Culture et techniques au Moyen-Âge

Les racines historiques et techniques de notre crise écologique, selon l’historien Lynn White[1] : traduction de Cultural Climates and Technological Advances in the Middle Ages (1972)
Commentaire introductif par Michel Lepetit, chercheur associé au LIED, Université Paris Diderot
Notre civilisation du XXIe siècle semble intimement liée – voire fondamentalement accouplée[2]– à l’exploitation technique des énergies fossiles. Historiquement, notre société aujourd’hui menacée par le péril écologique peut être vue comme une société techniciste « fossile » en obsolescence programmée, confrontée notamment à un changement climatique paucisymptomatique. Un changement en effet peu sensible jusqu’au début de ce siècle …
Le discours techniciste qui a légitimé le « succès » de la civilisation occidentale depuis l’époque des Lumières a été et reste très présent dans le débat public contemporain. Dans sa fameuse encyclique Laudato Si’ de 2015 sur « la sauvegarde de la maison commune », le pape François évoque les dangers de cette dérive techniciste[3] : il commente – sans la citer et sans la réfuter – la thèse de l’historien Lynn White (1907-1987), auteur du très célèbre article The Historical Roots of Our Ecological Crisis (THR) publié en 1967[4] sur les racines historiques de la crise écologique mondiale, crise devenue évidente dans les années 1960. Parce que L. White est l’auteur de THR qui stigmatise le christianisme, parce qu’il fut un médiéviste éminent de l’histoire des techniques[5], il est intéressant de mieux comprendre sa vision du « progrès technique » rapidement évoquée dans THR, et ses racines historiques.
Avec le recul, Lynn White peut être considéré comme l’un des plus importants historiens du XXe siècle[6]. Son immense notoriété a traversé les générations et elle est d’évidence due à THR. Ce texte, publié dans la revue Science en 1967, fait toujours référence plus d’un demi-siècle après sa parution, réflexion globale sur l’histoire et les racines spirituelles de la catastrophe écologique planétaire. Fort d’une notoriété incontestable en 1966 et d’une production académique qui lui assure une large audience, L. White ose l’interdisciplinarité en mettant l’histoire à contribution – et donc l’histoire médiévale – pour tenter de comprendre la dimension anthropologique et spirituelle des défis du monde présent. A la différence de nombre de ses contemporains historiens, il s’affirme comme un intellectuel américain ayant une conscience aiguë de la crise écologique globale, voire du changement climatique.
Spécialiste de l’histoire des techniques médiévales, L. White n’a eu de cesse de révéler et souligner la trajectoire singulière de l’Occident chrétien au Moyen Âge[7]. C’est cet Occident chrétien en expansion et sa soif inextinguible de progrès technique qui prépareraient selon lui la catastrophe écologique devenue tragique au XXe siècle. Après THR, objet de virulentes critiques, L. White qui est lui-même chrétien, développera plus avant son analyse théologique et anthropologique de la question des solutions, sur les traces de saint François d’Assise esquissées dans THR. De fait, l’encyclique Laudato Si sur la crise planétaire environnementale et sociale du XXIe siècle est une reconnaissance – tardive – de la pertinence de certaines de ses analyses sur le caractère fondamentalement anthropocentrique du judéo-christianisme. THR continue aujourd’hui de susciter le débat, tant historique, théologique[8], qu’anthropologique[9].
Parallèlement à THR, à la fin des années 1960, L. White parachevait sa carrière académique d’historien, et créait une revue d’histoire à vocation transdisciplinaire (Viator) qu’il présidera un temps. Il y publiera en 1972 un texte d’histoire des techniques séminal, synthèse générale de son interprétation de l’histoire du monde avant la modernité : Climats culturels et progrès techniques au Moyen Âge (Cultural Climates and Technological Advances in the Middle Age : CCTAMA)[10]. Dans ce long article, il détaille sa vision d’un dynamisme technique propre au monde européen, qui va au-delà de la stricte créativité. Bien avant la mode de l’« histoire globale interconnectée», White en donne une illustration extraordinaire. Mais contrairement aux thuriféraires de cette histoire globale, il ne cède pas à la tentation du « décentrement » vis-à-vis de l’Occident. Conscient de la supériorité technique planétaire de l’Europe occidentale, White montre que cette singularité est catalysée par les apports exogènes provenant de toute l’Eurasie, dans de très nombreux domaines culturels, et au-delà de la seule technique. Bien entendu, la science historique a fait des progrès depuis 1972, et certains exemples de White – notamment la diffusion des moulins, ou les buffles italiens-, mériteraient d’être retravaillés. Mais ce qu’il montre in globo, c’est que loin d’être un monde immobile, « conservateur », l’Occident médiéval est en constante évolution, un monde qui a soif de connaissances et d’expériences.
A contrario, il aura fallu un historien économiste tel Michael M. Postan (1899–1981)[11] pour oser conceptualiser, et bientôt, au cœur du XXe siècle, imposer à la communauté des médiévistes[12] une vision « moyen-âgeuse » du monde médiéval occidental, et en particulier de son dynamisme technique. Le discours de M. Postan vient de loin. On trouve chez ce chantre du malthusianisme historique un discours daté de dénigrement idéologique du Moyen-Âge, qui semble parfois faire écho aux diatribes de certains lettrés des studia humanitatis de la fin du XIVe et du début du XVe siècles. Ces humanistes revisitaient alors l’Histoire et avaient systématiquement dénoncé les mille ans de ténèbres européens (les « âges sombres ») qui précédaient la « Renaissance ». L’analyse de Postan est caricaturale et dépassée car, dans le domaine des techniques, cette vision misérabiliste est aujourd’hui en décalage radical avec les découvertes qu’accumulent les historiens depuis un siècle, qui confirment la vision de L. White : il faut lire B. Gille[13], R.W. Unger[14], F. Lane[15], M. Arnoux[16] et C. Verna[17], pour n’en citer que quelques-uns.
CCTAMA est le testament scientifique du Lynn White historien, à l’aube de sa carrière académique en histoire des techniques. Le long texte qui suit – traduction intégrale d’un texte riche d’une trentaine de pages –, a été à l’origine publié dans Viator[18]. Le lecteur constatera la profusion de l’appareil critique avec 137 notes de bas de page. Des traductions des nombreuses citations latines sont insérées dans le texte[19].
On a choisi de traduire « technology » en « technique » (singulier plutôt que pluriel), en ne cédant pas à l’anglicisme « technologie », qui définit la science des techniques ; On a choisi de rendre « Cultural climat » par « climat culturel », même si « culture » ou « civilisation », voire acculturation, sembleraient parfois plus appropriées. Ce dilemme apparaît dès le titre de l’article. On a en outre agrémenté le texte d’illustrations historiques renvoyant à des exemples développés par White.
Dans CCTAMA, Lynn White décrit et explique cette intelligence et cette activité technique sans précédent qui se sont développées en Europe occidentale au Moyen-Âge, en quatre temps :
Partie I : La créativité technique de l’Occident médiéval est l’un des faits marquants de l’Histoire : la technique moderne n’est qu’une extrapolation de l’appétence technique du Moyen-Âge occidental, qui « invente » l’invention technique. L’unification de l’histoire mondiale a été un événement singulier. Sa mise en place, et celle de l’ère impérialiste, de 1500 à 1950, ont été préparées en grande partie par le Moyen-Âge.
Partie II : On peut rechercher les causes de cette soif technique par des comparaisons dans le temps, et dans l’espace. La seule explication sociale – la nécessité sociale – ne peut être retenue pour expliquer la simultanéité de certaines découvertes : il faut plutôt imaginer une diffusion spatiale rapide des inventions à travers les continents. Par ailleurs, on doit veiller à bien distinguer science et technique. Avant les temps modernes, le rapport était lointain entre la science, travail théorique pour comprendre la nature ; et la technique, une manière empirique d’utiliser la nature.
Partie III : L’aptitude de l’Occident médiéval à recueillir et à amplifier des inventions originaires d’Eurasie est une caractéristique majeure de cette société, dans le cadre d’un réseau large d’échanges culturels eurasiens. Si, depuis 1500, la technique mondiale est devenue de plus en plus celle de l’Occident, la raison en est non seulement l’inventivité de l’Europe médiévale mais aussi le fait qu’en 1500, l’Europe a déjà assimilé et adapté pour son propre usage une grande part des progrès techniques de l’Eurasie. Cette ouverture d’esprit aux apports exogènes ne se dévoile pas nécessairement dans les écrits de l’époque.
Partie IV : Fondamentalement les comportements sociaux face au changement technique sont des questions religieuses : ce que les membres de la société pensent de leur relation personnelle avec la nature, de leur destin et de la manière de faire le bien. On doit analyser la singularité de la piété occidentale en la comparant avec l’autre culture chrétienne de l’époque : Byzance. La divergence théologique – qui explique les succès techniques de l’Occident médiéval – apparaît dès les premiers temps du monachisme chrétien, peut-être du fait des trajectoires du clergé dans chaque région : en Occident, les moines ont dû s’impliquer plus fortement dans les questions séculières. La théologie occidentale a donc déclaré vertueux le progrès technique, et a donné une dignité intellectuelle sans précédent aux arts mécaniques. On a là les fondements psychologiques de l’appétence pour notre technique moderne.
Cet opus de Lynn White est donc d’une brûlante actualité. On peut bien évidemment s’interroger sur la culture chinoise au XXIe siècle, quand la Chine consomme la moitié du charbon mondial. On peut se demander si l’interprétation de White résiste sur la longue durée, et si l’Occident n’a pas connu d’autres mutations expliquant son hubris techniciste lors de la Révolution industrielle[20]. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit là, pour toute personne de bonne volonté s’interrogeant sur la catastrophe climatique annoncée, d’un texte exceptionnel sur notre singularité anthropologique.
Et donc sur notre responsabilité.
[1] Je tiens à remercier J.-B. Fressoz, G. Emin ; J.-M. Delperie, F. Euvé, E. Gambini, G. Mardon, P. Clavier, M. et J.-F. Golhen pour leurs suggestions. Merci à M. Arnoux, grand spécialiste de l’histoire des techniques médiévales, pour ses commentaires érudits ; et merci à D. Bourg pour avoir permis cette publication
[2] Lepetit M. (2018) – Méthodologie d’analyse des scenarios utilisés pour l’évaluation des risques liés au climat par une approche paradigmatique PIB-Pétrole – Application aux scenarios ESSO (1973) et AIE (2016) – Chaire Energie et prospérité – Juin 2018
[3] Laudato Si – Chapitre 3 – La racine humaine de la crise écologique – I. La technologie : créativité et pouvoir ; II. La globalisation du paradigme technocratique.
« 114. Ce qui arrive en ce moment nous met devant l’urgence d’avancer dans une révolution culturelle courageuse. La science et la technologie ne sont pas neutres, mais peuvent impliquer, du début à la fin d’un processus, diverses intentions et possibilités, et elles peuvent se configurer de différentes manières. Personne ne prétend vouloir retourner à l’époque des cavernes, cependant il est indispensable de ralentir la marche pour regarder la réalité d’une autre manière, recueillir les avancées positives et durables, et en même temps récupérer les valeurs et les grandes finalités qui ont été détruites par une frénésie mégalomane. »
[4] Les racines historiques de notre crise écologique, commentaire de D. Bourg et traduction de J. Grinevald, Puf, 2019
[5] Lynn White fut l’un des fondateurs en 1958 de la Society for the History of Technology
[6] Voir sa biographie et une bibliographie complète de son œuvre dans le très bel hommage rendu en 1989 à la mémoire de L. White par B. S. Hall : https://www.jstor.org/stable/3105471
[7] L. White n’a pas écrit d’ouvrage de synthèse, mais une série d’articles brillants. Citons notamment : Dynamo and Virgin Reconsidered (1958), ainsi que Machina ex Deo – 1958
[8] Voir notamment François Euvé – Théologie de l’écologie, une Création à partager – Salvator 2021
[9] Lepetit (2020) – Romano Guardini et Laudato si’ – 5/07/2020
[10] Je remercie Allison McCann et le Center for Medieval and Renaissance Studies (UCLA) qui ont donné l’autorisation de publier cette traduction de l’article : Lynn White, jr. “Cultural Climates and Technological Advance in the Middle Ages,” in Viator 2 (1972): 171–202
[11] Un article remarquable (Postan M. (1973) – Essays on Medieval Agriculture & General Problems of the Medieval Economy – Why was science backward in the middle ages – Cambridge University Press -1973 (p 81)) fera l’objet d’une prochaine publication commentée et traduite, pour une mise en perspective avec l’article de L. White traduit ci-après
[12] M. Postan devient après guerre l’éditeur de la fameuse Cambridge Economic History, et y diffuse ses interprétations de l’histoire médiévale. Il est en outre le co-fondateur, avec F. Braudel, de l’Association internationale d’histoire économique à la fin des années 1950.
[13] Gille B. (1965), Histoire générale des techniques (2 volumes), Ed. Maurice Daumas, – Paris, 1962 et 1965
[14] Unger R.W. (1980) – The ship in the medieval economy – McGill-Queen’s university press – 1980
[15] Frederic Lane, éditeur du Journal of Economic History entre 1943 et 1951
[16] Arnoux M. (2012) – Le temps des laboureurs – Travail, ordre social et croissance en Europe (XIe-XIVe siècle) – Albin Michel – 2012
[17] Verna C. (2021) – Industrieux Moyen Âge –– L’Histoire Hors-série : L’âge industriel – Avril-Juin 2021
« (…) Il faut ajouter une autre caractéristique de l’industrie, qu’elle partage avec l’artisanat mais qu’elle porte plus haut, du fait des plus larges capacités d’investissement dont elle dispose : l’innovation technique. Il est un fait que le combat pour la reconnaissance de l’industrie au Moyen Âge a accompagné celui pour celle de l’innovation technique. L’apport de l’archéologie a été fondamental. (…) Ainsi, sont à présent repérés les atouts dont dispose l’industrie médiévale, quels que soient les secteurs concernés : le goût de l’innovation technique, le sens de l’organisation et de la gestion de la production, un esprit d’entreprise. »
[18] On peut l’acquérir sur le site BREPOLS : https://www.brepolsonline.net/doi/epdf/10.1484/J.VIATOR.2.301689
[19] Je remercie M. Arnoux pour son aide précieuse
[20] Voir Lepetit M. (2020) – 1346 : la peste et la genèse de l’anthropocène
CLIMATS CULTURELS ET PROGRÈS TECHNIQUE AU MOYEN-ÂGE
(« Cultural Climates and Technological Advance in the Middle Ages », Viator 2 (1972) : 171-201 : https://www.brepolsonline.net/doi/epdf/10.1484/J.VIATOR.2.301689)
Par Lynn White, Jr.
Établir les faits, et les relations les plus évidentes entre ces faits, voilà qui n’a jamais satisfait notre bonne conscience, à nous autres historiens. Nous sommes amenés à nous demander non seulement ce qui s’est passé, mais aussi pourquoi cela s’est passé ainsi. Une explication historique, bien sûr, ressemble rarement à une boule de billard qui en percuterait une autre, à une « cause » stricto sensu. La plupart du temps, il s’agit d’un processus d’illumination progressive du fait à expliquer, en rassemblant autour de lui d’autres faits qui, comme des lampes, semblent l’éclairer. Enfin, l’historien en arrive à la conclusion que le fait central sur lequel il focalise son attention est devenu intelligible.
En 1959, alors que j’achevais le manuscrit d’un livre sur la technique au Moyen Âge[1], j’ai pris conscience avec tristesse de son défaut majeur : il identifiait et décrivait quelques aspects essentiels de cette activité technique sans précédent qui s’est développée dans l’Occident au Moyen Âge, mais sans parvenir à expliquer le phénomène ainsi observé. À vrai dire, j’étais beaucoup plus sûr du quoi que du pourquoi. Quatre ans plus tard, je suis alors devenu assez téméraire pour publier un premier inventaire des possibles raisons d’un tel progrès technique médiéval, raisons qui n’étaient pas toutes de même importance, mais sans s’exclure mutuellement.[2] Cette question n’est cependant pas du genre à rester sans réponse. L’état actuel de la recherche académique exige un nouvel effort pour mieux la comprendre.
