Par Laurence Teillet *
L’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS) a rendu son rapport d’étude n°16 sur la vulnérabilité des emprises militaires aux changements climatiques en juin 2021. Il conclut à l’augmentation de l’exposition aux risques climatiques de toutes les emprises militaires et présente les sécheresses comme l’un des risques principaux pour ces dernières (Gemenne et al., 2021). L’inquiétude du corps militaire face aux conséquences du changement climatique est de plus en plus marquée et s’explique à bien des égards.
La chute de l’Afghanistan aux mains des talibans est le résultat d’une série de décisions et d’évènements qui se chevauchent et se rejoignent. Le changement climatique est l’un de ces facteurs, notamment par les intenses sécheresses qu’il induit, et qui ont récemment touché le pays. Pour diverses raisons, ces aléas environnementaux ont contribué à la montée en puissance des talibans, au point où il est même possible de se demander si ces sécheresses afghanes pourraient être considérées comme des points de bascule sociétaux.
Des points de bascule environnementaux et sociétaux
Un point de bascule se caractérise par des changements drastiques dans la dynamique d’un système, encouragés par des mécanismes internes de rétroaction, qui surviennent après des petites modifications des conditions environnementales, amenant inévitablement à un nouvel état de ce système (Milkoreit et al., 2018 et Pruitt et al., 2018).
Le concept de point de bascule est surtout connu dans la sphère environnementale, puisqu’il permet d’expliquer la possibilité d’emballement de certains phénomènes climatiques, comme la fonte du permafrost, la fonte des calottes glaciaires ou la modification des courants océaniques.
Cependant, ces points de bascule ne sont pas endémiques aux systèmes naturels : ils peuvent également être atteints dans des structures sociales. Dans ces cas, les mécanismes de rétroaction sont bien plus complexes et difficiles à identifier. Néanmoins, les expériences passées nous permettent de mieux comprendre et appréhender ces situations.
Par exemple, des chercheurs pensent que les sécheresses ayant impacté la Syrie ces dernières années auraient contribué au passage d’un point de bascule amenant à la situation actuelle. Le conflit syrien a éclaté en 2011 à la suite de manifestations contre le régime du président Bashar al-Assad. Dix ans plus tard, plus de 200 000 personnes ont perdu la vie dans ce conflit, 7,6 millions se sont retrouvées déplacées et plusieurs groupes armés combattent toujours pour le contrôle d’un pays morcelé (Lenton, Mansell et Taylor, 2021).
La Syrie est l’une des régions les plus arides au monde. Entre 1990 et 2005, cinq sécheresses significatives ont frappé le pays, entrainant une réduction de près de 67% des précipitations (Gleick, 2014). En 2006, une énième sécheresse a été encore plus sévère, s’étendant sur deux saisons (Gleick, 2014). Une étude conduite en 2012 a suggéré que ces dernières pouvaient être directement liées au changement climatique qui a réduit les précipitations et augmenté l’évapotranspiration dans la région (Gleick, 2014).
Ces sécheresses ont causé de très larges pertes agricoles (les récoltes de blé et d’orge ayant diminué de 45 et 67% respectivement), des dislocations économiques et de nombreux déplacements de population (Gleick, 2014). Près de 800 000 personnes ont perdu leurs moyens de subsistance (Gleick, 2014).
Quelques-uns des premiers signes de troubles socio-politiques précédant l’explosion de la crise syrienne ont eu lieu dans la ville de Deraa (Gleick, 2014). Il est intéressant de noter que cette commune était particulièrement touchée par une immigration d’agriculteurs et de jeunes hommes au chômage qui ont dû quitter leurs provinces d’origine en raison des mauvaises récoltes, ce qui conforte les chercheurs dans l’idée que le changement climatique ait pu concourir à la crise syrienne. Evidemment, les facteurs sont multiples et complexes, mais il est clair que les conditions climatiques ont exacerbé une situation déjà dangereusement instable et participé au passage d’un point de non-retour.
Il y a de solides raisons de penser que les sécheresses afghanes ont, elles aussi, participé au déclenchement d’une crise politique, humanitaire et militaire.
