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Des poissons pollinisent la Californie

Par Loïc Pillard (Doctorant en philosophie du droit de l’environnement, Université de Lausanne)

 

 

 

 

Un voleur de grenouilles condamné en vertu de l’ancien article 388 du Code pénal français qui ne visait que le vol de poissons[1], du ketchup considéré comme un légume[2], des abeilles qui sont des immeubles juridiques[3] : le droit semble parfois éloigné du sens commun. Une récente décision californienne assimilant des bourdons à des poissons est l’occasion de revenir sur l’extraordinaire capacité du droit à disposer du réel selon sa propre logique. Alors, pourquoi la Cour d’appel du 3e district de Californie a considéré dans un jugement du 31 mai 2022 quatre espèces de bourdons comme étant juridiquement des poissons ?

Tout a débuté en octobre 2018 quand des groupes d’intérêt public[4] ont demandé à la Fish and Game Commission[5] (ci-après : la Commission) d’inscrire quatre espèces de bourdons[6] sur la liste des espèces en danger, tel que le prévoit le Californian Endangered Species Act[7] (ci-après : CESA). Alors que cette loi ne contient curieusement aucune disposition sur la protection des insectes, sa section 45 définit les poissons comme étant « les poissons, les mollusques, les crustacés, les invertébrés et les amphibiens sauvages, ou une partie, un frai ou un œuf de l’un de ces animaux ». Les bourdons étant des insectes, et donc plus largement des invertébrés, c’est sur la base de cette disposition que les groupes d’intérêt ont demandé l’inscription des bourdons sur la liste des espèces en danger.

Le 18 juin 2019, la Commission a rendu une décision concluant que, d’une part, l’inscription des bourdons comme espèces menacées pourrait être faite ultérieurement, et que, d’autre part, ces derniers allaient dorénavant figurer parmi les espèces candidates au sens de la section 2068 du CESA, c’est-à-dire des espèces dont on envisage l’inscription sur la liste des espèces en danger ou menacées.

En septembre 2019, les groupes d’intérêts ont contesté la décision de la Commission auprès de la Cour du comté de Sacramento, tribunal statuant en première instance. Selon eux, la Commission a commis un abus de son pouvoir discrétionnaire en inscrivant les bourdons sur la liste des espèces candidates et non sur la liste des espèces en danger.

Le tribunal de première instance, en se fondant sur les travaux parlementaires, a conclu que le terme « invertébrés » à la section 45 du CESA désigne de façon claire les invertébrés aquatiques, excluant alors les insectes tels que les bourdons. Il a rejeté l’argument de la Commission sur son expertise scientifique et son interprétation extensive de la loi depuis longtemps. Le tribunal a alors ordonné à la Commission, premièrement, d’annuler sa décision selon laquelle l’inscription des bourdons comme espèces en danger pouvaient être justifiée ultérieurement et, deuxièmement, de retirer ces derniers de la liste des espèces candidates.

La Commission, le California Department of Fish and Wildlife[8] (ci-après : le Département) et les groupes d’intérêt ont alors formé un appel contre ce jugement auprès de la Cour d’appel du 3e district de Californie, statuant en deuxième instance.

Après avoir admis la compétence de la Commission d’inscrire les invertébrés sur la liste des espèces en danger, la Cour d’appel a dû déterminer si cette inscription était limitée aux seuls invertébrés aquatiques ou au contraire à tout invertébré. Elle reconnaît que la section 45 du CESA, datant de 1969, est ambiguë. Bien que les poissons vivent nécessairement dans un environnement aquatique, la section 45 inclut également les mollusques, les invertébrés, les amphibiens et les crustacés, chacun de ces groupes contenant des espèces terrestres et des espèces aquatiques. Ainsi, si seuls les invertébrés aquatiques devaient être concernés par la section 45, comme le soutient le tribunal de première instance, il devrait en être de même pour les autres éléments de la disposition (les mollusques, les crustacés et les amphibiens). Or en 1984, l’escargot des marais de Trinity a été ajouté comme espèce menacée à la section 2067 du CESA : le législateur a donc inscrit une espèce terrestre comme espèce menacée, et cette inscription a été possible uniquement via le terme « mollusque » de la section 45. Étant donné qu’un mollusque terrestre – et donc un invertébré terrestre – figure parmi les espèces menacées par l’ajout du législateur lui-même, la Cour d’appel soutient une interprétation extensive de la loi en admettant que la définition des poissons à la section 45 n’est pas limitée aux espèces aquatiques. Par conséquent, la Cour d’appel soutient l’interprétation que la Commission a le pouvoir d’inscrire tout invertébré, comme les quatre espèces de bourdons, sur la liste des espèces en danger ou candidates.

Cette décision montre de façon remarquable comment le droit peut manipuler – dans le sens noble du terme – le réel, transcendant dans le cas présent les frontières taxonomiques afin d’atteindre le but de protection de la biodiversité visé par la loi. Ainsi la « vérité juridique » peut être très différente de la « vérité scientifique » : le droit adopte son propre point de vue sur le réel selon sa propre logique. Cette capacité à nommer les choses selon sa pertinence intrinsèque est une fonction essentielle du droit[9].

Ainsi, cette assimilation d’un groupe d’animaux – les bourdons – à un autre – les poissons – est un bel exemple d’analogie, à l’instar du vol de grenouilles et des autres exemples cités en exergue. L’analogie, ce subtil mélange de similaire et de différent, est un des plus grands ressorts de l’application du droit en lui permettant d’épouser au mieux le cas concret[10]. Personne ne niera le fait qu’un bourdon – il en va de même pour les autres animaux de la définition de la section 45 du CESA comme les mollusques et les crustacés – et un poisson sont des animaux différents, que ce soit par leur taille, leur forme, leur habitat, leur mode de locomotion, etc. Ce n’est pas leur simple réalité biologique qui a conduit les juges à considérer le bourdon comme un poisson, mais une ressemblance qu’on pourrait qualifier de fonctionnelle : les deux possèdent un rôle écologique qui nécessite une protection, bien que ce rôle ne soit pas identique. On retrouve les deux pôles de l’analogie que sont le semblable et le dissemblable : un rôle écologique à protéger, mais un rôle différent.

Cette affaire illustre l’extraordinaire pouvoir des juges d’influer sur le réel. Par le biais d’un seul jugement, ils peuvent complètement modifier la réalité concrète, dans cet exemple protéger des espèces particulières avec tous les effets que cela entraîne (budget à allouer dans la protection, etc.). En matière environnementale, le rôle du juge n’est pas à sous-estimer, notamment grâce à sa possibilité de pouvoir répondre rapidement aux enjeux : la lenteur du processus législatif n’est pas toujours adéquate face à l’urgence actuelle ; en revanche, un jugement novateur peut entraîner des changements législatifs : ce qui sera apparu « seulement » dans un jugement sera alors entérinée dans une loi, chère aux juristes positivistes. Sans oublier que si ce jugement émane d’une juridiction supérieure, tous les tribunaux inférieurs devront suivre cette nouvelle jurisprudence. Il « suffit » parfois de quelques juges éclairés et courageux pour faire avancer la cause environnementale ; cette affaire souligne l’importance d’avoir des juges ayant certaines connaissances scientifiques et conscients des enjeux lorsqu’il s’agit d’un contentieux environnemental.

En guise de conclusion, un dernier mot sur l’affaire californienne et le sens commun. Si la loi inclut les crustacés dans sa définition des poissons, ceux-là forment avec les insectes un seul taxon phylogénétique (celui des Pancrustacés) : le sens scientifique n’est donc pas si éloigné, puisque la décision de la Cour d’appel ne fait qu’étendre la définition légale à un groupe apparenté. Par ailleurs, si la section 45 du CESA contenait le terme « Pancrustacés » au lieu de « crustacés », cette affaire ne se serait pas produite puisque le texte légal aurait directement et de façon « univoque » contenu les insectes. Trois lettres peuvent parfois avoir une grande importance…

 

 

[1] Bourcier Danièle, Argumentation et définition en droit ou « Les grenouilles sont-elles des poissons ? », in : Langages N° 42, 1976, p. 120.

[2] Papaux Alain, Introduction à la philosophie du droit « en situation », Schulthess Médias Juridiques SA Genève/Zurich/Bâle, 2006, p. 56.

[3] Papaux Alain, Introduction à la philosophie du droit « en situation », Schulthess Médias Juridiques SA Genève/Zurich/Bâle, 2006, p. 141.

[4] Les groupes d’intérêt public sont la Xerces Society for Invertebrate Conservation, les Defenders of Wildlife et le Center for Food Safety.

[5] Commission de la pêche et de la chasse.

[6] Ces espèces de bourdon sont Bombus crotchii, Bombus franklini, Bombus suckleyi et Bombus occidentalis.

[7] Loi californienne sur les espèces en danger.

[8] Département californien de la pêche et de la faune.

[9] Ost François / Van de Kerchove Michel, Constructing the complexity of the law. Towards a dialectic theory, in : Wintgens Luc. J. (éditeur), The law in philosophical perspectives. My philosophy of law, Kluwer Academic Publishers Dordrecht/Boston/London, 1999, p. 161.

[10] Gadamer Hans-Georg, Vérité et méthode, Éditions du Seuil Paris, 1996, p. 495.




Un été de plus. Manifeste contre l’indécence

 

Par Johann Chapoutot (Professeur, Sorbonne Université) et Dominique Bourg (Professeur honoraire, Université de lausanne)

 

 

L’été 2022 n’aura représenté, à l’échelle de l’hémisphère Nord, qu’un été de plus, une n-ième confirmation de ce que nous savons depuis plus de 30 ans, depuis le premier rapport du GIEC ; une répétition de ce que nous expérimentons depuis 2018. Le dérèglement climatique n’est plus une abstraction, mais une dévastation (500’000 hectares de forêts brûlées en Europe occidentale), chaque année plus importante. En ce sens il ne surprend plus, ne nous apprend plus rien, mais il touche, au sens physique et émotionnel, des pans toujours plus vastes de la population : la tristesse, l’effroi et le désarroi dominent, qui peuvent déboucher, au plan psychique, sur des accablements bien compréhensibles et, sur le plan politique, sur une colère qui peut confiner à la rage.

 

Le « pouvoir, ou l’impuissance assumée

 

Jamais le pouvoir politique n’a aussi peu mérité son nom. En Allemagne, une coalition hétéroclite est empêchée d’agir par la minorité de blocage que constitue le FDP, le parti libéral-démocrate qui, depuis toujours, est la voix de l’industrie automobile, si puissante outre-Rhin, de la banque et des besserverdienende, « ceux qui ont réussi » (à hériter, généralement) et qui gagnent sensiblement plus que la moyenne, par la rente ou le salaire. Parti minoritaire de la coalition entre verts, sociaux-démocrates et libéraux, le FDP est le Juniorpartner le plus puissant de cet attelage dit du « feu tricolore » (Ampelkoalition vert-rouge-jaune) ou rien n’est possible sans l’approbation de Christian Lindner, ministre des finances et vice-chancelier effectif, qui a obtenu, de surcroît, le portefeuille des transports pour un des siens : tout ce qui est hostile à la berline du rentier ou du manager allemand (limitation de la vitesse sur autoroute, taxes sur le diesel, fin des privilèges fiscaux exorbitants pour l’usage d’une voiture de service, etc…) est exclu. Lindner reste obstinément rivé à son crédo néolibéral : baisse des impôts, déconstruction de l’État social, privatisations, dérégulation. Pour le reste, c’est l’innovation qui y pourvoira : la technologie sauvera le « climat »   ou la « planète » (qui continuera fort bien de tourner après l’extinction du vivant…). En attendant, au cœur d’un été qui a éprouvé l’Allemagne et les Allemands comme jamais (et ce n’est qu’un début), Lindner a célébré avec faste un mariage clinquant sur l’île chic et (devenue) beauf de Sylt, où le taux de Mercedes et de BMW au km2 défie l’imagination.