I
Et il y a bien des choses à comprendre. Cette créativité technique de l’Europe médiévale est l’un des faits marquants de l’histoire[3]. Après des débuts obscurs, dès le VIe siècle, la paysannerie des régions septentrionales crée en trois cents ans un système agricole original qui, en proportion des dépenses en travail humain, est probablement le plus productif au monde[4]. Au huitième siècle, les Francs révolutionnent leurs méthodes pour faire la guerre, et par la suite, leurs descendants garderont toujours l’initiative dans l’amélioration de leurs techniques militaires, et ce indépendamment de leur organisation militaire. À partir de l’an 1000 environ – même si le mouvement a été amorcé dès le neuvième siècle – l’Occident produit de nouveaux engins mécaniques permettant d’économiser le travail et explore de nouvelles applications de l’énergie pour les activités de production, fournissant en conséquence la base industrielle du capitalisme bourgeois. À partir du sixième siècle, mais surtout après 1200, l’Europe joue un rôle de premier plan dans les progrès de la conception des navires et des techniques navales.
Si, à bien des égards, les cultures apparentées à l’Occident médiéval, celle de Byzance et celle de l’Islam, sont longtemps restées plus raffinées dans bien des aspects, pour ce qui en est de la technique, elles étaient à la traîne de l’Europe. Seule la Chine à cette époque – à laquelle l’Occident a beaucoup emprunté[5]– a pu se comparer à l’Europe en matière d’inventivité et d’appétit pour les nouveautés utiles. Ainsi, l’émergence de l’horloge mécanique dans le deuxième quart du quatorzième siècle, en augmentant le nombre d’artisans spécialisés dans la fabrication et l’agencement de pièces métalliques mobiles dans de tels mécanismes, a entraîné en Europe un niveau d’activité qui a rapidement donné à l’Occident une nette supériorité technique, même par rapport à la Chine.
Les Romains n’étaient pas moins prédateurs que les Européens ne le furent à la fin du Moyen Âge, mais les Césars étaient si mal équipés qu’ils ont été bien incapables de montrer leur rapacité au-delà du bassin méditerranéen. En revanche, dès 1492, l’Europe a développé une base agricole, une capacité industrielle, une supériorité en armement et une aptitude à sillonner les océans qui lui permettent d’explorer, de conquérir, de piller et de coloniser le reste du globe pendant les quatre siècles suivants et plus encore. Cette unification de l’histoire mondiale a été un événement singulier. Sa mise en place, et celle de l’ère impérialiste, de 1500 à 1950, a été assurée en grande partie par le Moyen-Âge.
En outre, la technique moderne est une extrapolation de celle du Moyen-Âge occidental, non seulement dans les détails mais aussi dans l’esprit qui la nourrit. La fin du XIIIe siècle en Europe marque un moment de crise dans l’histoire de la relation entre l’humanité et le milieu naturel : elle produit « l’invention de l’invention » dont les effets pratiques se sont rapidement fait sentir. Autour de notre planète, les premières apparitions de la technique ont été dispersées et manquaient souvent de continuité ; elles racontent une accumulation généralement lente d’inventions spécifiques isolées, leur diffusion et leur élaboration. Mais au Moyen-Âge, et uniquement en Europe, l’invention devient un projet global et cohérent[6]. À partir de la fin du Moyen-Âge, la technique mondiale est de plus en plus une technique européenne.
A cette époque, de nombreux techniciens[7] commencent à envisager de manière systématique tous les moyens imaginables pour résoudre un problème. Vers 1260, le franciscain Roger Bacon, réfléchissant aux transports, prophétise avec assurance une ère d’automobiles, de sous-marins et d’avions[8]. Alors que les blessures par flèches étaient à cette époque un problème pour la médecine, vers 1267, Théodoric, successivement évêque de Bitonto et de Cervia, dans son traité de chirurgie, remarque que pour l’extraction des flèches “quotidie enim instrumentum novum, et modus novus, solertia et ingenio medici invenitur [chaque jour en effet, l’adresse et l’ingéniosité du médecin lui permettent d’inventer un instrument ou un procédé nouveau].”[9]. L’horloge était un immense problème, et il y aura de fréquentes idées d’amélioration avant qu’on ne trouve la solution. Sur la base de la boussole de marine chinoise qui venait d’être adoptée, et en s’inspirant de l’innovant concept hindou de mouvement perpétuel, l’ingénieur militaire Pierre de Maricourt, ami de Roger Bacon, propose en 1269 une horloge magnétique pour remplacer toutes les autres[10]. En 1271, Robertus Anglicus, évoquant des plans pour réaliser une horloge à poids, admet que le problème de l’échappement n’était pas entièrement résolu, mais il est persuadé qu’il le sera[11]. Presque au même moment, à la cour du roi de Castille Alphonse le Sage, le rabbin tolédan Isaac ben Sid décrit non seulement de nouveaux types d’horloges hydrauliques, qu’il prétend bien meilleurs que tous les modèles précédents, mais il présente également comme une nouveauté absolue une horloge à poids avec ralentissement à mercure[12]. De fait, il s’agit d’une solution assez pratique pour l’échappement, comme le montrera une tradition postérieure de ce type d’horloges[13]. Avant 1313, on va inventer le sablier[14]. Mais les hommes de l’art vont travailler des années 1260 jusqu’aux années 1330 avant qu’on invente la véritable horloge mécanique.[15]
Le 23 février 1306, dans un sermon sur la repentance prêché à Santa Maria Novella à Florence, le dominicain Jourdain de Pise, tout en nous donnant la meilleure preuve qui soit de l’invention des lunettes dans les années 1280, chante incidemment les louanges de la toute récente invention des inventions. « Tous les arts », dit-il, « n’ont pas été trouvés ; nous ne verrons jamais de limites à leur découverte. Chaque jour, on pourrait découvrir un nouvel art … en fait, on en trouve tout le temps. Il n’y a pas vingt ans qu’on a découvert l’art de fabriquer des lunettes qui aident à bien voir, et qui est l’un des meilleurs et des plus nécessaires au monde. Et cela fait si peu de temps que ce nouvel art, qui n’existait pas avant, a été inventé … J’ai vu en personne l’homme qui l’a découvert et qui l’a mis en œuvre, et j’ai parlé avec lui. »[16]
Au début du XIVe siècle, non seulement l’Europe fait preuve d’un dynamisme technique sans égal, mais elle adopte en outre une approche technique de la résolution des problèmes qui va avoir une immense importance pour la condition humaine. Le contraste marqué entre ce visage de l’Occident et, au Proche-Orient, une relative passivité vis-à-vis de la technique, est d’autant plus significatif que Byzance, l’Islam et le monde occidental étaient des sociétés apparentées, toutes trois construites dans une large mesure – quoique dans des proportions différentes – à partir d’éléments appartenant aux héritages grecs et sémitiques de l’Antiquité. Le fait que les théologiens du XIIIe siècle au Caire, à Constantinople et à Paris aient tous commenté Aristote nous aide à comprendre l’unité de ce trinôme médiéval. Le fait qu’au Proche-Orient à l’époque de saint Thomas d’Aquin, on avait peu déployé de machines permettant d’économiser le travail et que le goût pour les inventions y était minimal, alors même qu’en Occident, une nouvelle sorte d’ingénierie[17] y était pratiquée avec un enthousiasme proche de la passion, nous aide à comprendre pourquoi la tierce partie occidentale du Moyen-Âge a engendré ce qu’on appelle le monde moderne.
II
Cette percée technique de l’Occident médiéval ne se prête pas à une explication simple. Nécessité n’est pas mère d’invention[18], car les besoins sont tous communs à une humanité qui vit dans un même environnement naturel. Une nécessité ne devient historiquement effective que lorsqu’elle est ressentie comme étant une nécessité, et après qu’un développement technique préalable a rendu possible une nouvelle solution. Et même dans ce cas, ce qui semble nécessaire et réalisable pour une culture donnée peut être une question indifférente pour une autre culture.
Par exemple, les terres de l’Islam médiéval étaient généralement si arides que, même là où il y avait suffisamment d’eau pour l’agriculture, le débit des cours d’eau était trop faible ou sporadique pour y faire fonctionner un grand nombre de moulins à grains. Les moulins à vent étaient une solution « évidente », puisqu’il est notoire que les pays arides sont très venteux, une végétation clairsemée favorisant la création de flux d’air. Et de fait, au dixième siècle de notre ère,[19] les premiers moulins à vent opérationnels sont apparus dans l’est de l’Iran et en Afghanistan, en rotation sur des axes verticaux. En cela, le monde musulman avait sûrement découvert une réponse à son « besoin » de puissance mécanique. Mais l’Islam a-t-il ressenti ce besoin avec une grande intensité ? Rien ne prouve que le moulin à vent du Sijistan se soit jamais répandu dans le reste de l’Islam : les affirmations concernant des moulins à vent dans l’Espagne musulmane n’ont pas été démontrées.[20] En 1185, en revanche, le moulin à vent à axe horizontal apparaît de manière indépendante dans le Yorkshire,[21] vraisemblablement conçu sur le modèle du moulin à eau vitruvien, et il se répand en Europe de manière presque fulgurante.[22] Moins de sept ans plus tard, les croisés allemands l’introduisent en Syrie. Or, quatorze ans plus tard, écrivant à Edessa en 1206, al-Jazari, le plus grand auteur arabe sur les techniques, fait remarquer que le concept de moulin mu par le vent est absurde : le vent est trop capricieux pour alimenter une telle machine.[23]
La Byzance de la fin du Moyen-Âge, bien que capitale d’une aire en contraction, reste assez prospère économiquement et continue à être étonnamment tonique dans l’art et dans la spéculation religieuse. On est rempli d’admiration par sa résilience. Mais, comme les musulmans, les Grecs de cette époque ne se préoccupent pas particulièrement d’améliorer leur technique.[24] Vers 1444, le cardinal Bessarion, grand clerc byzantin qui a émigré en Italie, écrit au Despote de Morée[25] et l’exhorte à se renforcer contre les Turcs en envoyant de jeunes hommes en Occident pour y apprendre les arts mécaniques. Il était impressionné par les progrès en Occident du verre,[26] des textiles, des armes et des navires. Mais ce qui l’étonnait le plus, c’était le spectacle des roues hydrauliques actionnant à la fois scieries et soufflets de hauts-fourneaux. Et pourtant, en Occident, à cette époque, il n’y avait là rien de neuf : la première scierie était apparue à Évreux en 1204, et le premier haut-fourneau hydraulique à Liège en 1384.[27] Dans une grande partie de la Grèce, des moulins à farine fonctionnaient en permanence. Et au Moyen Âge, Grecs et Latins ne sont pas non plus dans une ignorance réciproque. Le point essentiel est qu’ils agissent différemment parce qu’ils ont des visions différentes sur la façon dont il était important d’agir. Dans l’Orient médiéval, qu’il soit byzantin ou islamique, l’innovation technique n’était pas considérée comme une chose importante. Elle n’impliquait aucun sentiment de nécessité. Sa lettre montre qu’en 1444, Bessarion était à titre personnel bien plus latinisé que sur le seul plan religieux.
Il y a eu diverses tentatives pour préciser cette idée de nécessité en associant la vitalité de la technique occidentale au Moyen Âge soit à la disparition de l’esclavage, soit à une prétendue pénurie de main-d’œuvre qui aurait mis la pression sur l’augmentation de la productivité du travail, qu’il soit agricole ou industriel.
Malheureusement, en sociologie comparée, l’état actuel de nos connaissances sur les différentes sous-cultures médiévales n’autorise pas de procéder à une généralisation en toute assurance. Par exemple, pour ce qui est de l’esclavage à Byzance, on peut supposer que les victoires militaires de Romain Ier Lécapène, Nicéphore II Phocas et Jean Ier Tzimikès ont dû augmenter le nombre d’esclaves du IXe au XIe siècle. Mais nous ignorons toujours dans quelle mesure le travail des esclaves a été utilisé dans l’industrie byzantine[28] et, par conséquent, comment il a pu affecter la créativité dans ce secteur. Pour l’Antiquité, nous sommes un peu mieux informés, et ce que nous savons ne confirme pas tous les préjugés modernes. Dans certains contextes, l’esclavage ne semble pas être un obstacle au progrès technique. La période hellénistique et le début de la période impériale ont vu à la fois l’apogée de la vieille économie esclavagiste, et les plus rapides des progrès, en matière non seulement d’ingénierie, mais aussi par des inventions fondamentales comme le soufflage du verre.[29] En revanche, l’artisanat urbain, tant à Byzance que dans l’Islam médiéval, semble, comme en Occident, avoir été constitué en grande partie d’hommes libres ; or le Proche-Orient, contrairement à l’Europe, n’a pas fait la transition de l’artisanat vers la production industrielle de masse.
Des preuves peu nombreuses mais dignes d’intérêt montrent que, à la fin de l’époque romaine, la pénurie de main-d’œuvre fut, de fait, un stimulant occasionnel à des inventions[30] ; mais il semble que les attitudes technophobes de la classe dirigeante – cet état d’esprit transmis à chaque génération par une éducation presque exclusivement centrée sur la rhétorique – aient fait avorter de tels projets.[31] En Europe, jusqu’à la fin du XIIIe siècle,[32] le phénomène des défrichements montre qu’il y avait probablement plus de terres disponibles que de mains pour les cultiver, et cela a pu être l’un des stimulants à l’amélioration des pratiques agricoles, si remarquable en Occident. Et pourtant, dans le monde entier et tout au long de l’histoire, de nombreux peuples qui se trouvaient face à des ressources inexploitées ont été bien lents à mettre au point les méthodes pour les exploiter.
De manière concrète, il est difficile d’interpréter l’histoire des techniques à partir de son contexte social. L’apparition du moulin hydraulique, première application mécanique de la force inanimée, est un événement de première importance. Il apparaît presque simultanément, au premier siècle avant Jésus-Christ, dans trois régions très éloignées les unes des autres : le Jutland, le nord de l’Anatolie et la Chine.[33] Faut-il supposer qu’aux premiers temps de la Scandinavie germanique, dans le Pont sous Mithridate, et dans la vallée du fleuve Jaune sous la dynastie Han, les relations sociales y étaient si similaires qu’elles provoquèrent, dans une même génération simultanément inspirée, l’idée de remplacer le muscle de l’homme par la force de l’eau ? De même, le canon, une invention complexe qui exploite la force d’un gaz en expansion au moyen d’un tube de métal pour propulser un missile, apparaît d’abord à Florence en 1326, en Angleterre en 1327[34] puis en Chine en 1332.[35] Faut-il croire qu’au début du XIVe siècle, les conditions prévalant en Italie et en Angleterre, d’une part, et en Chine du Yuan, d’autre part, étaient si proches qu’une innovation majeure dans l’art de la guerre était nécessaire, ou tout le moins acceptable, sur le plan social ? Il est beaucoup plus simple, et plus conforme à l’état actuel des connaissances, de soutenir que la technique, comme l’art, la religion ou les structures sociales elles-mêmes, jouissent d’une certaine autonomie dans leur développement, et que leur diffusion est parfois très rapide entre des sociétés fort différentes.
