faire avancer la cause environnementale ; cette affaire souligne l’importance d’avoir des juges ayant certaines connaissances scientifiques et conscients des enjeux lorsqu’il s’agit d’un contentieux environnemental.
En guise de conclusion, un dernier mot sur l’affaire californienne et le sens commun. Si la loi inclut les crustacés dans sa définition des poissons, ceux-là forment avec les insectes un seul taxon phylogénétique (celui des Pancrustacés) : le sens scientifique n’est donc pas si éloigné, puisque la décision de la Cour d’appel ne fait qu’étendre la définition légale à un groupe apparenté. Par ailleurs, si la section 45 du CESA contenait le terme « Pancrustacés » au lieu de « crustacés », cette affaire ne se serait pas produite puisque le texte légal aurait directement et de façon « univoque » contenu les insectes. Trois lettres peuvent parfois avoir une grande importance…
[1] Bourcier Danièle, Argumentation et définition en droit ou « Les grenouilles sont-elles des poissons ? », in : Langages N° 42, 1976, p. 120.
[2] Papaux Alain, Introduction à la philosophie du droit « en situation », Schulthess Médias Juridiques SA Genève/Zurich/Bâle, 2006, p. 56.
[3] Papaux Alain, Introduction à la philosophie du droit « en situation », Schulthess Médias Juridiques SA Genève/Zurich/Bâle, 2006, p. 141.
[4] Les groupes d’intérêt public sont la Xerces Society for Invertebrate Conservation, les Defenders of Wildlife et le Center for Food Safety.
[5] Commission de la pêche et de la chasse.
[6] Ces espèces de bourdon sont Bombus crotchii, Bombus franklini, Bombus suckleyi et Bombus occidentalis.
[7] Loi californienne sur les espèces en danger.
[8] Département californien de la pêche et de la faune.
[9] Ost François / Van de Kerchove Michel, Constructing the complexity of the law. Towards a dialectic theory, in : Wintgens Luc. J. (éditeur), The law in philosophical perspectives. My philosophy of law, Kluwer Academic Publishers Dordrecht/Boston/London, 1999, p. 161.
[10] Gadamer Hans-Georg, Vérité et méthode, Éditions du Seuil Paris, 1996, p. 495.