En Grande-Bretagne, l’échec de Boris Johnson a laissé place à une compétition interne au parti conservateur, dont les 200’000 membres, généralement âgés et aisés, doivent choisir un nouveau Premier Ministre. Chassé du pouvoir pour son mépris des principes élémentaires de la démocratie (respecter des règles que l’on a soi-même fixées, durant le confinement, par exemple, et éviter des faire des fiestas à tout casser au 10 Downing Street quand tout rassemblement est interdit dans un pays placé à l’isolement…), pour son rapport plutôt distant à la vérité, à l’honnêteté et à la dignité, Johnson a dû annoncer son retrait face à une fronde, tardive à vrai dire, de son parti. Curieuse situation : au lieu d’être décidée par le peuple britannique, par de nouvelles élections, la politique du pays le sera par un suffrage de fait censitaire (être à jour de cotisations des Tories) et selon un principe oligarchique (le pouvoir des 200’000) et non démocratique. Pour se gagner les faveurs de ce singulier électorat, les compétiteurs rivalisent d’outrances droitières : xénophobie, europhobie, fantasmes sécuritaires, sermons sur la nécessité de travailler plus (si doux aux oreilles des retraités), vitupérations contre le système social, etc. Un lamentable festival de démagogie où excelleraient les Ciotti, Wauquiez et autres Darmanin.

Aux États-Unis, le succès, mesuré mais réel, des démocrates et de Joseph Biden, qui sont parvenus à faire adopter une législation sociale et écologique minimale, ne doit pas masquer le fait que le trumpisme reste puissant, avec ou sans Trump d’ailleurs, en raison d’un mode de suffrage qui ignore la majorité et qui, dans les États républicains, est, depuis 2020, littéralement bricolé et trafiqué pour empêcher le vote de populations modestes et noires réputées voter pour les Démocrates. Ajoutons à cela le verrou de la Cour suprême où, en raison des hasards démographiques, un « président » raciste, violent, misogyne, complotiste et séditieux, a pu nommer trois juges, créant une majorité issue de la droite religieuse inconnue depuis le XIXe siècle. La situation juridique et judiciaire est résumée par ce tragique bon mot : pour les juges de la Cour suprême, qui réduisent le droit à l’avortement et la protection de l’environnement tout en encourageant la circulation des armes, la vie d’un être humain débute avec la fécondation et s’achève dans une fusillade, si l’on n’est pas mort auparavant, empoisonné par l’eau polluée du fracking ou l’air irrespirable des incendies. Le trumpisme est un possible de notre avenir politique, tant les « communicants » européens ont les yeux rivés sur tout ce qu’il se fait de pire outre-Atlantique. L’extrême droite, quant à elle, a pour le milliardaire violent et factieux, caricature extrême et bouffie du boomer égocentrique, jouisseur et inconséquent, la même tendresse que pour Poutine.

En France, contentons-nous, pour le moment, d’observer que si l’entre-deux-tours de la campagne présidentielle a été marqué par des promesses de verdissement tous azimuts, pour capter un électorat de gauche dont le ralliement était nécessaire afin de battre la candidate d’extrême-droite, ainsi que par la confession, stupéfiante, du candidat à sa réélection que, oui, enfin, il avait compris les enjeux du dérèglement climatique (mais sur quelle planète vivait-il donc auparavant ?), rien n’a été fait, comme durant les cinq ans qui avaient précédé, cinq ans marqués par une politique pro-chasseurs éhontée (ne sont-ils pas les « premiers écologistes de France » ?), par un discours du « travailler plus » et de la « croissance » hors d’époque, et une ironie lourde et sotte à l’égard des « amish » et autres amis des « lampes à huile ». Une promesse de jouissance bête, soutenue par un idéal matérialiste et consumériste obtus, sans autre vision ni horizon que l’accumulation d’argent (« Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires[1] ») et la jouissance vulgaire et veule d’un moteur polluant et bruyant. Après avoir nommé au portefeuille de l’écologie une automate sans âme, revendiquant une « écologie du quotidien » et autres balivernes de communicante, le contempteur des amish a porté son dévolu sur quelqu’un de plus connu pour sa dilection pour les pesticides que pour sa sensibilité écologique. L’insignifiance du personnage, aux abonnés absents pendant que la France brûlait – qui rappelait ce ministre de la santé de 2003 qui, en pleine canicule, répondait posément, en petit polo, de son jardin du Var, aux questions d’un JT –, a fini par devenir gênante pour le gouvernement lui-même. L’« écologie des solutions » et « du quotidien » n’avait manifestement rien à dire face à la catastrophe en cours, sinon qu’il fallait bien veiller à éteindre sa box avant de partir en vacances (rappel : plus de 50 % des Français ignorent ce que signifie partir en vacances). La solution aux méga-feux qui frappaient pour la première fois le territoire était toute trouvée.

 

Un petit geste pour la planète

 

Ce bref tour d’horizon politique pourrait se poursuivre avec le trumpisme tropical d’un Bolsonaro et l’opiniâtreté guerrière d’un Poutine assassin de masse qui, au moment où sa propre Sibérie brûle été après été, ne trouve rien de mieux à faire que d’ajouter la destruction à la dévastation, en agressant un pays voisin, l’Ukraine, où ses obus et ses missiles tuent plus sûrement et plus rapidement encore. Ce panorama trop bref a pour objet de montrer que l’on ne peut se contenter de céder au pessimisme anthropologique, une tentation bien présente, résumée par la phrase célèbre que Kant écrit dans ses considérations sur l’histoire humaine :

« On ne peut se défendre d’une certaine humeur quand on regarde la présentation de leurs faits et gestes sur la grande scène du monde, et quand, de-ci, de-là, à côté de quelques manifestations de sagesse pour des cas individuels, on ne voit en fin de compte dans l’ensemble qu’un tissu de folie, de vanité puérile, souvent aussi de méchanceté puérile et de soif de destruction [2]».

Que de vanité, de puérilité et de dévastation, en effet. Le pays brûle, et les moteurs vrombissent toujours plus. Le capitalisme consumériste, en danger de mort, invite plus que jamais à barboter dans le néant, à consommer, consumer et détruire tant et plus, car c’est la logique et c’est le projet de ceux qui, niant ou masquant le désastre, continuent à faire de l’argent – sur du vide ou de la cendre –, et ne veulent pas entendre raison, ni entendre les mots de sobriété ou de décroissance.

On peut céder au pessimisme anthropologique et, jugeant que l’on a affaire à une espèce suicidaire (certains biologistes et éthologues ont franchi le pas) ou misérable (réflexe de tant de moralistes), se réfugier douillettement dans un bonheur isolé (littéralement, sur une île, intellectuelle, artistique, familiale…) en abandonnant le vulgum pecus, ce troupeau qui ne mérite rien d’autre, à sa perte. Cet aristocratisme se défend : n’y a-t-il pas mieux à faire que raisonner un imbécile juché sur son jet ski ?

Que la majorité de l’espèce, rivée à un matérialisme sordide, soit inamendable, est une hypothèse défendue par des auteurs qui, après tout, avaient des arguments solides : Hannah Arendt pouvait préférer la « vie de l’esprit » à la « condition de l’homme moderne ». La vie contemplative, la pensée, la création continuée d’une vie bonne, soucieuse des mots, du monde et des morts, n’est peut-être pas accessible à tous. Imaginez Hannah Arendt devant une émission de télé-réalité ou consultant le compte d’un influenceur quelconque, fiscalement exilé à Dubaï… La vulgarité, le ravage croissant, la jouissance immonde et insensée de toutes les « potentialités » d’une action « libre » – tout cela, et bien plus, peut bien sûr légitimement amener à désespérer de l’humanité.

On peut aussi considérer que toutes ces horreurs (de l’influenceuse décérébrée au crétin en quad) sont promues et vendues par des supports médiatiques et financiers qui ont un intérêt pécuniaire à leur diffusion massive – pour vendre des produits et sous-produits acheminés par des porte-conteneurs, désastreux pour tous, et pour nourrir des comptes offshore.

L’expression courante le trahit bien : on « vend du rêve », ou plutôt un mirage, celui des écrans, d’un monde hors-sol, déterritorialisé, soutenu par des ressources censément illimitées et une croissance supposément infinie, dont le signal hypnotique des « pubs » et des « portables » veut nous faire accroire la réalité. Il y en a une : ces pétromonarchies du désert, où l’on construit des stades climatisés qui ne serviront qu’une fois, pour un événement absurde, et au prix de milliers de morts[3], ces skylines du désert, absurdement non viables et promises à l’abandon, paradis défiscalisés pour créatures de l’internet ou pour ex-présidents-conférenciers en quête de cachets replets.

 

Anthropocène, capitalocène, etc.

 

Il est donc facile, et faux, de désespérer in toto de l’espèce humaine qui n’en peut mais. On retrouve cette réflexion dans les débats autour de la notion d’anthropocène : depuis la fin du XVIIIe siècle, armé par une puissance thermique et mécanique inédite dans l’histoire humaine, mais aussi géologique, le genre humain est devenu une puissance tellurique, capable de déplacer, concasser, broyer et conformer plus de matière que les seuls phénomènes naturels.

Nombreux sont les auteurs à proposer d’autres termes pour désigner cette période catastrophique, des mots plus adéquats, plus propres à identifier les responsabilités et à spécifier le phénomène – car c’est moins les êtres humains qui ont broyé et détruit qu’un certain type d’humanité, mû par le désir, la compulsion, de posséder, d’exploiter et de dominer. De détruire, aussi.

On peut ainsi désigner la période que nous vivons, depuis deux siècles, par le terme de capitalocène, car la maîtrise de la vapeur a inauguré l’ère thermo-industrielle des manufactures, des usines, de la colonisation et du capital-roi – toute action humaine (préférée à toute forme de réflexion ou de méditation, du reste) ayant pour seul objectif l’accumulation d’argent, à la seule fin que cet argent lui-même en engendre encore plus, dans une course dont on voit mal le sens sinon, pour les psychanalystes, la négation désespérée de la finitude et de la mort.

On peut donc identifier l’ère géologique hâtivement attribuée à l’humanité dans son ensemble au système économique, social et culturel si particulier, si contingent, si limité qui l’a fait advenir (le capitalisme) et ce, sans exclusive (le stalinisme productiviste et prométhéen visait lui aussi l’accumulation primitive de capital, au besoin par des famines provoquées dans des régions privées de grains réservés à l’exportation, pour faire rentrer des devises…)[4]. On peut aussi la désigner par la manière dont le capitalisme colonial a mis en coupe réglée le monde, en établissant des plantations partout.