« De Nobilitatibus, Sapientii et Prudentiis Regum », manuscrit de Water de Milmete, 1326
De même, l’histoire de la fabrication du papier illustre les difficultés à expliquer le développement technique en fonction des relations sociales. Le papier a été inventé en Chine et, après 751, lorsque les armées du calife ont capturé des papetiers à Samarkand, il s’est répandu dans tout l’Islam parce qu’il était moins cher que le papyrus ou le parchemin. Vers 1050, les Byzantins utilisaient du papier musulman importé, tant pour les documents que pour les livres. Il est curieux qu’il n’existe aucune preuve que la Grèce médiévale ait jamais fabriqué son propre papier : aux XIIIe et XIVe siècles, sa source d’approvisionnement s’est progressivement déplacée de l’Islam vers l’Italie.[36] La première indication de l’existence de papier en Occident est une charte grecque accordée en 1101-1102 par Adélaïde, comtesse de Sicile[37] ; ce papier a probablement été importé. Malgré les affirmations contraires concernant Jativa dans la région de Valence au milieu du XIIe siècle,[38] rien ne prouve que la production de pâte à papier n’ait jamais été mécanisée dans l’Islam. En revanche, la première fabrique de papier connue à l’Ouest – déjà en activité en 1276 près de Fabriano –[39] était un moulin qui utilisait l’énergie hydraulique pour la fabrication de la pâte à papier. Il en fut de même pour la seconde, en 1280, à Jativa,[40] désormais sous domination aragonaise. Il n’existe aucune preuve objective qu’à cette époque, la main-d’œuvre était plus rare en Italie ou dans l’Espagne chrétienne qu’elle ne l’était en Islam. Dans l’état actuel de la recherche historique, cette passion pour le progrès technique que l’on observe dans l’Occident médiéval ne peut s’expliquer, sauf de façon marginale, par les conditions sociales, même s’il est clair que les changements techniques ont parfois été des facteurs de changement social.[41]
Au XXe siècle, les innovations techniques résultent si fréquemment d’applications de découvertes scientifiques par des ingénieurs que nous avons tendance à supposer qu’il en a toujours été ainsi. Mais en fait, il y a encore plus d’un siècle, il n’y avait qu’un rapport lointain entre la science, travail théorique pour comprendre la nature, et la technique, une manière empirique d’utiliser la nature.[42] Pendant près de cinq cents ans, les plus grands savants du monde ont écrit en arabe, et pourtant une science si florissante n’a aidé en rien au trop lent progrès de la technique dans l’Islam. À la fin du XIIIe siècle, la dynamique scientifique de l’Occident, qui avait débuté au XIe siècle avec une vague de traductions du grec et de l’arabe, s’est imposée au niveau mondial, ce qui est encore la situation actuelle. Mais si certains individus à cette époque, comme Roger Bacon, s’intéressaient autant à la science qu’à la technique, leur science ne semble pas avoir fécondé la technique.[43] Limité, le rapport allait en sens inverse : la technique a progressé en fournissant une instrumentation aux scientifiques, notamment l’horloge mécanique au service des astrologues médecins.[44]
Et d’autres hypothèses encore pourraient être avancées pour expliquer la pénétration de cet intérêt pour la technique dans l’Occident médiéval. Il a été démontré de manière détaillée[45] que tout changement entraîne d’autres changements. Au début du Moyen-Âge, l’Occident a été beaucoup plus profondément secoué par les invasions et les troubles que ne l’ont été les contrées du Proche-Orient. L’Occident est-il devenu plus ouvert au changement que l’Orient après ce traumatisme ? Peut-être ; mais cela n’explique pas pourquoi le goût de l’Occident pour le changement devait se manifester si tôt et si singulièrement dans la technique plutôt que dans d’autres types d’activités.
Encore une fois : j’ai moi-même caressé l’idée[46] que, puisque les Celtes se sont montrés assez inventifs sous le joug romain, la vigueur de la technique médiévale aurait pu n’être que l’amplification d’une situation culturelle préexistant en Gaule. Peut-être ; mais cela ne fait que renvoyer l’énigme du Moyen-Âge à l’époque romaine, sans l’éclairer pour autant.
III
Il est évident que par de tels chemins, nous avons peu de chances de parvenir à une bonne compréhension historique de notre problème. Pour chercher une explication à cette singularité du Moyen-Âge occidental, il faut essayer de la situer dans le cadre global du climat culturel de ces siècles et de ces régions.
Malheureusement, la découverte académique de l’importance du progrès technique dans la vie médiévale est si récente qu’elle n’a pas encore été intégrée dans notre représentation traditionnelle de cette époque. En outre, les historiens, comme la plupart des spécialistes en sciences humaines, à l’exception des archéologues et des historiens de l’art, sont contraints par l’existence des mots, et ils ont donc du mal à évaluer une activité comme la technique, qui ne laisse habituellement pas de traces écrites. Dans les sociétés lettrées comme celles du Moyen-Âge qui accordent une grande importance aux textes anciens, les réalités contemporaines sont souvent voilées par des mots qui sont un vernis décoratif recherché et s’inspirant d’une tradition révolue mais respectée. Les historiens qui tentent de comprendre le climat culturel d’une époque donnée reconnaissent que le degré et la forme du respect qu’elle a pour la tradition écrite est un facteur majeur qui détermine ce climat. Pour autant, on ne se demande pas assez dans quelle mesure le répertoire verbal d’une époque peut être trompeur, ou même incapable de rendre compte de la réalité.
Par rapport aux mots, les actes de nature non symbolique sont généralement plus pratiques qu’esthétiques. Comme beaucoup de ces actes dépendent de l’état des techniques d’une société et de leur dynamique, les techniques et leur transformation nous donnent un moyen utile pour juger dans quelle mesure des écrits révèlent, ou déforment, le véritable état d’un climat culturel. Il y a donc rétroaction entre notre compréhension de la technique et notre interprétation du contexte global dans lequel est intégrée cette technique.
Les éléments qui sont empruntés par une culture s’offrent comme des cas plus simples à étudier que ceux qui en sont issus, puisqu’ils ne posent aucun problème d’endogénéité.
Le niveau de vie au centre de Java du temps de Charlemagne peut être jugé à l’aune de l’un des monuments les plus emblématiques du monde, Borobudur. L’énorme stûpa bouddhiste nous présente un ensemble de bas-reliefs[47] évoquant un monde d’une grande élégance, mais remarquablement limité dans ses moyens techniques. Seuls les navires qui ont permis les contacts avec l’Inde, d’où vient la majeure partie de la vieille civilisation indonésienne, étaient vraiment techniquement avancés, et ces navires ont probablement été construits sur des modèles indiens. Il est peut-être significatif, du point de vue des valeurs d’une culture, que la seule innovation technique qui semble remonter au Java de cette époque soit dans les arts : l’archet de violon.[48]
Malgré cette innovation, la musique instrumentale aux Indes orientales a continué d’être essentiellement percussive. Porté vers l’ouest par les courants du commerce des épices, l’archet musical, à l’époque doté d’une baguette très recourbée, a atteint l’Europe vers 980[49] où il s’y est répandu et rapidement développé. Afin d’égaliser la tension sur toute la longueur de la corde de l’archet et de produire ainsi un son uniforme et harmonieux, la baguette en Europe a été progressivement redressée. Dans la France du début du XIIe siècle apparaît la première forme de « talon » qui fait le lien entre la partie inférieure de la baguette et la corde de l’archet, améliorant ainsi considérablement les possibilités musicales des instruments à archet.[50] À la fin du Moyen-Âge, l’archet, qui est probablement d’origine javanaise et certainement asiatique, s’était hissé au sommet de la musique instrumentale occidentale, place qu’il conserve encore aujourd’hui.
Aucun texte médiéval ne porte explicitement témoignage de l’étonnante ouverture d’esprit européenne au Moyen-Âge pour faire des emprunts à des cultures étrangères,[51] ni ne montre la conscience des contemporains sur la capacité de l’Europe à exploiter et à améliorer de tels emprunts bien au-delà de ce qu’ils étaient dans les pays qui les ont vu naître. Le concept indien de mouvement perpétuel, qui en Inde était sans doute un symbole du karma, et en Islam une curiosité, a suscité en Occident une conception plus globale d’un cosmos rempli de forces attendant d’être utilisées par l’homme à l’aide de moyens mécaniques.[52] Ce que l’Europe a fait avec la fabrication du papier chinoise a déjà été mentionné. L’Inde est à l’origine de l’étrier et la Chine l’a développé, mais l’armée de Charles Martel a été la première à réaliser toute sa portée dans le domaine de la guerre.[53] La poudre à canon était chinoise, et pourtant le Proche-Orient, l’Inde et finalement le Japon ont reçu l’artillerie et les armes à feu non pas de la Chine mais de l’Occident.[54] Examinons plus précisément un tel exemple d’emprunt, et ses conséquences.
Les historiens de l’architecture discutent depuis longtemps des éventuelles contributions de l’Asie à la naissance de l’architecture gothique. Cette idée a été généralement écartée, notamment par les Français.[55] L’opinion toujours majoritaire selon laquelle l’architecture gothique est née spontanément des efforts des ingénieurs médiévaux pour faire face aux contraintes structurelles des voûtes romanes témoigne cependant d’une incompréhension de la nature de la diffusion d’un objet assez simple emprunté à une culture étrangère et de sa propension assez courante à « déclencher » des créations beaucoup plus élaborées dans la culture qui l’emprunte, notamment si cette idée intrusive répond à un besoin pressant.
À la fin du Xe et au XIe siècle, pour des raisons qui sont loin d’être évidentes, la hauteur des nouvelles églises européennes n’a cessé de croître. La poussée latérale des voûtes semi-circulaires imposait des murs et des contreforts massifs ; plus les voûtes étaient hautes, plus la maçonnerie de la partie basse devait être épaisse. À cette époque, l’extraction et la taille de la pierre étaient entièrement manuelles et le transport par voie terrestre était terriblement coûteux, même s’il l’était moins qu’à l’époque romaine.[56] Que pouvait-on faire pour réduire la quantité de maçonnerie nécessaire pour une église de la hauteur voulue ? Par ailleurs, les plans des grandes églises devenaient de plus en plus élaborés avec des ambulatoires, des chapelles radiales, etc. Les voûtes semi-circulaires ne pouvaient pas être facilement adaptées pour couvrir des aires aussi irrégulières. Fort heureusement, pour résoudre ces problèmes, une nouvelle idée est venue de l’Est au moment-même où les architectes européens en avaient le plus besoin.
L’arc en ogive, parfois combiné à une voûte en berceau, a été découvert pour la première fois dans l’Inde bouddhiste vers le deuxième siècle après Jésus-Christ.[57] Il a été utilisé par les Sassanides, qui, par leur rayonnement, l’ont apparemment introduit en Syrie en 561 après J.-C.[58] L’arc brisé, avec des voûtes, apparaît à Ramla en Palestine en 789[59] et, à la fin du IXe siècle, on le trouve communément dans l’Égypte musulmane.[60] De là, on le retrouve vers l’an 1000 à Amalfi, une ville intimement liée à l’Égypte fatimide,[61] et en 1071, un portail à arcs brisés et à voûtes en berceau orne la nouvelle église de l’abbé Didier au Mont Cassin.[62] Si l’on veut bien considérer que le moine le plus remarquable dans l’abbaye de Didier était Constantin l’Africain (mort en 1087), originaire d’Afrique du Nord, qui a été le premier grand traducteur de la science arabe en latin[63] et qui dédia à Didier sa version du Pantegni de ‘Ali ibn ‘Abbâs (mort en 994),[64] il n’y a alors rien d’étonnant à ce qu’un emprunt architectural à l’Islam apparaisse à ce moment-là et dans ce lieu-là.
Structurellement, le portail du Mont Cassin n’était pas plus audacieux que ses prototypes proche-orientaux : il était juste, selon l’heureuse expression de Kenneth Conant, « un peu plus chic ».[65] Le grand saut technique de l’arc en ogive ne s’est pas produit en Italie mais en Bourgogne. En 1080, l’abbé Hugues de Cluny se rend au Mont Cassin, et là, lui ou ses ingénieurs,[66] qui travaillaient alors à la conception d’une nouvelle et immense église prévue pour Cluny, se rendent compte que les arcs en ogive et les voûtes en ogive leur donnaient la clé pour résoudre les principaux problèmes auxquels les architectes romans étaient confrontés. Grâce à leur perspicacité, l’église de Cluny, commencée en 1088 et effectivement achevée en 1120, contenait 196 arcs brisés et d’autres encore dans la voûte haute.[67] La nouvelle Cluny était l’église la plus remarquable d’Europe du Nord. En 1130, Suger, abbé de l’abbaye royale française de Saint-Denis, la visite. Entre 1135 et 1144, lui et ses ingénieurs produisent à Saint-Denis ce qui est généralement considéré comme la première véritable église gothique. Ce faisant, ils mobilisent tout le potentiel inhérent au développement clunisien d’idées architecturales venues d’Orient.
Rien n’est plus caractéristique et plus magnifiquement médiéval que Saint-Denis, et aucun monument du XIIe siècle n’a été plus souvent cité par les météorologues de l’Histoire qui étudient le climat culturel de cette époque. Pourtant, une caractéristique essentielle de sa réalisation a été négligée : en créant cette glorieuse synthèse de génie civil et d’esthétique, les bénédictins en robe noire de Saint-Denis furent les entreprenants successeurs des moines bouddhistes vêtus de roux, en Inde, un millénaire plus tôt.[68]
À la différence des spécialistes des arts et traditions populaires – qui, de toutes les sciences humaines, est celle qui a les horizons géographiques et sociologiques les plus vastes –, les médiévistes ont été réticents à reconnaître tout lien culturel à une telle distance. Et pourtant, lors de son lent périple depuis l’Inde, l’ogive a voyagé en bonne compagnie. Depuis le milieu du XIe siècle, peu avant que Didier ne construise son portail, une biographie christianisée du Bouddha, transcrite du sanscrit en arabe, peut-être via une version turque issue du manichéisme, puis via le géorgien et le grec vers le latin, a largement circulé en Occident, de sorte que le Bouddha, quelque peu dissimulé[69] sous le prince indien ascétique Josaphat (c’est-à-dire Bodhisattva), était de plus en plus vénéré comme un saint dont la fête avait lieu le 27 novembre.[70] Vers 1110, alors que Cluny s’achevait, le juif arabophone converti Petrus Alfonsi a inclus dans sa très populaire Disciplina clericalis de nombreuses fables animales de la Pañcatantra qui avaient circulé du sanskrit à l’arabe en passant par le pahlavi et le syriaque.[71] En 1138, tandis qu’on érige Saint-Denis, les chiffres indiens font leur première apparition en Occident sur une pièce de Roger II de Sicile.[72] En 1149, cinq ans après l’achèvement de Saint-Denis, Robert de Chester, adaptant certaines tables astronomiques arabes en fonction des coordonnées de Londres, introduit dans le monde latin le concept trigonométrique indien de la fonction sinus (en latin),[73] mot qui, par une suite de mauvaises traductions et de translittérations, est tiré du mot sanskrit pour sinus.[74] En 1154, une décennie après l’achèvement de Saint-Denis, un moine cistercien de Clairvaux nommé Laurent, qui revenait de Rome, et avec l’aide de deux garçons, et celle de nombreux saints, conduit un troupeau de dix buffles indiens – des créatures jamais vues auparavant dans les régions septentrionales – à travers les Alpes jusqu’à Clairvaux où ils se reproduisent et prolifèrent rapidement « ex eo loco per multas jam provincias ».[75] L’inventif génie civil de la nouvelle architecture gothique s’intégrait dans un système plus large de relations eurasiennes qui étaient bien plus que seulement techniques et que nous avons tout juste commencé à comprendre.
L’aptitude de l’Europe médiévale à recueillir et à amplifier des idées et des informations provenant des sources les plus lointaines et les plus surprenantes est une caractéristique majeure de sa culture qui, d’une part, est confirmée par l’étude des techniques et qui, d’autre part, contribue à expliquer la dynamique de ces techniques. Malgré les difficultés des voyages et des communications, les techniciens de l’Europe médiévale avaient des antennes délicatement ajustées pour capter les vibrations de toute nouveauté prometteuse, aussi éloignée soit-elle. Si, depuis 1500, la technique mondiale est devenue de plus en plus celle de l’Occident, la raison en est non seulement l’inventivité de l’Europe médiévale, mais aussi le fait qu’en 1498, lorsque Vasco de Gama atteint Calicut, l’Europe a déjà assimilé et adapté pour son propre usage une grande part des autres techniques de l’Eurasie. La culture de l’Occident médiéval était exceptionnelle par la réceptivité de son climat aux greffes, quand bien même les déclarations verbales des hommes du Moyen-Âge ne nous conduiraient pas à juger telle leur mentalité.
