Par Jean-Sylvestre Bergé
Vol 1 (1) – novembre 2017
La gouvernance mondiale des changements climatiques repose sur la notion-clé de « contrôle ».
Les parties prenantes dans le cadre des conférences annuelles sur le climat (COP), dont la 23ème se tient actuellement à Bonn, sont animées du sentiment que leur volonté et les moyens mis à disposition doivent permettre de contenir l’augmentation de la température mondiale en deçà de certains seuils et d’endiguer les effets irrémédiablement acquis de ce réchauffement par des mesures d’adaptation.
La récente proposition d’un Pacte mondial pour l’environnement[1] ne dit pas autre chose quand elle précise en son article 5 que : « Les Parties ont le devoir de faire en sorte que pour les activités exercées dans les limites de leur juridiction ou sous leur contrôle ne causent pas de dommages à l’environnement sur le territoire d’autres Parties ou dans des zones ne relevant d’aucune juridiction nationale ».
Cette idée de contrôle est largement illusoire.
Si l’approche des phénomènes relatifs aux changements climatiques par des politiques publiques et privées ne peut faire l’économie d’une référence au contrôle, il est en même temps indispensable de dépasser ce paradigme du contrôle.
En effet, il faut accepter que les bouleversements actuellement à l’œuvre évoluent dans un environnement qui échappe pour une part non négligeable au contrôle de l’homme et de sa technique. Il est urgent de faire de ce défaut de contrôle les prémisses de nouvelles actions collectives qui viendraient s’ajouter à celles existantes et qui permettraient ainsi de dédoubler littéralement le champ des possibles.
UNE SITUATION QUE NOUS PROVOQUONS ET QUI ÉCHAPPE À NOTRE CONTRÔLE
Il y a plusieurs manières de décrire la situation de perte de contrôle à laquelle nous sommes confrontés.
Des physiciens et géologues ont travaillé sur l’avènement d’une nouvelle sphère – la technosphère[2]– qui se serait ajoutée à la biosphère et qui marquerait ainsi le passage d’une ère géologique – l’holocène – à une autre : l’anthropocène[3]. Dans ces discussions, l’idée est présente en filigrane que l’homme est comme englouti ou submergé dans la masse des techniques qu’il a produite. La perte de contrôle inhérente à l’avènement de cette nouvelle sphère et de cette nouvelle ère géologique est ainsi régulièrement exprimée.
L’écologie politique offre également un cadre intellectuel très stimulant des bouleversements à l’œuvre (Bourg, Whiteside, 2017). L’homme ne peut continuer à nourrir une foi sans limites dans les bienfaits de la technique et il doit remettre profondément en cause son rapport à la nature.
Une autre voie peut être envisagée et c’est celle que nous avons retenue dans le cadre d’un projet de recherche pluriannuel et pluridisciplinaire en cours, consacré à « la circulation totale au-delà du contrôle dans son rapport au droit » (IFITIS[4]). Cette approche, d’essence à la fois phénoménologique (l’étude du droit au départ d’un phénomène) et épistémologique (la refondation des constructions juridiques au départ dudit phénomène), part du constat que l’on peut faire dans de très nombreux domaines de l’activité humaine selon lequel les circulations d’origine humaine sont systématiquement confrontées à un processus d’échappement. Dans une proportion variable, selon les objets en circulation et les lieux de circulation, l’homme est confronté à une incapacité pour lui maîtriser les flux qu’il a lui-même provoqués (Bergé, à paraitre).
Plus encore que pour les circulations naturelles que l’homme tente parfois de canaliser (avec le succès relatif que l’on connaît), les circulations produites par l’activité humaine se nourrissent de cette idée de contrôle. Parce que l’homme est à leur origine, le sentiment est très largement partagé qu’il lui suffit de stopper son action, de débrancher en quelque sorte la machine, pour que cette circulation cesse effectivement. De très nombreux dispositifs ont été construits autour de cette idée de contrôle (avec ses multiples variables : la mesure des flux, leur propulsion, leur aspiration, leur orientation, leur stoppage). La circulation des déchets, des données, des capitaux et naturellement des personnes, tout doit pouvoir être potentiellement contrôlé par l’homme puisqu’il est à l’origine de cette circulation.