Une crise politique et climatique
Le 14 avril 2021, le président Joe Biden a annoncé le retrait des troupes militaires étasuniennes d’Afghanistan. Les frappes aériennes ont diminué à partir du mois de mai et les talibans (organisation terroriste promouvant un « […] Islam puritain où les valeurs associées à l’accomplissement du djihad et l’application stricte de la charia occupent une place centrale » (Kamal, 2014 : 47)) ont intensifié leurs attaques dans plusieurs provinces du sud-est du pays (Ahmad et al., 2021). Tout s’est accéléré au mois d’août 2021, un mois après le départ des États-Unis de la base militaire de Bagram. Les talibans se sont emparés de Nimroz, Kandahar et Herat, trois des plus grandes villes du pays (Ahmad et al., 2021). La capitale Kaboul est tombée le 15 août, à la suite de la fuite du président afghan Ashraf Ghani.
Depuis l’accession au pouvoir des talibans, l’Afghanistan connaît l’une « des pires crises humanitaires au monde », d’après David Beasley, directeur exécutif du Programme Alimentaire Mondial. Selon le dernier rapport de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, plus de la moitié de la population afghane a été confrontée à la faim en novembre, soit un nombre record de 22,8 millions de personnes. Alors que sa population fait face à une famine grandissante, que moins d’un cinquième des établissements de santé du pays sont opérationnels (Britten et Amer, 2021) et que le système bancaire s’est écroulé, l’Etat est proche de l’effondrement. L’Afghanistan n’est, ainsi, pas prêt de sortir de son statut d’État failli (Newman 2009). Un défi non seulement pour la communauté internationale qui va devoir trouver un équilibre entre sa reponsabilité de protéger (R2P) et son devoir de non-ingérence, mais également pour le régime taliban en quête de reconnaissance de son gouvernement par les puissances étrangères – reconnaissance innenvisageable dans de telles circonstances humanitaires, politiques et sociales. Egalement, si la famine n’est rarement, à elle seule, source de révolte citoyenne, combinée à d’autres facteurs, elle peut amplifier les conflits (Helland et Sørbø, 2014) : il convient, dès lors, de s’interroger sur le futur du Front de Résistance Nationale, qui combat toujours dans quelques districts d’Afghanistan (Andarab dans la province de Baghlan, notamment), et des conséquences que cette guérilla civile pourront avoir sur le régime tablian et les populations locales.
Le pays est également très vulnérable face aux changements climatiques. Il aurait d’ores et déjà subi une augmentation d’1°C de sa température moyenne dans la plupart de ses régions au cours du XXe siècle (Banque Mondiale, 2021). Les impacts futurs restent incertains, mais une augmentation des sécheresses et des changements dans le régime des précipitations (notamment une réduction des précipitations journalières mais une augmentation des épisodes pluvieux extrêmes) sont déjà enregistrés et devraient s’intensifier selon un rapport de la Banque Mondiale sur le sujet. La vulnérabilité du peuple afghan face à telles catastrophes est immense, étant donné le manque de ressources financières pour développer les stratégies d’adaptation, le taux de pauvreté dépassant les 50% en 2017 et également la dépendance inquiétante du pays au secteur primaire (l’agriculture représentait 42,5% des emplois et 25,8% du PIB en 2019) (Banque Mondiale, 2021).
Le secteur primaire est déjà lourdement impacté par le changement climatique. Les nombreuses sécheresses entre 1997 et 2007 ont réduit de moitié les populations de bétail, et celle de 2017-2018 a engendré une diminution de 50% des récoltes (Banque Mondiale, 2021). Le manque de ressources en eau et la faiblesse des systèmes d’irrigation rendent la production de denrées essentielles instable et menace les moyens de subsistance de millions d’agriculteurs.
Un groupe terroriste a su tirer profit de cette crise, et notamment des conditions climatiques, afin de faire avancer son agenda militaire et politique : les talibans.
Une montée du terrorisme favorisée par le changement climatique
Afin de diversifier leurs moyens de subsistance, de nombreux jeunes hommes de la province de Balkh ont décidé, dans les années 2006-2007, de rejoindre les talibans (Nett et Rüttinger, 2016). En effet, alors que le groupe terroriste peut se permettre de payer ses soldats 300 $ par mois, le salaire d’un policier afghan atteint généralement difficilement les 100 $ par mois à titre de comparaison (Schmidt, 2010 – chiffres discutés, mais données plus récentes à ce sujet indisponibles). La réduction des moyens de subsistance, notamment des agriculteurs en raison de la crise climatique, a influencé les plus vulnérables à rejoindre ces groupes armés.
