Par Dominique Bourg et Sophie Swaton
Nous ouvrons ici une série d’entretiens ou d’articles dans un esprit voisin de celui qui nous a conduits à lancer la collection « Nouvelles Terres » dont le premier volume – Iwan Asnawi, L’esprit de la jungle – a été publié fin août dernier. L’objet de la collection est de donner la parole en première personne à des représentants de cultures tierces et en tout premier lieu issus de « peuples premiers ». Un tel projet – tant celui de la collection que celui qui anime cette série d’entretiens et de papiers – peut être porté par bien des intentions. Il part en premier lieu d’un constat : le caractère morbide affirmé de la civilisation occidentale finissante, désormais internationalement relayée. Morbide au sens où elle fragilise la vie sur Terre, directement en provoquant un effondrement rapide de la vie sauvage, indirectement en érodant les conditions à la vie par le changement climatique. Il ne s’agit pas non plus, en second lieu, de rejeter notre héritage, mais d’impulser un nouveau départ, d’y contribuer tout du moins en nous tournant vers la sagesse de ceux que nous avons massacrés et méprisés. Non pour les singer, mais pour nous en inspirer, pour entrelacer nos interrogations et les leurs, d’autant qu’ils s’emploient à se reconstruire, à s’imaginer un nouveau futur, comme nous devons le faire nous-mêmes.
Rappelons ici l’hommage rendu et par le GIEC et par l’IPBES aux peuples premiers, conservateurs et protecteurs de la forêt. D’aucuns, au sein du GIEC, vont plus loin et en appellent à un maillage entre leurs savoir-faire et les nôtres (voir les propos de Valérie Masson-Delmotte rapportés par Pierre Le Hir, « Un rapport spécial du Giec : l’humanité épuise les terres », lemonde.fr, 8 août 2019). La permaculture en est la première attestation et mise en œuvre (voir ici l’article sur la permaculture de François Léger et alii). Elle a su mailler la sagesse des aborigènes, leur holisme et leur respect de la communauté des êtres vivants, leurs pratiques agricoles, et le savoir issu de la science des écosystèmes notamment quant à la complémentarité des espèces de plantes différentes.
Il convient pour comprendre le tissage que nous appelons de nos vœux de bien distinguer sciences et techniques. Même si ceux deux démarches semblent se prolonger, voire se superposer, et même si les tenants de l’une et de l’autre empruntent en termes de formation un même chemin, au moins un temps, on n’en a pas moins affaire à deux démarches distinctes. La méthode scientifique vise à produire des énoncés, généralement exprimables de façon formelle, des lois enchâssées dans une édifice théorique plus large. Ces énoncés, de part en part contrôlables, sont les plus fermes possibles, les plus vraisemblables possibles. Mais leur fermeté est à l’aune de leur étroitesse. Ils relèvent par ailleurs d’une unique modalité de jugement, celle selon le vrai et le faux. Il est vain, si ce n’est absurde, de s’opposer à un énoncé authentiquement scientifique. La démarche technique ou technologique ne vise en revanche nullement à produire des énoncés, mais à en partir en vue de modifier l’état du monde, de le transformer, et généralement en y introduisant des objets nouveaux. Dès lors, les modalités de jugement requises n’ont plus rien à voir avec le vrai/faux, mais avec de multiples autres modalités possibles de jugement : selon le beau/laid, l’utile/inutile, le coûteux/bon marché, le dangereux/inoffensif, etc. Un objet, à la différence d’un énoncé, ne saurait être vrai ou faux ! Il est et par ailleurs se prête à une multitude d’autres modalités de jugement. C’est pour quoi on ne saurait confondre, en dépit d’une forme de continuité, sciences et techniques. La confusion des deux étant évidemment intéressée, elle permet de faire ruisseler sur les techniques l’autorité et la neutralité, le surplomb en matière de jugement, dont bénéficient les énoncés scientifiques. La grossièreté étant alors de faire apparaître certains objets – par exemple une plante génétiquement modifiée ou un réacteur nucléaire – pour des canard-lapin, à savoir des objets-scientifiques. Il n’est pas d’objets scientifiques possibles, mais seulement des énoncés. Précisons toutefois, un réacteur nucléaire ou une plante génétiquement modifiée peuvent servir à produire de la connaissance, mais en tant qu’instruments de laboratoire, mais non en tant qu’objets en série destinés à être vendus sur un marché. A ce dernier titre, ils sont susceptibles d’une multitude de modalités de jugements possibles. Ils ne jouissent d’aucune nécessité ; leur diffusion au sein de la société constitue un choix, avec toutes les bifurcations et éventuellement l’arbitraire que cela implique. La morbidité de notre civilisation ne tient pas tant à nos connaissances, fermes et partielles répétons-le, qu’à leur enchâssement dans un dispositif imaginaire plus large, inséparables d’un type de techniques et du marché, orienté vers la puissance, l’arrogance, la vitesse, une certaine quête tous azimuts de l’universalité.