Le plantationocène est bien décrit par l’écrivain Éric Vuillard dans Une sortie honorable (Actes Sud, 2022). Maîtrise et domination de la flore, exploitation sans scrupule ni limite de la faune, dont les indigènes font d’ailleurs partie : si l’on détruit les espèces endémiques, quand elles se révèlent nuisibles à l’exploitation coloniale, on réduit les animaux bipèdes en esclavage. Eric Vuillard, là encore, le décrit admirablement à l’exemple des exploitations d’hévéas en Indochine française, pour le compte de Michelin et de ses pneus, justification majeure d’une guerre coloniale absurde et meurtrière :

« Le chemin s’enfonça dans la forêt, et les voyageurs éprouvèrent, en même temps qu’une sorte d’enchantement, une indicible angoisse. Des deux côtés de la route, c’était un défilé immobile et implacablement répété (…). Ce n’était pas une forêt comme les autres, ce n’était ni une forêt tropicale, broussailleuse ou sauvage, ni l’épaisse forêt des songes, la forêt obscure où les enfants se perdent ; c’était une forêt plus étrange encore, plus sauvage peut-être, plus obscure. À son entrée, le voyageur frissonne. Il semble que dans cette forêt, par un curieux sortilège, tous les arbres poussent exactement à la même distance les uns des autres. Un arbre, puis un autre arbre, toujours le même, et un autre, et encore un autre, comme si la forêt n’était composée que d’un seul et unique spécimen se multipliant à l’infini. La nuit, aux heures froides, des hommes marchent régulièrement d’arbre en arbre. Ils tiennent un petit couteau. En cinq secondes, ils font quelques pauvres pas, se baissent, se relèvent, et laissent une entaille dans l’écorce de l’arbre. Cela leur prend au maximum quinze secondes, et ainsi, environ toutes les vingt secondes, l’homme atteint un autre arbre, et sur la rangée voisine un autre homme le suit, et sur des centaines et des centaines de mètres, des centaines d’hommes, pieds nus, vêtus de toile, avancent, une lanterne à la main, le couteau dans l’autre, et entaillent l’écorce (…). Et chaque nuit, chaque homme saigne environ mille huit cents arbres, mille huit cents fois l’homme dépose son couteau sur l’écorce (…). Et cependant que nos inspecteurs du travail traversent en voiture l’in- terminable plantation, cependant qu’ils admirent la rationalité à l’œuvre, comment Taylor et Michelin sont parvenus à conjurer “la flânerie naturelle” de l’ouvrier annamite par une organisation rationnelle du travail, cependant que les inspecteurs admirent à quel point cette forêt, l’organisation impitoyable de cette forêt, représente une lutte inouïe contre le temps perdu, le regard attiré par l’immensité glacée de l’œuvre, ils éprouvent une sorte d’effroi ». 

D’autres termes sont aussi proposés : poubellocène, pyrocène… – car nous vivons dans ce monde dégradé que nous avons fait advenir : celui de l’objet proliférant, du déchet omniprésent et du feu qui dévore toujours plus.

 

L’extrême-centre, ou le règne des forcenés.

 

Face à cela, on est médusé par la démission d’un pouvoir qui n’est qu’impuissance. Il y a ceux qui nient, et dont la veulerie criminelle servira jusqu’au bout les intérêts et les pulsions les plus sordides. Trump, dans sa bêtise minérale et son égocentrisme pathologique, est l’archétype de ceux qui n’apprennent rien et comprennent moins encore. Leur clientèle électorale participe de cette veulerie : déni face à la catastrophe, ou négationnisme assumé leur permettent de défendre pied à pied un mode de vie qui sème la mort à grandes brassées. On placera dans la même catégorie tous les autoritaires et les illibéraux qui, de la Chine, dont la capitale est inhabitable une grande partie de l’année, à la Russie, en passant par la Turquie, les pétromonarchies ou le Brésil de Bolsonaro, qui détruit activement la forêt amazonienne, ont partie liée avec l’industrie fossile qui les finance – des carbofascistes qui lient, dans un même geste, mépris des droits humains et destruction du vivant, comme naguère les nazis[5].

Il y a aussi le trumpisme plus raffiné, moins vociférant, plus photogénique dans ses costumes ajustés, des libéraux allemands, britanniques ou français. Pour être plus présentables, ceux-là n’en sont pas moins redoutables. Là où Trump possède la franchise de l’imbécile, cette bêtise à front de taureau qui tonitrue sans complexe, les autres finassent, trichent et prétendent « travailler pour les Français », « chercher des solutions », vouloir une « écologie pragmatique », etc. L’ami de Benalla est, jusqu’à la caricature, l’incarnation de ce pouvoir qui se prétend « en même temps » de droite et de gauche, tout en menant la politique la plus brutalement droitière depuis Chirac, Pasqua et Pandraud (1986-1988). La dévalorisation du langage (il s’agit de dire absolument n’importe quoi, pourvu que cela rapporte des voix, comme citer le slogan du NPA en plein meeting…), le brouillage des repères (appeler au « barrage » contre l’extrême-droite avant de gouverner, de facto, avec elle en la retrouvant sur de nombreux textes au Parlement) et le mépris du bien commun (de l’abolition de l’ISF jusqu’à l’inaction climatique, en passant par le démantèlement de l’ONF et de Météo-France) atteint avec le « pouvoir » actuel des niveaux inégalés depuis le quinquennat de Nicolas Sarkozy, véritable matrice d’une brutalité post-politique et post-démocratique qui, à l’abri d’institutions archaïques et monarchisantes, trouve pleinement à s’épanouir depuis 2017. Le « voyou de la République », comme l’avait surnommé l’hebdomadaire Marianne, ne s’y est du reste pas trompé : « Macron, c’est moi, en mieux[6] ».

Les analystes les plus sagaces de ce qui, politiquement, se joue sous nos yeux (en France, certes, mais aussi dans d’autres démocraties libérales anciennes et, croit-on, solides) sont l’économiste Bruno Amable, qui observe la calcification d’un « bloc bourgeois » de moins en moins amendable[7], et l’historien Pierre Serna, qui a forgé la notion, a priori paradoxale, d’extrême-centre[8].

Le « centre », avec calme et componction, ne cesse de renvoyer dos-à-dos, et hors de l’espace politique, les « extrêmes », de « droite » et de « gauche ». C’est le cas, en France, depuis 1795, à un moment où, las des émotions révolutionnaires, un juste milieu, le « marais » de l’Assemblée, s’est rallié des conventionnels en quête de repos et d’oubli pour créer un parti de la raison, qui renvoyait les Jacobins et les Royalistes, ces « terroristes » (le mot est d’époque) aux marges de la République. C’est dans un général talentueux et un brin mégalomane, Bonaparte, qu’ils ont trouvé leur homme, dans une marche au pouvoir à laquelle les élections de 2007 et de 2017 ont été du reste comparées par des éditorialistes courtisans. Ce centre-là n’est pas centriste au sens où il serait un point d’équilibre, modéré, entre deux antipodes. Il veut concentrer le pouvoir à son seul profit, il veut le centraliser par des institutions autoritaires dont la constitution de 1958-1962 est un exemple rêvé. Cette volonté de pouvoir est extrême, et n’a rien de tempérée : il s’agit de défendre des intérêts sonnants et trébuchants, un état de la société et une marche du monde qui convient à merveille à ces gens-là.

L’extrême-centre peut bien fustiger l’extrême-droite, mais il s’allie à elle systématiquement contre la gauche car, avec celle-ci, il a trop à perdre. Avec les ultranationalistes ou les fascistes, on peut s’entendre sur l’essentiel : anticommunisme, écrasement du mouvement syndical et ouvrier, défense des patrimoines fiscaux, nationalisme, xénophobie, conservatisme social, promotion des égoïsmes de classe ou de race… Au Parlement français, à l’été 2022, la fin de la redevance audiovisuelle, qui finance un service public d’une qualité telle qu’il caracole dans les audiences, a été votée par la droite au pouvoir et par l’extrême-droite, qui la réclamait depuis longtemps, sans coup férir. Ce n’est qu’un exemple, et cela va continuer. On peut être sûr d’une chose : le « pouvoir » actuel maintiendra son alliance objective avec l’extrême-droite pour faire voter tout ce qu’il y a de pire en matière écologique et sociale. Ils iront au bout de leur logique : totem de la « croissance », destruction de l’État social et des services publics, xénophobie et polémiques absurdes pour amuser la galerie et parler d’autre chose.

On craignait une « chambre introuvable », alors qu’elle est toute trouvée : la droite qui est aux affaires s’allie à chaque fois avec la droite qui ne gouverne pas (LR), et avec l’extrême-droite (RN). Ces droites, de salon, présentables ou extrêmes, sont d’accord sur l’essentiel : la destruction de l’audiovisuel public, la destruction des services publics, la captation des richesses au profit de la minorité qui les finance, la course à la « croissance », l’usage politicien de la « dette » et, bien sûr, la démission générale face aux enjeux climatiques. L’État, aux mains de ceux qui, du reste, le détruisent avec méthode, poursuit donc sur son erre : l’inaction climatique avérée, actée par de multiples condamnations devant des juridictions administratives[9], la dissolution du lien social, l’aggravation logarithmique des injustices[10].

 

Du devoir d’action des États

 

Rien ne se fera, alors que ce n’est pourtant pas difficile : il suffirait de quelques mots, jetés sur le papier d’un décret, pour encadrer, pour normer, voire interdire, l’usage de véhicules à moteur thermique dont on sait la nocivité. La puissance mécanique, son perfectionnement et sa diffusion massive depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ont fait de n’importe quel quidam qui a les moyens de se l’offrir, un délinquant, voire un criminel objectif – un contributeur actif à la dévastation en cours. L’interdiction des jets privés, des SUV et autres 4×4 (ces engins démesurés dont l’usage ne peut se justifier quand dans les zones les plus difficiles d’accès) en ville et sur autoroute relève de plus élémentaire bon sens.

Est-ce à l’industrie automobile de décider du sort d’une vie qu’elle contribue à éteindre ? Le pouvoir réglementaire devrait s’intéresser au volume et au poids des voitures individuelles : par quel mystère grossissent-elles autant ? Comment justifier que la mobilité d’un corps de 70 kg exige la construction d’un monstre caréné d’une tonne, voire plus ? Au-delà, pourquoi ne pas appliquer l’obligation du contrôle technique aux motos individuelles, comme l’exige la loi européenne, que la France a décidé de violer ouvertement[11], pour ne pas s’aliéner les mordus du guidon ? Le deux-roues motorisé est un bien curieux engin : pour un seul individu, combien de nuisances sonores, de puanteur et de pollution ? Sans même évoquer le danger que les motards assument et font courir à autrui, le deux-roues à moteur thermique est la matérialisation d’un narcissisme technophile parfaitement hors de propos – archaïque, égoïste, destructeur. La liste est longue : des quads, ces horreurs qui sèment bruit, dégâts et accidents pour satisfaire la pulsion de n’importe quel abruti emporté par l’illusion de la puissance, aux jet ski, ces quads des mers promus par les locataires de Brégançon, une longue liste de réglementations et d’interdictions s’impose.

On criera à la dictature, certes, comme les libéraux américains hurlent dès que l’on prétend encadrer la détention et l’usage de leurs armes. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : d’armes qui détruisent le vivant, massivement et inexorablement, en sus de semer la laideur, le malheur et la désolation. Quiconque dispose de quelques centaines ou milliers d’euros à investir dans un tel loisir se trouve armé par des machines dont la puissance de nuisance et de destruction est inédite dans l’histoire humaine.

Dictature ? Ma liberté ne s’arrête-t-elle pas là où je commence à nuire à autrui, en l’occurrence à l’humanité et plus largement aux conditions de déploiement de la vie sur Terre ? En quoi emprunter le train ou l’avion de ligne au lieu d’un jet privé blesserait-il la dignité de Bernard Arnaud ? Sa dignité dépasserait-elle celle du vulgum pecus ? Sa conception des droits humains est-elle fondée sur l’épître aux Galates, la théologie de Salamanque, la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ou sur le bon plaisir obtus de celui qui fait parce qu’il peut, sans aucune autre considération que l’exercice de ce petit pouvoir ? Interdire à un individu de massacrer le climat à coup de dizaines de tonnes de carbone sans aucune nécessité serait-il punitif, comme le répètent des cohortes de commentateurs ignares ?

