Propos recueillis par Amélie Pochon, Darious Ghavami, David Cahen et Nicolas Vos
Juma Xipaia est l’une des rares femmes cheffes d’une communauté indigène au Brésil. Pendant sa venue en Suisse dans le cadre d’une rencontre au printemps 2018, elle a pris le temps de partager avec nous les luttes quotidiennes qu’elle mène au côté de son peuple. Entre deux conférences du G21 Swisstainability Forum, Juma, accompagnée de son mari et de leur fils, a répondu à nos questions. Nous venions à l’origine pour une interview et avions sollicité les services d’un traducteur. Pourtant, Juma nous demanda de lui poser d’entrée les questions que nous avions préparées, afin qu’il n’y ait pas de surprise et qu’elle comprenne le sens de notre entrevue. Ce fut le seul moment où le traducteur intervint. Après l’avoir attentivement écouté, Juma entama son récit et très vite nous avons compris qu’il ne sera pas question d’une discussion, mais d’un témoignage. Il n’y eut pas de pause et lorsqu’elle reprenait son souffle, le silence était encore chargé de ses mots. Aucun de nous ne comprenait le portugais, et pourtant elle parla avec tellement d’intensité que ce qu’elle avait à nous dire paraissait évident. Pendant 45 minutes, Juma n’a pas lâché le regard de David, comme pour appuyer chaque mot qu’elle prononçait, pour être certaine qu’ils soient bien entendus et pour qu’il puisse sentir son histoire davantage que la comprendre.
À seulement 26 ans, Juma a dû faire face à de nombreux obstacles et a même échappé à une tentative d’assassinat juste avant sa venue en Europe. Nous avons été particulièrement frappés par sa détermination et son courage qui se manifestaient non seulement dans ses propos, mais également dans sa voix calme et posée, et dans son regard intense. Son témoignage nous a ainsi profondément touchés. Aujourd’hui, Juma porte un message solennel qui transcende les différences culturelles et sociales. Nous espérons que vous l’apprécierez autant que nous.
David Cahen, Darious Ghavami, Amélie Pochon et Nicolas Vos (étudiants du Master en Fondements et pratiques de la durabilité à l’Université de Lausanne)
Amélie Pochon, Darious Ghavami, David Cahen et Nicolas Vos: Juma, qui êtes-vous et pourquoi vous battez-vous ?
Juma : Je m’appelle Juma Xipaia du peuple Xipaia du Nord du Brésil, dans l’État du Parà, de la municipalité d’Altamira, du village de Camá. Je suis une des premières femmes cacique [cheffe d’un peuple indigène, ndlr], la première de ma région, et de mon peuple aussi. Avant moi, il n’y a jamais eu une femme cacique. Ce fut un énorme événement parce que mon peuple a un côté machiste. Pas seulement mon peuple d’ailleurs, mais le monde entier est machiste. Mais petit à petit nous avons réussi à faire évoluer ça dans ma culture. Nous nous sommes rendu compte que ce machisme n’était pas inné, mais plutôt imposé. Ceci a été un de mes premiers défis.
Nous, les Xipaia, nous avons l’habitude des grandes luttes, des combats, avec de la résistance, pour notre territoire, pour notre survie. J’ai donc appris avec mon peuple, avec les femmes de mon peuple, avec ma mère à être forte et à affronter ces difficultés.
C’est pour ça qu’aujourd’hui je suis ici [à Lausanne en mai 2018, ndlr]. Une de mes premières grandes difficultés était d’assumer cette identité de leader. Et j’ai trouvé ça, cette force, dans les besoins de mon peuple… qui avait besoin de moi comme moi j’avais besoin de lui. Et qui avait besoin de se faire écouter, qu’on porte sa lutte et qu’on l’unisse avec celle d’autres peuples.
Je viens d’une des régions les plus violentes du Brésil, et du monde. Violente, parce que de nombreux leaders ont été tués à cause de leur lutte, parce qu’ils se battaient pour leur région, leur territoire, pour leurs droits, et pour faire en sorte que les peuples de la région (pas uniquement les indigènes), soient écoutés. Mon peuple est un des dix peuples autochtones qui existent dans la région d’Altamira en plus de ceux qui sont dans la forêt et qui n’ont jamais eu de contact avec l’extérieur. Ceux-là vivent totalement isolés de façon à protéger leur culture.
