Par Pierre-Paul RENDERS
Comme tous les projets du vivant, Des Arbres qui marchent sont nés d’une synchronicité et d’une rencontre féconde. Cela s’est passé en 2017. Depuis de longs mois naissaient en moi un désir et une interrogation :
- D’une part, le désir de mettre mes compétences de réalisateur au service d’un projet qui serait au confluent de deux conversions récentes que je venais de traverser successivement : une conversion spirituelle en 2015, me ré-enracinant profondément dans ma foi chrétienne, et l’année suivante, une conversion écologique à la collapsologie et aux effondrements. J’ai vécu la seconde avec le prisme de la première et j’ai tout de suite senti qu’il y avait dans cette fertilisation réciproque un terrain trop peu exploré. Comme par hasard, je n’étais pas le seul : un certain François avait, de son côté, publié en 2015 la fameuse encyclique Laudato Si. Et par ailleurs, des conférences, vidéos et lectures émanant de diverses tendances philosophiques ou confessionnelles, me convainquaient de l’importance de questionner la dimension ontologique et spirituelle de la « crise » écologique. Tout cela mis ensemble me mettait en état d’intuition, d’inspiration et de désir. Comme une voix que je ne percevais pas encore bien mais qui tentait de se faire entendre.
- D’autre part, l’interrogation de savoir quelle forme prendrait ce désir, avec quels partenaires, quelle production, quels financements.
C’est à ce moment que j’ai été sollicité par les responsables de la branche belge du Mouvement pour un Monde Meilleur : ils avaient le projet de réaliser un film inspiré du film « Demain » et cherchaient un réalisateur. J’ai reçu cela comme une réponse à mon interrogation. Nous avons discuté et j’ai proposé de réorienter un peu la démarche initiale, plus axée sur l’action des chrétiens dans le société. J’ai exposé mon appel à explorer plutôt le chemin de la conversion intérieure et des ressources de la spiritualité pour sortir de la paralysie. Ils ont accepté de me suivre dans cette intuition, sans savoir où cela allait nous mener…
Avec un canevas de thématiques qui m’intéressaient (hubris/humilité ; culpabilité/pardon ; peur/amour; colère/joie), je me suis lancé dans une récolte de parole auprès de personnes qui m’inspiraient ou m’intriguaient; au départ, ce devait être une sorte de repérage, un premier entretien pour débroussailler le terrain, nourrir mon projet et revenir ensuite avec une équipe de tournage. Mais très vite, j’ai compris la force de cette démarche légère et spontanée. Et j’ai senti aussi que ce projet devait se réaliser hors des sentiers battus de la production, sans que la dimension financière ne vienne alourdir le processus. J’ai renoncé assez vite à l’idée de trouver un producteur et des financiers car il aurait fallu définir et planifier a priori un projet qui avait besoin de son temps propre pour s’enraciner et pousser à son rythme. Et évidemment cette sobriété heureuse sonnait juste avec le sens de ma démarche. Bref, j’ai pris sur mon temps libre, qui n’a jamais été aussi libre…
A bien y repenser, j’ai vécu cette récolte un peu « égoïstement », comme un chemin de conversion pour moi. Je ne savais plus trop si ce film n’était pas qu’un prétexte pour avancer sur mon chemin personnel. J’essayais de privilégier la vérité de la rencontre et de l’instant, sans trop penser au résultat.
J’ai récolté entre 70 et 80 heures d’entretien auprès de plus de 30 personnes. Puis il a fallu retrousser ses manches et plonger dans cette matière pour découvrir cette voix qui voulait se faire entendre. En assemblant et tissant ces paroles, j’ai eu souvent l’impression de faire un puzzle sans avoir le modèle ni connaitre le nombre de pièces. Là encore, ces heures innombrables à réécouter ces propos et regarder ces visages ont été un vrai chemin de transformation de mon regard et de ma pensée. J’ai essayé de le traduire au mieux, avec, à la fin, l’assistance de nombreux yeux extérieurs, issus de tous types de public. Je me suis finalement impliqué comme guide et narrateur plus que je ne l’avais prévu, avec quelques touches en voix off, qui insistent sur la subjectivité de mon approche : je partage mon parcours de transformation.
Au final, après avoir pris des formats divers, et au terme d’une période de maturation beaucoup plus longue que prévue (4 ans), le projet est devenu une série en huit épisodes, qui se veut à la fois un parcours pour la « conversion » individuelle et un outil d’animation et libération de la parole de façon collective.