On criera au fou, également, car, remarquez-le, le réflexe immédiat est de renvoyer au délire celui qui est tout bonnement raisonnable, et d’irréaliste celui qui, humblement, rappelle les conditions du réel : la limite, la finitude, l’impossibilité, dans un monde fini, de courir une course à la croissance infinie. Prononcez le mot « décroissance » sur un plateau de télévision, on vous traitera de malade. Rappelez le droit imprescriptible de l’homme à arroser le vaste green d’un golf pendant que des éleveurs, à deux pas, abattent leurs bêtes par manque d’eau, vous obtiendrez un brevet de bienséance.

Le rappel, pourtant évident, des limites inhérentes à toute existence humaine, à toute habitation d’un monde fini, rend de plus en plus agressifs ceux qui croient, ou feignent de croire, à l’absence de limites, que ce soit par « l’innovation », par les fantasmes transhumanistes ou par l’échappée belle, vers des planètes inhabitables, comme Mars. Comme les fantasmes spatiaux de milliardaires immatures et hors sol sont difficiles à vendre sur les plateaux (ils ne concernent, de toute manière, qu’une petite caste suffisamment riche pour s’envoyer en l’air à un coût écologique désastreux), on préfère prêcher la confiance technophile dans l’innovation, mot récent dans son acception actuelle, mais omniprésent[12]. L’idée derrière ce sermon est que la seule ressource illimitée est la matière grise, qui viendra à bout de toute finitude. L’autre idée est qu’il faut répondre à la saturation d’artefacts par un nombre encore accru d’artefacts – milliers de satellites, panneaux réflectorisants géants, missiles tirés dans les nuages pour faire tomber la pluie… Nous crevons littéralement sous les objets, et nous allons en rajouter, pour nous priver de ciel.

Ce qui détruit l’habitabilité de la Terre, c’est le volume toujours croissant de nos économies, nos flux d’énergie et de matière : la masse d’objets et de services que nous produisons, les infrastructures que nous aménageons, notre alimentation trop carnée et l’artificialisation des sols, généralement irréversible (on goudronne en masse, on ne dégoudronne jamais) ; à quoi s’ajoute le poids écosystémique de la masse démographique humaine. Autrement dit, pour l’essentiel, nos richesses matérielles. La consommation de ressources croît plus vite que le PIB mondial depuis le début des années 2000[13]. Les 10 % les plus riches, dont nous faisons partie, émettent de 34 à 45% des gaz à effet de serre mondiaux, et les 50% les plus pauvres n’en émettent que 13 à 15%[14]. Alors innovons ? Mais que produit d’autre l’innovation technique si ce n’est des gains de productivité qui abaissent l’accès au marché et le coût de l’usage des biens et services et nourrissent ainsi la croissance ? Ou encore l’invention de nouveaux objets et services qui accroissent derechef les flux d’énergie et de matière ? Credo aussi grotesque et stupide que de croire que, incapables de préserver la vie sur Terre, il suffit de la créer ex nihilo sur Mars, dont la gravité rend à jamais impossible toute terraformation.

 

Quelles perspectives d’action pour les citoyens ?

 

Que faire face à la violence tranquille, assumée, du déni, de la bêtise et du saccage ?

Rappelons que le « pouvoir » est délégué et consenti à des institutions et à des représentants en vertu du contrat social. Ce contrat social stipule que je renonce à une liberté absolue pour vivre dans un espace politique qui assure ma survie et ma vie, ainsi que celle de toutes et de tous. Dès lors que la survie des membres de la société n’est plus assurée, que la réduction de l’habitabilité de la Terre est même organisée et promue, le contrat social est rompu, et chacun recouvre sa liberté naturelle. La démonstration se trouve chez tous ces philosophes et juristes contractualistes qui, de Hobbes à Rousseau en passant par Locke, ont accouché de nos constitutions et institutions. L’État dispose d’un monopole de la violence physique légitime si et seulement s’il respecte scrupuleusement ce contrat.

Nombre de nos contemporains estiment que ce n’est plus le cas, que l’incompétence, l’inaction et l’irresponsabilité écologiques des « gouvernants » menacent la survie des écosystèmes et des citoyens. C’est ce raisonnement, imparable, qui fonde, au minimum, l’appel à la désobéissance civile[15]. C’est également ce raisonnement qui pourrait fonder le recours à l’action directe chez des militants qui, choqués par la répression qui frappe les mouvements de protestations pacifiques, sont de plus en plus tentés par des actions de sabotage (de golfs, de jets privés, de SUV, de mégabassines…) qu’ils préfèrent appeler, et à juste titre, désarmement.

Notre code civil et notre code pénal sont en retard de quelques décennies sur la réalité des enjeux : les tribunaux qui auront à connaître de ces faits de désarmement n’auront d’autre choix, au regard du droit positif, du droit tel qu’il existe aujourd’hui, que de condamner les auteurs, au nom de l’atteinte aux biens. La propriété est sacrée, et la possession d’un quad me donne le droit d’en user et abuser. Il faudrait beaucoup d’audace et de courage aux juges pour invoquer l’état de nécessité (écologique et vital) et relaxer les auteurs de désarmements – ils seraient réformés en appel ou en cassation. Les juges n’en peuvent mais : le droit les lie, il faut donc changer le droit. C’est au législateur d’agir, par la loi, ou au pouvoir exécutif de prendre des mesures réglementaires, par décret.

L’inaction radicale des néolibéraux face à un enjeu qu’ils ne comprennent pas et dont ils perçoivent bien que le traitement pourrait menacer leur jouissance et leur patrimoine est délétère, car elle porte en elle rien moins que la dislocation de la société.

Dislocation par un activisme qui pourrait croître en colère et en violence et dont la pointe avancée, chez des éléments particulièrement convaincus et désespérés, pourrait déboucher sur un terrorisme qui n’est souhaitable pour personne et qui contribuerait localement à l’aggravation de la destruction environnementale et au malheur de la mort.

Dislocation par l’éloignement progressif de celles et ceux qui, devant un monde objectivement devenu fou, sombrent dans la folie pure et parfaite des récits complotistes. Quand un pouvoir se proclame « camp de la raison » alors qu’il refuse de faire le minimum qui s’impose face à la catastrophe en cours, qu’il défend l’indéfendable (Benalla fut un moment révélateur à cet égard) et qu’il tord le langage en permanence, quand les garants de la démocratie refusent de faire campagne et appellent à voter contre l’extrême-droite pour, le soir même des résultats, appeler à une collaboration avec eux au Parlement, il n’est pas étonnant que nombre de nos contemporains ne trouvent pas plus délirant que le monde soit mené par une cohorte de reptiliens hostiles dévoreurs d’enfants… Où se situe le délire ? Chez ceux qui parfois peu armés intellectuellement et culturellement, adhèrent à des explications baroques, ou chez ceux qui violent ouvertement toutes les règles de la décence politique, manipulent le langage et, oui, complotent, car les complots existent bel et bien. Comment qualifier autrement les petites manigances avec Uber, ou les cabinets de conseil qui contribuent gratuitement à la campagne électorale de 2017 avant de récolter miraculeusement des commandes publiques prodigieusement rémunérées avec l’argent du contribuable[16] ?

 

Sécession et séparatisme de « ceux qui ont réussi », sacrifice de « ceux qui ne sont rien »

 

Dislocation, enfin, par la sécession cynique de ceux qui s’estiment tout permis. L’été 2022 aura contribué, s’il en était encore besoin, à révéler l’indécence inouïe de ceux qui s’émancipent de tout sens commun et qui ignorent activement toute notion élémentaire de l’intérêt général. L’usage inconsidéré des vols en jet privé, les dérogations accordées pour l’arrosage des cours de golf, lors d’une sécheresse historique, auront choqué bien au-delà du public informé – de même que le refus obstiné, obtus, capricieux du gouvernement de taxer les surprofits inquiétants des compagnies pétrolières.

La pointe avancée de cette sécession, de ce séparatisme, ce sont les libertariens américains qui financent et soutiennent la frange radicalisée du parti dit républicain. Un compagnon de la première heure d’Elon Musk, le financier Peter Thiel, investit déjà dans des îles artificielles, réservées aux super-riches, où aucune norme ne viendra faire obstacle à la loi du plus fort et du plus bête : aucune fiscalité, aucune règle sociale ou sanitaire, aucune solidarité, aucune régulation concernant les armes à feu. Il s’agit de préparer la survie de quelques-uns dans le contexte d’un désastre assumé comme inévitable : « long before we go to Mars », annonce la communication de ce projet, appelé Seasteading, nous allons vivre, enfin ceux qui peuvent se l’offrir, sur des cités flottantes, seul recours technique après la dévastation des terres[17]. Un miroir aux alouettes de plus : les publicités du projet mettent en scène un océan calme par temps clair, une météo apaisée et bien peu crédible dans le contexte du dérèglement global. L’illimitisme de ces individus, par peur de la mort, par hantise de la finitude (des hommes et des ressources naturelles), par ignorance, aveugle et brutale, conduit à ce genre de dystopies sinistres, dont les scénarios ont été anticipés par ce que le cinéma a produit de plus visionnaire et de plus inquiétant, de Mad Max au Fils de l’homme ou à 2012.

L’étape d’après, nous le savons par ceux qui fantasment encore le pays de Cocagne, c’est Mars – mais pour quelques élus seulement : le darwinisme social est, lui aussi, pleinement assumé. Laissez-nous jouir et détruire, adaptez-vous comme vous le pouvez, et regardez-nous préparer notre fuite, notre grand sauve-qui-peut océanique puis spatial. Ce délire-là, qui assume le coût écologique exorbitant de vols spatiaux Potemkine ainsi que la privatisation du ciel, est financé à coups de millions de dollars.

            Tout cela relève certes de l’initiative isolée – on ne peut soupçonner l’existence d’un grand plan visant à laisser faire avant de fuir, au détriment du plus grand nombre. Mais les logiques sont bien à l’œuvre : technophilie, déni, culte de l’argent et de la « liberté », darwinisme social. Si certains ne voient pas aussi loin que Mars, ils peuvent être tentés, par le laisser-faire et le laisser-aller qui est une de leurs marques, de jouer la politique du pire : celle de la dégradation des conditions de vie, d’une protestation sociale de plus en plus massive, suivie d’une répression accrue – bref, un durcissement croissant de la logique néolibérale (atomisation de la société et protection des profits et patrimoines de quelques-uns par une force « publique » de fait privatisée), qui confie la gestion des externalités négatives à la police ou à l’armée.

A l’instar de celles et ceux qui, sur les plateaux de télévision, se font les messagers du fossile, on a affaire ici à de véritables forcenés qui ne peuvent être amenés à la raison ou, du moins, à un comportement raisonnable, que par la contrainte réglementaire ou légale. De cette contrainte, entend-on, il ne saurait être question en régime (néo-)libéral, où la « responsabilité individuelle », la « bienveillance » spontanée, le mécanisme autorégulateur du marché, le tout mis en musique par des « chartes d’éthique » ou des « codes de bon comportement » sont censés tout régler. La contrainte (opposée à ceux qui ont abdiqué toute décence commune) est insupportable : à la hard law de la contrainte d’État, on préfèrera une soft law molle et duveteuse, qui ne sera bien entendu jamais respectée. Dans un univers social en dérégulation accélérée depuis le triomphe du néolibéralisme aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne au début des années 1980, aucune barrière n’est opposée à tous ces passagers clandestins qui jouissent de la société sans vouloir en payer le prix. De l’évasion fiscale à l’arrosage des golfs, en passant par l’abolition de l’ISF, il y a une continuité adamantine – et dévastatrice.

