Entretien avec Sylvain Piron, directeur d’études à l’EHESS (Paris).
LPE – Sylvain Piron pourriez-vous vous présenter à nos lectrices et lecteurs ? Quelle a été votre formation, à quelle institution êtes-vous rattaché, quels sont vos intérêts et vos axes de recherche ? Vos intérêts semblent plus larges que vos axes de recherche stricto sensu. Vous utilisez vos compétences de médiéviste pour éclairer l’époque contemporaine, tout particulièrement la place qui y occupe l’économie.
Sylvain Piron – Le plus simple est de partir d’un traumatisme initial, celui d’avoir été plongé à Sciences-Po au milieu des années 80. Je suis arrivé en baskets dans un établissement guindé, hyper-bourgeois. J’ai alors pris en pleine figure la vague néolibérale, le revirement du parti socialiste qui faisait l’éloge du marché et de la finance triomphante. Cette idéologie économique me semblait reposer sur des présupposés moraux insupportables. Je me suis remis de ce choc en faisant une licence d’histoire à la Sorbonne où j’ai découvert l’histoire médiévale. Le choix de me fixer sur cette époque relève d’une pure intuition : il me semblait impossible de comprendre ce qui se joue au 18e siècle sans remonter aux siècles précédents ; de fil en aiguille, quand on arrive au 12e siècle, on se dit qu’il y a là vraiment quelque chose qui commence, qui mérite qu’on s’y arrête pour comprendre le devenir occidental. Je suis ensuite passé à l’École des hautes études, en 1990, pour suivre les séminaires de Jacques Le Goff, d’Alain Boureau, mais aussi de Marcel Gauchet dont la lecture du Désenchantement du monde quelques années plus tôt, m’avait montré une voie pour penser des problématiques de très longue durée. Le Goff et Gauchet ont été les piliers de ma formation intellectuelle, avec les Pères dominicains qui m’ont guidé dans l’étude de la théologie médiévale. Au fond, je suis reste fidèle à tous ces maîtres, ainsi qu’à mon intuition initiale. Mais pour mener une critique du néolibéralisme à partir du Moyen-Âge, il a fallu devenir médiéviste : apprendre la paléographie, le latin médiéval comme la théologie et la philosophie scolastique.
LPE – Ce parcours vous a conduit à devenir directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Le gros de votre travail a été justement ce travail d’archéologie et de généalogie de l’idéologie économique, de l’importance qu’on accorde à la dimension économique des activités humaines dans les sociétés contemporaines. Vous retracez le chemin spirituel, théologique, philosophique qui conduit à dégager les activités économiques comme des activités séparées, exigeant même une morale ad hoc, dérogeant à la morale chrétienne. Et ce tout particulièrement avec vos travaux sur Pierre de Jean Olivi.
Sylvain Piron – J’ai consacré ma thèse à Olivi, un Franciscain de Languedoc actif dans la deuxième moitié du 13e siècle, totalement oublié car censuré de son vivant et condamné après sa mort. C’est la figure majeure du courant le plus radical parmi les disciples de François d’Assise, qui conteste la richesse de l’Église ou le pouvoir du pape, ceux qu’on a appelé par la suite les fraticelles. Je me suis intéressé à l’ensemble de son œuvre. Olivi est un philosophe et théologien majeur, de la carrure de Thomas d’Aquin, qui lui répond d’ailleurs sur tous les plans. Il y avait un long travail d’exhumation des manuscrits et des textes à accomplir, qui m’occupe depuis plus de 25 ans. J’espère pouvoir bientôt proposer une vision d’ensemble de sa biographie intellectuelle, mais je me suis d’abord concentré sur son Traité concernant les questions économiques. Ce court traité est saisissant car, quand on le lit, on a l’impression d’être confronté à une pensée moderne, si ce n’est qu’il aborde les questions morales d’une façon beaucoup plus nourrie que les économistes contemporains, en tous cas néoclassiques.
LPE – Ce n’est pas trop difficile.
Sylvain Piron – Certes ! J’ai publié une édition critique de ce Traité des contrats aux Belles-Lettres en 2012.
LPE – Par la suite, vous avez publié deux livres importants chez Zones sensibles à Bruxelles : L’Occupation du monde en 2018, et Généalogie de la morale économique en 2020. Ce premier livre a un format original : avant la seconde partie sur la pensée médiévale, un parcours au travers de la pensée contemporaine est proposé qui aborde les œuvres de Gauchet et de Bateson notamment. Ce premier livre est comme une introduction au second. Pouvez-vous nous en parler ?