Évidemment cela ne signifie pas que nos connaissances entretiennent une absence totale de relation avec l’action. Il suffit de songer aux sciences du climat dont les premiers modèles datant des années 1970, appuyés sur une théorie de l’effet de serre remontant au siècle précédent : elles nous ont très tôt avertis du danger de la dérive de nos émissions carbonées. Les connaissances peuvent inciter à l’action, et en l’occurrence pour l’action climatique le doivent. Mais en revanche, comme suffirait à le montrer l’architecture du GIEC et son évaluation de l’état des connaissances en trois groupes différents (physique du climat, vulnérabilité, réduction des émissions pour une atténuation du changement climatique), les sciences du climat ne sauraient nous dire ce que nous devons faire pour réduire drastiquement nos émissions, quelles solutions retenir, vers quel type de société, et au-delà de civilisation, nous orienter.
Nous évoquerons encore un autre cas de figure du franchissement indu et dangereux de frontière entre théorie et pratique : celui illustré par une fausse science. L’économie néoclassique constitue en effet une discipline à part entière avec ses règles et ses méthodes, mais certainement pas une science au sens de la physique. Celle-ci raisonne sur des faits sociaux, autres canard-lapin, tant les faits sont en ces domaines inséparables de leurs interprétations, à tel point qu’il n’est jamais possible d’atteindre des données quasi chimiquement pures, étroitement mesurables comme en physique. D’où le caractère fort peu prédictif des modèles économiques et leur distance à la complexité qu’ils tentent de réduire. Mais force est de constater que la mathématisation hasardeuse du réel construit par la « science » économique n’en a pas moins servi de justification à des politiques publiques socialement et environnementalement destructrices.
Quoi qu’il en soit, nos connaissances, ainsi comprises, comme le montre le cas de la permaculture, peuvent s’enchâsser dans des dispositifs plus larges associant réflexions, valeurs, pratiques et croyances diverses. Et c’est de tels dispositifs qu’il convient d’inventer pour reprendre pied sur Terre, pour nous insérer à nouveau au sein du vivant. Avant d’aller plus avant dans cette direction, rappelons les croyances « rationnelles », inspirées d’une interprétation des sciences et de leur statut, auxquelles il convient désormais de tourner le dos. Mentionnons le « scientisme » qui consiste à dénier l’étroitesse de nos connaissances, pourtant au fondement de leur validité, et à considérer le jugement selon le vrai et le faux comme l’alpha et l’oméga. Il n’est dès lors aucune question qui ne soit susceptible de recevoir une réponse scientifique. Il est une autre dérive, celle du rationalisme cherchant à soumettre toute forme de réalité à l’examen d’une figure particulière de la raison, celle des Lumières, celle issue de l’universalisme abstrait de la physique classique, insensible aux conditions limites et autres phénomènes d’échelle. Il n’est dès lors de raison qu’universelle, laquelle universalité est produite par abstraction de toutes les qualités sensibles et autres singularités. Les qualités sensibles, les constructions culturelles fondées sur des témoignages ou quelque réalité singulière que ce soit, et partant les religions, la pluralité des modes de vie, des traditions, des savoir-faire, etc., tout est ravalé au rang d’illusions. Cette fiction a pu donner des fruits magnifiques. Tels furent les droits humains : pour les produire il convenait d’imaginer une humanité abstraite de toutes les différences qui séparent les individus. Mais lorsqu’on s’emploie précisément à universaliser cette figure particulière de la raison, de plier quelque réalité que ce soit à cette forme de rationalité, les problèmes arrivent. Considérons son application à l’agriculture. Il en a découlé une volonté de s’abstraire du vivant, des sols, du cycle de naturel de l’azote, quelques variétés de blé ou de tomates dans le monde entier, et donc une diversité génétique détruite, des pesticides en masse et de l’énergie à gogo. Cette agriculture a certes permis de nourrir la planète, mais au prix d’une destruction massive du vivant. A quoi s’ajoute que cette agriculture est énergétivore (1calorie alimentaire produite exige 10 calories fossiles) et peu résiliente au changement climatique. Nous devons tourner cette page.