Le refus principiel de la contrainte est extravaguant, et difficile à faire entendre à une société qui, par décret, a été confinée, parfois totalement, pendant de longs mois, à l’occasion d’une pandémie récente. Par rapport à la Covid, les dimensions de la catastrophe géoclimatique sont démentielles. La contrainte la plus dure s’impose déjà à toutes celles et ceux qui perdent leur lieu de vie dans les incendies, et leur maison dont les murs, placés sur des sols argileux en voie de dessiccation, se fendent. Sans parler de ceux qui perdent leur santé, voire leur vie, dans des agglomérations rendues inhabitables par la pollution de l’air et la canicule. Parler d’« écologie punitive », opposée, par les éléments de langage dominants, à « l’écologie des solutions » n’a aucun sens : la punition est déjà là, dans l’enfer des chaleurs extrêmes, des sécheresses récurrentes, de la tropicalisation des mers, avec des phénomènes jusqu’alors rares ou inconnus (récoltes en bernes, mégafeux, inondations hors normes, grêles dévastatrices, tornades, orages d’une violence inédite, glissements de terrain, etc.).

De même que l’on a su mettre sous cloche un pays pour éviter la saturation d’hôpitaux détruits par les politiques « d’économies », d’ « austérité » et de « réduction de la dette », au prix d’une dette surmultipliée (on admire, au passage, le réalisme de cette gestion exemplaire qui préfère fermer des lits), il serait possible de prendre immédiatement les mesures qui s’imposent, infiniment moins contraignantes que les confinements sanitaires ou que les conséquences de l’inaction climatique : réduction drastique du trafic aérien (on se passera des week-ends à Barcelone), de la circulation des moteurs thermiques, de l’agrochimie dont la nocivité sanitaire et écologique est avérée, etc… Il y aurait des débats et des désaccords, c’est le cas en démocratie, mais le consensus social autour de mesures que la logique la plus élémentaire impose serait massif en regard des conséquences qui sont désormais partout visibles sur le territoire.

 

L’irresponsabilité des « responsables » politiques

 

            Il faudrait pour cela des « responsables » politiques vraiment responsables, et non des managers décérébrés ou des politiciens occupés courir sans cesse derrière l’extrême-droite.

La question de l’inscription dans le temps est, ici, décisive. On sait que les « responsables » politiques ont parfois du mal à penser le long, voire le moyen-terme, car ils sont rivés au court-terme des élections. Quant à la « science » économique, la longue durée est un élément qu’elle n’intègre pas, car, comme le remarquait plaisamment Keynes, à long terme, nous sommes tous morts.

Dans le cas présent, la contradiction entre l’horizon borné des « décideurs » et la réalité des phénomènes est béante : les mesures qu’ils prendraient aujourd’hui n’auraient que peu d’effets avant une ou deux décennies, en raison de l’effet d’inertie des phénomènes géoclimatiques et du caractère cumulatif de processus que nous avons provoqués, mais que nous ne maîtrisons pas. En clair, l’arrêt total des émissions de gaz à effet de serre n’empêcherait pas la forêt de brûler ou la banquise de fondre avant longtemps.

En clair aussi, pour les générations auxquelles appartiennent les auteurs de ces lignes, c’est déjà trop tard, et peut-être même pour celle de leurs enfants : les incendies en Bretagne, en Anjou, dans les Vosges et même dans le Jura vont se répéter et s’intensifier. Ce constat décourageant peut apparaître comme une incitation à perpétuer un laisser-aller désastreux, une jouissance (pré-)apocalyptique, molletonnée dans un déni veule et confortable.

C’est un choix possible, qui semble être majoritairement celui de « décideurs » qui ne décident rien du tout, ou rien qui soit à la hauteur des enjeux. Le « pouvoir » actuel, qui n’est qu’une immense impuissance, n’a rien à dire sur le désastre écologique en cours, sinon prêcher la résignation et appeler à la nécessaire « adaptation », ce mantra néolibéral bien étudié par Barbara Stiegler[18], et qui consiste à demander d’accepter l’inacceptable, dans le domaine fiscal, social, écologique… S’adapter est le pendant d’un autre verbe, ce j’assume qu’ils ne cessent de répéter, et qui signifie : oui, c’est faux, oui, c’est mal et je le sais, mais c’est mon bon plaisir et, au fond, je m’en moque totalement. Entendons-nous : l’adaptation est écologiquement nécessaire, mais in fine inutile si nos émissions de gaz à effet de serre continuent d’augmenter chaque année, comme c’est le cas, à l’exception de l’année 2020, marquée par les confinements.

Difficile d’éduquer ces gens au désintéressement, voire à la sobriété, qu’impliqueraient des décisions réellement pertinentes et courageuses : leur inscription dans le temps est superficielle et faible et leur logiciel, métaphore informatique qui leur est chère, les rend parfaitement intempestifs, étrangers à notre temps, à ses enjeux et à ses questions. De quoi les « pouvoirs » actuels sont-ils contemporains ? Leur univers mental est quasi-unanimement néolibéral, ce qui les rend contemporains de ceux qui, entre 1945 et 1950, voulaient ressusciter le libéralisme économique, si violemment pris en défaut depuis la crise de 1929 et la Grande Dépression, pour faire face au danger communiste soviétique et à la social-démocratie keynésienne qui, à leurs yeux, était peut-être pire encore que les lointaines exclamations de Khrouchtchev. Les néolibéraux qui nous gouvernent sont donc fermement arrimés aux années 1950 ou, au mieux, à ces années 1980 qui ont vu Thatcher et Reagan réciter les textes que des universitaires épouvantés par la création de la Sécurité sociale avaient écrits pour eux trente ans auparavant. Le logiciel du « nouveau monde » est celui de la guerre froide, élaboré par des hommes qui prônaient l’exploitation illimitée des ressources et du « capital humain » pour faire advenir une société d’abondance où la consommation généralisée, la satisfaction matérielle universelle, conjureraient tout risque d’avènement de la gauche ou des communistes.

La période de haute croissance qui marqua l’occident à partir de 1945, ces fameuses « trente glorieuses » exaltées par des néolibéraux qui rêvent toujours de les retrouver, a abouti à des désastres écologiques sans précédents dans l’histoire de l’humanité, et dont la réalité est apparue manifeste dès le début des années 1970[19]. Les connaissances, les données, les « évidences », pour employer un anglicisme, étaient déjà là. On sait qu’elles furent sciemment étouffées par des intérêts privés qui assumaient, déjà, de tuer, et de tuer en masse, pour maintenir un taux de profit acceptable. L’industrie pétrolière a, on le sait désormais à l’exemple d’Exxon, à sa mesure de Total, été aussi criminelle que l’industrie du tabac, en s’opposant à toute diffusion publique d’une information scientifique et sanitaire pourtant vitale et d’intérêt public[20].

Les « décideurs » actuels, qui ne sont pas de notre temps, continuent à nous faire perdre un temps précieux. Celui qui, par opportunisme de communication, a inventé le consternant Make the Planet great again, un assemblage de mots qui fait souffrir les anglicistes et les anglophones, car il ne veut littéralement rien dire, est le même qui a demandé au président ougandais de faciliter à Total la réalisation de 400 forages pétroliers dans des zones naturelles protégées de son pays[21] et dont les gouvernements, condamnés pour inaction climatique, ont encouragé l’usage des pesticides[22]. Le contraste entre les pitreries d’un marketing politique bon marché, de slogans intellectuellement et linguistiquement aberrants, et la réalité des actes révèle un cynisme qui dépasse l’entendement.

 

Nous sommes tous affectés par la catastrophe

 

Face à ce cynisme et à cette malhonnêteté, un nombre croissant de citoyens se trouve démuni, en réelle souffrance intellectuelle et morale.

La terreur que l’on peut légitimement éprouver face à l’emballement des processus climatiques est un affect à prendre au sérieux. Il conduit à une neurasthénie, à une dépression massivement constatée, notamment chez les jeunes générations[23] : la destruction des lieux de vie, des patrimoines naturels et humains, des conditions mêmes de l’habitabilité de la Terre est une perspective, ou plutôt une réalité, qui conduit au recroquevillement et au retrait. La dépression est un choc anaphylactique de l’intelligence et de la psyché : pour éviter de souffrir démesurément, la psyché se met en veille, comme le corps face à une agression violente et brutale. Cette souffrance massive est en soi inacceptable. Elle a de surcroît un coût humain et social terrible : combien de renoncements, de démissions, d’abandons de postes chez les plus sensibles et les plus éclairés de nos contemporains, dont l’activité dans les domaines de l’éducation, du soin, de l’intelligence en général, fait tenir le lien social ? Les brutes fascinées par la domination, la puissance et l’exploitation sont généralement moins sensibles aux désastres en cours : par leur fuite en avant, ils l’alimentent, par leur aveuglement, ils l’ignorent. 

La terreur peut également se traduire en un autre affect, une colère immense, salutaire, productrice d’action politique – si tant est que les institutions le permettent et que le débat public ne soit pas saturé par les discours de ceux qui croient avoir tout intérêt au statut quo : ceux qui, coûte que coûte, veulent jouir de leur puissance mécanique, de leur argent, au mépris de l’intérêt général. Dans le cas contraire, le verrouillage des institutions et des canaux d’expression peut conduire à une rage incontrôlable, source de violence et de malheur pour tous, sauf à parier sur le succès d’une révolution que, face à malhonnêteté d’un pouvoir veule qui abîme la démocratie, beaucoup peuvent désormais légitimement souhaiter. 

Par manque d’imagination et d’empathie, par leur bêtise et leur inculture, par leur incapacité à projeter et se projeter, par leur cynisme et leur médiocrité, nos « gouvernants » sabotent un régime démocratique déjà fragile et abimé. Leur rôle serait de servir l’intérêt général et non de voler au secours des intérêts particuliers qui les financent, qui les conseillent et les influencent. Entendre un ministre défendre les vols en jet privé car « cela crée des emplois », c’est pousser décidément bien loin l’indécence : en abolissant la peine de mort, on a aussi supprimé des dizaines d’« emplois ». L’emploi, le salariat, l’économie en général ne sont rien en soi : il faut s’interroger sur leur sens et sur leur contenu moral, social, humain. Faciliter les caprices d’un quelconque puissant qui brûle du kérosène et les territoires qu’il survole sans même les voir n’a aucun sens. C’est de la pyromanie. A suivre ce raisonnement, félicitons les incendiaires qui ajoutent l’étincelle décisive aux grille-pains que sont devenues nos forêts : ils font travailler les pompiers, les journalistes et les psychothérapeutes. Eux aussi créent de l’emploi, de la richesse et du PIB.

Ce sont plusieurs fois par jour que celles et ceux qui devraient éclairer, nourrir le débat et montrer l’exemple prennent ouvertement leurs concitoyens pour des imbéciles. Au lieu de parler et d’affronter l’essentiel (la destruction de nos vies, la casse du lien social par la destruction des services publics et l’explosion des inégalités sociales), ils amusent la galerie par des polémiques stupides, des punchlines indignes ou des propositions insensées. On croule littéralement sous les exemples, car la machine à enfumer tourne à plein. Récemment, on a vu un ancien avocat devenu ministre et qui, naguère, protestait légitimement contre les conditions de détention indignes imposées par les prisons françaises, emboîter le pas à l’extrême-droite à propos d’activités offertes aux détenus de Fresnes – une prison où les effets de la canicule sont aggravés par la surpopulation et par l’impossibilité de dératiser les bâtiments… Ledit ministre a ainsi annoncé une enquête administrative sur des activités approuvées par toute la chaîne de décision, jusqu’à son cabinet : la prison, ce ne sont pas des vacances, paraît-il. Il est pourtant bien placé pour mesurer l’indécence du propos dans un pays qui est régulièrement condamné pour traitement inhumain et dégradant en raison de l’état lamentable de ses prisons[24], où le sens de la peine (l’amendement et la réinsertion) a été sacrifié.

