Par Patrick d’Humières
Le libre échange s’est développé très fortement au profit de l’économie financière dans la dernière vague de mondialisation qui a marqué la fin du 20e et le début du 21e siècle ; les entreprises multinationales ont été les grandes gagnantes de cette période qui a coïncidé avec la fin du cycle de l’hyper-puissance américaine.
Le nouveau cycle géopolitique qui s’organise autour de la rivalité croissante entre les États-Unis et la Chine, met « la grande entreprise mondiale » en situation de devoir « choisir son camp » et de s’inscrire tant bien que mal dans le choc des valeurs qui caractérise cette période chaotique nouvelle.
Derrière cette pression sociétale croissante qui donne à l’entreprise internationale une responsabilité directe dans l’évolution géopolitique du monde, il y a en réalité une vision de nouveau modèle économique qui se cherche pour faire de l’utilité et de la durabilité des acteurs une finalité qui complète le paradigme du rendement qui a inspiré toute notre histoire industrielle.
Une rivalité semble s’installer inéluctablement entre le modèle du tout actionnarial ancien, installé pour porter la révolution industrielle, et le modèle émergent d’une économie dédiée aux attentes de toutes les parties prenantes, tel que les jeunes générations sont en train de l’inventer ; toutefois, sa dynamique n’est pas clairement lisible aujourd’hui. Rien ne dit, en effet, que les grandes entreprises occidentales, partagées entre leurs investisseurs privés et les contraintes imposées par les autres parties, versus les entreprises chinoises dédiées essentiellement à leur État actionnaire, feront le choix d’un modèle de développement durable de la planète, dans la période qui vient, caractérisée par une pression exogène aux données managériales pures, comme les limitations des ressources naturelles et les « externalités négatives », écologiques et sociales de plus en plus mal supportées. Ces dernières retirent aux entrepreneurs les marges d’action publique et le déni des risques collectifs dont ils ont très largement bénéficié jusqu’ici ; elles font même peser une inconnue sur la pérennité matérielle et politique de nombre d’opérateurs, au cœur de l’économie financière contemporaine, comme le secteur « Oil & Gaz », sans pour autant que des acteurs plus vertueux et mieux acceptés ne soient encore parvenus à remplacer leur offre et leur position dans le fonctionnement matériel et politique de nos sociétés. De fait, le cycle de métamorphoses qui se déroule en ce moment n’est pas joué ; cela peut donner aux risques systémiques identifiés une occurrence d’emballement qui recouvre toutes les tentatives de correction engagées timidement depuis une décennie pour retrouver une compatibilité régénérative avec notre biosphère. Il en dépend aussi un indispensable consensus politique autour de cette invention incroyable du 20e siècle qu’est « l’entreprise », fille de la société patrimoniale à but purement commercial et matrice inachevée d’une construction collective de biens et richesses pour la génération actuelle, respectant les générations futures, selon la définition d’une durabilité planétaire incontournable qui fait des interdépendance factorielles la clé de l’équilibre optimum à trouver entre tous…
L’asymétrie s’accroît entre le mouvement de déstabilisation de la gouvernance mondiale et la fuite en avant non moins importante des modes d’organisation économique sur la planète, que les entreprises pour la plupart ont le génie d’exploiter, sans se préoccuper de l’état de la branche qui les porte… Cet état de fait semble préoccuper seulement les organisations et les personnes qui se sont dédiées à l’intérêt général à long terme de notre planète, comme les ONG, les grandes institutions internationales, les religions et les expertises scientifiques, les entreprises se contentant de discours lénifiants et de mesures correctives partielles, à leur convenance. Il y a donc bien derrière la compétition des acteurs une compétition entre les modèles et les valeurs que seules des lois et des accords internationaux pourraient empêcher de faire diverger plus avant. L’espérance d’une solution institutionnelle, si elle existe, réside dans la prise de conscience de la part des acteurs concernés que les risques systémiques sont devenus plus importants que les opportunités du désordre actuel et qu’il faut en tirer un nouveau champ contractuel, comme le secteur des assurances l’a intégré récemment, celui des fonds de retraite et d’infrastructures aussi, dont le long terme est une condition de survie. Pour autant, au milieu du gué, l’appréhension de stratégies de changement micro-économiques, ne disposant pas encore de vraies stratégies macro-économiques négociées, se fait au cas par cas, dans des régions comme l’UE qui choisit de contraindre son industrie automobile par exemple, ou d’inciter la finance à intégrer des critères d’investissement « durables »…