Revenons à la nécessité évoquée plus haut de mailler nos représentations scientifiques à des valeurs, des croyances, des pratiques et des techniques différentes et nouvelles, etc. Ce travail de maillage constitue un paradigme, une sorte de matrice propre à générer des représentations et des pratiques sociales au long cours. Notre hypothèse est qu’un tel renouvellement de paradigme est en cours et qu’il est inséparable d’un travail de réinsertion de l’humanité au sein du vivant, en partie lié au mouvement de nos connaissances.
Pour mieux le comprendre repartons du paradigme qui reste encore en grande partie le nôtre, celui du mécanisme moderne. A la fin du 16e et au début du 17e siècles s’est imposée une conception totalement inédite de nos relations à la nature et de la nature elle-même, sous l’impulsion de la physique naissante. Nous nous sommes mis, sous l’impulsion d’élites scientifiques nouvelles, à concevoir le monde naturel comme un agrégat de particules mécaniques, matérielles, extérieures les unes aux autres, dépourvues de quelque intériorité que ce soit, et plus largement de toute espèce de qualité. L’univers apparaissait alors comme purement mécanique, et partant homogène et non hiérarchisé. Affirmation beaucoup plus lourde de conséquences que le simple passage du géo- à l’héliocentrisme, qui comptaient de talentueux partisans dès l’antiquité grecque. Remarquons toutefois que ce monde purement mécanique trouve aussi dans l’antiquité ses premiers hérauts.
Quoi qu’il en soit, à partir du moment où la nature était réputée purement mécanique, l’humanité ne pouvait que lui apparaître, par essence, étrangère et supérieure, car dotée d’intériorité, capable de penser, de promettre, de contracter, de se projeter dans le futur en s’appuyant sur la flèche du temps. Et nous renvoyons sur ce point le lecteur à l’une des quatre ontologies possibles selon Philippe Descola, à savoir le « naturalisme »(1). Ce faisant la modernité naissante emportait avec elle l’héritage de l’interprétation de la Genèse promue par les siècles précédents, rivée à une seule des postures bibliques, celle dénommée « despotique », appuyée sur les versets suivants (Gn 1, 26 – 28) : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il soumette les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toute la terre, et toutes les petites bêtes qui remuent sur la terre ! » (traduction TOB). Dès lors l’affirmation de soi de l’humanité, son développement, ce que l’on finira par appeler Progrès, ne pouvait consister qu’en un travail d’arrachement permanent à la nature, d’artificialisation de cette dernière. Nous devons, diraient les sages de la Maison de Salomon de la Nouvelle Atlantide de Bacon, faire « indéfiniment reculer les bornes de la nature », et tout aussi indéfiniment faire corrélativement progresser l’« empire » humain. Le recouvrement quasi parfait du paradigme naissant et de l’enseignement biblique ainsi compris, donnait une puissance accrue au paradigme naissant.