Être plongé au quotidien dans un tel bruit, dans une telle suite de mots incohérents, de décisions absurdes et d’inactions coupables est plus qu’éprouvant pour tout citoyen raisonnable et décent. L’espace public est saturé par ces sottises et les commentaires sans fin qu’ils engendrent, pendant qu’un scandale chasse l’autre et que l’atmosphère brûle. On y reconnaît là une tactique éprouvée de l’extrême droite américaine qui, par la voix de Steve Bannon, conseiller de Trump et orateur recherché au FN/RN, expliquait élégamment qu’il fallait noyer les gens dans la merde (sic) pour qu’ils ne sachent plus quoi faire ni à quoi réagir, version scatologique de l’écran de fumée dont son maître, twitteur compulsif, usait à merveille[25]. On est interdit, médusé, face à un tel abaissement voulu, mais aussi de plus en plus systématique, algorithmique, du débat public, escamoté, subtilisé, pour permettre l’impardonnable. Le langage du « pouvoir » ne peut être un mensonge permanent, une hypocrisie structurelle, une indécence « assumée », une négation effrontée des évidences et des urgences de l’heure – au risque que le lien politique se délite. 

On pourrait y voir une politique du pire tranquillement « assumée » : après tout, face à des processus irréversibles et immaîtrisables à moyen terme, autant sauver les intérêts de leur monde (au détriment de ceux du monde) en l’armant au mieux (par les avantages fiscaux, les dérogations permanentes, et par la répression d’État), aggraver la sécession et préparer une fuite, bien improbable, quand la catastrophe aura rendu toute vie commune impossible. « Ceux qui ont réussi » imaginent bien pouvoir s’en tirer en laissant derrière eux « ceux qui ne sont rien ». 

La démocratie délibérative et parlementaire est une chance, précieuse et unique, dans l’histoire politique – une chance rare, minoritaire dans le vaste champ des régimes jusqu’ici adoptés par les sociétés humaines. Elle ne doit pas être gâchée par le jeu d’intérêts privés si manifestement contraires à l’intérêt général, par l’action incontrôlée des lobbies, par la mainmise de cabinets de conseil incapables de penser la réalité des problèmes, prompts à dégainer, pour chaque situation, peu importe le lieu ou le cas, des process préétablis, dogmatiques et ineptes, inspirés par une idéologie sclérosée, celle du profit et de la monétarisation générale, hostile aux communs et au vivant. Elle requiert, également, un minimum d’honnêteté intellectuelle et morale devant la somme proprement himalayenne des données récoltées, des savoirs accumulées et des conclusions qui, toutes, montrent le caractère mortifère d’une civilisation thermo-industrielle, capitaliste et consumériste sans frein. La démocratie a toujours été un pari, un pari risqué. C’est plus vrai aujourd’hui que jamais : ceux qui en ont la charge, au sommet des institutions, l’abiment de manière irresponsable.

Rappelons que, le 15 mars 1944, le programme du Conseil National de la Résistance, face au traumatisme de la défaite, de l’occupation et de Vichy, voulait rétablir « la liberté de la presse, son honneur, et son indépendance à l’égard de l’État, des puissances d’argent et des influences étrangères » et instaurer « une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie ». On en est toujours là, et là encore, plus que jamais.

 

*      *      *

 

            Le tour de force de l’extrême-centre est de faire passer pour raisonnable, pour modéré, pour un juste milieu ce qui est une aberration délétère, une folie dogmatique dont on voit les ravages croissants : l’impuissance politique organisée devant la catastrophe en cours, la perpétuation et défense de ce qui détruit la vie sur Terre, le laisser-faire quasi-intégral mâtiné de techno-solutionnisme béat et de destruction méticuleuse des services publics. Tout le monde sait ce qu’il en est de l’hôpital, de l’école, de la justice… mais la destruction, pour des raisons d’ « économies », touche aussi Météo-France et l’Office National des Forêts : après avoir disloqué l’hôpital en fermant des lits au cœur même de la pandémie de Covid[26], les génies qui nous « gouvernent » révèlent une fois encore leur sens de l’opportunité. Est-on nécessairement un islamo-gauchiste impénitent, un amish rétrograde ou un dangereux irréaliste quand on le dénonce ? Qui est irréaliste en l’espèce, et qui, au contraire, prend la juste mesure du réel ?

L’extrême-centre et le néolibéralisme consistent à organiser l’impuissance de l’État, de l’État tiers en surplomb, dont la fonction est d’empêcher une minorité qui se croit tout permis de se sur-enrichir au point de faire exploser la société et, désormais, de rendre la vie proprement invivable. Rien de bien révolutionnaire à cela, simplement l’expression de la pensée politique de Hegel[27] au début du XIXe siècle… Et évidemment cette organisation de l’impuissance, qui laisse filer les inégalités, a pour seul horizon la fin de la démocratie et de l’État de droit[28], comme l’illustre à merveille le trumpisme, coup de boutoir violent administré à une démocratie toujours vulnérable[29].

Précisons que les signataires de ce texte ne sont pas d’accord sur tout, c’est le cas dans toute démocratie libérale, et qu’ils en débattent. Mais ils s’accordent sur le minimum rationnel, sur l’évidence des preuves et des données, disponibles en surnombre : quelqu’un qui nierait que le feu brûle nous surprendrait beaucoup ; sauf sur certains plateaux de télévision, dans certaines matinales, ou dans les colonnes de certains journaux, où ceux qui nient ont table ouverte.

Par ailleurs, les auteurs pourraient se considérer comme des bénéficiaires de l’impuissance politique dénoncée, ne serait-ce que fiscalement : la destruction de l’État allège leur feuille d’impôts (puisqu’il faut les baisser à tout prix, tout en remboursant la dette !). Mais la bêtise ambiante ne les a pas encore conduits à préférer l’achat de quelques babioles supplémentaires à la préservation d’une vie digne sur Terre. Et le darwinisme social odieux, violent, inhumain, qui distingue « ceux qui ont réussi » de « ceux qui ne sont rien » leur fait horreur ; comme la dévastation en cours et les perspectives cauchemardesques promues par des imbéciles d’abord inconscients et, désormais résignés devant les méga-feux qui nous frappent. Nous ne nous résignons pas.

 

 

[1] https://www.lesechos.fr/2015/01/emmanuel-macron-il-faut-des-jeunes-francais-qui-aient-envie-de-devenir-milliardaires-241247 . Et, bien entendu, il « assume » : https://www.europe1.fr/politique/Macron-assume-sa-petite-phrase-sur-les-jeunes-milliardaires-765550

[2] Immanuel Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, prologue.

[3] https://www.amnesty.fr/actualites/deces-de-milliers-de-travailleurs-migrants-au-qatar

[4] Nicolas Werth, Les grandes famines soviétiques, Paris, Puf, Que sais-Je, 2020.

[5] https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2012-1-page-29.htm

[6] https://www.lexpress.fr/actualite/politique/macron-c-est-moi-en-mieux-sarkozy-blague-sur-macron_1915281.html

[7] Bruno Amable, Stéfano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois, Paris, Raisons d’agir, 2018.

[8] Pierre Serna, L’extrême centre ou le poison français, Seyssel, Champ Vallon, 2019, 296 p. et La République des girouettes, 1789-1815, et au-delà : une anomalie politique, la France de l’extrême centre, Seyssel, Champ Vallon, 2005.

[9] https://www.vie-publique.fr/en-bref/282012-changement-climatique-la-france-condamnee-pour-prejudice-ecologique et https://www.oxfamfrance.org/laffairedusiecle/

[10] Voir Lucas Chancel, Insoutenables inégalités. Pour une justice sociale et environnementale, Paris, Les Petits matins, 2021.

[11] https://www.conseil-etat.fr/actualites/la-mise-en-place-du-controle-technique-des-deux-roues-ne-peut-etre-decalee-au-dela-du-1er-octobre-2022

[12] On pourra écouter François Jarrige sur ce sujet : https://www.youtube.com/watch?v=7T6N0Ohm778

[13] Heinz Schandl et al., Global Material Flows and Resources Productivity: Assessment Report for the UNEP International Resource Panel, Nairobi, UNEP, 2016.

[14] IPCC AR6 WG 3, B.3.4 : “Globally, the 10% of households with the highest per capita emissions contribute 34–45% of global consumption-based household GHG emissions,21 while the middle 40% contribute 40–53%, and the bottom 50% contribute 13–15%. (high confidence) {2.6, Figure 2.25}.”

[15] Voir Dominique Bourg, Clémence Demay & Brian Favre (dir.), Désobéir pour la terre. Défense de l’état de nécessité, Paris, Puf, 2021.

[16] http://www.senat.fr/notice-rapport/2021/r21-578-1-notice.html

[17] https://www.theguardian.com/environment/2020/jun/24/seasteading-a-vanity-project-for-the-rich-or-the-future-of-humanity

[18] Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard, NRF Essais, 2019.

[19] Voir le collectif intitulé Une autre histoire des trente glorieuses. Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, Paris, La Découverte, 2013, 320 p.

[20] https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0959378021001655

[21] https://www.mediapart.fr/journal/economie/270921/le-discret-soutien-de-macron-au-projet-climaticide-de-total-en-ouganda

[22] https://www.lemonde.fr/planete/article/2022/03/31/presidentielle-2022-derriere-la-question-des-pesticides-deux-visions-antagonistes-de-l-agriculture_6119868_3244.html

[23] Voir The Lancet Planetary Health : https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=3918955

[24] https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/12/06/la-france-epinglee-pour-mauvais-traitement-d-un-detenu_6021903_3224.html

[25] https://www.lemonde.fr/politique/article/2018/03/10/l-ancien-conseiller-controverse-de-donald-trump-steve-bannon-present-au-congres-du-fn_5268820_823448.html

[26] https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/10/27/difficultes-a-recruter-absenteisme-et-demissions-a-l-origine-de-la-fermeture-des-lits-dans-les-hopitaux-selon-olivier-veran_6100123_3224.html

[27] Voir Dominique Bourg, Le marché contre l’humanité, Paris, Puf, 2019.

[28] Voir Johann Chapoutot, Le meurtre de Weimar, Paris, Puf, 2010, rééd. Paris, Puf, Quadrige, 2015.

[29] Voir pour les USA : Anne Case & Angus Deaton, Morts de désespoir. L’avenir du capitalisme, Paris, Puf, 2021 (2020) & Michael J. Sandel, La tyrannie du mérite, Paris, Albin Michel, 2021 (2020). Pour les inégalités en général, https://wir2022.wid.world/www-site/uploads/2021/12/Summary_WorldInequalityReport2022_French.pdf.

 




Renouer avec la nature

Par Roland Albignac

 

 

 

 

 

La Pensée Écologique : Vous venez de publier un livre état des lieux et bilan en matière de biodiversité, avec de très belles et riches illustrations, alors que nos paysages environnants oscillent entre le jaune terreux de la sécheresse et le noir calciné des mégafeux. Pouvez-vous vous présenter à nos lectrices et lecteurs ?

Roland Albignac : J’ai commencé ma carrière à Madagascar, en 1965, dans un institut qui s’appelait l’ORSTOM (Office de la Recherche Scientifique et Technique Outre-Mer) et maintenant l’IRD (Institut de Recherche pour le Développement). C’est un institut de recherches des territoires tropicaux. J’étais à l’époque agronome avec une spécialisation horticole et paysagiste. Je suis parti pour diriger le parc botanique et zoologique de l’ORSTOM à Antananarivo. Là, j’ai suivi des certificats d’équivalence universitaires (à l’époque, il n’y avait pas de passerelles avec le diplôme d’agronomie). J’ai ensuite soutenu une thèse d’État à Montpellier sur l’éco-éthologie des carnivores et des lémuriens de Madagascar.                                                                                                                                      

Je suis alors devenu coopérant universitaire à partir de 1972, maître de conférences à la faculté des sciences d’Antananarivo. J’ai plus tard, en 1981, débarqué à Besançon, sur un poste de professeur des universités. J’ai ensuite été détaché au Muséum National d’Histoire Naturelle, à Paris pendant deux ans. Je devais m’occuper à un moment de la chaire d’éthologie, c’est-à-dire de la direction des parcs zoologiques du Muséum, mais ça n’a pas marché et j’ai rebondi sur l’UNESCO et le développement d’un projet pilote « d’éco-développement » pour préparer les accords de Rio. J’ai donc eu la chance de gérer un des 5 projets pilotes – avec plusieurs millions de dollars de fonds, afin d’apporter à Rio mon expérience de Madagascar et des Mascareignes. Ce qui m’a valu d’être nominé au « Global 500 Roll of Honor » du PNUE.