Cette idée de contrôle est une illusion. Les acteurs (États, entreprises, individus notamment) sont de plus en plus souvent dépassés par les mouvements de circulation qu’ils ont pourtant eux-mêmes provoqués. Les gaz à effet de serre sont un exemple majeur de cette situation de perte de contrôle (pour d’autres illustrations de ce type à propos des personnes, des données, des capitaux et des déchets, voir le projet IFITIS). L’activité humaine produit des émissions de gaz qui, une fois libérées dans l’atmosphère, échappent au contrôle de l’homme. Ces gaz s’accumulent et circulent tout autour de la planète, sans possibilité pour celui qui a libéré le gaz de le récupérer. L’action des parties prenantes consiste, d’une part, à attendre que le temps (très long) fasse son office de dissipation des gaz existants et, d’autre part, à tenter de réduire les émissions passées et futures. Même sur ce dernier point, l’action des acteurs demeure très fortement contrainte. Il ne suffit pas, par exemple, qu’un pays, une entreprise ou un individu se montre exemplaire en termes de réduction ou rémission des émissions. L’ensemble des acteurs doivent se mobiliser en ce sens, si l’on veut que l’action de l’homme produise les effets globaux escomptés.
Ce scénario d’échappement permet de poser l’hypothèse de l’existence d’un modèle abstrait de « circulation totale au-delà du contrôle » (full movement beyond control) :
- « circulation » (mouvement, mobilité, flux, transport, transfert, etc.): les personnes (physiques ou morales), les biens (matériels ou immatériels), y compris sous une forme extensive, les services et les capitaux, circulent sous l’action de l’homme à l’intérieur des territoires et entre les différents territoires, à l’intérieur des espaces et entre les différents espaces ;
- « totale »: la circulation des personnes et des biens a un caractère « total » en ce sens qu’elle mobilise, dans des contextes définis de dimension locale, nationale, internationale ou transnationale, l’attention et le comportement de l’ensemble des acteurs publics et privés (Etats, entreprises, citoyens) qui contribuent, tous ou en partie, de manière volontaire ou involontaire, au phénomène ;
- « au-delà du contrôle »: la circulation est devenue « incontrôlable » en ce sens que, dans des situations particulières ou temporaires, notamment de crise, elle échappe en tout ou partie au contrôle des acteurs, en particulier de ceux qui l’animent ; cette circulation au-delà du contrôle génère ainsi à l’intérieur de sa propre sphère, ses circuits positifs et négatifs, légaux et illégaux, interdisant à l’action conjuguée des acteurs de la contenir.
C’est cette hypothèse d’échappement qui, dans le domaine du changement climatique, milite en faveur de l’ouverture d’un nouvel espace global de discussion et de négociation fondée sur la perte de contrôle.
OUVRIR UN NOUVEL ESPACE GLOBAL DE DISCUSSION ET DE NÉGOCIATION FONDÉ SUR LA PERTE DE CONTRÔLE
Lors des discussions qui président aux conférences des Nations Unies sur les changements climatiques (COP), la question centrale est posée des mesures de politique publique et citoyenne à prendre pour tout d’abord réduire les émissions de gaz carbone à l’échelle de la planète et, ainsi, escompter un réchauffement planétaire en deçà d’un certain seuil (1,5° avec une limite maximum fixée à 2°) à un horizon défini (2030) et ensuite adapter les lieux, notamment les mégapoles, qui sont d’ores et déjà menacés par les effets de ces émissions, en particulier par la montée des eaux.
Notre proposition consiste à inviter ce type d’enceinte à ouvrir un second grand volet de discussion et de négociation qui ne prendrait pas la place de celui qui existe actuellement mais qui viendrait s’ajouter à lui. Cette seconde enceinte aurait pour objet de répondre à la question suivante : comment anticiper les hypothèses où la circulation planétaire des gaz à effet de serre atteindra des niveaux incontrôlés, c’est-à-dire supérieurs à ceux actuellement escomptés ? Une interrogation de ce type, qui, rappelons-le, s’ajoute à celles existantes et ne les remplace pas, multiplie littéralement par deux le champ des discussions et donc des gouvernances publiques, d’entreprises ou citoyennes. Personne ne fait plus semblant de croire que le phénomène peut être contenu dans ses causes et/ou ses effets. La question est ouvertement posée des mesures à prendre face à un phénomène de dimension totale et incontrôlable.