En conséquence de quoi, compte tenu de l’étrangeté des êtres humains à la nature, les animaux ne pouvaient que constituer des machines. Certes cette conception n’a cessé d’être combattue durant les temps modernes et une tradition philosophique comme le végétarisme n’a pas disparu pour autant. La modernité n’a pas été plus homogène que ne l’avait été l’antiquité. Il n’empêche que cette vision mécaniste de l’animal a néanmoins réellement imprimée les esprits. Un historien comme Keith Thomas s’est par exemple attaché dans Man and the Natural Word(2) à montrer comment cette relation nouvelle aux animaux a pénétré le tissu social, tout en affectant les relations sociales. Elle a surtout fini par s’imposer via les traités de zootechnie du 19e siècle et par créer l’élevage industriel.
Celle même conception mécaniste a inspiré Hobbes et son artificialisme radical, sa volonté de comprendre de façon mécaniste la généalogie de l’ordre civil, et partant la philosophie du contrat en totalité, à laquelle nous devons les fondements de la démocratie représentative, etc. Au-delà, l’idée même de sciences sociales, séparées des sciences naturelles, eut été impensable sans ce dualisme moderne, sans la séparation de la réalité entre humains et société d’un côté, et êtres naturels de l’autre Etc.
Ces quelques indications suffisent à faire comprendre ce que paradigme en général, et ce que paradigme moderne en particulier signifient. Celui-ci subit désormais de violents assauts. Nous y avons fait allusion au début de cette introduction à notre dossier. Le dualisme s’effrite. Le changement climatique y suffirait à lui tout seul qui fait apparaître les catastrophes naturelles d’antan comme autant de phénomènes tout autant culturels, inséparables de la montée en puissance de nos émissions carbonées. Gédéon, héros biblique, prétendait arrêter le soleil dans sa course, nous, nous avons fini par intensifier les effets de son rayonnement… Nous avons devant nous tout un travail d’élaboration philosophique à produire.
Or, précisément, nous défendons l’hypothèse du surgissement d’un nouveau paradigme, enté sur le vivant, spéculativement sur l’évolution de nos connaissances du vivant d’un côté, et pratiquement sur l’évolution parallèle de l’ensemble du tissu social, de nos représentations et sensibilités à nos pratiques et à nos institutions. Le premier coin enfoncé dans le paradigme moderne l’a été par Darwin avec la théorie de l’évolution des espèces ; le second avec les apports de l’éthologie et le troisième, très récemment, par la révolution de la biologie végétale en cours (voir ici l’entretien avec Edward Farmer). Ce sont autant, par contraste avec le paradigme précédent, de réinscriptions de l’homme dans la nature, à des mises en lumière successives de la continuité et de la solidarité homme-nature.
Avec la révolution darwinienne de la seconde moitié du 19e siècle, l’humanité redescend de Sirius sur Terre, abandonne sa position en surplomb propre à la physique classique, pour être réinsérée dans le flux temporel des espèces et de leur évolution terrestre et naturelle. Il rejoint à nouveau, selon l’expression d’Aldo Leopold, l’Odyssée des espèces naturelles. Certes, il n’est pas moins mécanique que la sélection naturelle, mais il n’empêche que sa conséquence est la réaffirmation de la naturalité de l’espèce. Dans la seconde moitié du 20e siècle, une seconde révolution, bouleversant plus encore la conception de notre propre humanité se déploie. L’éthologie animale ruine en effet l’un après l’autre les critères classiques de la différence anthropologique : les possessions prétendument exclusives du langage, de la culture, du sentiment moral, du maniement des outils, une forme de sens politique, l’aptitude à mentir, etc. Les différences nous séparant des autres animaux ont fini par apparaître comme des différences de degré, se détachant sur un fond irrémédiablement commun. Durant ces décennies on apprit à connaître les prouesses linguistiques de primates auxquels on avait appris le langage des sourds et muets ou le maniement de symboles. Sur l’île de Koshima au Japon, les paysans abandonnaient régulièrement des patates douces sur une plage. Des éthologues observèrent alors une jeune guenon tremper pour la première fois une patate douce dans l’eau de mer pour en retirer le sable et pouvoir ainsi la manger. Les autres jeunes singes de la horde l’auraient imitée, mais non les vieux singes …(3) À travers cette observation, nous pouvions voir comment un comportement inédit naissait et devenait une nouvelle pratique dans un groupe social animal. Il n’est pas jusqu’à la fonction symbolique qui ne soit remise en question en tant que spécifiquement humaine ; mais il convient à ce sujet de rester pour l’heure prudent. Etc.