Ce qu’une société fait en matière de technique subit l’influence d’emprunts occasionnels à d’autres cultures, mais l’ampleur et les applications de ces emprunts sont en retour influencés par les comportements face au changement technique. Fondamentalement, pourtant, ces comportements dépendent de ce que les membres de cette société pensent de leur relation personnelle avec la nature, de leur destin et de la manière dont on peut agir pour le bien. Ce sont là des questions religieuses.
IV
L’analyse la plus approfondie des postulats de la technique occidentale a été proposée par un médiéviste, Ernst Benz[76] de l’Université de Marburg. L’étude du bouddhisme et l’expérience personnelle qu’il en a eu au Japon – notamment sur les pulsions technophobes du zen[77] – l’ont conduit à chercher la genèse des progrès techniques de l’Europe dans les convictions et les mentalités chrétiennes. Le Dieu créateur des chrétiens, architecte du cosmos et potier qui a façonné l’homme avec de l’argile à sa propre image, commande à l’homme de diriger le monde et de contribuer à l’accomplissement de la volonté divine comme collaborateur créatif à ses côtés. Avec le Christianisme, l’histoire, loin d’être cyclique comme dans la plupart des religions, est singulière et unilinéaire ; elle s’accélère vers un but spirituel ; il n’y a pas de temps à perdre ; c’est pourquoi le travail, y compris le travail manuel, est une forme de vénération essentielle et urgente. De plus, la matière a été créée dans un but spirituel et elle ne doit être ni transcendée ni méprisée : les dogmes de l’incarnation et de la résurrection de la chair en sont la marque. Le sentiment que le travail d’un artisan intelligent est visible dans le dessin du monde, et que nous participons au service divin en étant nous-mêmes de bons artisans ; la conviction que nous suivons l’exemple de Dieu lorsque nous utilisons la matière à des fins justes, que le temps doit être économisé parce que chaque instant est une occasion spirituelle unique : voilà des caractéristiques de la vision judéo-chrétienne de la réalité et de la destinée. Elles sont étrangères à toutes les autres grandes religions, à l’exception de l’Islam, qui appartient au même phylum spirituel, et peut-être du zoroastrisme, un taxon apparenté. Puisqu’à l’époque hellénistique, et en Chine, il y a eu des progrès notables et parfois rapides dans le domaine technique, il est évident que le christianisme n’est pas essentiel au dynamisme technique. Ce que Benz suggère, néanmoins, c’est que le christianisme a fourni, historiquement en Europe, un ensemble d’hypothèses, un climat culturel, exceptionnellement favorable au progrès technique.
On peut élargir quelque peu la thèse de Benz. En 1956, Robert Forbes[78] à Leyde et Samuel Sambursky[79] à Jérusalem ont au même moment fait remarquer que le christianisme, en détruisant l’animisme classique, a entraîné un changement fondamental d’attitude envers les objets naturels et a ouvert la voie à leur utilisation rationnelle et sans retenue à des fins humaines. Les saints, les anges et les démons étaient bien réels pour le chrétien, mais le genius loci, l’esprit inhérent à un lieu ou à un objet, n’était plus présent pour être apaisé lorsqu’on le dérangeait.
Il ne fait également aucun doute qu’une touche de compassion chrétienne a motivé le développement de machines à moteur et de systèmes permettant d’économiser le travail : dès le VIe siècle, en Gaule, un abbé préoccupé par la vue de ses moines en train de moudre du grain dans des querns, construit un moulin à eau, » hoc opera laborem monachorum relevans [ce qui diminuait par son travail la peine des moines].”[80] La pitié, pour autant, n’est pas une vertu exclusivement chrétienne : le poème païen d’Antipater, qui est notre deuxième source sur l’existence du moulin hydraulique dans la Méditerranée antique, célèbre la nouvelle machine qui exploite les naïades pour épargner les dos meurtris de femmes esclaves.[81]
Benz a donné une orientation qui permet aux historiens de rendre intelligible la dynamique technicienne du Moyen-Âge. Mais son hypothèse est biaisée car il oublie de voir que l’église grecque défendait ces fondements de la foi chrétienne avec autant d’ardeur que l’église latine. Et pourtant, après l’invention du feu grégeois par Kallinikos, un peu avant 673,[82] les contrées hautement civilisées dominées par l’orthodoxie orientale ne se sont guère aventurées dans la technique. Si, comme le pense Benz, la vigueur de la technique médiévale occidentale est une manifestation de la religion, les origines d’un tel dynamisme doivent être recherchées moins dans les grands principes du christianisme que dans les caractéristiques et les caractères distinctifs qui différencient la piété chrétienne occidentale de la piété chrétienne byzantine.
Il peut sembler ridicule de prétendre que la distillation de l’alcool,[83] le trébuchet,[84] le bouton vestimentaire,[85] la pompe aspirante,[86] le moulin à tréfiler [87] et une myriade d’autres inventions médiévales sont en fin de compte des gesta Christi où le Christ y aurait été vénéré avec l’accent latin. Mais les processus de la pensée humaine sont si curieux que notre jugement sur les forces qui ont produit la technique occidentale doit se fonder sur ce qui semble être des faits pertinents, même s’il en résulte une certaine cocasserie. Les gens étant souvent drôles, l’histoire peut l’être aussi.
Les historiens des religions sont depuis longtemps conscients d’un contraste fondamental des tonalités entre les deux grands pôles de la chrétienté, qui a certainement affecté leur développement technique respectif. De manière générale, les Grecs soutiennent que le péché est l’ignorance et que le salut vient de l’illumination. Les Latins affirment que le péché est le vice, et que l’on renaît en exerçant sa volonté à faire le bien. Le saint grec est en principe un contemplatif ; le saint occidental, un activiste.
Cette différence, dans une large mesure subliminale, apparaît clairement dans l’iconographie du Dieu créateur. Au cours du premier millénaire chrétien, en Orient comme en Occident, Dieu au moment de la création est représenté dans une majesté passive, qui réalise le cosmos par le pur pouvoir de sa pensée, de façon platonique. Puis, peu après l’an 1000, un livre d’évangile est produit à Winchester qui introduit une grande innovation inspirée de Sagesse 11:20, “Omnia in mensura et numero et pondere disposuisti [Mais vous avez tout réglé avec mesure, avec nombre et avec poids],” l’enlumineur monastique y montre la main de Dieu – dorénavant celle du Maître Artisan – tenant une balance, une équerre de charpentier et une paire de compas.[88] Cette nouvelle représentation se répand et, probablement sous l’influence de Proverbes 8.27, « certe lege et gyro vallabat abyssus [lorsqu’il traça un cercle à la surface de l’abîme ]”, la balance et l’équerre sont éliminées, ne laissant que les compas – le symbole habituel de l’ingénieur au Moyen-Âge et à la Renaissance – dans la main de Dieu. Cette tradition, qui a culminé dans « Le grand architecte »[89] de William Blake, n’a jamais été adoptée par l’Église d’Orient. Elle était l’expression parfaite du volontarisme occidental, mais elle violait la sensibilité des intellectualistes grecs sur la nature de Dieu.
Alors que la conception des machines médiévales devient de plus en plus élaborée, Dieu le bâtisseur est devenu Dieu le mécanicien. L’expression « machina mundi [la machine du monde] » est au moins aussi vieille que Lucrèce, mais elle avait été rejetée par l’Africain Arnobe pour des raisons religieuses. Pourtant, au XIIIe siècle, elle est couramment utilisée par les savants cléricaux latins avec une connotation très positive.[90] Le premier à évoquer la conception déiste du Dieu horloger est Nicole Oresme, qui meurt évêque de Lisieux en 1382. Il suggère que, pour empêcher les sphères célestes d’accélérer lors de leur rotation, le Créateur a prévu une sorte de mécanisme d’échappement d’horloge pour les maintenir en rotation à vitesse constante.[91] Le succès subséquent de cette métaphore indique bien l’orientation en Europe des idées sur Dieu, sur la nature et sur l’homme.
Les chercheurs en histoire de l’exégèse biblique sont aussi précieux que les historiens de l’art pour dévoiler certaines structures des valeurs qui sont si profondes qu’elles ne sont pas souvent formulées de manière explicite. A ce titre, les différents traitements de Luc 10.38-42, la scène avec Marthe et Marie, sont riches de sens. Depuis l’époque d’Origène au moins, l’Orient grec a invariablement supposé que Marthe représente la vie active et Marie la vie contemplative, et que la réprimande du Christ à Marthe confirme la supériorité du contemplatif sur l’actif.[92] En Occident, en revanche, un genre d’exégèse bien différent apparaît très tôt. saint Ambroise, autrefois fonctionnaire romain et alors évêque, considère que les sœurs de Béthanie sont des symboles d’actio et d’intentio : toutes deux sont essentielles, et l’une ne peut être considérée légitimement meilleure que l’autre.[93] Ensuite saint Augustin, révolutionnaire à bien des égards, subvertit entièrement l’exégèse grecque, la structure des valeurs qui lui est inhérente et, on doit le dire, le sens littéral des paroles du Christ. Pour lui, Marie et Marthe représentent deux étapes de la vie parfaite : Marthe, la vie de l’âme dans le temps et l’espace ; Marie, dans l’éternité. « In Martha erat imago praesentium, in Maria futurorum. Quod agebat Martha, ibi sumus; quod agebat Maria, hoc speramus [En Marthe était l’image du présent, en Marie le futur. Ce que Marthe faisait, nous le sommes maintenant ; ce que Marie faisait, nous espérons le devenir].”[94] Or, puisque nous autres mortels habitons dans le temps et non dans l’éternité, nous devons être des Marthe, se préoccupant de bien des choses, plutôt que des Marie.
Le Moyen-Âge s’est montré de plus en plus fébrile sur cette péricope. Au milieu du XIIe siècle, Richard de Saint-Victor, tout en approuvant l’éloge du Christ pour le parti de Marie dans le registre augustinien – la contemplation anticipe notre condition céleste –, montre néanmoins par sa formulation où se situent ses propres sympathies : « Intenta erat Maria quomodo pasceretur a Domino; intenta erat Martha quomodo pasceret Dominum. Haec convivium parat Domino; in convivio Domini illa jam delectatur [Marie voulait être nourrie par le Seigneur ; Marthe voulait savoir comment nourrir le Seigneur. L’une prépare le banquet pour le Seigneur, l’autre se régale déjà du repas du Seigneur]. »[95] Deux cents ans plus tard, l’affirmation en Europe de la primauté à l’action atteint des sommets presque absurdes dans l’un des sermons en langue vernaculaire de Maître Eckhart sur ce même texte.[96] Marthe, la sœur plus âgée et plus sage, craint que l’adolescente Marie ne devienne si extatique dans la contemplation qu’elle ne parviendrait pas à la maturité spirituelle en comprenant que l’action est essentielle à la sainteté. L’apparente réprimande du Christ à Marthe et la louange à Marie sont, selon Eckhart, exactement l’inverse : c’est sa façon de dire à Marthe, qui est perspicace, de ne pas être troublée par la condition sentimentale de Marie ; cela lui passera. L’Église grecque n’aurait pas pu produire, et encore moins tolérer, un tel sermon. Cet état d’esprit activiste dont Eckhart est le reflet a certainement favorisé la croissance technique en Occident.
Un certain niveau de respect pour le travail manuel, associé à l’activisme, est inhérent à un développement technique de grande ampleur. Celui-ci a généralement fait défaut, du moins dans les classes sociales éduquées, dans le monde gréco-romain.[97] Les Juifs, en revanche, considéraient que le commandement de Dieu de travailler six jours par semaine était aussi contraignant que celui de se reposer le septième.[98] À la fin du IIIe siècle, les conversions massives de païens au christianisme dans le pourtour de la Méditerranée orientale menaçaient de corrompre l’Église, et bien naturellement, quelques fanatiques ont tenté de la purifier en revenant à sa tradition d’origine, c’est-à-dire juive. Une conséquence fut le monachisme, qui, dès le début, affirma la thèse, à l’origine juive, selon laquelle le travail fait partie du culte, et qu’il est même un élément essentiel du culte. Avec une remarquable constance, tant en Orient qu’en Occident, les moines ont continué à travailler de leurs mains tout au long du Moyen-Âge.[99] Beaucoup d’entre eux étaient également très cultivés ; de fait, pendant des siècles, les moines ont été les hommes les plus savants d’Occident. Au sein des monastères, une telle association de l’éducation et du travail pratique, en conjuguant l’esprit et la main, aurait dû, en théorie, produire des communautés où l’innovation technique allait prospérer. Or, le contraste à cet égard entre les fils de saint Basile et ceux de saint Benoît est notable.
Il y eut une voix dissidente en Occident qui pourrait éclairer la situation au fond. Le seul exemple dans le monachisme chrétien d’une antipathie à l’égard des arts mécaniques apparaît dans le Scholica graecarum glossarum de Martin de Laon (mort en 875) qui fait dériver mechanicus non pas de mhcaνιxóς mais de moιxóς « adultère » : « Moechus est adulter alterius thorum furtim polluens ». Inde a moecho dicitur mechanica ars, ingeniosa atque subtilissima et paene quomodo facta vel administrata sit invisibilis in tantum, ut etiam visum conspicientium quodam modo furetur, dum non facile penetratur eius ingeniositas [Moechus est l’adultère, qui en cachette souille la couche d’un autre. D’où vient l’art mécanique, plein d’ingéniosité et de subtilité comme si une fois accompli ou administré il était invisible à ceux qui le regardent, en quelque sorte dissimulé, ce qui fait que l’ingéniosité est malaisée à pénétrer] « .[100] Martin était un moine irlandais immigré. La règle de saint Columban est le seul code monastique d’Orient ou d’Occident dans lequel le travail manuel est considéré comme une pure pénitence pour les péchés, sans rapport avec la prière et la louange.[101] De plus, l’étymologie proposée par Martin est la seule apparition en Occident d’une conception héronienne de la technique qui réaliserait avant tout des machines pour berner et impressionner le peuple : on a là l’une des nombreuses traces des liens entre l’Irlande chrétienne primitive et la culture grecque d’Alexandrie.[102] Pourtant, cette intermédiation par des Irlandais de l’aliénation séculaire des Grecs vis-à-vis du travail et de la technique n’a eu qu’une faible influence en Occident.
Ce développement différent entre le monachisme latin et le monachisme grec s’explique en partie par le fait que dans le monde byzantin, les laïcs lettrés ont pu préserver la dimension temporelle de la vie culturelle, de sorte que les moines grecs se sont sentis en mesure de se consacrer plus exclusivement aux études des textes sacrés. En Occident, pendant un certain temps, le gradient civilisationnel a tant chuté que les moines ont assumé presque seuls la responsabilité de préserver et d’encourager tous les aspects de la culture, tant profane qu’ecclésiastique.[103] Ainsi, en Occident, les moines ont eu tendance à s’impliquer plus fortement dans les questions séculières qu’en Orient. Les régions slaves et germaniques dans lesquelles pénétraient les moines missionnaires de chaque Église étaient pareillement primitives. Les évangélisateurs grecs étaient très théologiques dans leur démarche et leur travail était presque entièrement religieux. Les Bénédictins, en revanche, se préoccupaient moins de doctrine que de morale et apportaient avec eux non seulement une nouvelle religion mais aussi de nouveaux arts pratiques.[104]
Cette tradition technicienne des monastères trouve sa plus belle expression littéraire dans le De diversis artibus écrit en 1122-1123 par Théophile, un bénédictin allemand théologiquement sophistiqué et techniquement cultivé.[105] Il s’agit d’une codification, pour des motifs religieux, de tous les savoir-faire disponibles pour l’embellissement d’une église, depuis l’émaillage des calices et la peinture des sanctuaires jusqu’à la fabrication des tuyaux d’orgue et le moulage de grandes cloches pour les clochers. Parmi les mécanismes mentionnés par Théophile, on trouve les premiers volants d’inertie ; il est le premier à faire mention d’une nouvelle méthode de fabrication du verre, moins coûteuse, ceci expliquant en grande partie l’expansion des fenêtres vitrées à son époque ; il est le premier à mentionner une plaque de tréfilage et, encore, le premier à décrire l’étamage du fer par immersion,[106] une technique qui a continué à être utilisée jusqu’à ce que la conquête de la Malaisie par les Japonais en 1941 provoque une telle pénurie d’étain partout ailleurs que le procédé électrolytique en a été développé.