Mon peuple, comme de nombreux d’autres, a subi beaucoup de pressions de l’extérieur, comme celle de grands projets de barrages, d’extraction minière (une très grande entreprise va s’implanter à Altamira), de chemins de fers, d’exploitation forestière (madeireiros), de chercheurs de minéraux précieux (garimpeiros), de pêcheurs. Ce sont des envahisseurs de nos territoires qui sont venus à la recherche de richesse, de travail. Des personnes qui sont venues à Altamira car elles étaient dans le besoin, elles ont envahi et exploité les richesses à la recherche d’un travail, d’un emploi qu’elles n’ont pas trouvé. Et ceci les a poussés à envahir toujours plus de territoires. Cette invasion a eu un impact.
Plus généralement, les changements dans notre forêt, le changement climatique notamment, tout cela engendre des effets importants, pas seulement pour nous les Xipaia mais aussi chez les autres peuples de la région et dans le monde. Alors ce que nous faisons c’est défendre notre existence ! Défendre notre territoire ! Défendre notre culture ! Si nous ne faisons pas cela maintenant, il n’y aura plus rien pour les prochaines générations. Tupac, mon fils, ne va pas voir, pas manger beaucoup de poissons, il ne va pas connaître d’arbres qui vont résister. Et ce n’est pas seulement mon fils, les prochaines générations ont elles aussi le droit de connaître, de sentir, de savoir, elles ont le droit de rester dans notre culture. Et c’est ça que mon peuple et moi faisons. C’est lutter pour garantir non seulement notre existence, non seulement nos forêts, notre survie, mais aussi d’assurer cela pour les prochaines générations. Alors, nous luttons avec beaucoup de force et risquons nos vies contre ces grands projets.
Nous avons un gouvernement corrompu [nous sommes en 2018, avant l’élection de Jair Bolsonaro, ndlr]. Cette corruption s’étend et atteint aussi les grandes et petites communautés. Mais je crois que la corruption n’est pas la culture de notre pays. Nous ne sommes pas obligés d’être corrompus. Nous avons le droit de choisir la vérité, il y a d’autre chemins et nous ne sommes pas obligés d’aller dans l’illégalité. Il existe des modèles de développement qui vont du côté de la société, du côté du peuple, qui aident et non qui tuent. Pour une petite partie de la société, il y a le confort, il y a l’énergie, il y a une qualité de vie, nous tous avons besoin d’une qualité de vie, nous tous avons besoin d’une alimentation assurée, d’une habitation assurée. Et c’est pour cela que nous luttons. Nous devons nous aussi avoir une qualité de vie et nous l’avons parce que la forêt nous la donne, l’a donnée à nos aïeux, continue de la donner pour notre peuple et nous voulons que ça continue pour les prochaines générations.
Pas seulement pour nous peuples indigènes. L’humanité a besoin de la forêt. Ce n’est pas la forêt qui a besoin de l’humanité. C’est le contraire, c’est l’inverse. Le monde ne s’est pas rendu compte de ça. Et pour défendre ce territoire avec notre vie, pour toutes les vies, souvent nous perdons quelques-uns des nôtres pour défendre cela. C’est un travail que nous faisons pas seulement pour nous mais pour le monde. Nous ne sommes pas des simples gardiens de la forêt, nous ne sommes pas en train de lutter pour la forêt à cause des minéraux, mais à cause du bois. Nous nous battons pour notre territoire parce que nous avons besoin de la forêt. Et elle nous donne tout, elle est notre mère, elle est notre centre de survie, c’est notre centre de connaissances, notre centre de spiritualité, notre centre de connexion et nous ne voulons pas perdre cela. Mon peuple ne veut perdre ça. Si nous perdons cette connexion avec la forêt, nous perdons nos racines. Nous perdons notre essence, notre histoire, et cela on ne peut l’accepter. C’est pour cela que nous ne sommes pas d’accord avec les entreprises qui sont dans cette région et qui veulent nous imposer de faux contrats. Elles veulent nous faire taire. Elles essaient de nous imposer des projets qui ne répondent pas à nos besoins et nécessités, qui ne respectent pas notre culture, qui veulent en finir avec la forêt. Alors nous n’acceptons pas cela, nous nous battons pour des projets durables, qui subsistent, pour des projets qui respectent la société. Des projets qui parlent d’une économie, mais d’une économie qui soit propre, qui parle d’une énergie, mais qui n’a pas besoin du sang des autres peuples pour être produite. Alors c’est ça qui fait élèver la voix de mon peuple. Nous luttons pour notre autonomie, nous luttons pour notre identité, nous luttons pour notre culture. Et nous souffrons non pas seulement d’impacts environnementaux des entreprises d’énergie, mais aussi de menaces de mort, de persécutions, de personnes qui essaient de nous faire taire. Parce que d’autres peuples sont en train de voir, les dix peuples qui sont là, ils voient, ils observent, parce que tous ne parlent pas le portugais, ni n’ont eu l’opportunité, comme moi je l’ai eue, de partir pour étudier, d’aller à l’université, de pouvoir lire un livre, de connaître des gens avec des idées différentes, de connaître d’autres pays et de voir que ce qu’ils sont en train de faire est une absurdité.