Désormais, depuis une quinzaine d’années, on assiste à une troisième révolution, venant compléter les deux premières, et achevant ce processus de mise en lumière de l’unité du vivant sur Terre. Nous avons en effet très longtemps considéré la vie des plantes comme une forme de vie inférieure, entre le minéral et l’animal, celle d’un état végétatif précisément. Les plantes constituaient le Lumpenproletariat du vivant, celles qui organisent l’interface entre l’organique et l’inorganique, mais dont l’existence serait à l’image de leur fonction d’intermédiation : entre la vie et la non-vie. Or, depuis au moins une décennie, de multiples travaux ont fini par remiser aux oubliettes de l’histoire cette conception pourtant pluriséculaire. Les plantes vivent, aussi pleinement que nous-mêmes, même si elles déroulent leur existence d’une toute autre manière que la nôtre, que celle de nous autres les animaux. Elles ne possèdent pas d’organes vitaux et sont capables de se régénérer, condition à leur survie, elles qui sont condamnées au mouvement sur place, ne pouvant fuir devant leurs prédateurs. Bien qu’elles ne le fassent pas à notre façon, les plantes n’en respirent, n’en digèrent – même pour certaines de petits mammifères –, n’en deviennent et ne s’en meuvent pas moins sur place, n’en replient ou déplient leurs feuilles, n’en transforment leur milieu et ne s’en adaptent pas moins. Or, pour s’adapter, à l’instar de toute forme de vie, il leur faut sentir et analyser le milieu qui les environne, communiquer, concevoir des stratégies, calculer, leurrer prédateurs ou proies, pour les racines détecter voies de passage, minéraux, eau, etc. dans les sols, là encore sans organes appropriés et spécialisés à la différence des animaux. Les plantes vivent bel et bien, pleinement même. Elles possèdent une intelligence, certes différente de celle des animaux inséparables de systèmes spécifiques (d’organes) ; une intelligence que nous qualifierons de systémique faute de mieux.
En conséquence, la révolution en cours de la biologie végétale bouleverse notre conception du vivant et impose l’idée de notre appartenance à un seul et unique phénomène de la vie sur Terre. Nous pouvons désormais nous aussi, avec François d’Assise, dire nos sœurs les plantes. Nous partageons avec elles la même machinerie cellulaire, remontant à nos très anciens ancêtres communs, mais plus encore des caractéristiques plus générales communes à tous les vivants. Des succès populaires comme le livre de Wohlleben sur La vie secrète des arbres(4), ou dans une moindre mesure celui de Stefano Mancuso et Alessandra Viola sur L’intelligence des plantes(5) , instillent dans l’esprit du public cette révolution silencieuse. Des philosophes sont ainsi encouragés comme Emanuele Coccia – La vie des plantes (6) – à concevoir une ontologie du point de vue des plantes. Renvoyons aussi aux travaux d’Edward Farmer sur la communication interne, de feuille à feuille, de l’Arabette (voir ici entretien avec E. Farmer) et à ceux d’Ernst Zürcher sur les arbres (7).
Remarquons au passage que ces bouleversements théoriques ne feront pas l’affaire des Véganes et autres pathocentristes. Si les plantes peuvent exercer toutes sortes de fonctions sans nécessairement posséder des organes appropriés, il n’est pas absurde de s’interroger sur un analogue à la sensation de douleur sans système nerveux. Quoi qu’il en soit le vivant ne se laisse pas facilement enfermer dans les catégories modernes des pathocentristes. Les liens que les vivants nouent entre eux sont multiples et complexes ; la prédation en fait résolument partie, même si elle n’en constitue qu’une facette.