Sylvain Piron – C’est effectivement un livre en deux parties, dont la première est une sorte de préambule et de préparation à la seconde. Le projet visait à rassembler ce que j’avais à dire sur une histoire de longue durée de l’idéologie économique. L’introduction a tellement gonflé qu’elle est devenue un livre à part entière, et le second volume est loin d’épuiser toutes les questions. Il me reste quelques chapitres à écrire. L’une des causes de ce dérapage tient à la parution début 2017 du livre de Marcel Gauchet, Le Nouveau monde, qui est comme l’aboutissement de son travail. Il propose une analyse passionnante et très riche du moment néolibéral, mais qui est presque aveugle à la question écologique. Il m’est ainsi apparu que le moment était venu d’énoncer mes propres perspectives et de marquer une divergence, en dépit de l’affection et admiration que j’ai pour lui. L’autre élément déclencheur a été l’élection de Macron. Je l’ai vécue comme une sorte de flash-back, j’entendais des paroles qui me semblaient sorties de la bouche de Raymond Barre, figure décisive pour le néolibéralisme français.
LPE – Toutefois la décision d’interdire à l’État français d’emprunter directement à la Banque centrale, sans passer par des banques privées, c’est à la fin du mandat de Georges Pompidou. Rappelons aux lecteurs que le néolibéralisme commence à transformer les marchés financiers dès les années 70 aux USA, et s’impose politiquement plus tard avec les élections de Margaret Thatcher et Ronald Reagan, alors que sa généalogie intellectuelle, avec notamment Hayek, remonte aux années 30.
Sylvain Piron – Absolument. Il faut de surcroît noter que les nouveaux instruments financiers des années 1970 ont pour fonction de diluer et d’effacer la réalité des risques. Le gonflement de la sphère financière est une forme de déni des limites planétaires que le rapport Meadows venait d’exposer. S’affirme alors un discours déréalisant qui prétend que le marché et la technologie permettront toujours de repousser les limites posées par la Terre.
LPE – C’est un point très important. Rappelons que le rapport Meadows est le fameux rapport remis au Club de Rome par les époux Meadows, notamment, en 1972. Il met en lumière l’impossibilité d’une poursuite indéfinie de la croissance. Il a soulevé un écho gigantesque à l’époque et une personnalité politique et européenne comme Sico Mansholt a alors rédigé un plan de décroissance pour l’Europe. Certaines élites de l’époque étaient très ouvertes. Et ce sont les économistes qui en ont été les critiques les plus virulents, notamment Nordhaus, qui reprochait au rapport de ne pas tenir compte des flux monétaires, sic ….
Sylvain Piron – Antonin Pottier a justement abordé ce point dans son livre Comment les économistes réchauffent le climat (Le Seuil, 2016). Et nous conduisons ensemble un séminaire où nous mettons en lumière cette déréalisation opérée par l’idéologie économique. Ce n’est pas par hasard qu’elle empêche de penser le changement climatique ou l’effondrement de la biodiversité, c’est sa fonction même. Il faut malheureusement attendre une crise comme celle dans laquelle nous entrons pour que le voile se déchire.
Ma question en 2017 était la suivante : comment se fait-il qu’après cinquante ans d’études sur la situation du vivant sur cette planète, et du climat, les gouvernants et les sociétés soient toujours incapables d’en tirer les conséquences ? Et l’autre question, au long cours : d’où vient la disposition de l’Occident à détruire son environnement ? L’expression d’une « occupation du monde » peut se comprendre comme l’envers du « désenchantement du monde ». Quel est le processus d’occupation de l’espace, de colonisation, mais aussi d’occupation du temps, qui a conduit à expulser toute présence, et même toute ouverture au divin sur Terre ? Cette expansion présuppose un mode de pensée qui valorise l’occupation des terres par le travail, mais aussi des institutions et toute une dynamique sociale d’appropriation et de transformation du monde. J’ai essayé de mettre en évidence l’origine et le déploiement de cette dynamique qui court tout au long du second millénaire de l’ère chrétienne.
LPE – Au sujet de cette orientation occidentale et de ses conséquences destructrices, il est difficile d’éviter Lynn White, cet historien des sciences et techniques médiévales qui dans un article célèbre publié en 1967 situait au Moyen Âge les « racines historiques de notre crise écologique ».