Je suis ensuite revenu à l’Université de Besançon en 1993, où j’ai mis en place un DESS sur le développement durable (de 2001 à 2005). J’aurais normalement dû aller à Bruxelles dans la DG8 qui s’occupe des problèmes d’environnement. C’était une charge très intéressante sur le plan matériel et financier, mais un travail purement administratif, et je suis vraiment fâché avec l’administration ! Je suis fondamentalement un écologue de terrain qui doit expérimenter pour préciser des concepts.

Une fois à la retraite, en plus de missions pour les Nations Unies, j’ai organisé et accompagné de nombreux voyages « nature » dans le monde entier ! Le Covid 19, en me « clouant au sol », m’a enfin permis de réaliser le livre La Terre et nous !!!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LPE : L’IPBES (Plateforme Intergouvernementale scientifique et politique sur la Biodiversité et les Services Écosystémiques) vient de publier son sixième rapport au début juillet de cette année. Pouvez-vous nous le présenter tout en dressant succinctement l’état du vivant sur Terre ?

RA : Au cours du 20e siècle, les répercussions de l’hyperproductivisme ont pris une ampleur exceptionnelle. Le constat est simple et sans appel : la production croissante de biens et de services exige de consommer toujours plus de ressources naturelles, de matières premières alors qu’elles sont limitées et de plus en plus difficiles à obtenir, d’énergie, et en conséquence d’espace non moins limité. Ces activités anthropiques produisent des déchets de plus en plus importants dans un monde à capacité limitée pour les recycler et au prix de perturbations profondes, comme le montre notre défi climatique.

Ce constat est malheureusement récurrent. Il a déjà été exprimé depuis le Club de Rome, le rapport Meadows, et la première conférence des Nations Unies sur l’environnement en 1972, à Stockholm, puis à Rio en 1992, etc. Nous sommes en train d’éroder les fondements mêmes de nos économies, et même de réduire l’habitabilité de la Terre.

 

LPE : Quel bilan dresse l’Ipbes ?

RA : Voici de façon synthétique les apports des différents rapports et du tout dernier, celui de juillet 2022. En mai 2019, la publication du premier rapport scientifique mondial de l’IPBES alerte sur le déclin sans précédent de la nature. L’Homme en est directement responsable ! Les travaux de l’IPBES confirment ceux de l’UICN et des ONG environnementales. Nous sommes face à une accélération sans précédent de la pression exercée par les êtres humains sur les écosystèmes :                                                                                                                                                      

A – La biodiversité, les fonctions et services écosystémiques se détériorent dans le monde entier.       B – 1 million d’espèces sur 8 sont en voie d’extinction, 2 millions en grand danger et de nombreux services rendus par la biodiversité déclinent fortement. Tel est le bilan alarmant de ce rapport sur la biodiversité.  Cette évaluation des espèces en danger est fondée sur l’analyses statistique des données de l’IUCN. (Encore conviendrait-il de mieux préciser la notion « d’espèce »).                         C – Les facteurs directs et indirects de ces changements se sont intensifiés au cours des 50 dernières années.                                                                                                                                                    D – Les trajectoires actuelles ne permettent pas d’atteindre les objectifs de conservation et d’exploitation durable de la nature. Pour parvenir aux objectifs fixés pour 2030 et au-delà, il est de plus en plus urgent de réaliser des changements en profondeur de nos systèmes économiques, sociaux et environnementaux par une révision politique forte et des avancées technologiques mieux ciblées.

E – Il est possible de conserver, de restaurer – ou mieux « de redonner à la nature le droit d’exister » – et d’utiliser la nature de manière durable, en déployant de toute urgence des efforts concertés qui entraînent des changements sociétaux en profondeur.

                                                                                                           

Ce rapport analyse aussi les causes directes ou indirectes de destructions anthropiques, qui souvent se conjuguent, et représentent des éléments majeurs dans le réchauffement climatique et ses menaces sur la biodiversité :

Les facteurs directs responsables sont, par ordre décroissant :                                                           (1) les changements d’usage des terres et de la mer à but de productions agricoles, sylvicoles ou halieutiques (déforestation, dégradation des sols, des récifs coralliens, des mangroves, etc.) ;                                                                                                                                                                 (2) l’exploitation directe de certains organismes par la cueillette, la chasse, la surpêche, etc. ;

(3) le changement climatique 

(4) les pollutions, notamment chimiques et les déchets, comme par exemple les plastiques;                                                                                                                                                  (5) les espèces exotiques envahissantes.

 

Le rapport de l’IPBES parle de progrès réalisés dans la prise en compte des différentes valeurs de la nature depuis les 50 dernières années. Ainsi sur la dernière décennie (2010 à 2020), 65 % des études portent sur l’amélioration de l’état de la nature et 31 % sur l’amélioration de la qualité de vie des êtres humains. 

L’IPBES déplore néanmoins que ces études reposent encore trop souvent sur la valeur économique et utilitaire de la nature, en estimant que 74 % des études sont centrées sur les valeurs instrumentales, 20 % sur les valeurs intrinsèques et seulement 6 % sur les valeurs relationnelles.

En janvier 2021 : Plénière de l’IPBES et son rapport de cadrage. Rapport pour une évaluation thématique des causes profondes de l’érosion de la biodiversité, des déterminants des changements transformateurs et des solutions pour réaliser la Vision 2050 pour la biodiversité.                                                                                                                                               

En juin 2021 : Publication du rapport commun de l’IPBES et du GIEC sur la biodiversité et le changement climatique. Ce rapport marque la première collaboration entre les experts de l’IPBES et du GIEC. Alors que les politiques nationales et internationales tendent à compartimenter la lutte contre le changement climatique et la préservation de la biodiversité ; les experts soulignent que ces enjeux ne seront résolus avec succès que s’ils sont abordés ensemble. En effet les émissions de gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère augmentent, tandis que la biodiversité s’effondre. Ces deux sujets environnementaux ont longtemps été gérés séparément, alors qu’ils sont complémentaires, notamment dans les cycles biologiques naturels de ces GES. 

Enfin en juillet 2022 : l’élaboration d’un rapport de l’IPBES sur l’utilisation durable des espèces sauvages. Ce dernier rapport établit un constat : pendant ces dernières décennies, la crise de la biodiversité s’est intensifiée, menaçant directement de nombreuses espèces sauvages végétales ou animales, terrestres et marines. Un chiffre : l’Humanité dépend de 50.000 espèces sauvages pour sa survie ; pour l’alimentation, l’énergie, les matériaux, la médecine, les loisirs, et autres besoins humains, etc., en précisant que la biodiversité reste largement menacée par l’exploitation forestière et marine. Les populations rurales des pays en développement (environ 45% de la population mondiale) sont les plus exposées au risque d’une utilisation non durable ; l’absence d’alternatives les contraint à exploiter davantage les espèces sauvages déjà en danger ; plus de deux milliards de personnes dépendent du bois pour cuisiner. L’IPBES rappelle que la surexploitation touche 34% des stocks de poissons, met en danger près de 1500 espèces de mammifères, etc. L’IPBES alerte aussi sur le trafic illégal d’espèces sauvages, le troisième trafic au monde, après la drogue et l’armement. Les facteurs indirects sont notamment l’augmentation de la population et la surconsommation des pays développés. Enfin, une tendance qui émerge est celle de l’interconnectivité mondiale (le « telecoupling »). Dans ce cas, l’extraction des ressources et leur production ont lieu dans une partie du monde, mais servent souvent à satisfaire les besoins de consommateurs éloignés, qui vivent dans d’autres régions du monde.

D’autres résultats majeurs du rapport sont à prendre aussi en compte :

  • Les trois quarts de l’environnement terrestre et environ 66 % du milieu marin ont été significativement modifiés par l’action humaine. En moyenne, ces tendances ont été moins graves ou évitées dans les zones qui appartiennent à – ou sont gérées – par des peuples autochtones et des communautés locales.
  • Plus d’un tiers de la surface terrestre du monde et près de 75 % des ressources en eau douce sont maintenant destinées à l’agriculture ou à l’élevage.
  • La valeur quantitative de la production agricole a augmenté d’environ 300 % depuis 1970, la récolte de bois brut a augmenté de 45 % et environ 60 milliards de tonnes de ressources renouvelables et non renouvelables sont maintenant extraites chaque année dans le monde – quantité qui a presque doublé depuis 1980.
  • La dégradation des sols a réduit de 23 % la productivité de l’ensemble de la surface terrestre mondiale ; une partie de la production agricole annuelle mondiale, d’une valeur marchande pouvant atteindre 577 milliards de dollars US, est confrontée au risque de disparition des pollinisateurs. A quoi s’ajoutent avec le réchauffement du climat, la destruction du littoral naturel, notamment des mangroves – de 100 à 300 millions de personnes sont exposées à un risque accru d’inondations –, les ouragans et une baisse des ressources naturelles en raison de la perte d’habitats côtiers. 
  • Les zones urbaines ont plus que doublé depuis 1992.

Face à ces constats, ce rapport de l’IPBES appelle à adopter d’autres méthodes d’évaluation de la biodiversité : la reconnaissance et le respect du monde vivant, le respect des valeurs et connaissances des communautés locales, afin d’obtenir un meilleur équilibre entre les êtres humains et la nature. C’est l’un des aspects majeurs de ce dernier rapport de l’IPBES : repenser le lien entre les activités humaines et la nature. La vision utilitariste et économique de la nature est remise en cause par l’IPBES en considérant qu’il faut dorénavant asseoir les décisions économiques et sociétales sur des fondements beaucoup plus larges.

  • Cesser de penser le vivant sous le seul aspect de l’économie et développer une approche complexe de la biodiversité. Vivre avec la nature permet un juste équilibre avec le vivant de notre planète.
  • L’IPBES considère qu’il faut dorénavant baser les décisions économiques et sociétales sur des fondements beaucoup plus larges.

Pour cela 4 axes prioritaires sont proposés :

– Vivre de la nature : reconnaitre la capacité de la nature à fournir des ressources pour assurer les besoins de l’humanité (biens matériels et récréatifs).

– Vivre avec la nature : prendre en compte ce premier paramètre dans les décisions à venir et comme je l’ai écrit « redonner à la nature le droit d’exister ».

– Vivre dans la nature : adopter une réforme institutionnelle qui exprime le besoin d’identité et un retour à la nature pour l’humanité.

– Vivre comme la nature : modifier notre approche sociétale et le besoin pour les êtres humains de contacts physiques et spirituels avec les milieux naturels.  

L’IPBES préconise aussi une reconnaissance des peuples autochtones et des communautés locales, en valorisant leurs connaissances, tout en assurant un rôle de gardiennage de la nature pour le maintien de la biodiversité. Ces peuples occuperaient encore de nos jours plus de 38 millions de km2 de terres, soit environ 40% des zones terrestres conservées dans 87 pays. L’utilisation durable des espèces se montrerait plus favorable au sein de politiques sécurisant les droits fonciers et l’accès équitable aux terres.  