Plusieurs d’entre eux n’acceptent pas la corruption, d’autres n’ont pas eu la possibilité de choisir ; parce que dans tous ces processus, personne n’a jamais consulté les peuples indigènes de la région. Personne n’est jamais venu demander : de quoi avez-vous besoin ? Qu’est-ce que vous voulez ? De quels types de projets avez-vous besoin ? A aucun moment il y a eu un processus de consultation. Ce qui a toujours existé au Brésil, depuis le début de l’occupation, ça a été la colonisation et ça continue jusqu’à aujourd’hui. C’est ce qu’ils essaient de faire dans les colonies indigènes, c’est coloniser. C’est changer notre culture. Pour qu’advienne le moment de dire qu’on n’est plus « indiens » parce qu’on parle le portugais ou parce qu’on revêt un vêtement. Mais pourquoi changer notre mode de vie, notre tradition ? Ce qu’ils essaient de remplacer c’est notre culture, notre mode de traditionnel. Ils ne nous respectent pas. L’État brésilien ne respecte pas les peuples originaires du Brésil. Et ça c’est très grave. Nous survivons et nous maintenons en vie par le biais de beaucoup de luttes, de beaucoup de résistances. Nous ne sommes pas contre le développement du Brésil ou du monde, au contraire. Il existe plusieurs types de développement. Quels types de développement voulons-nous ? Qu’est-ce que ça signifie le développement ? Ce développement pour nous, il ne nous intéresse pas. Parce qu’il se développe par-dessus et sur d’autres personnes. Il se développe au détriment de l’extension de beaucoup d’autres peuples. Il se développe par le sang de beaucoup de gens innocents. Alors ce n’est pas du développement. C’est de la dégradation. C’est de la violation. C’est du non-respect. Le développement c’est quand vous consultez, quand vous me respectez, quand vous respectez les autres peuples, quand vous respectez d’autres connaissances, d’autres savoirs, pas seulement scientifiques ou technologiques. Le traditionnel doit aussi accompagner le scientifique et le technologique. Alors, afin de me battre pour tout ça, j’ai éveillé beaucoup de mauvais sentiments chez des gens ; parce que je ne peux me contenter d’observer et de rester muette. C’est une absurdité parce que c’est quelque chose que je n’admets pas : je ne peux accepter cette vérité. Il existe diverses sortes de vérité, divers types de compréhension ainsi que de développement. Mais je crois que la connaissance est pour tous et que tous ont le droit de connaître la vérité, tous ont le droit de dire s’ils se sentent bien ou non. Tous ont le droit de choisir ce qu’ils veulent pour leur vie. Je n’ai pas le droit d’imposer les choses à mon fils seulement parce que je suis sa mère. Je dois respecter ses décisions. Je dois lui apprendre à marcher. Je ne dois pas marcher à sa place. Chacun doit apprendre à marcher avec ses jambes pour aller où il veut. Et nous sommes comme ça. Tous les peuples sont comme ça. Personne ne doit marcher à notre place. Pendant beaucoup, beaucoup, beaucoup d’années on a parlé des peuples indigènes. Beaucoup parlent encore aujourd’hui des peuples indigènes mais peu veulent entendre ce que nous, peuples indigènes, avons à dire. Peu respectent notre connaissance. Peu comprennent ce que signifie le territoire, ce qu’est la forêt, ce qu’est un arbre. Peu…
Seulement maintenant je crois que nous vivons une nouvelle période, parce qu’il y a des indigènes comme moi qui parlent, beaucoup qui écrivent leur propre histoire, comme Almir [Almir Narayamoga, cacique du peuple Paiter Surui de l’État du Rondônia, Brésil, ndlr]. Alors nous sommes dans un tournant. C’est une nouvelle construction qu’ils ont initiée, que d’autres ont initiée et à laquelle nous allons donner une continuité. Parce que nous sommes en train d’écrire notre propre histoire ; comme cela se passe vraiment. Il ne s’agit pas de ce dont j’ai entendu parler à l’université, parler sur le peuple indigène, parler de la culture indigène, alors que la personne qui en parle n’a pas été sur place : comment peut-elle en parler ? Comment je peux parler sur vous si je ne vous connais pas, si je ne sais pas où vous habitez, si je ne sais pas comment est ta maison, comment est ta famille ? Si vous allez bien, si vous allez mal ? Comment est-ce que je peux écrire ou parler sur vous ? Je peux essayer. Mais ça ne signifie pas que je vais y arriver. Ces gens qui écrivent toutes les études sur les indigènes ne sont pas allés sur place, n’ont pas vécu ce que les gens ont vécu. Mais ils écrivent quand même. Et ça ne signifie pas que c’est vraiment la vérité.