Également, les sécheresses à répétition rendent les cultures traditionnelles infructueuses pour les agriculteurs. En revanche, ces conditions climatiques sont particulièrement propices au développement d’une autre culture : celle du pavot, dont on tire l’opium, la morphine et l’héroïne. Il s’agit d’une plante résistante à la chaleur et au manque d’eau, qui présente ainsi peu de risques dans un environnement incertain (Peters, 2009). De surcroit, il a été démontré que plus la concentration atmosphérique en dioxyde de carbone était élevée, plus les plants de pavot étaient robustes et chargés en opiacés (Newton, 2008). Les liens entre la culture du pavot et les talibans ont été démontrés à de nombreuses reprises. Il est aujourd’hui estimé qu’entre 30 à 50% des revenus du groupe terroriste proviennent de l’industrie de l’opium à l’intérieur de l’Afghanistan (Schmidt, 2010).
Bien que les talibans ne tiennent pas les rênes de l’intégralité du trafic de drogues dans le pays, il est clair qu’ils en bénéficient fortement financièrement grâce à plusieurs mécanismes (Schmidt, 2010).
Dans un premier temps, le groupe terroriste apporte sa protection aux fermiers pour la culture et le transport de l’opium en échange d’argent, ou directement de marchandise (Peters, 2009). Dans certaines provinces sous domination talibane, le groupe armé taxait également 10% des revenus des récoltes (Peters, 2009).
Dans un second temps, les talibans achètent aux agriculteurs leurs récoltes de pavot en avance. L’offre n’est pas refusable pour les travailleurs en situation de pauvreté en ce qu’un tel accord leur permet de « […] nourrir et héberger leur famille pendant la saison hivernale » (Schmidt, 2010 : 67 – traduction personnelle). Cependant, ces mêmes agriculteurs finissent par devoir plus que la valeur de leur récolte aux talibans, et se retrouvent enfermés dans une dette perpétuelle à leur égard (Schmidt, 2010) – et le groupe terroriste se garantit, alors, une source de revenus grâce aux intérêts.
Enfin, et dans un troisième temps, les talibans maîtrisent les fluctuations du marché de l’opium. En 2008, il était estimé que le groupe armé entreposait huit mille tonnes d’opium, suffisantes pour permettre le financement de leurs activités pendant deux ans quand bien même l’administration étasunienne aurait décidé de détruire tous les champs de pavot (Schmidt, 2010). Ce stock stratégique leur a permis également de jouer avec les interdictions de production et de vente de l’opium, profitant de l’augmentation des prix liés aux périodes de prohibition pour faire fructifier leurs bénéfices.
Les réponses du gouvernement afghan à ce problème ont été inadaptées. Les approches coercitives de réduction de la culture du pavot dans certaines régions ont augmenté le soutien aux talibans de la part de la population locale, puisque cette même interdiction ne s’accompagnait pas de mesures de d’aide pour les agriculteurs déjà en situation de précarité (Fishstein, 2014).
Quant à Washington, il n’a pas considéré le problème des narcotiques en Afghanistan comme une de ses priorités pendant ses années d’intervention sur le terrain (Peters, 2009). Une erreur certaine, avec du recul, qui a permis au groupe terroriste de conserver des moyens de subsistance, et préparer la suite de son agenda politique.
Les talibans ont su tirer profit des aléas environnementaux qui touchaient l’Afghanistan au point où nous pouvons nous interroger sur la qualité de point de bascule sociétal de ces récentes sécheresses. S’il n’est pas possible, au vu des connaissances actuelles, d’apporter une réponse définitive à cette question, il peut néanmoins être conclu que ces conséquences climatiques ont contribué de manière significative à l’avènement de la situation actuelle, comme d’autres facteurs, en poussant l’Afghanistan à son point de non-retour.
Les questions d’adaptation au changement climatique et les études de vulnérabilité demeurent centrales et nécessitent une attention accrue si nous ne voulons pas faire face à des nouvelles situations similaires dans le futur.
* Étudiante en master 2 à l’Université de Limoges en Droit International et Comparé de l’Environnement, Laurence Teillet détient également un LL.M. en Droit des Ressources Naturelles de l’Université d’Aberdeen en Écosse. Ses centres d’intérêt se concentrent principalement sur le droit international de la mer, de l’énergie, de l’environnement et du changement climatique.
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