Théophile n’était pas exceptionnel par ses centres d’intérêt. Contemporain de saint Bernard, l’abbé Arnaud de Bonneval décrit la reconstruction de Clairvaux en 1136 sans en mentionner l’église, mais avec un détail réjouissant de toutes les machines hydrauliques de l’abbaye pour broyer, fouler, tanner, forger et autres procédés.[107] A la même époque, sans aucun lien avec celle-ci, une autre description monacale de Clairvaux montre le même enthousiasme : l’auteur est particulièrement frappé par une tamiseuse automatique intégrée au moulin à farine ; il s’autorise même une pointe d’humour monastique, disant que les pillons du moulin à foulon ont remis les peines des fouleurs pour leurs péchés ; puis il remercie Dieu que de telles machines puissent alléger des travaux asservissants pour les hommes comme pour les bêtes ; enfin, il nous livre une image de la puissance abstraite de l’eau qui circule dans l’abbaye en quête de toute tâche : « coquendis, cribrandis, vertendis, terendis, rigandis, lavandis, molendis, molliendis, suum sine contradictione praestans obsequium. »[108]
Et cet engagement des ascètes occidentaux dans un travail sacré ne se limitait pas à l’artisanat et l’industrie des machines : il s’étendait aux grandes œuvres d’ingénierie. En 1248, par exemple, alors qu’il donne l’abbaye délabrée de Lorsch à une communauté de chanoines des Prémontrés, l’archevêque de Mayence dit d’eux « Invenimus viros iuxta cor nostrum. Hii etenim non tantum religionis immaculate et vite habent testimonium sancte sed eciam in viis parandis, aqueductibus extruendis, paludibus exsiccandis, quibus monasterium in illa vicina nimium pergravatur, et generaliter in arte mechanica exercitati sunt non modicum et periti [nous avons trouvé des hommes selon notre cœur, non seulement porteurs du témoignage d’une religion sans tâche et d’une vie sainte mais aussi entrainés et experts dans l’art de tracer des routes, construire des aqueducs et assécher les marais voisins, dont la présence pèse au monastère ; et plus généralement dans les arts mécaniques.»[109] Jusqu’à ce jour, aucun document analogue n’a été produit par toute l’Église orthodoxe.
Les années 1120, au cours desquelles Théophile produit son De diversis artibus, témoignent d’un changement dans l’attitude de l’Europe envers le travail manuel et la technique. Théophile lui-même ne s’intéressait qu’à la dignité des arts techniques dans la vie d’un moine. Certains de ses contemporains ascétiques font du travail le principal acte de la religion : l’abbé Rupert de Deutz, (mort en 1130) réprimande les fanatiques qui dédaignent le culte liturgique et « qui in opere manuum fere totam spem suam ponunt [qui mettent tout leur espoir dans l’œuvre de leurs mains] ».[110] Mais à cette époque, le concept de « religion » est en train de s’élargir et de se diffuser de la vie monastique vers la vie laïque, notamment par le canal des groupes de chanoines réguliers tout juste revitalisés.[111] Il était essentiel du point de vue spirituel de transférer explicitement cette dignité du labeur monastique au labeur dans le monde hors les murs du cloître.
Cette tâche a été entreprise par les victorins à Paris.[112] À la fin de De civitate Dei, saint Augustin discute de technique dans une attitude totalement ambiguë : il se félicite de l’ingéniosité et de la diversité des arts, mais considère que beaucoup d’entre eux sont « superfluas, immo et periculosas perniciosasque [superflus, ou plutôt dangereux et pernicieux] » ; les médicaments et les techniques de guérison sont invalidées par « tot genera venenorum, tot armorum, tot machinamentorum [venins, armes et engins en tout genre] ».[113] Face à la vaste autorité d’Augustin, Hugues de Saint-Victor, l’un des esprits les plus originaux du Moyen-Âge et, comme Theophilus, un Allemand, développe délibérément une attitude nouvelle et positive envers la technique.
Son premier essai, il le fait au début des années 1120 sous la forme d’un curieux dialogue sur la nature et la place de la philosophie, dans lequel l’alter ego de Hughes n’est autre que Dindimus, roi des brahmanes indiens, longtemps considérés en Occident comme des chrétiens « instinctifs », vivant une vie sainte sans la grâce de la révélation.[114] Son intention est claire : donner une représentation séculière de tout le savoir humain qui, pour la première fois, inclut les arts mécaniques. Pour le compte de Hughes, Dindimus s’oppose avec véhémence aux puristes qui voudraient restreindre le concept de la philosophie, en excluant non seulement la mécanique, mais aussi la grammaire et la logique : « conati sunt scindere et lacerare corpus universum {philosophie} ne membra sibi coherent, quia pulchritudinem totius non viderunt [ils se sont efforcés de découper et lacérer le corps tout entier <de la philosophie> pour retirer toute cohérence à ses membres, parce qu’ils n’avaient pas vu la beauté du tout.] ».[115] L’unité de la philosophie résulte de sa fonction à remédier aux trois défauts fondamentaux de l’homme : l’ignorance, le vice et la précarité physique. La spéculation intellectuelle procure la vérité ; l’éthique soutient la vertu ; la technique vient en aide à nos besoins corporels ; la logique et la sémantique (y compris la grammaire) venaient d’être ajoutées à la philosophie pour lui donner clarté et élégance d’expression.[116] Parmi toutes celles-ci, la mechanica est la moins noble ; pour autant, elle fait partie intégrante de la philosophie non pas en ce qui concerne sa pratique mais en raison de la sagesse qui lui est inhérente.[117]
À la fin des années 1120, Hughes développe et approfondit sa conception de la nature et des branches de la philosophie dans son très influent Didascalicon : il en existe au moins 88 manuscrits, dont pas moins de 50 datent des XIIe et XIIIe siècles.[118] Entre 1153 et 1162, Richard de Saint-Victor, un Écossais probablement, dans son Liber exceptionum qui sera beaucoup lu, reprend et appuie cette division quadripartite de la vie intellectuelle selon Hughes.[119] Naturellement, Hughes et Richard reconnaissent tous deux que, dans la société hiérarchisée de leur temps, l’inclusion des arts mécaniques dans un classement global du savoir pouvait ne pas être accueillie favorablement, et ils déclinent donc toute prétention révolutionnaire. Si l’architecture ou l’agriculture sont des domaines qui se prêtent bien à une réflexion théorique de la part d’un philosophe, leur mise en pratique n’a rien à voir : « agriculturae ratio philosophi est, administratio rustici » [La compréhension de l’agriculture est la chose du philosophe, son administration celle du paysan.].[120] Mais, en donnant une dignité intellectuelle sans précédent et un intérêt spéculatif aux arts mécaniques, les victorins ont soutenu l’une des thèses d’un mouvement égalitaire qui, des siècles plus tard, s’étendra vers l’est en éliminant une grande partie de cette Église orthodoxe, moins souple.
En Occident, l’adoption progressive de moyens mécaniques comme auxiliaires de la vie spirituelle a connu un développement analogue au sentiment de l’importance de la technique développé par les bénédictins et les victorins. Les Pères de l’Église, tant grecs que latins, s’étaient opposés avec passion à l’utilisation de tous les instruments de musique, y compris l’orgue.[121] Alors qu’à Byzance, les orgues servaient habituellement à agrémenter les cérémonies séculières, l’Église grecque les interdisait dans ses liturgies, soulignant que seule la voix humaine a cappella pouvait louer Dieu avec dignité.[122] Pourtant, à la fin du Xe siècle, dans la cathédrale de Winchester où, à peu près à la même époque, apparaît cette iconographie du Dieu créateur tenant balance, équerre et compas, les bénédictins installent le premier orgue géant : 70 hommes y actionnent 26 soufflets alimentant 400 tuyaux.[123] Avant l’invention de l’horloge mécanique, l’orgue a été la plus complexe des machines. Dans un saisissant contraste avec l’Orient, les grandes orgues sont devenues partie intégrante de l’Occident, d’abord pour les processions et autres intermèdes, avant d’être admis, vers le milieu du XIIe siècle, pour la messe, acte central de la liturgie.[124] Cent ans plus tard, lors des mystères joués à l’époque à l’extérieur des églises, un orgue sera l’accompagnement indispensable de toute représentation du Jardin d’Eden ;[125] de fait, il est presque devenu un symbole du Paradis.
C’est dans un bâtiment séparé, en dehors de Sainte-Sophie, que Justinien place une clepsydre et des cadrans solaires, [126] alors que les horloges n’étaient jamais autorisées à l’intérieur ou sur la façade des églises orientales : les placer à un tel endroit aurait contaminé l’éternité avec le temporel. En revanche, dès que l’horloge mécanique a été inventée en Occident, elle s’est rapidement répandue non seulement dans les clochers des églises latines, mais aussi à l’intérieur de celles-ci, souvent sous la forme de planétaires destinés à montrer visuellement l’ordre divin du cosmos.[127] Il est clair qu’à la fin du Moyen-Âge, les hommes occidentaux s’estimaient être en parfaite adéquation avec les machines.
Et pas seulement dans un cadre religieux : le Mittelalterliche Hausbuch, un manuscrit allemand datant d’environ 1480, montre un jardin clos dans lequel des jeunes gens et des jeunes filles en guirlande s’amusent autour d’une fontaine, tandis qu’à droite, bien en évidence, apparaît la pompe hydraulique qui actionne la fontaine.[128] Au Moyen-Âge, tous les arts, y compris les arts mécaniques, contribuaient à une vie agréable. La défiance des temps modernes pour la technique est un retour à l’ambivalence de saint Augustin.
Mittelalterliche Hausbuch – 1480
Le premier signe que les hommes aient pensé le progrès technique comme un aspect de la vertu chrétienne figure dans le Psautier d’Utrecht, enluminé près de Reims vers 830, très certainement par un moine bénédictin. L’illustration du Psaume 63 (64) montre un affrontement armé entre une petite troupe de Justes, dirigée par le roi David en personne, et une troupe d’impies en nombre menaçant. Dans chaque camp, on aiguise une épée de façon ostensible. Les Méchants se contentent d’utiliser une vieille pierre à aiguiser. Les hommes de Dieu, par contre, utilisent la première manivelle répertoriée en dehors de la Chine pour faire tourner la première meule à aiguiser connue.[129] De toute évidence, l’artiste nous indique que le progrès technique est la volonté de Dieu.
Vers 1450, les intellectuels européens commencent à prendre conscience du progrès technique non pas en tant que projet (comme indiqué plus haut, cela s’est produit à la fin du XIIIe siècle) mais en tant que fait historique et heureux, quand Giovanni Tortelli, humaniste à la cour papale, rédige un essai recensant, en s’en réjouissant, les nouvelles inventions inconnues de l’Antiquité.[130] Presque au même moment, des artistes Bourguignons réaffirment la thèse de l’enlumineur du Psautier d’Utrecht selon laquelle le progrès technique a une valeur salvatrice : ils accoutrent la Tempérance, qui a remplacé la Charité comme première Vertu, des principaux symboles de l’inventivité au bas Moyen-Âge. Sur sa tête, elle porte une horloge mécanique, réalisée quelque 120 ans plus tôt ; dans sa main droite, elle tient des lunettes, inventées dans les années 1280, comme évoqué supra, et qui sont une vraie bénédiction pour tout intellectuel âgé souffrant de presbytie ; elle se tient sur un moulin tour, apparu pour la première fois dans les années 1390, qui est la machine motrice la plus spectaculaire de l’époque.[131] Pour les artistes qui ont peint ces tableaux, et pour leurs mécènes – cléricaux, aristocrates ou bourgeois – il était évident que l’homme servait Dieu en étant à son propre service par la maîtrise technique de la nature. Parce que les hommes du Moyen-Âge l’ont cru, ils se sont consacrés en grand nombre et avec enthousiasme à faire des inventions.
Il est probable qu’au cours du Moyen-Âge, des forces autres que religieuses stimulèrent le progrès technique. La tradition des calendriers illustrés est séculaire. Leur format traditionnel, de l’époque romaine jusqu’au IXe siècle, représente les mois comme des personnages immobiles affublés d’attributs symboliques. A Byzance, cette convention s’est perpétuée sans interruption. En revanche, chez les Francs en 830, un nouveau format apparaît qui détermine un certain style pour le reste du Moyen-Âge en Occident. Les images montrent maintenant des scènes animées : labourage, fauchage, récolte du grain, coupe du bois, hommes gaulant des chênes pour nourrir les porcs, abattage de porcs.[132] Les nouvelles illustrations expriment un droit de coercition envers la nature qui est tout à fait en accord avec le christianisme, même s’il aurait pu advenir indépendamment. L’homme et la nature sont deux choses, et l’homme est le maître. Dorénavant, c’est l’agression technique, plutôt qu’une coexistence harmonieuse, qui est la position de l’homme envers la nature.
Cette agression est l’attitude chrétienne occidentale normale envers la nature.[133] Il est possible que l’émergence de cette attitude à l’époque carolingienne trouve son explication en dehors de la religion. Un peu avant cette époque, un changement fondamental dans les pratiques agricoles a eu lieu en Europe du Nord,[134] en particulier entre la Loire et le Rhin, le cœur de l’Empire franc. Dès le VIe siècle, une nouvelle charrue lourde commence à se diffuser des frontières orientales slaves. Elle est beaucoup plus efficace que l’ancienne charrue légère, mais au lieu d’une paire de bœufs, il en faut normalement jusqu’à huit, du moins dans les sols récemment défrichés ou argileux. Aucun paysan ne possédait huit bœufs. La seule façon d’actionner une telle charrue était de regrouper plusieurs paysans pour mettre leurs bœufs en commun, et de leur distribuer des bandes de labour à hauteur de leur contribution. Jusqu’à lors, les terres étaient distribuées aux paysans en parcelles suffisantes pour faire vivre une famille équipée de deux bœufs et d’une charrue légère. On avait par principe une agriculture de subsistance, avec un surplus suffisant pour payer le loyer. Mais désormais, avec la charrue lourde et la mutualisation des bœufs, la norme pour la division des terres n’est plus le besoin de l’homme mais devient la capacité d’une nouvelle machine motorisée à labourer le sol. Peut-on imaginer un renversement plus profond de la relation du paysan à la terre ? Auparavant, il faisait partie de la nature ; désormais, il est devenu un exploiteur de la nature. La lourde charrue elle-même laisse deviner un tel changement d’attitude. L’iconographie des nouveaux calendriers confirme ce changement. Ni la charrue lourde ni le nouveau style de calendrier n’étaient connus à Byzance. Dans le cadre d’une analyse historique, et même pour une époque très religieuse, on ne peut pas attribuer à la religion, pas plus qu’aux relations sociales ou qu’à une autre composante de la culture, la primauté absolue sur tous les aspects de la vie.
Pourtant, il ne peut s’agir d’une coïncidence si la miniature du Psautier d’Utrecht (816-834) qui déclare vertueux le progrès technique apparaît au même moment et dans la même région que le nouveau style d’illustration des calendriers (peu avant 830). Il ne peut s’agir d’une coïncidence si, en 826, Louis le Pieux, qui, comme on le sait, était toujours désireux d’introduire dans son royaume « ilia quae ante se inusitata erant [les choses qui étaient inusitées avant lui] »,[135] charge un prêtre vénitien appelé Georges, qui a probablement acquis ses compétences à Byzance, de fabriquer le premier orgue conçu en Occident au Moyen Âge pour un usage séculier dans son palais,[136] et si, à partir d’Aix-la-Chapelle, l’orgue s’est si vite diffusé dans les églises d’Allemagne méridionale qu’en 873, le pape Jean VIII écrit à Freising pour avoir à la fois un orgue et un organiste.[137] De nombreuses forces ont façonné le Moyen-Âge, mais parmi elles, la plus puissante fut la religion.