Sylvain Piron – En effet, pour une bonne part, mon travail consiste à enrichir et à étayer l’hypothèse de Lynn White, qui me semble juste sur le fond, mais insuffisamment argumentée. Je lui ai consacré un chapitre. Un autre auteur qui m’a retenu est Gregory Bateson, penseur extrêmement stimulant. Anglais d’origine, fils d’un des fondateurs de la génétique, il s’intéresse autant aux sciences naturelles qu’à la vie humaine, sociale et psychologique et qui cherche à modéliser toutes les formes de vie. C’est à la fois un des pionniers de la cybernétique et de la psychologie comportementale systémique. À la fin de sa vie il rassemble divers articles sous le titre Vers une écologie de l’esprit. À mes yeux, cette écologie de l’esprit détient une solution à notre crise environnementale ; elle correspond à peu de choses près à ce que vous appelez avec Sophie Swaton le « pensable » dans Primauté du vivant.
LPE – Vous essayez aussi de comprendre ce qui s’est passé durant ce demi-siècle perdu à l’aide de trois figures très différentes.
Sylvain Piron – Je leur accorde d’ailleurs des statuts très différents. La première, c’est Marcel Gauchet avec sa réflexion sur le processus impulsé par la sortie de la religion en Occident. La seconde, Michel Houellebecq, est pris comme symptôme de l’avachissement moral et humain produit par le néolibéralisme ; c’est une serpillère, une loque qui en absorbe toutes les bassesses. L’autre révélateur, passionnant, est Ivan Illich. Lui, au contraire, c’est l’homme debout et qui comprend très tôt ce qui se passe. La mise en série de ces trois points de vue permet d’illustrer la puissance d’un mouvement historique auquel il est si facile de se plier et bien difficile de résister.
LPE – Revenons à Pierre de Jean Olivi. Vous montrez qu’en tant que confesseur il comprend que les commerçants en raison de leurs activités exigent des catégories et des normes spécifiques, une morale ad hoc, dérogatoire à la morale chrétienne générale, et pour les comprendre, et pour les confesser.
Sylvain Piron – Oui, c’est cela. Olivi enseigne dans les couvents franciscains de villes commerçantes comme Montpellier ou Narbonne. Il a notamment pour fonction de former les frères chargés de confesser les marchands. Le Concile de Latran IV impose en 1215 la confession auriculaire annuelle obligatoire à tous les chrétiens, dans le but de renforcer le contrôle moral qu’exerce l’Église sur la société par un autocontrôle des consciences. Cette exigence impose dans rentrer dans le détail des comportements quotidiens, de fixer les règles de la moralité marchande. Pour répondre aux demandes des confesseurs, Olivi reprend des éléments qui viennent du droit romain, mais qui ont été transformés par les canonistes de l’Université de Bologne depuis la fin du 12e siècle. Ce sont en effet les canonistes et les théologiens qui ont reformulé les principes du droit romain, en fonction d’exigences morales chrétiennes. Mon ami Wim Decock a bien étudié ce travail de reformulation du droit par la théologie qui se prolonge à l’époque moderne (Le Marché du mérite, Zones sensibles, 2019). Dans ce cadre, le contrat est compris comme accord noué entre deux individus dotés d’une volonté libre, aux antipodes du formalisme du droit romain.
LPE – C’est fondamental, l’insistance sur l’individu et son libre-arbitre, c’est l’acte de naissance de la modernité.
Sylvain Piron – Outre la question du droit, il faut aussi compter avec l’apparition d’une philosophie morale qui met à profit la traduction latine de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote. À partir de Thomas d’Aquin, les théologiens pensent la morale dans des termes qui ne sont pas immédiatement indexés sur des obligations religieuses. Autre élément crucial dans l’horizon mental d’Olivi, c’est bien sûr la proposition religieuse de François d’Assise. Le projet d’une imitation du Christ dans la pauvreté volontaire exacerbe encore plus la question de la volonté et du libre-arbitre. Pour abandonner tous ses biens, il faut ne plus avoir plus aucune relation juridique avec les choses, ce qui impose de considérer que toute possession est elle-même volontaire.