Maintenant c’est le moment. Nous sommes en train d’écrire notre propre histoire. Nous sommes en train de faire ces grandes, grandes alliances, de grands liens, de grands nœuds. Parce que nous entendons qu’aucun peuple ne doit rester seul. Unis, nous sommes plus forts. Et c’est ça que j’ai trouvé ici. Et quand je parle de peuple, ce ne sont pas seulement les peuples indigènes. Les peuples c’est l’humanité, c’est la société, c’est le social, c’est le commun. Ce n’est pas nous qui nous sommes divisés par ethnies ou qui avons fait ces divisions géographiques pour que chacun reste là, dans un endroit, et ne puisse pas aller ailleurs. Nous devons parcourir nos territoires, nos espaces que nous devons connaître. Parce que si vous ne connaissez pas votre territoire vous ne pouvez pas savoir ce que vous avez là. Si vous ne savez pas ce que vous avez, vous ne pouvez pas attribuer la valeur suffisante à ces personnes, parce que vous ne les connaissez pas.
C’est pour ça que nous défendons notre forêt. La forêt amazonienne. Les poumons du monde. Nous ne devons pas être les seuls gardiens de la forêt. Gardiens, nous devons l’être tous. Parce qu’à partir du moment où on jette la responsabilité sur nous peuples indigènes, nous devenons aussi une cible : celle des bûcherons, des chercheurs d’or (garimpeiros), des pêcheurs, de l’envahisseur. Et quand on parle, pour défendre ce territoire, il arrive ce qui est en train de m’arriver à moi et à tant d’autres. Ce sont des menaces de mort. On ne peut pas parler. On ne peut pas, la plupart des cas, sortir pour aller à d’autres endroits. On ne peut pas étudier comme c’est mon cas. On te prive de tous les droits. Mais à partir du moment où nous arrivons à transmettre ce message à d’autres peuples, qui apprennent ce que nous sommes en train de vivre dans la forêt amazonienne. Alors là oui, vous allez comprendre, que dans cette lutte, dans ce bateau, il y encore de la place pour d’autre personnes. Nous devons marcher dans une seule direction. Nous devons nous unir et nous considérer comme étant un seul peuple. Et dire ce qui se passe réellement. Ce qui est vrai. Pas ce que disent ceux qui écrivent et parlent des évènements qu’ils ne vivent pas. Ça c’est le chemin ! Parce que pendant qu’on se dispute pour des choses différentes, pour des intérêts différents, en parlant de manières différentes, nous n’allons jamais nous comprendre. Chacun va vouloir parler de quelque chose de différent … Alors nous devons nous unir ! Unir nos forces et voir de quelle façon je peux vous aider. De quelle façon, nous peuples indigènes, pouvons contribuer. Et vous de quelle façon vous pouvez contribuer avec nous. Nous aussi avons des connaissances. Nous pouvons faire un échange. Et de cette façon nous pouvons devenir plus forts.
A. P., D. G., D. C. et N. V. : Comment peut-on arriver, nous, Occidentaux qui ne sommes pas directement menacés comme vous, à également trouver la force, ou plutôt la nécessité, de nous battre ? Et de vous aider ?