La révolution épistémique en cours se déroule toutefois au moment le plus critique qui soit pour l’humanité et le vivant sur Terre. Celui où les effets de révolutions bien antérieures, celle mécaniste du 17e siècle, puis celle thermodynamique du 19e siècle, voire la révolution informatique du 20e, appuyées sur l’essor de la démographie humaine et la cupidité des élites économiques, avec le bras armé des techniques et de l’économie, sont en train, ni plus ni moins, de détruire le vivant sur Terre, en détruisant ses habitats ou en ruinant ses conditions d’existence par un changement climatique accéléré (8).
Or, cette révolution n’est nullement orpheline. Elle relève même d’un mouvement beaucoup plus large, affectant toutes les strates des sociétés humaines ; d’où l’idée d’un véritable changement de paradigme. Nous assistons à un vaste mouvement en cours, tous azimuts, de réinsertion de l’humanité au sein de la nature. Apparaissent en effet au même moment d’autres phénomènes quasi universels et puissants pour certains : l’affirmation et le développement des droits de la nature (Nouvelle Zélande, Amérique latine et du Nord, France, Inde, etc.)(9), une forte et diffuse sensibilité à la cause animale ; l’essor et la diffusion de l’écopsychologie(10), les découverte et développement des vertus thérapeutiques du contact avec la nature (sylvothérapie ou autres bains de forêts, thérapies en extérieur, jardins thérapeutiques en milieu hospitalier (11), etc.). Enfin le vivant inspire une nouvelle façon de penser et d’organiser l’économie avec l’économie régénérative ou symbiotique (biosourcement de biens et de services, recyclage, rejet de l’extractivisme, mutualisation, économie de fonctionnalité (12), etc) ; une nouvelle façon de penser et d’organiser la société socio- et hola-cratie, un goût affirmé pour les petits collectifs, la redécouverte des communs et de leur gouvernance spécifique. La nature devient ainsi source d’inspiration tous azimuts, pour toutes sortes de domaines, un peu comme si on assistait à la diffusion d’un biomimétisme élargi. Au même moment s’effrite l’idée d’une nature en proie à l’empire systématique de la loi de la jungle : c’est au contraire l’entraide qui apparaît comme quasi systématique et la compétition comme un comportement onéreux et dangereux, fortement cantonné (13) . Du côté des spiritualités, les choses bougent à l’unisson : l’ancrage dans la nature est à l’ordre du jour, que ce soit par la réaffirmation et la diffusion du chamanisme, ou, par l’encyclique Laudato Si’ du Pape François (14). On assiste ainsi à un vaste mouvement qui conduit par une accumulation de voies diverses à repenser de fond en comble notre place dans la nature et qui relègue le paradigme mécaniste (néolibéralisme et transhumanisme), et ce au moment où le vivant et la biodiversité connaissent un commencement d’effondrement.
Nous entrons dans une période de bouillonnement où toutes sortes de choses deviennent un temps possibles, dans de multiples directions. Il n’est pas possible de connaître à l’avance ce qui en découlera précisément, de façon très probablement plurielle, d’autant que ces changements se dérouleront au sein d’un milieu qui ne cessera de glisser sous nos pieds. Seule l’orientation générale nous conduisant à renouer avec notre appartenance au vivant semble claire. Notre ambition ici est de suivre et de comprendre certaines de lignes de force des changements en cours.
C’est pourquoi nous publions en premier lieu ici deux entretiens avec deux figures féminines issues de peuples premiers. En premier lieu avec Juma, jeune cacique, qui doit lutter, au prix de menaces de mort, pour préserver la forêt des projets hydroélectriques, miniers ou de mise en culture, et indissociablement préserver les modes de vie et la culture de son peuple, fondamentalement liés à la forêt. Juma est la première cacique, cheffe, de sa communauté. Elle n’est à cet égard nullement unique. Réaffirmons-le, la reconstruction et la réaffirmation à laquelle s’emploient de nombreux peuples premiers n’a pas grand-chose à voir avec un retour du même. Ce en quoi ils ont beaucoup à nous apporter. Ils doivent se reconstruire après des siècles d’esclavage et de conversion forcée. Juma nous livre aussi un dilemme qu’elle a dû trancher. L’entretien avec elle a été réalisé par Amélie Pochon, Darious Ghavami, David Cahen, et Nicolas Vos, alors étudiants au sein du Master Fondements et pratiques de la durabilité de l’Université de Lausanne le 15 mai 2018. Bien avant l’élection de Bolsonaro. Notons encore la tension dans ses propos entre la particularité de sa culture, hautement revendiquée, et l’horizon d’universalité des peuples relevant d’une même humanité. Une tension que nous partageons désormais et qui inclut l’arrière-plan de la globalité des grandes questions écologiques, lesquelles se posent désormais à l’échelle de la planète.