Le chaos géopolitique renvoie donc, pour un certain temps encore probablement, à la responsabilité directe ces acteurs entrepreneuriaux devenus puissants et prospères, comme jamais ce ne fut le cas dans l’Histoire ; le pari a été fait pendant vingt ans d’une auto-régulation centrée autour d’engagements de bonne volonté, dont le plus célèbre est le Pacte Mondial adossé aux Nations-Unies ; l’échec est patent ; il faut en tirer les leçons évidentes, propres à toute organisation économique qui fonctionne en optimisant les opportunités qui se présentent à elle, fussent-elles nuisibles à une certaine idée de l’intérêt général, base de la gestion bien connue des « externalités »…
Tant que le modèle mondial ne posera pas en droit et en pratique les garde-fous de cet intérêt général planétaire, dans toutes ses dimensions au regard des biens communs, inutile de parler d’une entreprise vraiment durable et responsable ! A tout le moins, on pourra mesurer sa maturité et la réalité de son engament collectif, en établissant les écarts entre l’évolution de l’entreprise et les trajectoires collectives fixées, d’une façon qu’on s’apprête à mesurer de mieux en mieux, en n’oubliant pas que ce sont ces objectifs collectifs qui fixent la métrique essentielle. L’hésitation de nombre d’entrepreneurs et d’administrateurs à franchir le pas vers un modèle qui associe performance économique et performance durable, que rien ni personne n’interdit à bâtir de son mieux, interroge sur la motivation humaine, ce que le travail philosophique et spirituel éclaire depuis des temps anciens, mais surtout sur l’irrationalité intrinsèque des décideurs qui réduisent la gestion de la dépréciation inéluctable de leurs actifs à l’horizon de leur vie active.
La solution, esquissée par quelques coalitions de bonne volonté, réside mécaniquement dans la prise en charge des outils de régulation des marchés par ceux qui en sont les principaux acteurs concernés, en partant d’une certaine idée de l’intérêt général à long terme qui dicte une régulation durable de telle et telle activité, en lien avec les autres. Il s’agit là d’une réflexion géopolitique qui doit prendre le relais desdites réflexions stratégiques des entreprises, limitées actuellement à des réflexions commerciales. Le poids, l’influence, la capacité d’invention et d’adaptation des entreprises sont là pour justifier cette transformation dans la façon de penser le présent et l’avenir des organisations, indissociables du présent et de l’avenir du système social, écologique et politique qui les nourrit.
Toutes ces raisons font de la géopolitique une compétence de l’entrepreneur contemporain ; en associant la prise en compte des rapports de force entre tous les acteurs avec la connaissance de la volonté des États et une capacité à bénéficier de celle des forces sociales, il pourra ainsi dégager des démarches collaboratives qui construisent l’équilibre systémique, autour d’une négociation entre parties prenantes, destinée à remplacer la simple optimisation de la valeur crée dont Porter a fait croire que s’arrêtait là la mission entrepreneuriale. La géopolitique, autour de l’intérêt commun, devient le terrain de jeu indispensable de la conduite nouvelle des entreprises, si elles veulent continuer à être légitimes, d’une part, et à accéder aux ressources collectives d’autre part. Derrière les mises en cause très profondes que nous vivons, c’est bien le rapport privé/public qui est en jeu, d’une façon aussi cruciale que celle qui a marqué l’irruption du contrat social au sortir de l’époque féodale et qui a fondé le droit à produire et commercer en échange d’un gain patrimonial, mais aussi d’un gain matériel qui a justifié la révolution industrielle, jusqu’à ce que ses effets négatifs ne finissent par créer des révolutions et des ruptures politiques violentes.
C’est cela qui couve aujourd’hui, sauf à savoir gérer l’articulation entre la survie planétaire et la gestion du progrès matériel délégué aux entreprises. Les termes du contrat entre l’entreprise et la Société se modifient clairement : l’enrichissement individuel vaut tant que le progrès individuel et collectif est réel, mais il ne pourra continuer que si ce gain individuel et collectif est sauf et réel, et dans des conditions qui se discuteront localement et mondialement à la fois… Le vrai enjeu économique aujourd’hui n’est plus celui des techniques et des modes de production – encore que – mais bien celui de la gouvernance durable des entreprises auxquelles on a confié le soin de nous offrir un avenir commun …