Juma : Ce n’est pas une question facile. Je ne vais pas vous dire à vous ce que vous devez faire pour pouvoir aider les peuples indigènes de la forêt amazonienne ou de toutes les forêts. Parce que cette réponse on doit la construire ensemble. Il n’y a pas de manuel d’instruction. Mais il existe des actions. Qu’est-ce que nous pouvons faire maintenant … pour aider ? Pas seulement mon peuple, mais les peuples … Comme je l’ai dit, il existe plusieurs sortes de projets, plusieurs sortes d’impacts. Et ce que j’ai dit c’est que lorsque je ne connais pas ta réalité ça devient difficile de comprendre et de faire quelque chose pour toi. Si nous connaissons la réalité de l’un et de l’autre nous pouvons savoir la façon de pouvoir nous aider. Alors, avant de venir ici, je n’imaginais pas, je n’arrivais pas à imaginer vos modes de vie à vous. Je ne pouvais rien imaginer. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas ! Aujourd’hui j’ai divers types de pensées, d’observations et d’apprentissages, mais parce que je suis venue ici. Je vois et c’est pour cela que j’entends la difficulté que vous avez à comprendre ma réalité, la réalité de tant de peuples. Vous avez la sécurité, la qualité de vie, une bonne alimentation, vous avez accès à l’enseignement, vos droits sont respectés. Alors c’est difficile pour vous de comprendre notre situation. Comme c’est difficile pour des peuples comme le mien d’imaginer une autre réalité où il n’y pas de confrontation, de corruption, des mensonges, alors que nos droits sont constamment violés, qu’on nous refuse tout ce que l’on peut nous refuser et que nous devons lutter constamment pour notre sécurité, pour avoir une qualité de vie, pour disposer de notre forêt, pour rester dans nos maisons. Alors, pour beaucoup ce que vous avez ici parait une utopie. On dirait que c’est quelque chose que vous pouvez seulement imaginer, mais qui ne pourra jamais arriver. Et ce que je vois ici c’est différent. C’est quelque chose de possible. C’est quelque chose que nous pouvons aussi atteindre. Et en rappelant que c’était ce que nous avions quelques années en arrière, c’est cela que mon aïeul avait. Il avait la tranquillité, il avait la paix. Une connexion directe avec la forêt. Et il se nourrissait seulement de ce que la forêt lui donnait. Et aujourd’hui, à cause de toues ces luttes, nous perdons beaucoup de temps … Je ne dis pas que c’est du temps perdu, mais c’est uniquement du temps dédié à défendre notre territoire, nos droits, afin que plus tard, on puisse garantir du temps pour vivre. C’est pour cela que je n’abandonne pas. C’est pour ça que je crois en la force. C’est pour ça que toutes ces menaces ne m’ont jamais enlevé le sommeil, ne m’ont jamais fait taire ; parce que je n’ai pas peur de ça ; parce que je crois en la lutte ; parce que je crois en la permanence de nos traditions. Je crois que nous devons préparer ces enfants qui sont en train de grandir. Je crois que tous ont le droit d’avoir une bonne qualité de vie. Tous ont le droit d’être entendus. Tous ont le droit de connaître la réalité de l’autre. Et c’est notre force, l’union des peuples … c’est l’accueil que j’ai trouvé ici chez diverses personnes. C’est ce que je veux faire aussi chez d’autres personnes qui en ont besoin. Autant que moi. Autant que mon peuple. Et je vais continuer de lutter. Et je vous y invite. Nous avons besoin de continuer de lutter… nous avons besoin de continuer de porter la voix de plusieurs peuples du monde. Nous sommes les gardiens. Ce n’est pas moi, ce n’est pas mon peuple, ce ne sont pas les peuples indigènes, NOUS sommes les gardiens. NOUS sommes la force. Nous ne sommes pas seulement les gardiens de la forêt mais nous sommes les gardiens du futur. Nous avons une très grande responsabilité. Alors nous allons lutter tous ensemble. Nous allons lutter, nous allons sourire, nous allons être heureux. Tous ces problèmes qui existent dans le monde ne doivent pas être plus grands que nos forces, que nos rêves. Nous ne pouvons pas laisser les choses empirer.