Cette approche en termes de perte de contrôle présente de multiples intérêts. Trois principaux peuvent être évoqués.
Tout d’abord, la question ainsi envisagée d’un échappement aux contrôles serait posée à froid, c’est-à-dire très en amont de la gestion des situations de crise provoquées par le dépassement de seuils considérés comme fatidiques (aujourd’hui, +2°). Elle aurait clairement pour vertu pédagogique de mettre en scène publiquement l’ampleur des questions à traiter en cas d’échappement du contrôle de la hausse de la température planétaire. Autrement dit, elle aurait pour vocation d’accompagner les changements de mentalité absolument nécessaires pour induire des changements de comportements, privés et publics.
Ensuite, une nouvelle approche par le défaut de contrôle serait comprise comme la mise au jour d’un risque trop souvent nié ou relativisé. Dans un contexte général de circulation produite par l’homme, l’hypothèse de l’échappement total des mouvements, déplacements, flux, transferts ainsi provoqués par lui présente incontestablement ce caractère d’incertitude qui caractérise tous les risques. Il n’est pas possible de déterminer précisément à l’avance comment et quand se réalise ce type de scénario. Alors qu’ils peuvent être observés et, dans une certaine proportion, mesurés, ces risques sont très fréquemment occultés. Ce sont ce que l’on appelle des « risques invisibles »[5], c’est-à-dire des risques que l’on se refuse à envisager faute de pouvoir ou vouloir les nommer. Cet état des choses doit être contrarié par la considération générale que les mouvements de circulation provoqués par l’homme gagneraient à être mieux compris s’ils étaient replacés dans un environnement global fait d’échappement. À l’idée selon laquelle « tout peut être contrôlé si l’on s’en donne les moyens » serait substitué un nouveau paradigme selon lequel le contrôle de l’homme s’exerce nécessairement dans un environnement global qui échappe à sa maîtrise. Cette nouvelle approche aurait pour effet de placer, au même titre que l’ensemble de mouvements de circulation produits par l’homme, la circulation des gaz à effet de serre sous le prisme de la gestion des risques en allant beaucoup plus loin dans les analyses que ce qui est fait aujourd’hui. Le risque dont il est question n’est pas uniquement celui d’une défaillance ponctuelle et visible, occasionnée par tel ou tel agent, à l’occasion de tel ou tel événement. Il ne s’agit pas non plus de risques nécessairement soumis à probabilités, domptés par les analyses statistiques et comptables[6]. Le cas ici envisagé a une dimension beaucoup plus large et incertaine : l’appréhension par la gestion des risques d’une circulation totale au-delà du contrôle qui échappe potentiellement à l’ensemble des acteurs. Cette approche englobante et totale, que la référence aux risques invisibles encourage indéniablement en nous obligeant à ouvrir les yeux sur une réalité innomée, bouleverse potentiellement les approches. Elle permet de comprendre pourquoi certains phénomènes sont rétifs à la gestion traditionnelle des risques et comment il faut dépasser les cadres existants pour les comprendre. Elle a également une dimension fortement éthique qui pose la question de savoir quelles sont les valeurs que nous entendons poursuivre en acceptant d’appréhender, notamment sur un terrain géopolitique, des risques à haut degré d’incertitude[7]. Plus près des exemples développés ci-avant, elle pourrait aussi permettre de corriger certaines erreurs du passé, liées essentiellement au fait que le risque à traiter était mal identifié et donc mal compris. On songe, par exemple, à la « taxe carbone » en matière d’émission de CO2 (tout comme la taxe « Colin et Collin » proposée en France en matière d’Internet et, bien sûr, à la fameuse taxe « Tobin » proposée en matière financière). Ces outils ont été construits sur des logiques dissuasives et/ou redistributives. La question doit être posée de savoir si ces tentatives, qui ont largement échoué, ne gagneraient pas en efficacité si elles s’attaquaient au cœur du risque invisible à collectiviser : une circulation totale au-delà du contrôle.