Avant notre époque, la sémitisation de l’oïkoumène gréco-romain, réalisée au IVe siècle par la victoire du christianisme, marque la plus radicale transformation de la vision du monde, tant chez les intellectuels que les gens ordinaires, qui ait jamais été vécue par une grande civilisation. En Chine, la synthèse locale du confucianisme et du taoïsme a été enrichie, et non remplacée, par le bouddhisme indien. En Inde même, le brahmanisme védique s’est lentement élargi et diversifié pour englober tous les concurrents, à l’exception de l’incursion islamique qui fut totalement inassimilable en produisant deux sociétés vouées à une confrontation tragique. L’annexion musulmane des rives sud de la Méditerranée n’a pas eu un résultat semblable car, comme Dante l’a vu à juste titre (Inferno 28.22-31), Mahomet était un schismatique judéo-chrétien, et non le fondateur d’une nouvelle religion. Dans les régions alors envahies, la foi du Coran a réaffirmé les conceptions juives fondamentales sur la nature du temps, du cosmos et du destin qui avaient déjà été diffusées à tous les niveaux de la société par le christianisme, fille du judaïsme.
L’habitude qu’ont les historiens de mettre fin à ce qu’on appelle l’Antiquité avec la période de troubles du troisième et du début du quatrième siècle, au cours de laquelle le christianisme est devenu prépondérant, n’est pas arbitraire : elle témoigne d’une transformation majeure du climat culturel de la civilisation classique. Au cours du Moyen Âge, tant en Orient qu’en Occident, cette nouvelle religion fut la principale nouveauté et le principal stimulant de l’innovation ainsi que du déclin de différentes formes de créativité qui avaient prospéré dans le monde gréco-romain. Il n’est donc pas surprenant que tant de phénomènes religieux et para-religieux mettent en lumière à la fois le rythme soutenu du progrès technique en Occident et, a contrario, sa lenteur dans le monde byzantin.
Aucune grande religion n’est une espèce entièrement homogène. Au fur et à mesure de sa diffusion, le christianisme s’est adapté aux circonstances locales, mais il a également développé des mutations génétiques spontanées qu’on ne peut pas pour l’instant expliquer par une adaptation lamarckienne à un climat culturel préexistant : à un degré extraordinaire, la religion médiévale a créé le climat de son propre environnement. Une part de la fascination exercée par le Moyen-Âge vient du constat, à l’intérieur d’une unité fondamentale qui s’étendait du Groenland à Jaxartes, d’une variété de microclimats culturels souvent interprétables au gré des déclinaisons régionales du diapason de la religion. Les différences minimes mais significatives entre la piété grecque et la piété latine à cette époque contribuent non seulement à rendre historiquement intelligible le succès de l’Occident médiéval en matière de technique, mais aussi à montrer les fondements psychologiques de notre technique moderne qui repose sur ce succès.
Lynn White jr., Département d’Histoire, Université de Californie, Los Angeles, Californie 90024, U.S.A.
[1] Medieval Technology and Social Change (Oxford 1962), par la suite Med. Techn.
[2] “What Accelerated Technological Progress in the Western Middle Ages?” dans Scientific Change, ed. Alistair C. Crombie (Londres 1963) 272-291.
[3] L’étude la plus complète de la technique européenne médiévale est celle de Bertrand Gille dans Histoire générale des techniques, ed. Maurice Daumas, 1 (Paris 1962) 429-598, et 2 (1965) 2-139. Voir également Friedrich Klemm, Der Beitrag des Mittelalters zur Entwicklung der abendländischen Technik (Beiträge zur Geschichte der Wissenschaft und der Technik 2, Wiesbaden 1961), et mon “The Expansion of Technology, 500-1500 A. D.” dans The Fontana Economic History of Europe ed. Carlo M. Cipolla, 1, chapter 4 (Londres 1969 publié sous forme de brochure).
[4] L’effet salutaire de cette évolution sur le niveau de vie des paysans allemands au XIe siècle est décrit dans mon “The Life of the Silent Majority,” dans Life and Thought in the Early Middle Ages ed. Robert S. Hoyt (Minneapolis 1967) 85-100.
[5]Aucun étudiant de la technique européenne ne peut négliger Joseph Needham, Science and Civilization in China, 4 vols. sur 6 à ce jour (Cambridge, Ang. 1954-1970).
[6] Pour un exemple plus complexe de cette cohérence, voir un inventaire des moyens mis en oeuvre, entre env. 1010 et env. 1480, grâce auxquels les techniciens occidentaux ont utilisé la vitesse, la résistance et la pression de l’air, dans mon “The Invention of the Parachute, ”Technology and Culture 9 (1968) 462-467, et “Medieval Uses of Air,” Scientific American 222 (Août 1970) 92-100.
[7] Vers 1235, Villard de Honnecourt, et en 1269 Pierre de Maricourt, nous informent chacun de leur côté que beaucoup d’hommes se disputent et travaillent sans relâche pour produire des perpetua mobilia ; Villard de Honnecourt: Kritische Gesamtausgabe, ed. H. R. Hahnloser (Vienne 1935) pl. 9; Pierre de Maricourt, Epistola de magnete in Rara magnetica 1269-1559, ed. Gustave Hellmann (Berlin 1896) 11.
[8] De secretis operibus, chap. 4, dans Opera qu[ae]dam hactenus inedita, ed. J. S. Brewer (Londres 1859) 533.
[9] Chirurgia 1.22, annexé à Guy de Chauliac, Ars chirurgica (Venise 1546) fol. 143.
[10] Voir mon “Tibet, India and Malaya as Sources of Western Medieval Technology,” American Historical Review 65 (1960) 522-526.
[11] Lynn Thorndike, “Invention of the Mechanical Clock about 1271 A.D.” Speculum 16 (1941) 242-243.
[12] Libros del saber de astronomia del rey D. Alfonso de Castilla, ed. M. Rico y Sinobas (Madrid 1866) 4.67-76.
[13] Silvio A. Bedini, “The Compartmented Cylindrical Clepsydra,” Technology and Culture 3 (1962) 115-141.
[14] Med. Techn. 165-166.
[15] On a une indication sur l’intensité et la diversité de ces recherches dans le fait que, presque en même temps, des inventeurs sont parvenus à deux solutions liées : la verge et l’échappement à roue ; Ernst Zinner, Die ältesten Räderuhren (Bamberg 1939) 26. L’utilisation de chaînes de battants à poids dans les clepsydres dès le XIIIe siècle et le remploi du vocabulaire de l’horlogerie hydraulique pour l’horlogerie mécanique rendent difficile la datation exacte de l’invention de cette dernière ; cf. Méd. Techn. 124. La date la plus ancienne est 1341, date à laquelle Galvano Flamma, De gestis Azonis vicecomitis, ed. L. A. Muratori, Rerum Halicarum scriptores 12 (Milan 1728) 1038, raconte l’invention à Milan de moulins ne fonctionnant ni grâce à l’eau ni grâce au vent « sed per pondera contra pondera sicut fieri solet in horologiis. Et sunt ibi rotae multae, et non est opus, nisi unius pueri. … Nec umquam in Italia tali (tale ?) opus fuit adinventum, licet per multos exquisitum » [mais par poids [et] contrepoids, comme on fait pour les horloges … et il y a des roues très nombreuse, et cela ne demande pas plus qu’un enfant… Jamais en Italie on n’avait inventé une chose pareille, même si beaucoup le désiraient. (italiques ajoutées)]. Le milieu des années 1330 semble cependant être marqué par le fait qu’en 1338, un groupe de six marchands vénitiens est parti pour l’Inde en prenant une horloge et une fontaine automatique comme marchandises de très grande valeur. À Delhi, le sultan musulman leur verse la somme fantastique de 200 000 besants « tam pro rellogio quam pro fontanella et aliis rebus dicte societatis [pour ladite horloge, pour la fontaine et pour les autres choses de ladite compagnie] » ; Robert A. Lopez, « L’extrême frontière du commerce de l’Europe médiévale », Moyen âge 69 (1963) 488 n. 16. Pour atteindre un tel prix, cette horloge devait être d’une grande nouveauté, presque certainement mue par des poids et régulée par un échappement, puisque l’Islam était tout à fait familier des horloges hydrauliques sophistiquées, comme le montrent Eilhard Wiedemann et F. Hauser, « Uber die Uhren im Bereich der islamische Kultur », Nova acta (Halle) 100,5 (1915) 1-272.
[16] “Non sono però trovate tutte. Di trovare arti non si verrebbe a fine mai. Ognedl se ne potrebbe trovare una dell’arti . . . e sempre se ne trovano delle nuove. Non è ancora XX anni che si trovò l’arte di fare gli occhiali, che fanno vedere bene, ch’ è una delle migliori arti e delle piu necessarie che’l mondo abbia: ed è cosi poco che si trovò arte novella che mai non fu. . . . Io vidi colui che prima la trovò e fece, e favellagli [Mais ils ne sont pas tous trouvés. La découverte des arts ne prendra jamais fin. On peut trouver toutes sortes de choses … et on en trouve toujours de nouvelles. Il n’y a pas encore vingt ans qu’on a trouvé l’art de faire des lunettes, qui permet de mieux voir, et qui est un des arts les plus précieux et les plus nécessaires au monde, et il y a si peu de temps qu’on a trouvé cet art nouveau qui n’existait pas. (…) J’ai connu celui qui l’a inventé et fabriqué, et je lui ai parlé.]” ; Enrico Narducci, Tre prediche inedite del b. Giordano da Rivalto (Rome 1857) 59-60, un tiré à part de Giornale arcadico di scienze, lettere ed arti 146 (1857) 125-126. Edward Rosen, “The Invention of Eyeglasses,” Journal of the History of Medicine and Allied Sciences 11 (1956) 13-46, 183-218, explique le contexte.
[17] Le mot « ingénieur » apparaît pour la première fois en 1170 et est très courant au XIIIe siècle ; voir Med. Techn. 160.
[18] Je n’ai pas pu retracer l’origine de cette idée fausse en remontant au-delà de la fin des années 1120, lorsque Hugues de Saint Victor, Didascalicon 1.9, éd. Charles H. Buttimer (Washington 1939) 17, cite un proverbe dont les chercheurs n’ont pas trouvé la source : « Ingeniosa fames omnes excuderit artes [une faim ingénieuse a façonné tous les arts]. » Dans 6.14 (p. 130), Hugues se rapproche de la formulation moderne : « propter necessitatem inventa est mechanica [la mécanique a été inventée par nécessité]. »
[19] Pour la controverse sur cette date, voir Med. Techn. 86 n. 7.
[20] Ibid. 161 ; Isis 58 (1967) 249. À en juger par la reconnaissance dont ont bénéficié dans la Chine des Yuan les ingénieurs musulmans immigrés (voir Herbert Franke, « Westöstliche Beziehungen im Zeitalter der Mongolenherrschaft », Saeculum 19 [1968] 99-100), la technique islamique a dû être plus dynamique que ne l’indique l’état déplorable des connaissances actuelles. La meilleure étude, mais insuffisante, est celle de Gaston Wiet, Vadime Elisséeff et Philippe Wolff « L’évolution des techniques dans le monde musulman au moyen âge », Cahiers d’histoire Mondial[e] 6 (1960-61) 15-44.
[21] Med. Techn. 87.
[22] Vers 1322, un moine de Saint Mary’s of Pipewell dans le Northamptonshire se lamente que l’une des principales causes de la déforestation est la recherche de grands troncs d’arbres pour les ailes des moulins à vent : « et quot virgae molendinorum venticorum dabantur in temporibus diversorum abbatum nemo novit nisi Deus [et Dieu seul sait combien de verges de moulins à vent furent données sous les différents abbés] » ; W. Dugdale, Monasticon anglicanum, ed. 2 (Londres 1682) 1.816.
[23] E. Wiedemann, “Die Konstruktion von Springbrunnen durch muslimische Gelehrte, dans Festschrift zur Feier des hundertjährigen Bestehens des Wetterauischen Gesellschaft für die gesamte Naturkunde zu Hanau, ed. C. Lucanus (Hanau 1908) 36.
[24] L’admirable chapitre de K. Vogel sur la technique byzantine dans la Cambridge Medieval History, éd. 2, 4.2 (1967) 299-305, et la bibliographie 465-470, indique un faible dynamisme après le septième siècle.
[25] Alex G. Keller, “A Byzantine Admirer of ‘Western’ Progress: Cardinal Bessarion,” Cambridge Historical Journal 11 (1955) 343-348.
[26] Un symptôme qui témoigne que les Européens ont pris l’initiative est non seulement le fait qu’à cette époque le verre occidental est largement exporté vers le Proche-Orient, mais aussi que les Vénitiens, et sans doute également les maîtres verriers Barcelonais, fabriquent pour ce marché des lampes de mosquée décorées à la fois de motifs floraux occidentaux et d’inscriptions coraniques pieuses, parfois déformées ; R. J. Charleston, « The Import of Venetian Glass into the Near East, 15th-16th Century, » dans Annales du 3e Congrès International d’étude historique du verre, Damas 1964 (Liège 1968) 158-168.
[27] Bradford B. Blaine, The Application of Water-Power to Industry during the Middle Ages, thèse de Ph.D., Université de Californie, Los Angeles (1966) 155, 134-135.
[28] Anne Hadjinicolaou-Marava, Recherches sur la vie des esclaves dans le mond[e] byzantin (Athènes 1950) 114.
[29] Voir la discussion intéressante de Ludwig Edelstein, « New Interpretations of Ancient Science », Journal of the History of Ideas 13 (1952) 579-585 : il conclut que les obstacles à une application large, y compris pour ces inventions, résident moins dans les conditions sociales que dans « les valeurs fondamentales qui sous-tendent la vie dans l’Antiquité ». En particulier, Edelstein note, p. 584, que dans l’Antiquité, il n’y avait pas le sentiment que le progrès technique avait l’approbation des dieux.
[30] H. W. Pleket, “Technology and Society in the Graeco-Roman World,” Acta historica neerlandica 2 (1967) 15-16.
[31] Ibid. 17-24.
[32] Med. Techn. 67 n. 4.
[33] Ibid. 80-81.
[34] Carlo M. Cipolla, Guns and Sails in the Early Phase of European Expansion, 1400-1700 (Londres 1965) 21, 32.
[35] L. C. Goodrich, “Early Cannon in China,” Isis 55 (1964) 193-195.
[36] J. Irigoin, “Les premiers manuscrits grecs écrits sur papier et le problème du bombycin,” Scriptorum 4 (1950) 194-204, et “Les débuts de l’emploi du papier à Byzance,” Byzantinische Zeitschrift 46 (1953) 314-319.
[37] E. Caspar, Roger II (Innsbruck 1904) 482, 561
[38] Par ex. dans A History of Technology ed. Charles Singer et al., 3 (Oxford 1957) 412.
[39] Aurelio Zonghi, « Le antiche carte fabrianesi, » dans Monumenta chartae papyraceae historiam illustrantia, ed. E. J. Labarre, 3 (Hilversum 1960) 114. Irigoin, dans Scriptorium 4 (1950) 197, conclut que le papier italien était déjà exporté vers Byzance en 1255. Alors que le papier islamique ne présente jamais de filigranes, on peut constater la vivacité de l’esprit d’entreprise des Occidentaux avec l’apparition de telles marques dans le papier italien dès les années 1280 ; Irigoin 194.
[40] Augustin Blanchet, Essai sur l’histoire du papier et de sa fabrication (Paris 1900) 52-53.
[41] Cf. Med. Techn., passim.
[42] Voir mon “Pumps and Pendula: Galileo and Technology,” dans Galileo Reappraised, ed. Carlo L. Golino (Berkeley 1966) 96-110.