Dans le traité des contrats de Pierre de Jean Olivi, se nouent ainsi des dimensions juridiques, aristotéliciennes et la spiritualité franciscaine. Il y a bien des individus qui contractent en raison de leurs intérêts, les marchands, et ils le font tous les jours. Mais ceci n’est possible que sur un fond d’obligations plus vastes. La morale spécifique des marchands doit tenir compte d’autres éléments que l’économie va oublier par la suite. Les personnes qui contractent ont tout d’abord un sens de la justice : ils cherchent leur profit, mais dans certaines limites, puisqu’ils ne veulent pas commettre d’injustice. Ils ont également un sens de la compassion et n’abusent pas de la faiblesse d’autrui. Ils ont enfin le sens du bien commun et veulent que leurs engagements soient bénéfiques à la communauté à laquelle ils appartiennent. Ces trois éléments, qu’on peut comprendre comme les conditions morales de la liberté contractuelle, ont été gommés dans la pensée économique classique.
LPE – Pour reprendre un langage à la Polanyi, s’il est une morale spécifique, destinée aux marchands, il n’en reste pas moins qu’elle demeure enchâssée dans la morale générale de tout chrétien.
Sylvain Piron – Exactement. On voit là tout l’intérêt de se situer au point de départ d’une tradition intellectuelle. Observant la constitution d’une sphère nouvelle, Olivi peut énoncer clairement les conditions d’émergence de cette pensée de l’individu séparé, détenteur d’une volonté propre, très distincte du monde des solidarités et obligations féodales. Le traité en question est donc ambivalent : d’un côté, il constitue indéniablement le point de départ de la pensée économique moderne, mais de l’autre, il permet aussi de penser les conditions de possibilité humaines, sociales, morales et politiques de l’économie comme activité autonome. C’est en réfléchissant à de telles conditions de possibilité qu’il serait aujourd’hui possible de réenchâsser socialement et moralement l’économie, mais aussi écologiquement. Pour cela, il faudrait ramener l’économie à la place modeste qu’elle doit occuper parmi les sciences sociales, en perdant ses allures de discipline normative et abstraite qu’elle est devenue pour l’essentiel.
LPE – Revenons à Polanyi. Il avait compris les conditions du désenchâssement de l’économie, mais ne connaissait pas celles au réenchassement. Il ignorait tous ces prérequis médiévaux.
Sylvain Piron – Oui et non. Certes ils ne connaît pas les conditions théologiques du détachement de l’économie, mais il en appelle néanmoins à une réintégration de l’économie à l’intérieur de la société, et donc de ses règles morales et politiques. Au-delà de Polanyi, le grand historien de la société anglaise des 18e et 19e siècles, E.P. Thomson, parle d’une « économie morale ». Il décrit ainsi comment des communautés se fixent leurs propres règles de comportement, d’obligations et de devoirs réciproques, ce qui recoupe très exactement ce que disait Olivi des communautés marchandes de son époque. Et c’est précisément ce qui explose au 18e siècle.
LPE – Abordons maintenant le deuxième livre, Généalogie de la morale économique, et certaines notions : la question du travail, celle du jardin, celle du Paradis, celle du risque, celle du capital et celle de la valeur. Commençons par le travail.
Sylvain Piron – Le travail, c’est le gros morceau et je n’ai évidemment pas tout dit à ce sujet. C’est le cœur de ce processus d’occupation et de transformation du monde. Je me suis notamment intéressé à un verset de la Genèse un peu oublié, qui évoque un travail dès le jardin d’Éden : Gn 2, 15 « Le Seigneur prit l’homme qu’il avait créé et le plaça dans le jardin pour le cultiver et pour le garder. » En hébreu, les deux verbes sont ceux que l’on emploie pour désigner la culture de la terre et la garde des animaux. Linguistiquement, il n’y a aucun doute sur le fait qu’il s’agisse des activités agricoles et pastorales. Je me suis alors demandé à quel moment, dans l’histoire juive et chrétienne, ce verset a été compris au sens littéral : Adam ne travaillerait pas seulement en raison de son expulsion du Paradis, mais selon une obligation qui lui été faite dès l’Éden ?
LPE – Soulignons bien cet aspect, le travail précéderait la chute et le péché originel.