Enfin, la mise en scène de cette perspective de perte de contrôle serait l’occasion nécessaire et urgente de poser sur la table des sujets de négociation d’une violence, si ce n’est équivalente, mais du moins approchante à celle que la planète pourrait subir en cas de dépassement des seuils. Prenons un seul exemple. La question doit être discutée maintenant de savoir si en cas de dépassement de certains seuils, il ne faut pas par anticipation prévoir des mesures draconiennes du type : interdiction mondiale du recours à certaines énergies ou taxation mondiale de ces énergies dans une proportion telle qu’elle serait de nature à remettre profondément en cause les modèles économiques qui les supportent. Ces perspectives peuvent paraître totalement utopiques aujourd’hui. Peu importe. Ce qui compte, c’est de discourir dès à présent sur ces scénarios de traitement extrême de manière à mettre chacun des acteurs face à ses responsabilités et de préparer le terrain pour le jour où des basculements politiques seront nécessairement provoqués par l’imminence des crises à venir.
Jean-Sylvestre Bergé, Professeur des universités en droit, Institut universitaire de France, Université de Lyon
BIBLIOGRAPHIE
Bergé Jean-Sylvestre. Quelle approche des phénomènes par le droit ? Le cas de la circulation totale au-delà du contrôle. Paris: Recueil Dalloz (à paraître).
Bourg Dominique, Whiteside Kerry. 2017. « Écologies politiques : essai de typologie ». lapenseeecologique.com. 1 (1). URL : https://lapenseeecologique.com/essai-de-typologie-des-ecologies-politiques
NOTES
[1] http://pactenvironment.org/fr/
[2] Voir, entre autres littératures, abondantes sur ce thème : P. K. Haff, Technology as a geological phenomenon: Implications for human well-being, Geological Society London Special Publications, mai 2014, 395(1):301 ; J. Zalasiewicz, ea, “Scale and diversity of the physical technosphere: A geological perspective”, The Anthropocene Review, avril 2017, Volume: 4 issue: 1, p. 9 ; D. Orlov, Shrinking the Technosphere : Getting a Grip on Technologies That Limit Our Autonomy, Self-Sufficiency and Freedom, New Society Publishers, 2016.
[3] Entre autres littératures, également abondantes sur le sujet, voir l’article annonciateur de P.J. Crutzen et E. F. Stoermer, The “Anthropocene”, IGBP Newsletter, 2000, p. 17 ; Ch. Bonneuil et J.-B. Fressoz, L’événement Anthropocène, Points, 2me éd., 2016.
[4] http://www.universitates.eu/jsberge/?p=21027
[5] Sur cette notion de « Risque invisible », voir le numéro spécial de la revue Riseo, 2017/2, à paraître, qui présente le risque invisible de la manière suivante : « Si les grandes catastrophes et les accidents collectifs s’imposent dans le débat public et dans les priorités politiques par la médiatisation d’images impressionnantes, certains risques sont au contraire parfaitement invisibles, bien qu’ils puissent être redoutables d’un point de vue environnemental ou sanitaire. Si les sources ou manifestations de ces risques sont, en effet, totalement ou partiellement imperceptibles à l’œil nu en raison des propriétés physiques qui s’y rattachent (nanoparticules, ondes électromagnétiques, radionucléides etc.), parce qu’elles sont dissimulées (déchets enfouis, radon, risques souterrains etc.) ou tout simplement parce que l’humain ne veut pas les voir, elles posent la question de la perception et de la gestion de l’invisible », http://www.riseo.cerdacc.uha.fr/les-risques-invisibles
[6] Sur ce thème : http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2011/04/18/le-danger-des-risques-invisibles_1509366_3232.html
[7] Sur ce thème, voir J.P. Burgess, « Géopolitique du risque » : le nouvel âge de l’incertitude », https://theconversation.com/geopolitique-du-risque-le-nouvel-age-de-lincertitude-78657)
POUR CITER CET ARTICLE
Jean-Sylvestre Bergé. 2017. Climat au-delà du contrôle, gouverner l’ingouvernable maintenant ! lapenseeecologique.com. Points de vue. 1 (1). URL: https://lapenseeecologique.com/climat-au-dela-du-controle-gouverner-lingouvernable-maintenant/