[43] L’idée que la recherche scientifique méthodique puisse contribuer à faire progresser de vastes domaines techniques a été clairement formulée pour la première fois en 1450 par Nicolas de Cues dans De staticis experimentis, qui est le livre 4 de Idiota, éd. Ludwig Baur (Leipzig 1937) ; une traduction intégrale en français est disponible dans Maurice de Gandillac, Œuvres choisies de Nicolaus de Cues (Paris 1942) 328-354, qui note (328 n. 166) que dans les éditions strasbourgeoises de Vitruve de 1543 et de 1550, auxquelles ce dialogue est annexé, les deux personnages, nommés Orator et Profanus dans l’original, sont rebaptisés Philosophus et Mechanicus. Tout au long de la conversation, Mechanicus prend généralement l’initiative de proposer des expériences scientifiques qui pourraient avoir des applications utiles en médecine, pharmacie, métallurgie, lapidaire, structure des matériaux, prévision météorologique, fabrication de cloches et de tuyaux d’orgue, et mise au point d’engins navals et d’engins militaires.
[44] Technology and Culture 10 (1969) 439-441.
[45] Margaret Hodgen, Change and History: A Study of Dated Distributions of Technological Innovations in England, A.D. 1000-1899 (New York 1952).
[46] “What Accelerated Technological Progress.” (n. 2 ci-dessus) 280-282.
[47] Nicolaas J. Krom, Barabudur: Archaeological Description, 2 vols. de textes, 3 de planches (Le Hague 1927-1931).
[48] Mantle Hood, « The Effect of Medieval Technology on Musical Style in the Orient, » Selected Reports of the Institute of Ethnomusicology, University of California, Los Angeles, 1 (1970) 147-170. Les indices ne sont pas concluants, mais ils sont solides : le surendro, un orchestre de type gamelan à cinq tons qui comprend un luth à archet, était connu au VIIIe siècle à Java. Francis W. Galpin, « The Violin Bow », dans The Legacy of India, ed. G. T. Garratt (Oxford 1937), 331-334, ne fournit aucune date antérieure pour l’Inde. Les instruments à archet ont été introduits en Chine peut-être aussi tardivement que sous la dynastie des Yuan ; cf. H. G. Farmer, « Reciprocal Influences in Music ‘twixt the Far and Middle East », Journal of the Royal Asiatic Society (1934) 327-342.
[49] Curt Sachs, History of Musical Instruments (New York 1940) 275.
[50] Hans Heinz Dräger, Die Entwicklung des Streichbogens und seine Anwendung in Europa (Berlin 1935) 25-26.
[51] Je tente un bref inventaire de ces emprunts, dont seule une minorité était de nature technique, dans « Medieval Borrowings from Further Asia », Medieval and Renaissance Studies 5 : Proceedings of the Southeastern Institute for Medieval and Renaissance Studies, Summer 1969, ed. O. B. Hardison, Jr. (Chapel Hill 1971) 3-26.
[52] Voir la n.10 ci-dessus. La première réfutation de la possibilité du mouvement perpétuel apparaît à la première page du traité inachevé de Léonard sur la conception de machines : voir Ladislao Reti, » The Two Unpublished Manuscripts of Leonardo da Vinci in the Biblioteca Nacional of Madrid « , Burlington Magazine 110 (1968) 17.
[53] Med. Techn. 1-28.
[54] Ibid. 163-164; et aussi Delmer M. Brown, “The Impact of Firearms on Japanese Warfare,” Far Eastern Quarterly 7 (1948) 238-253.
[55] Par ex., la discussion sur “l’origine de l’architecture française du moyen-âge” d’André Godard dans “Voûtes iraniennes,” Athâr-é Iran: Annales du service archéologique de l’Iran 4 (1949) 239-256, et Art de l’Iran (Paris 1962) 266ff.
[56] Med. Techn. 66.
[57] Bien que l’état actuel des études indiennes ne permette pas d’affirmer avec certitude la priorité des arcs en ogive dans différents sites, une opinion croissante est exprimée par Dietrich Brandenburg, Islamische Baukunst in Ägypten (Berlin 1966) 49, selon laquelle l’ogive a commencé « in der frühesten buddhistischen Kunst Indiens, kam von dort nach dem zentralen Hochasien und von da nach dem Irak und Ägypten ». Ce type d’arc a probablement été créé comme une forme purement décorative pour les pignons des structures en bois ; cf. un relief kushan du deuxième siècle après Jésus-Christ à Mathura dans John Rosenfield, The Dynastic Arts of the Kushans (Berkeley 1967) fig. 29. De petits arcs pointus en maçonnerie apparaissent à peu près à la même époque à KauSambi ; G. R. Sharma, « Kusana Architecture with Special Reference to Kausambi (India) », in Kusana Studies, ed. G. R. Sharma (Allahabad 1968) 18-19, fig. 4 (3). Le monastère bouddhiste de Takht-i-Bähi possède également une niche à voûte en ogive datant du deuxième siècle ; Benjamin Rowland, The Art and Architecture of India, ed. 3, (Baltimore 1967) pl 42a. Alexander Cunningham, Mahãbodhi (Londres 1892) 85, pense que les arcs en ogive et les voûtes spectaculaires de ce sanctuaire bouddhiste majeur sont postérieurs à la construction originale de Kushan (deuxième siècle) ; les preuves, comme l’indique Rowland 98, 291, pl. 52b, sont ambiguës. En tout cas, le temple hindou Gupta du Ve siècle à Bhitärgäon (Rowland fig. 20), avec sa voûte en berceau, est antérieur à toute trace iranienne connue d’une telle construction ; Rowland fig. 20 et J. P. Vogel, « The Temple of Bhitärgäon », Archaeological Survey of India, Annual Report (1908-1909) 5-16, pl. 3, 4.
[58] Arthur U. Pope, “Possible Iranian Contributions to the Beginning of Gothic Architecture,” dans Beiträge zur Kunstgeschichte Asiens in Memoriam Ernst Diez (Istanbul 1960) 20.
[59] Brandenburg (n. 57 ci-dessus) 49.
[60] L’une des premières apparitions en Égypte se trouve dans le puits du Nilomètre (A.D. 866 ou 861) construit par un architecte de Fergana ; Pope (n. 58 ci-dessus) 20.
[61] Cf. A. O. Citarella, « The Relations of Amalfi with the Arab World before the Crusades », Speculum 42 (1967) 299-312. Les vestiges d’arc en ogive à Amalfi, autour de l’an 1000, sont disponibles depuis plus de trois décennies dans la restauration fort laborieuse de la vieille cathédrale, mais n’ont pas fait l’objet de publication. J’ai personnellement vu certaines des premières découvertes en 1933.
[62] Kenneth J. Conant, Carolingien and Romanesque Architecture, 800 to 1200 (Baltimore 1959) 223 et pl. 8 A, corrige et complète un dessin antérieurement publié en collaboration avec Henry M. Willard dans Speculum 10 (1935) 144-146, pl. 1; voir leur article ci-dessous 203 209 [dans le même numéro de VIATOR].
[63] Voir Paul O. Kristeller, “The School of Salerno,” Bulletin of the History of Medicine 17 (1954) 151-153.
[64] Le texte de la dédicace se trouve en particulier dans Constantin l’Africain, L’arte universale della medicina (Pantegni) 1.1, ed. Marco T. Malatto and Umberto de Martini (Rome 1961) 37.
[65] Kenneth J. Conant, A Brief Commentary on Early Medieval Church Architecture (Baltimore 1942) 8.
[66] Jacques Stennon, « Hézelon de Liège, architecte de Cluny III », dans Mélanges offerts à René Crozet, éd. P. Gallois et Y. J. Riou (Poitiers 1966) 1.345-358 ne parvient pas à démontrer sa thèse : les preuves disponibles indiquent qu’Hézélon a peut-être été le principal collecteur de fonds, et non l’architecte, de la grande église de Cluny.
[67] Kenneth J. Conant, “The Pointed Arch: Orient to Occident,” Palaeologia (Osaka) 7 (1959) 36.
[68] Pour autant que je sache, personne au Moyen-Âge ne parlait de faire des économies dans la construction grâce aux techniques gothiques. La preuve que beaucoup étaient en fait conscients de cette qualité du nouveau style – qui s’est rapidement évanouie face au flux immense de nouvelles créations de sculptures gothiques, et aux flopées de piliers, entre autres – en est que l’ordre austère des cisterciens qui dénonçaient vivement les extravagances des églises clunisiennes et n’autorisaient aucune tour ou ornement d’aucune sorte pour eux-mêmes (voir François Bucher, « Le purisme architectural cistercien », Comparative Studies in Society and History, 3 [1960] 89-105), après un premier temps d’hésitation, s’est emparé de la manière gothique de construire et l’a répandue dans toute l’Europe. Hanno Hahn, Die frühe Kirchenbaukunst der Zisterzienser (Berlin 1957) 254-258, qui soutient que l’image habituelle des Cisterciens comme « missionnaires du gothique » est exagérée, ne fait pas la distinction entre structure gothique et ornement gothique. Les premières églises cisterciennes gothiques parviennent à la beauté austère d’un fonctionnalisme parfait à l’époque même où la tendance dominante du gothique vers une ornementation somptueuse se développe, comme Hahn l’indique à juste titre, dans les cathédrales du nord de la France.
[69] Le premier soupçon en Occident que Josaphat serait Bouddha apparaît dans une glose insérée dans un texte de Marco Polo vers 1446 ; voir A. C. Moule et P. Pelliot, Marco Polo : Description of the World (Londres 1938) 1.410.
[70] Voir l’introduction de David M. Lang à {St. Jean Damascène} Barlaam and Joasaph (Cambridge, Mass. 1967).
[71] Disciplina clericalis, ed. Alfons Hilka and Werner Söderhjelm (Acta Societatis scientiarum fennicae 38.4, Helsingfors 1911); Haim Schwarzbaum, “International Folklore Motifs in Petrus Alfonsi’s Disciplina clericalis,” Sefarad 21 (1961) 267-299; 22 (1962) 17-59, 321-344; 23 (1963) 54-73.
[72] Lynn Thorndike, “The Relation between Byzantine and Western Science and Pseudo-Science before 1350,” Janus 51 (1964) 18.
[73] Charles H. Haskins, Studies in the History of Mediaeval Science, ed. 2 (Cambridge, Mass. 1927) 123
[74] H. Hankel, Zur Geschichte der Mathematik in Altertum und Mittelalter, ed. 2 (Hildesheim 1965) 280-281.
[75] Herbertus, De miraculis 2.30, PL 185.1341.
[76] « Fondamenti cristiani della tecnica occidentale », dans Technica e casistica, ed. Enrico Castelli (Rome 1964) 241-263. Une présentation plus populaire de sa thèse est contenue dans le chapitre » The Christian Expectation of the End of Time and the Idea of Technical Progress « , dans son ouvrage Evolution and Christain Hope : Man’s Concept of the Future from the Early Fathers to Teilhard de Chardin (Garden City 1966) 121-142.
[77] Il est nécessaire de poursuivre les recherches sur les relations entre le bouddhisme et la technique : celui-ci est divisé en de nombreuses sectes, qui peuvent avoir des influences différentes. Au XVIe siècle, les Japonais étaient enthousiastes et équipés sur le plan métallurgique pour adopter les modèles européens d’armes à feu des Hollandais et des Portugais ; voir l’article de Brown, n. 54 ci-dessus. Contrairement aux Chinois, au XIXe siècle, ils ont rapidement absorbé la technique occidentale. Tant au XVIe qu’au XIXe siècle, le bouddhisme semble avoir joué un rôle intellectuel plus important au Japon qu’en Chine. L’abondante littérature sur les réactions divergentes de la Chine et du Japon face à la technique occidentale (voir en particulier l’essai réfléchi de Marion J. Levy, Jr, « Contrasting Factors in the Modernization of China and Japan », Economic Development and Cultural Change 2 [1953] 236-253) conclut généralement que l’essence de cette divergence vient de la mentalité d’une aristocratie féodale agressive au Japon par rapport à celle d’une bureaucratie confucéenne en Chine. Le confucianisme, pour autant, ne peut être considéré comme intrinsèquement anti-technique : la dynastie des Song, glorieuse époque du néo-confucianisme, a produit des ouvrages d’ingénierie auxquels ont participé des érudits confucéens ; cf. Joseph Needham, Wang Ling, et Derek J. Price, Heavenly Clockwork : The Great Astronomical Clocks of Medieval China (Cambridge, Eng. 1960), en particulier 129-130.
[78] “Power,” dans History of Technology, ed. Charles Singer et al. (Oxford 1956) 2.606.
[79] The Physical World of the Greeks (New York 1956) 241. Comme le souligne W. J. Verdenius, « Science grecque et science moderne », Revue philosophique 152 (1962) 329-331, l’animisme des classes populaires s’est mué en une déification du cosmos chez les personnes érudites, ce qui a rendu les intellectuels aussi réticents que les artisans à utiliser les arts mécaniques pour contraindre la nature à se soumettre aux désirs humains.
[80] Gregoire de Tours, Vitae patrum 18.2, ed. B. Krusch, MGH Script, rer. merov. 1 (Hanover 1885) 735.
[81] Anthologia palatina graeca, 9.418, ed. H. Stadtmueller (Leipzig 1906) 3.402-403.
[82] M. Mercier, Le feu grégois (Paris 1952) 14.
[83] Ca. 1150, en Italie ; cf. Robert J. Forbes, A Short History of the Art of Distillation (Leyden 1948) 87-89.
[84] Ca. 1199; Med. Techn. 102 n. 5.
[85] Dans l’Antiquité, on utilisait des boutons en Asie centrale, en Iran et en Grèce pour l’ornement, mais apparemment pas pour garder la chaleur. Le bouton fonctionnel, qui fixe des bords de tissu qui se chevauchent, a fait sa première apparition vers 1235 sur le « Adamspforte » de la cathédrale de Bamberg, et en 1239 sur un bas-relief proche à Bassenheim ; cf. Erwin Panofsky, Deutsche Plastik des 11. bis 13 Jahrhundert (Munich 1924) pl. 74 ; H. Schnitzler, « Ein unbekanntes Reiterrelief aus dem Kreise des Naumburger Meisters », Zeitschrift des Deutschen Vereins für Kunstwissenschaft 1 (1935) 413 fig. 13.
[86] Ca. 1440, en Italie ; Sheldon Shapiro, “The Origin of the Suction Pump,” Technology and Culture 5 (1964) 566-574
[87] La première attestation fiable est un dessin, 1489-1494, de Dürer ; Friedrich Lippmann, Zeichnungen von Albrecht Dürer 1 (Berlin 1873) pl. 4.
[88] Erwin Panofsky et Fritz Saxl, Dürer’s “Melencolia I” (Leipzig 1923) 67 n. 3.
[89] A. Blunt, “Blake’s ‘Ancient Days’: The Symbolism of the Compass, » Journal of the Warburg Institute 2 (1938-39) 53-63. [NdT : titre de l’oeuvre de Blake: The Ancient of Days]
[90] Med. Techn. 174.
[91] “Excepté la violence, c’est aucunement semblable quant un homme a fait un horloge et il le lesse aler et estre meu par soi. Ainsi lessa Dieu les cielz estr meuz continuellment”; Nicole Oresme, Le livre du ciel et du monde 2.2, ed. Albert D. Menut and Alexander L. Denomy (Madison 1968) [§71a, p. 170].
[92] T. Camelot, « Action et contemplation dans la tradition chrétienne », La vie spirituelle 78 (1948) 275. Le climat culturel du christianisme sémitique était en l’occurrence plus proche de celui de l’Occident que de celui du monde grec ; et on voit bien cela dans le fait que saint Ephraïm Syrus, qui écrit en syriaque et n’est guère influencé par les préjugés platoniciens, adopte des subterfuges sophistiqués pour éviter de donner une valeur à l’activisme de Marthe en deçà de la valeur donnée à la contemplation par Marie : voir I. Hausherr, « Utrum sanctus Ephraem Mariam plus aequo anteposuerit », Orientalia Christiana 30 (1933) 153-163.
[93] D. A. Csànyi, “Otima pars,” Studia monastica 2 (1960) 56-57.