Sylvain Piron – Dans les traditions juives les plus anciennes, chez les premiers exégètes chrétiens comme Origène, ou encore dans la Kabbale, le récit du paradis est compris comme une allégorie de la création de l’être humain et de la descente des âmes dans le monde. Pour Philon d’Alexandrie (1er siècle), le travail agricole est une image de la cultivation des vertus. Le premier qui ait essayé de comprendre ce passage à la lettre est saint Augustin, dans un commentaire de la Genèse qu’il entendait justement mener « au sens littéral ». Il imagine Adam se livrant à des activités plaisantes dans le jardin, sans aucun effort pénible, mais il affirme ensuite que telle n’est pas la meilleure explication. Il s’agirait surtout d’être vertueux et obéissant pour préserver l’état initial dans lequel a été placé le premier humain.
À la suite d’Augustin, une ambiguïté perdure durant tout le Moyen Âge. Un des premiers auteurs qui tranche pour un travail au sens littéral est précisément Pierre de Jean Olivi, à la fin du 13e siècle, mais la question reste en débat. Le renversement définitif a lieu dans les années 1370-1380 : différents auteurs affirment clairement l’existence du travail, au sens littéral, en Paradis, notamment Henri de Langenstein, premier grand théologien de l’Université de Vienne. On est après la Grande Peste Noire, alors que le manque de bras en Europe a transformé le rapport au travail. Dès lors il n’y a plus de doute, les humains sont là pour travailler.
Luther accepte cette solution qui est pour lui fondamentale. Si le salut ne procède pas des œuvres mais de la foi seule, comment justifier que les êtres humains doivent accomplir des actions vertueuses ? Par Genèse 2,15 ! À l’image d’Adam qui, pour rester dans la justice où il a été créé, on doit cultiver le jardin et ne pas céder à l’oisiveté ; les fidèles doivent travailler pour plaire à Dieu. C’est pour Luther une donnée anthropologique : dès l’Éden, Dieu a voulu que les humains travaillent. Cette insistance est tout aussi nette chez Calvin et d’autres pionniers du protestantisme. C’est une conviction viscérale, nous sommes nés pour travailler. On l’exprime souvent en reprenant une phrase de l’apôtre Paul qui n’a pourtant pas ce sens : « celui qui ne travaille pas, ne mange pas ». Margaret Thatcher, fille d’un pasteur, du haut d’une culture théologique sommaire et enfantine, n’hésitait pas à faire la leçon à des théologiens en justifiant par ces arguments sa politique de destruction de l’État-providence. L’idée a aussi perfusé dans les milieux catholiques. L’Opus Dei veut par exemple sanctifier le travail sur Terre des humains. N’oublions pas le marxisme non plus. Dans la 1ère Constitution de l’Union soviétique figure la phrase citée de saint Paul. Telle est l’une des racines profondes de la compulsion occidentale à travailler, à transformer le monde.
LPE – Marx est un Occidental et un moderne. Je ne suis guère convaincu par les actuelles relectures écologiques de l’œuvre de Marx avec notamment le fameux passage sur la rupture métabolique, textuellement un peu mince au regard de l’œuvre du philosophe. Votre enquête sur ce verset de la Genèse se poursuit avec une proposition étonnante.
Sylvain Piron – Je suis là très loin de mes bases, mais j’ai suffisamment creusé le dossier pour juger cette hypothèse solide. Si Adam est mis au travail dès sa création, c’est par dérivation d’un mythe mésopotamien dans lequel les humains sont créés pour prendre la relève des dieux inférieurs dans le travail de la terre. Cependant, la création de l’homme avant la femme dans le récit biblique n’a pas d’équivalent et semble indiquer un contexte d’affirmation patriarcale. Sans qu’il y ait de preuve absolue, il paraît raisonnable de situer la rédaction du récit de paradis à l’époque du roi Josias (7e siècle avant notre ère). Sous son règne, l’établissement du culte exclusif de Yahvé dans le seul Temple de Jérusalem s’accompagne de la destruction de tous les autres sanctuaires, notamment ceux de la déesse Ashérah, déesse de la fécondité qui était auparavant vénérée aux côtés de Yavhé, sous la forme d’arbres ou de poteaux sacrés. L’interdiction de manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal pourrait avoir un rapport avec l’expulsion de cette déesse sensuelle.
LPE – Hypothèse fascinante en effet. Mais revenons à la question de l’occupation du temps qui est au cœur de votre propos.