Les personnes que j’ai rencontrées, en Belgique, en France ou en Suisse, creusent le sujet depuis des positions atypiques, à la croisée de la science, de l’écologie profonde et de la spiritualité. Elles sont très diverses par leur profil, leur parcours et leurs convictions, mais aussi très semblables à moi par leur appartenance à un certain milieu : occidental francophone (sauf une), privilégié, plutôt intellectuel… Ce choix s’est imposé à moi, et j’ai compris que, malgré mon désir d’aller vers plus de diversité au plan social, culturel et spirituel, il fallait que je me limite pour ne pas diluer mon propos. Il y a pour moi une pertinence à montrer la guérison en cours de personnes qui me ressemblent : je ressens une urgence à la « conversion écologique » de cette catégorie-là en particulier, avec son importante empreinte écologique et son fort pouvoir d’influence.
J’ai eu la grande chance de rencontrer des personnes aussi diverses que des scientifiques collapsologues (Pablo Servigne et Gauthier Chapelle), des économistes et personnalités politiques ( Gaël Giraud, Philippe Lamberts), des philosophes (Dominique Bourg, Michel Dupuis, Charlotte Luyckx, Sophie Swaton), des penseurs et théologiens (Michel-Maxime Egger, Martin Kopp, Marion Muller-Colard, Dominique Collin, …), des personnes engagées et activistes (Adélaïde Charlier, Olivier De Schutter, Cécile Renouard), des psychologues (Vincent Wattelet, Pierre-Eric Sutter), des personnes impliquées dans le Travail qui relie (Aline Wauters, Christine Kristof-Lardet) et des nombreuses autres personnes inclassables et diverses. Leur étiquette m’importait d’ailleurs assez peu : c’est depuis leur position d’humain plus que de spécialiste que j’ai essayé de les faire s’exprimer.
Ces personnes m’ont fait entendre une voix de courage et de sagesse. Courage de regarder en face ce qui nous arrive, les basculements imprévisibles mais inévitables qui nous attendent, et courage de les annoncer aux autres. Sagesse de s’extirper du regard purement pragmatiste et mécaniste qui nous emmène dans le mur pour nourrir d’authentiques graines d’espérance dans l’avenir. Je suis depuis l’origine persuadé que le vrai changement de comportement (et de système) ne peut avoir lieu que s’il est ancré dans une metanoïa, une guérison profonde de notre manière de voir et de penser le monde. C’est pourquoi j’ai mis en avant cette phrase attribuée à Einstein : « on ne résout pas un problème en utilisant les modes de pensée qui l’ont engendré ». Avant de se précipiter sur la réponse à la question « que faire ? », il faut sans doute se confronter à « comment changer ? comment guérir ? ».
Ce qui m’a impressionné et attiré vers ces personnes, c’est la combinaison de la lucidité profonde et de la joie. Loin de cantonner leur transition intérieure à un simple chemin personnel, la plupart s’engagent très concrètement dans des manières de changer collectivement le système. Elles témoignent de ressources intérieures pour s’extirper des sentiments paralysants (déni, peur, colère, honte, culpabilité, impuissance, tristesse). Leur force vient de la manière dont elles ont répondu aux questions de sens profond (le sens du système qui nous englobe, mais aussi sens de la vie sur terre), ce qui rejoint les dimensions psychologique, philosophique et aussi spirituelle.
Mon apport personnel là-dedans, c’est la volonté de faire entendre une voix peut-être un peu négligée dans le concert des démarches écopsychologiques et écospirituelles*, celle d’oser regarder aussi vers nos racines judéo-chrétiennes, qui sont celles de la société mondialisée et mondialisante qui nous emmène dans le mur. Reconnaitre les erreurs et les torts d’une certaine chrétienté, mais aussi redécouvrir les ressources oubliées de l’Évangile du Christ. Je me suis donc appesanti avec les théologiens sur des questions plus spécifiquement chrétiennes, mais d’une manière ouverte qui ne devrait pas dérouter mais plutôt intéresser les personnes n’ayant pas (ou plus trop) de lien avec cette culture et cette religion.
Sans prétendre donner des réponses définitives ni faire le tour des questions abordées, la série se permet d’ouvrir ou ré-ouvrir un champ de réflexion et d’émotion et d’emmener sur des chemins qui, à force d’être impratiqués, ont été comme masqués par les broussailles au point de disparaître du champ de vision. J’espère qu’elle suscitera des envies d’aller plus loin par des lectures, des expériences, des partages, des engagements… J’espère surtout qu’elle contribuera à la prolifération des liens et des réseaux d’enracinement pour nous aider à traverser ce qui vient.