A. P., D. G., D. C. et N. V. : Dernière question, quand vous allez rentrer, qu’allez-vous raconter à votre peuple ?
Juma : Quand je vais rentrer, je vais à l’université pour leur dire que je ne retourne pas étudier. Je retourne dans mon village. Je retourne chez mon peuple. Je vais recevoir la connaissance de mes ancêtres. Je vais étudier à l’université de la forêt. Je vais connaître notre médecine. Apprendre aux enfants, discuter du nouveau modèle d’éducation. Continuer à lutter pour la vérité. Communiquer avec les autres peuples et transmettre toutes les expériences que j’ai acquises ici pour mon peuple. Et leur dire à eux que le nouveau monde veut avancer avec la vérité et que nos droits eux aussi doivent être respectés. Et nous ne devons pas concéder notre territoire. Nous ne devons pas nous arrêter de croire. Que nous ne sommes pas tout seuls. Parce que pendant longtemps nous avons cru que nous étions seuls dans cette lutte. Nous ne le sommes pas. C’est justement ça qu’ils veulent penser, que nous sommes des peuples isolés, que notre connaissance n’est valable que pour nous. Seulement ils se trompent. Notre connaissance est importante. Et ce que j’ai été chercher dehors, cette connaissance, dont je pensais avoir besoin, je l’ai trouvée. Je ne suis pas la seule qui doive étudier. Je ne suis pas la seule qui doive connaître comment est le monde là-dehors. On doit préparer la nouvelle génération. Alors je vais rentrer à la maison. Je retourne auprès de mon peuple. Je vais unir et faire comme j’ai toujours fait. Être ferme avec leur soutien, parce que je ne suis rien sans eux. Alors c’est ça que je sens, l’obligation d’y retourner. D’apporter et de continuer avec la vérité. D’écouter plus la nature.
Je ne vais pas retourner à l’université que je devrais reprendre au mois d’août. Je vais me dédier au devoir que j’ai pour mon peuple. C’est la vision que j’ai eue quand j’ai pris l’ayahuasca (1), cette médecine qui nous soigne, qui nous apporte la vérité et qui vient des peuples qui viennent de la forêt, qui est faite à partir de la racine de cipó, qui vient de la terre. Directement de la forêt. Alors dans cette vision, j’étais dans mon village. J’ai vu comment ils étaient. J’ai vu les feuilles. J’ai écouté le vent et j’ai demandé : « Qu’est-ce que je dois faire ? Est-ce que je devrais y retourner ? Étudier la médecine à l’université en août ? Qu’est-ce que je devrais faire ? ». En posant cette question, j’ai été transportée dans la forêt et quand j’ai regardé mes pieds, c’était des racines qui rentraient dans la terre. Et ça m’a montré que mes racines étaient ici, que les connaissances dont j’ai besoin sont ici. Et que je n’ai pas besoin d’aller à l’université pendant 8 ans, pendant ces 8 années où mon peuple sera livré aux entreprises. Et dans 8 ans, mes connaissances ne pourront plus servir, aider. Le moment d’aider c’est maintenant ! Alors j’ai vu ça et c’est ce que je vais faire. Je vais rentrer. Je vais apporter l’éducation. Et les connaissances dont nous avons besoin, nous, les autres peuples, vous de l’université de Lausanne, ce sont celles qui nous permettront de bâtir un modèle d’éducation. Pour que nous puissions construire un nouveau modèle de ce qui est juste. Alors je peux venir ici et parler des connaissances et des expériences que j’ai acquises et vous pouvez allez là-bas. Je n’ai pas besoin d’être dans cette université, là-bas à Altamira, en médecine. Il y a des personnes qui connaissent et qui peuvent nous aider. Et de cette façon je vais aider mon peuple et de la même manière on va aider les autres peuples. Et c’est ce que j’ai vu dans cette grande vision. Et j’ai demandé : « Je vais y retourner ? Qu’est-ce qui va m’arriver ? Ils vont me tuer ? ». Pas que j’aie peur mais … j’y pense quand même. Alors j’ai compris que je dois y retourner. J’ai besoin de cette connexion. La sécurité est venue. Je ne peux pas fuir la réalité, la mission que j’ai.
Entretien traduit par Helena Oliveira Perestrelo, Loyd Perestrelo et Nuno Dionísio.
Note:
(1)Le terme Ayahuasca vient du Quechua et est formé par l’agglutination de aya et huaska. Il est traduit ordinairement par liane des esprits, liane des morts ou liane des âmes et désigne la substance fabriquée à partir de ces plantes. Plante ou substance traditionnellement utilisée par les chamanes pour entrer en transe dans un but divinatoire ou comme outil thérapeutique et comme puissant instrument de purification lors de rituels de guérison sacrés. Médecine traditionnelle des peuples d’Amazonie.