Sylvain Piron – Sur ce point, j’ai voulu apporter quelques nuances par rapport aux acquis de Max Weber. Je repars de la fameuse affirmation de Benjamin Franklin selon laquelle « le temps, c’est de l’argent ». Franklin est typique du protestantisme du 18e siècle, mais il introduit une rupture, par exemple, par rapport à son contemporain le prédicateur anglais John Wesley. Lui aussi énonce qu’il faut travailler autant que possible, gagner autant que possible, mais il ajoute que c’est afin de donner autant que possible par l’aumône. Weber était fasciné par la combinaison d’un acharnement au travail et d’une vie austère qui produisait une accumulation primitive de richesses. Il n’a pas vu que l’obligation de donner à ceux qui en ont besoin était la clé de voûte du dispositif. Le devoir de charité était un mécanisme fondamental de régulation morale des communautés chrétiennes, juives ou musulmanes. (Un livre à paraître à ce sujet chez Zones sensibles : Gary Anderson, Un trésor dans les cieux). C’est cela qui disparaît au cours du 18e siècle, au profit d’un nouveau modèle dont Franklin est le pionnier, celui de la philanthropie.
Pour comprendre la source de cette obsession pour le travail, il faut remonter aux Pères du désert du 4e siècle en Égypte. Ils prient sans cesse, mais tout en priant, ils travaillent de leurs mains, en tissant des nattes ou des paniers d’osier. Parfois, ils revendent ces menus objets pour se nourrir ou pour pouvoir pratiquer eux aussi l’aumône. Mais il s’agit bien souvent de travailler pour travailler, sans raison pratique, d’occuper son temps pour se prémunir contre le diable. On ne voit jamais Jésus travailler dans les évangiles, mais les vies des Pères du désert proposent un modèle presque aussi vénérable, qui a eu un retentissement puissant. La liste des « péchés capitaux » dérive de celle des démons qui assaillent le moine selon Évagre le Pontique. De la provient la lutte contre l’oisiveté, péché majeur pour la morale pratique du 13e siècle, qui se retrouve encore plus intensément dans le protestantisme.
LPE – Un autre chapitre important du livre porte sur l’histoire du concept de valeur.
Sylvain Piron – Ce concept cardinal de la pensée économique n’appartient pas au latin classique et n’a pas d’équivalent strict en grec ancien. C’est une création médiévale. Là encore les choses se jouent au 13e siècle. Albert le Grand, maître de Thomas d’Aquin, est le premier commentateur de l’Éthique à Nicomaque. Sur la question de la justice dans l’échange, il introduit dans sa lecture le mot de « valeur » qui n’est pas présent dans la traduction. Aristote emploie ailleurs le mot axia pour désigner la valeur supérieure, au sens moral. Mais quand il parle de l’échange entre deux biens que des producteurs échangent, passage que Marx commente abondamment, il n’est pas question de valeur des biens, mais de réaliser une égalité entre les personnes qui entrent dans l’échange. C’est la pensée scolastique qui introduit cette notion de valeur, Albert le Grand en premier lieu, parce qu’elle se déploie dans des cités marchandes où le commerce tient une place bien plus centrale que dans le monde grec classique.
LPE – Vous parlez d’erreur de traduction dans votre livre.
Sylvain Piron – Il s’agit plutôt d’un malentendu au sujet d’une subtilité du traducteur, Robert Grosseteste. L’essentiel est de remarquer qu’Albert le Grand ajoute au texte originel un mot qui n’y figure pas, pour comprendre le fameux carré destiné à égaliser les termes de l’échange, texte particulièrement opaque il est vrai. Il comprend cette situation comme la construction d’un échange entre biens de même valeur, orientant par là même toutes les lectures postérieures. La question de la justice dans l’échange devient celle de l’égalisation des valeurs des biens. Quarante ans plus tard, dans son traité, Olivi sera le premier à systématiser les déterminants de cette valeur. Les premiers critères qu’il énonce nous sont familiers : la rareté, l’utilité et les préférences individuelles, puis quelques pages plus loin, le coût du travail. Ce sont des termes qui reviendront constamment dans l’histoire de la pensée économique. Schumpeter aimait beaucoup cette présentation, qu’il a lue chez des auteurs postérieurs qui ont copié ce passage, car il voyait dans la mention des préférences individuelles un écho par anticipation des raisonnements tenus par les marginalistes de la fin du 19e siècle. Il n’est donc pas sans intérêt de bien étudier ce moment scolastique où beaucoup de choses apparaissent.
LPE – Venons-en à la question de la monnaie.