[94] Saint Augustin, Sermo 104.4, cité par A. M. de la Bombardière,” Marthe et Marie, figures de l’église d’après saint Augustin. ” La vie spirituelle 86 (1952) 425.
[95] Richard de Saint Victor, Liber exceptionum 2.14.5, ed. Jean Chatillon (Paris 1958) 504.
[96] Deutsche Predigten und Traktate, ed. et trad. Josef Quint (Munich 1955) 280-289.
[97] Cf. Moses I. Finley, « Technical Innovation and Economic Progress in the Ancient World », Economic History Review 18 (1965) 44. Avant que l’impact de l’éthique monastique ne se fasse pleinement sentir, l’aversion morale pour le travail pénible était encore présente dans l’Occident chrétien ; voir mon “The Iconography of Temperantia and the Virtuousness of Technology” dans Action and Conviction in Early Modern Europe: Essays in Memory of E. H. Harbison, ed. T. K. Rabb and J. E. Seigel (Princeton 1969) 198-199.
[98] S. Kalischer, “Die Wertschätzung der Arbeit in Bibel und Talmud,” dans Judaica: Festschrift zu Hermann Cohens siebzigstem Geburtstage (Berlin 1912) 583.
[99] En fait, les ascètes grecs se sont peut-être consacrés encore plus régulièrement au travail manuel que les ascètes latins : voir P. McNulty et B. Hamilton, « Orientale lumen et magistra latinitas : Greek Influences on Western Monasticism (900-1100) », dans Le millénaire du Mont Athos, 963-1963 (Chevetogne 1963) esp. 187, 192, 212. Une raison en est que les courants de réforme monastique en Occident, luttant contre ce qui était considéré comme la corruption imputable à une implication dans le monde, ont fait évoluer les liturgies bénédictines à partir du IXe siècle, au point qu’il ne restait plus beaucoup de temps pour le travail ; cf. P. Schmitz, « L’influence de saint Benoît d’Aniane dans l’histoire de l’Ordre de saint Benoît », Settimane di studio del Centro Italiano di Studi sull’Alto Medioevo 5 : Il monachesimo (Spoleto 1957) 401-415. Le résultat en fut le développement des convers, frères laïcs affectés principalement au travail manuel et se distinguant des moines du chœur dont le premier devoir était l’Opus Dei.K. Hallinger, « Woher kämmen die Laienbruder ? », Analecta sacri ordinis cisterciensis 12 (1956) 38, montre que de tels convers se trouvaient dans de nombreuses abbayes occidentales au XIe siècle, mais pas à Cluny avant 1100. Le monachisme grec n’a jamais développé de tels moines spécialisés dans le travail ; cf. P. de Meester, De monachico statu iuxta disciplinam byzantinam (Vatican 1942) 93-95.
[100] Max L. W. Laistner, « Notes on Greek from the Lectures of a Ninth-Century Monastery Teacher », Bulletin of the John Hylands Library 7 (1922-1923) 439. L’étymologie qu’a utilisée Martin a été rappelée par Hugues de Saint Victor, Epitome Dindimi in philosophiam, ed. Roger Baron, Traditio 11 (1955) 112, qui parle de mechanica comme « adulterina » mais note (p. III) que « de interpretationibus vero nominum pauca deducimus ».
[101] E. Delaruelle, “Le travail dans les règles monastiques occidentales du IVe au IXe siècle,” Journal de psychologie normale et pathologique 41 (1948) 61.
[102] Au début du VIIe siècle, un marchand alexandrin a conduit un navire chargé de céréales en Cornouailles celtiques chrétiennes et est retourné en Égypte avec une cargaison d’étain : Leontius, Vita sancti Joannis Eleemosynarii (d. 616), PG 93.1624-1625. Vers 800, Martyrology of Oengus the Culdee, ed. Whitley Stokes (Londres 1905) 86, 80, évoque le souvenir d’un moine égyptien qui, d’après le contexte, semblerait être mort en Irlande. Une litanie du Xe-XIe siècle évoque sept moines égyptiens enterrés à Disert Uilaig ; Charles Plummer, Irish Litanies (Londres 1925) 64. Ceux-ci avaient vraisemblablement pris part à l’émigration massive de l’élite grecque orthodoxe hors d’Égypte suite aux conquêtes perses et musulmanes au début du VIIe siècle ; voir à ce sujet mon Latin Monasticism in Norman Sicily (Cambridge, Mass. 1938, réimpr. 1968) 16-26. La plupart des commentaires sur l’influence égyptienne en Irlande ont supposé qu’elle s’était transmise dans un deuxième temps à partir des abbayes du sud de la Gaule. Mais Margaret Schlauch, « On Conall Core and the Relations of Old Ireland with the Orient », Journal of Celtic Studies 1 (1950) 152-166, a rassemblé des documents écrits provenant de sources coptes, éthiopiennes et arabes chrétiennes, et reposant sur des écrits grecs disparus, qui apparaissent en Irlande bien avant qu’on ne les retrouve ailleurs en Europe. Mlle Schlauch se méprend sur la nature de la migration égyptienne du VIIe siècle : il ne s’agissait pas de Coptes monophysites, qui auraient trouvé l’Occident inhospitalier, mais de Grecs melchites fuyant la haine Copte.
[103] Les bibliothèques bénédictines contenaient souvent un lot considérable d’ouvrages profanes ; cf. C L.W.Laistner, Thought and Letters in Western Europe, A.D. 500 to 900 (Ithaca 1957) 228-235. Le seul inventaire régional des bibliothèques monastiques grecques que je connaisse – celui qui a été réalisé en 1457 auprès des soixante-dix-huit fondations de Calabre avant que l’on ait la moindre indication que leurs fonds allaient être pillés par des hommes du Nord passionnés de néo-hellénisme – recense quelque seize cents MSS dont cinq seulement sont séculiers : deux Homères (dont un fragment), l’Hécube d’Euripide, un morceau d’Aristophane, et le traité de Galien sur les médicaments ; en outre, de ceux-ci, les quatre MSS littéraires se trouvent dans deux abbayes, Seminara et Mesiano, qui n’étaient pas distantes de plus de vingt miles ; voir Le « Liber visitationis » d’Athanase Chalkeopoulos (1457-1458), ed. M. H. Laurent et A. Guillou, Studi e testi 206 (Vatican 1960) 47, 107, 111.
[104] Voir l’essai provocateur de Richard E. Sullivan, « Early Medieval Missionary Activity : A Comparative Study of Eastern and Western Methods », Church History 22 (1954) 17-35. Le manque d’intérêt des Byzantins pour le progrès technique a contaminé les eaux baptismales avec lesquelles ils ont convertis les slaves. Novgorod, par exemple, était une grande république, une république libre de marchands en commerce constant avec l’Occident ; pour des raisons sociologiques, on pourrait s’attendre à voir un progrès technique dans cette région. Pourtant, sur la base de récentes fouilles dans la ville, Michael W. Thompson, Novgorod the Great (Londres 1967) xvii, fait remarquer que « au Xe siècle, il y avait peut-être peu de chose distinguant les deux, mais déjà au XIIe siècle, la société russe et la société occidentale avaient largement divergé, parce que la première refusait l’innovation et la seconde l’accueillait volontiers. On ne réalise pas à quel point la société médiévale occidentale était innovante jusqu’à ce qu’on puisse la comparer à une partie de l’Europe qui était quasiment statique ». Ce jugement ne porte que sur la technique, tandis que Novgorod s’est montrée très originale dans la peinture et les formes architecturales, en opposition avec les méthodes structurelles.
[105] De diuersis artibus, ed. C. R. Dodwell (Londres 1961). Cyril Stanley Smith et John G. Hawthorne, On Divers Arts : The Treatise of Theophilus (Chicago 1963) ont fourni une excellente traduction anglaise et un appareil critique sur la base du texte révisé de Dodwell. Pour la date, voir mon « Theophilus redivivus », Technology and Culture 5 (1964) 226-230. Benoît Lacroix, « Travailleurs manuels du moyen âge roman : leur spiritualité », dans Mélanges Crozet, (n. 66 ci-dessus) 1.523-529, estime qu’au XIIe siècle, le sens bénédictin d’un religieux dévouement au travail – au moins pour la construction des églises – s’est répandu chez les laïcs. Avec un risque de tous les excès : il est exaltant de juste participer à de grandes œuvres. Un quatrain de 1110-1120 gravé sur le sarcophage de Buschetto, architecte de la nouvelle cathédrale de Pise (tout autant le fruit de la fierté civique que celui de la foi) indique que Buschetto était plus admiré pour ses compétences d’ingénieur que pour son pieux ouvrage ou la beauté de celui-ci :
Quod vix mille boum possent iuga iuncta movere,
Et quod vix potuit per mare ferre ratis,
Busketi nisu quod erat mirabile visu,
Dena puellarum turba levabit onus.
Cité par Craig B. Fisher, « The Pisan Clergy and the Awakening of Historical Interest in a Medieval Commune », Studies in Medieval and Renaissance History 3 (1966) 177 n. 92.
[106] Ernest S. Hedges, Tin in Social and Economic History (New York 1964) 107, 161.
[107] S. Bernardi vita prima 2.5.31, PL 185:285. “Abundantibus sumptibus, conductis festinanter operariis, ipse fratres per omnia incumbebant operibus. Alii cadebant ligna, alii lapides conquadrabant, alii muros struebant, alii diffusis limitibus partiebantur fluvium, et extollebant saltus aquarum ad molas. Sed et fullones, et pistores, et coriarii, et fabri, aliique artifices, congruas aptabant suis operibus machinas, ut scaturiret et prodiret, ubicumque opportunum esset, in omni domo subterraneis canalibus deductus rivus ultro ebulliens.”
[108] Descriptio positionis seu situationis monasterii Claravallensis, PL 185.570-571. Le moulin à foulon “pedes ligneos (nam hoc nomen saltuoso fullonum negotio magis videtur congruere) alternatim elevans atque deponens, gravi labore fullones absolvit: et si joculare quidpiam licet interserere seriis, peccati eorum poenas absolvit. Deus bone, quanta pauperibus tuis procuras solatia, ne abundantiore tristitia absorbeantur ! Quanta poenitentibus poenae alleviamenta dispensas, ne laboris violentia nonnumquam fortassis opprimantur ! Nam quot equorum dorsa frangeret, quot hominum fatigaret brachia labor, a quo nos sine labore amnis ille gratiosus absolvit ?”
[109] Acta imperii inedita, ed. E. Winkelmann, 2 (Innsbruck 1885) 724 no. 1041.
[110] Dans s. Benedicti regulam 3.10, PL 170:517.
[111] Voir M. D. Chenu, “Moines, clercs, laïcs au carrefour de la vie évangélique (XIIe siècle),” Revue d’histoire ecclésiastique 49 (1954) 59-89.
[112] Peter Sternagel, Die artes mechanicae im Mittelalter. Begriffs- und Bedeutungsgeschichte bis zum Ende des 13. Jahrhunderts (Regensburg 1966). En désaccord avec Benz, Maurice de Gandiliac, « Place et signification de la technique dans le monde médiéval », in Tecnica e casistica, ed. Enrico Castelli (Rome 1964) 273 n. 7, affirme à juste titre la divergence entre la position de Saint Augustin et celle des Victorins vis-à-vis de la technique.
[113] Augustini, De civ. Dei 22.24, Corpus Christianorum, series latina 48 (Turnholt 1955) 848-849.
[114] Cf. George Boas, Essays in Primitivism and Related Ideas in the Middle Ages (Baltimore 1947) 140-151.
[115] Hughes de Saint Victor, ed. Baron (n. 100 ci-dessus) 113, 115-116. Il est significatif que Dindimus soit également le porte-parole de Hughes dans son De grammatica (ibid. 92).
[116] Ibid. 110.
[117] Ibid. 111.
[118] Ed. Buttimer (n. 18 ci-dessus) viii. Pour l’étude de ce texte, les annotations de Jerome Taylor dans sa traduction (New York 1961) sont fondamentales.
[119] Richard de Saint-Victor (n. 95 ci-dessus) 105-106
[120] Hughes de Saint Victor, Didascalicon 1.4 (n. 18 ci-dessus) 11; cf. Richard de Saint Victor, Liber exceptionum 4.23 (n. 95 ci-dessus) 111.
[121] James McKinnon, “The Meaning of the Patristic Polemic against Musical Instruments,” Current Musicology (1965) 69-82.
[122] Egon Wellesz, History of Byzantine Music and Hymnography, ed. 2 (Oxford 1961) 105-108; 366; cf. Jean Perrot, L’orgue de ses origines hellénistiques à la fin du XIIIe siècle (Paris 1965) 211 n. 5, 215.
[123] Frithegodi monachi Breviloquium vitae beati Wilfredi, et Wulfstani cantoris Narratio metrica de sancto Swithuno ed. Alistair Campbell (Zurich 1950) 69-70, lignes 141-170.
[124] Edmund A. Bowles, « The Organ in the Medieval Liturgical Service » Revue belge de musicologie 16 (1962) 13-29. Même en Occident, aucun instrument hormis l’orgue n’était admis pour la messe jusqu’au XVe siècle, lorsque des trompettes ont commencé à annoncer l’élévation de l’hostie ; idem, « Were Musical Instruments Used in the Liturgical Service during the Middle Ages ? », Galpin Society Journal 10 (1957) 40-56. Cela pourrait signifier que, pour l’Occident, un degré de mécanisation plus élevé entraînait une plus grande spiritualité.
[125] Henri Lavoix, “La musique au siècle de Saint Louis,” dans Gaston Raynaud, Recueil de motets français des XIIe et XIIIe siècles (Paris 1883) 2.351.
[126] E. H. Swift, Hagia Sophia (New York 1940) 180.
[127] Med. Techn. 124-125.
[128] Das Mittelalterliche Hausbuch, ed. H. T. Bossert et W. F. Storck (Leipzig 1912) pl. 31-32. Edgar Wind, Pagan Mysteries in the Renaissance (Londres 1958) 96, note que les ouvrages d’héraldique de la Renaissance placent « à côté des traditionnelles colonnes et sirènes, diamants et lauriers, salamandres, porcs-épics et licornes … les nouvelles roues hydrauliques, soufflets, catapultes, fusées, bombardes et barbacanes. … La nature, c’est l’homme qui en a la charge ; par conséquent, si les forces de la nature produisent des effets miraculeux lorsqu’elles sont maîtrisées, accumulées et libérées à bon escient, elles peuvent servir d’illustration pour les forces d’un homme ».
[129] The Utrecht Psalter, éd. Ernest DeWald (Princeton, 1932) pl. 58. Je suis reconnaissant à Bruce Spiegelberg du Colby College de m’avoir fait découvrir en 1966 toute la portée de cette miniature, même si dès le Speculum 15 (1940) 153 j’avais noté ses innovations sur le plan purement mécanique.
[130] Alex G. Keller, “A Renaissance Humanist Looks at ‘New’ Inventions: the Article ‘Horologium’ in Giovanni Tortelli’s De orthographia,” Technology and Culture 11 (1970) 345-365.
[131] Voir mon “Iconography of Temperantia” (n. 97 ci-dessus).
[132] Henri Stern, Le calendrier de 354 (Paris 1953) 356-357, dans ses “Poésies et représentations carolingiens et byzantins des mois,” Revue archéologique 46 (1955) 164-166.
[133] La brève tentative de Saint François d’instituer une démocratie de toutes les créatures a rapidement pris fin ; cf. mon » The Historical Roots of Our Ecologic Crisis « , Science 155 (1967) 12031207, reproduit dans mon Machina ex Deo : Essays in the Dynamism of Western Culture (Cambridge, Mass. 1968).
[134] Med. Techn. 39-78.
[135] Vita Hludovici imperatoris 40, ed. G. H. Pertz dans MGH Script. 2.629.
[136] Perrot (n. 122 ci-dessus) 276 seq.
[137] Epp. Johannis VIII, ed. E. Caspar in MGH Epistolae Karolini aevi 5.287.