Avec les propos de Su Hsin, du peuple Papora de Taïwan, recueillis par Amélie Pochon et Maxime Von der Mühll, le lien à la forêt est plus distendu, même s’il fut dans le passé important, sans pour autant avoir disparu. En revanche, comme le lecteur le découvrira les questions d’expropriation, de déni de culture et les questions de genre ne sont pas moins importantes : chez les Papora les rois sont des reines. Et le message d’attention vécue et sensorielle à la nature, d’universalisme respectueux des différences, en tension, est analogue à celui de Juma.
Le témoignage de Véronique Ancey nous place quant à lui au cœur de l’évolution de notre sensibilité aux plantes, et dans un contexte très particulier, celui de la viticulture. Son cheminement entrelace intuition et raison, analyses microbiologiques, empathie au milieu, au vivant, esprit de recherche et tâtonnements (à l’opposé de la rigidité des traditions d’antan), et désir de connexion à la nature. Nous sommes au cœur des mutations spirituelles contemporaines. Ce témoignage a été recueilli par François Yerly, étudiant comme Amélie, Darious, Nicolas et David, à l’occasion de la venue de Véronique dans le cours Expériences et acteurs du même Master, à l’automne 2019.
Notes
(1)Descola Ph., Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005.
(2)Keith Th., Man and the Natural Word. Changing attitudes in England 1500–1800, Penguin UK, 1991.
(3)Voir par exemple le livre sur les acquis éthologiques de James L. Gould and Carol Frand Gould, The Animal Mind, Scientific American Library, 1994, p. 81 et suivantes.
(4)Wohlleben P., La vie secrète des arbres, Les Arènes, 2017.
(5)Mancuso S. et Viola A., L’intelligence des plantes, Albin Michel, 2018.
(6)Coccia E., La vie des plantes, Rivages, 2016.
(7)Renvoyons aussi au livre d’Ernst Zürcher, Les arbres, entre visible et invisible, Actes Sud, 2016 et à celui de Jacques Tassin, Penser comme un arbre, Odile Jacob, 2018.
(8)Voir Sanchez-Bayo S. Francisco & Wychhuys Kris A.G., « Worldwide decline of the entomofauna: A review of its drivers », Biological Conservation 232 (2019) 8-27 ; Ceballos Gerardo et al., « Biological annihilation via the ongoing sixth mass extinction signaled by vertebrate population losses and declines », PNAS, 25 juillet 2017, www.pnas.org/cgi/doi/10.1073/pnas.1704949114 ; https://www.ipbes.net/sites/default/files/downloads/general_message_primer_fr.pdf ; Seibold S. & alii, “Arthropod decline in grasslands and forests is associated with landscape-level drivers », Nature, volume 574, pages 671–674(2019).
(9)Voir Cabanes V., Un nouveau droit pour la Terre, Seuil, 2016.
(10)Egger M.-M., Soigner l’esprit, guérir la Terre. Introduction à l’écopsychologie, Labor et Fides. 2015.
(11)Voir aussi Richard Mitchell, Frank Popham, « Effect of exposure to natural environment on health inequalities: an observational population study », The Lancet, Vol 372 November 8, 2008, pp. 1655 – 1660.
(12)Delannoy I., L’économie symbiotique. Régénérer la planète, l’économie et la société, Actes Sud, 2017.
(13) Servigne P. et Chapelle G., L’entraide. L’autre loi de la jungle, Les Liens Qui Libèrent, 2017.
(14)Pour les mutations spirituelles, voir aussi Bourg D., Nouvelle Terre, Desclée de Brouwer, 2018.