Sylvain Piron – Le thème général du chapitre consacré à la monnaie vise à montrer qu’il s’agit bien d’une institution politique, qui possédait aussi des dimensions magiques et sacrales dans les temps anciens. Le point central vise à faire apparaître une certaine construction politique de la monnaie qui remonte là encore aux 13e et 14e siècles. Le tournant en France est le règne de Philippe Le Bel, autour de 1300, premier roi qui énonce une volonté de contrôler l’ensemble des monnaies qui circulent dans son royaume. Nicole Oresme, au milieu du 14e siècle, offre un témoignage précieux de ce processus. S’il conteste l’arbitraire monarchique, c’est pour faire de la définition des monnaies une prérogative revenant à la communauté politique du royaume. La formation d’entités politiques territorialement limitées et souveraines est l’une des lignes de forces de l’histoire de l’Occident au cours du second millénaire de l’ère chrétienne, par opposition au pouvoir en extension des empires. La monnaie en a été l’une des institutions fondamentales.
LPE – Et le risque ?
Sylvain Piron – Le risque est encore un mot médiéval, qui apparaît dans le cadre du commerce maritime méditerranéen, dans les actes notariés génois. Il sert à penser l’éventualité d’une perte ou d’un profit. Le mot vient de l’arabe et a été emprunté par des marchands pisans actifs au Maghreb, pour revêtir un sens juridique très précis. Le mot arabe latinisé sous la forme « resecum » devient très courant dans les contrats marchands dès le 12e siècle. Il joue un rôle crucial, car les contrats marchands sont légitimes s’il y a justement un risque de pertes. En revanche, quand le gain est certain, alors c’est un mauvais gain qui sera assimilé à l’usure. Pour revenir à ce que l’on disait plus tôt, il est utile de rappeler cette définition, car le risque comme possibilité de perte a été effacé par les outils de la finance contemporaine.
LPE – Revenons à Gn 2, 15 et l’occupation par le travail dès l’Éden. Ce culte du travail peut être mis en relation avec ce qui détruit l’habitabilité de la Terre, à savoir la masse d’objets qu’on produit, le nombre et l’étendue d’infrastructures qu’on aménage. Il est difficile de ne pas faire le lien.
Sylvain Piron – Effectivement. C’est une impulsion qui a une source religieuse, mais qui en même temps a fini par expulser le divin de la Terre pour donner naissance aux idéologies économiques et matérialistes. Il ne faut pas confondre cette poussée avec un fait anthropologique plus général. L’être humain a des mains pour en faire quelque chose : il est homo faber. Dans toutes les civilisations humaines, on retrouve cette dimension du faire. Le problème qui a été introduit par une certaine compréhension du christianisme tient à l’obligation morale de passer sa vie à faire quelque chose, ce qui est très différent. C’est ce qu’énonce peu à peu la théologie qui affirme la vocation de l’être humain au travail. Le tournant, on l’a vu, doit être placé à la fin du 14e siècle. Encore une fois, c’est l’obligation morale que je pointe, pas le fait même d’une activité manuelle. D’ailleurs, avec les nouvelles conditions qui s’annoncent, nous allons probablement devoir travailler davantage de nos mains à l’avenir.
LPE – On peut faire le lien avec ce que racontait Pierre Clastres. Quand les colons ont apporté aux amérindiens locaux des outils métalliques plus performants que des outils en pierre, les indigènes pensaient pouvoir travailler moins longtemps, ce qui n’avait aucun sens pour les colons. Par ailleurs, il est un paradoxe, car le culte du travail a fini par déboucher sur la mécanisation et l’automatisation de nombre de tâches. Et on débouche sur que Pierre-Noël Giraud appelle l’« homme inutile », enfermé dans une trappe de pauvreté, et plus même capable de produire sa propre subsistance, n’amenant plus rien à la collectivité.
Sylvain Piron – Oui, ce qui est posé comme une obligation devient de moins en moins réalisable. Il y a un siècle, Keynes imaginait qu’on allait résoudre le problème économique de la subsistance et que nous serions appelés à travailler au maximum 4 heures par jour. Bertrand Russell disait la même chose, c’est ce que l’on pouvait raisonnablement penser dans les années 1920. On pourra, pensaient-ils, se consacrer à la musique, à la peinture, à l’amitié, aux choses vraiment importantes. Le niveau de richesses auxquels ils pensaient a été atteint dès les années 1950… mais leur vision supposait que les biens et les tâches soient équitablement partagés. Ce n’est évidemment pas le système qui a été mis en place ! Ils avaient aussi négligé cette obligation quasi-religieuse du travail.
Pour citer un autre auteur important que je n’ai pas encore mentionné, ma démarche généalogique est aussi guidée par Castoriadis. Dans un article important sur l’idéologie du « développement », il en appelait à détruire les mythes qui obscurcissent la pensée et nous empêchent de construire une société plus humaine. C’est exactement le travail que je cherche à faire.
LPE – Pour finir, comment entendez-vous orienter votre travail à l’avenir ?
Sylvain Piron – Ce que nous devons souhaiter pour l’avenir est de nous libérer de cette mythologie, de l’emprise qu’elle exerce sur nos existences. Pour sortir de cette machine capitaliste devenue folle, il faudra produire un nouvel imaginaire, au sens de Castoriadis. Mais si l’on veut surmonter l’idéologie économique, il faudra commencer par abandonner le préjugé d’un primat de l’économie, ce qui impose de sortir du référentiel marxiste. Sans nier pour autant le génie de Marx, ce n’est pas avec ses outils qu’on peut s’extraire du désastre dans lequel nous nous enfonçons.
Il importe à mes yeux d’admettre que la réalité est sans doute bien plus large que ce que nous pouvons en percevoir, que nous sommes pris dans des relations avec des forces et des processus que nous ne comprenons guère. Les écosystèmes nous échappent, ils peuvent se montrer plus résilients que ce que l’on pouvait imaginer et des actions réparatrices peuvent engendrer des dégâts nullement anticipés. Au-delà du vivant, de la Terre, il y a aussi la dimension de l’invisible. Nous sommes victimes de ce préjugé selon lequel le monde tangible serait la seule réalité, alors que toutes les autres civilisations ont constamment considéré que les humains partageaient le monde avec d’autres êtres invisibles. Vu les résultats désastreux auxquels ont conduit nos certitudes, un peu d’humilité sur ce point ne serait pas mal venue.
C’est pour explorer ces pistes que j’ai contribué à créer l’an dernier la maison d’édition « Vues de l’esprit », en lien avec Zones Sensibles. Dans ce cadre, je me suis intéressé à l’une des saintes les plus étonnantes du Moyen Age, Christine l’Admirable, dont les prodiges stupéfiants obligent à soulever quelques questions comparatistes intéressantes. Nous cherchons plus généralement à construire un programme de recherches au sujet des pratiques, des perceptions et des relations avec l’invisible. Il s’agit au fond de renouer avec des préoccupations qui étaient très vivantes autour de 1900. Lorsque Jaurès parle de solidarité, il ne pense pas seulement à des questions sociales. Celles-ci étaient à ses yeux inséparables d’une solidarité planétaire et même cosmique. L’horizon que j’ai en tête, à l’émergence duquel je voudrais contribuer, est celui d’un socialisme écologique qui ferait droit à l’éventualité d’un invisible. Nous ne pouvons avoir aucune certitude, mais une simple ouverture d’esprit à cet égard pourrait apporter un peu plus de légèreté et d’humilité à notre présence sur Terre et dans le cosmos. Voilà ce qui est derrière le texte – « Éloge des anomalies » – publié précédemment dans ces colonnes.
J’ai également en projet un livre destiné à montrer que la première révolution scientifique occidentale s’est déroulée au 13e siècle et a très largement déterminé les conditions de ce que l’on considère habituellement comme la révolution scientifique du 17e siècle. C’est le moment où la théologie pratiquée à l’Université de Paris s’est conçue comme une science ayant Dieu pour objet. Le premier objet observé scientifiquement a donc été la divinité que la raison humaine s’est alors jugée capable d’appréhender. La définition de cette science divine a produit corrélativement celle de sciences portant sur le monde créé, qui se séparent selon qu’entrent en jeu des causalités naturelles ou surnaturelles. De la sorte, on comprend que la « nature » qu’observe la science moderne a d’abord été modelée par la théologie. La prétention à saisir rationnellement le divin est le geste qui fonde la certitude scientifique moderne. On touche ici aux conditions de possibilité de notre raison occidentale, cette force de mise à distance et de déréalisation tous azimuts. C’est pourquoi il me semble nécessaire d’introduire une certaine dose d’incertitude et de prudence dans notre rapport au monde. La seule définition du caractère scientifique de l’histoire que j’admette, c’est un effort incessant pour remettre en cause les préjugés les plus communément partagés de nos jours. La tâche est infinie, mais ô combien nécessaire.