 

LPE : Pouvez-vous revenir sur la notion d’espèce et son caractère problématique ? Par ailleurs, vous préférez l’expression « redonner à la nature le droit d’exister » à celle de « la restaurer », pourquoi ?         

RA :   En effet il me parait très important de préciser quelques points qui ne me semblent pas avoir attiré suffisamment l’IPBES :

Concernant la notion d’espèce je suis assez réservé par la systématique biologique des « molécularistes » qui ne prennent plus en compte un élément majeur de nos critères habituels de classification, celui de la barrière reproductive ! Pour cela un exemple qui concerne la classification des lémuriens de Madagascar : tous les primatologues avaient établi au cours du XXe siècle environ 45 espèces et sous-espèces de lémuriens. Mais depuis 30 ans nous en sommes à plus de 125 espèces ; où est l’erreur ? Tout cela pour dire qu’il reste absolument nécessaire de redéfinir cette notion d’espèce à l’échelle mondiale, ce qui ne semble pas avoir été réglé à ce jour !                                                                                                                                             

Pour ce qui concerne le terme « restaurer », je préfère « redonner à la nature le droit d’exister ». Je m’explique la restauration de la nature passe obligatoirement par une intervention humaine, or il me semble nettement plus pertinent de laisser « faire la nature », ce qu’elle a toujours su faire. Simplement nous devons recréer les conditions de cette reprise, en redonnant par exemple au relief les conditions de cette reprise sans aucune autre forme d’intervention, en laissant le milieu être recolonisé « naturellement », sans plantation, ni plastique de couverture de notre part ; cela a aussi l’avantage d’être beaucoup moins coûteux, mais demande simplement du temps !                                                                                                                                             

Je voudrais ajouter une remarque sur les aires protégées (AP) qui ont largement occupé ma carrière. Je suis surpris de constater que ces AP, d’une complexité extrême, ne fassent pas davantage partie des préoccupations de l’IPBES. Cela me semble pourtant constituer un élément très important dans la stratégie de protection de la biodiversité et, comme la notion d’espèce, il serait urgent d’harmoniser nos approches à l’échelle monde. Enfin, pour conclure ce bilan assez large des actions de l’IPBES, je soutiens sans réserve le dernier rapport de l’IPBES qui appelle maintenant à sortir du dogme de la croissance.  Pour les écologues, cette croissance sans limite est un non-sens dans ce monde fini dont nous dépendons. La croissance y sera temporaire et limitée dans le temps ; alors qu’il est souvent admis qu’une dynamique économique exponentielle puisse s’inscrire durablement dans un monde fini ! Les approches économiques, encore largement majoritaires, ne tiennent en effet pas compte de l’extrême diversité des valeurs de la nature. Cette vision de court terme, basée sur des indicateurs comme le PIB, ne reflète pas l’état des dégradations portées à l’environnement et à la biodiversité, ni les impacts sur le long terme.

Je m’associe également aux propositions de l’IPBES sur les objectifs pour 2030 et au-delà, qui ne pourront être atteints que par un « changement transformateur » dans les domaines de l’économie, de la société, de l’environnement, de la politique et de la technologie ; c ’est-à-dire un changement fondamental à l’échelle d’un système (Vers un véritable changement sociétal), qui prend en considération tous ces facteurs. Grâce à ce « changement transformateur » la nature peut encore être conservée sur 20% de la superficie de la planète, elle peut se reconstituer et être utilisée pour les 80% restants de manière durable par l’humanité ; ce qui est également essentiel pour répondre à la plupart des autres objectifs mondiaux.

 

 

 

 

 

 

 

LPE : Compte tenu du diagnostic qui est le vôtre, de votre défense de la décroissance, pourquoi tenez-vous à continuer d’utiliser la notion de développement durable avec ses trois piliers ?

RA : Ce qui me parait important dans ce schéma du développement durable affirmé à Rio est à la fois sa simplicité de compréhension et l’idée force d’un équilibre à atteindre entre ses 3 pôles (pôles économique, social et environnemental à égalité) et le quatrième pôle central, la « gouvernance » qui gère la viabilité, la vivabilité et l’équité. Le schéma du développement durable a été mis en avant avec l’avantage d’être très compréhensible pour tous les participants ; c’est pour moi le moyen le plus « pédagogique » de faire passer le message. Avant Rio, l’UNESCO parlait « d’écodéveloppement » (écologie et développement), ce qui représentait un message nettement moins percutant ! A Rio les discussions ont été très dures et longues pour aboutir à ce résultat, notamment pour qualifier le développement de « durable » et non « soutenable » comme je le souhaitais. J’aime aussi beaucoup cette présentation sur l’équilibre de 3 pôles car en tant « qu’africain » de cœur je suis attaché à l’équilibre plan du trépied de la gamelle ; c’est une manière simple de comprendre cet équilibre : si l’un des 3 pieds est plus faible la gamelle bascule ! Par exemple dans mes conférences je cite souvent le PNUE (Programme des Nations Unies pour l’Environnement) et le public tombe des nues la plupart du temps ! Cela montre à l’évidence une faiblesse du pied de l’environnement si j’en juge par son manque de présence active dans les grands débats public du moment. 

Je cite également dans le livre une évolution des approches novatrices du développement durable avec la théorie « donut » dont la construction est compliquée à expliquer pour un public non spécialisé.

 

LPE : Le principe même de la théorie du « donut » de Kate Raworth, à savoir que la nature abrite la société, laquelle abrite l’économie, se trouve déjà dans le livre de René Passet, L’économique et le vivant, qui date de 1979 !

RA : Eh oui on réinvente une fois de plus la roue ! L’approche du « donut », donc plus ancienne qu’on le prétendait, est effectivement plus précise mais d’une grande complexité pour en expliquer son fonctionnement. Mais quoi que l’on fasse personne n’arrive à suivre !

 

LPE : Les lobbyings exercent leur pouvoir notamment pour accroitre la dimension économique au détriment de l’environnement. Quelle expérience en avez-vous eu ?                                                                                                                                          

RA : C’est en effet à l’occasion de ma participation à Rio 1992 que j’ai compris la puissance des lobbyings, notamment le lobbying forestier ; leur influence est telle que les représentants des pays signataires du concept de « développement durable » n’ont pas pris réellement conscience des engagements sociétaux qui découlaient de ces accords de Rio !

J’ai aussi en tête autre chose, un imaginaire puissant.

Par exemple, pour développer notre force musculaire la technique du « génie humain » a trouvé la solution, celle d’utiliser des exosquelettes ! L’exosquelette est un terme biologique utilisé pour caractériser le squelette externe des insectes et des crustacés (une carapace). Ce terme est de nos jours utilisé pour désigner des appareils d’aide au portage ; mais en fait nous les utilisons depuis bien longtemps ! La charrette depuis des siècles, la voiture, l’avion, une tronçonneuse, une pelleteuse … sont aussi des exosquelettes nous permettant de nous déplacer, de transporter et couper du bois, d’extraire du sol ou des pierres…, c’est-à-dire des appareils qui décuplent nos propres forces ! Mais pour cela il nous faut trouver de l’énergie animale et végétale vivante ou fossiles, des ressources limitées sur notre planète ! Nous sommes aujourd’hui totalement séduits et dépendants de la technique, sous la houlette du « principe de progrès » que certains voulaient absolument adosser à la Charte française de l’environnement. Il est grand temps de penser que nous ne maitrisons pas tout sur cette Terre, notamment dans le domaine de la biologie ! Ça me sidère de voir nos milliardaires penser que la technique va tout régler en allant même pour cela sur la Lune, Mars et au-delà pour tenter de poursuivre notre survie ! Pour moi qui ai vécu une bonne moitié de ma vie en Afrique et Madagascar, il est urgent de revenir à la réalité et de repenser notre avenir de façon plus réfléchie, responsable et surtout plus « sobre ». Utiliser la technique, oui, mais avec sobriété et développer une « intelligence collective ». Pour cela il faut prendre du recul pour ne pas « subir » les évènements et plutôt les anticiper et pouvoir les régler par le dialogue. 

                                                  

LPE : En somme vous fustigez cet imaginaire occidental d’une domination sans reste de la nature, présent aussi bien chez un grand penseur comme Marx que chez nos histrions du capitalisme néolibéral, les Musk ou les Bezos ?

RA : En effet, c’est l’une de mes préoccupations majeures ! L’Homme a toujours voulu maitriser la nature. Par exemple ma spécialisation d’agronome paysagiste m’avait déjà permis d’étudier l’œuvre de notre « grand jardinier » Le Nôtre et sa volonté de montrer sa parfaite maitrise de la nature sur le végétal et l’eau. Plus simplement j’ai également vu de belles haies de cyprès bien taillées « au carré » entourant les grandes villas de Bamako, au Mali, et que le langage populaire qualifie de « béton vert » ! L’Homme a voulu de tout temps montrer sa puissance sur la nature, une approche qui me semble bien prétentieuse et je pense qu’il est important de revenir à plus de modestie !

 

LPE : Cet imaginaire n’est pas universel, c’est celui de notre civilisation mécaniste, désormais globalisée !

RA : Bien entendu et nous l’avons poussé à l’extrême.                                                          

 

LPE : Venons-en à la fameuse accusation de radicalité !

RA : Oui revenons sur la radicalité. Il faut savoir que plus nous attendons, pires seront les solutions « radicales » nous permettant de tenter de régler nos problèmes environnementaux.                                                                                                                     

Est-on capable d’anticiper ces évènements ? De nombreuses alertes ont déjà été avancées et écrites depuis les années 1970 et nous sommes encore incapables d’adopter ces principes. Après la « grande messe » de Rio (en 1992), nous étions tous plein d’espoirs pour enfin croire à une mobilisation du monde vers des actions plus réalistes. Globalement nous sommes déçus par les faibles avancées réellement mises en application, et ceux malgré les Rio + 10, + 20 et maintenant + 30 ans ! La technologie sans limites nous conduit tout droit à l’homogénéité qui nous envoie ainsi droit dans le mur ! Il faut donc maintenant des mesures « très fortes » pour ne pas en arriver à une véritable catastrophe. Cessons de penser qu’être « écolo » est un retour à l’âge de pierre, mais soyons conscients des bouleversements planétaires à venir et de l’urgence à réagir et à trouver des solutions palpables !

 

 

 

 

 

 

 

LPE : Pour ne pas en arriver là passons à autre chose, ce qui vous tient le plus à cœur, ce sont les forêts primaires et l’agriculture.

RA : Bien entendu ce sont aussi deux grands sujets qui me préoccupent beaucoup. Le problème est qu’on a besoin des forêts pour le bois et ses dérivés. A l’époque nous avons puisé sur les ressources naturelles, notamment les ressources forestières et cette activité humaine ancienne a déjà eu un impact non négligeable sur les forêts. Un rappel s’impose, l’humanité a connu une grande période froide pendant 70 000 ans ; cette période lui a permis de coloniser les Amériques, l’Australie, l’Indo-Malaisie… Puis, depuis environ 14 000 ans, notre planète connait un réchauffement climatique qui nous a permis, par la domestication végétale/animale, de développer l’élevage et l’agriculture, tout en nous permettant de nous sédentariser. Cela soulève maintenant un problème majeur : les méthodes agricoles ne font pas bon ménage avec les milieux naturels, les forêts en particulier. Dans ma jeunesse j’ai vécu en zone tropicale d’Afrique et j’avais déjà vu, à l’époque, une grande destruction forestière pour développer nos systèmes agricoles « modernes » ! Chez nous, en zones tempérées, ces destructions massives remontent à plusieurs siècles, voire avant le Moyen Âge. De nos jours l’espace agricole est si contraint que ces forêts et milieux primaires restants sont considérés comme des espaces libres, « sous-exploités » ; surtout en milieu tropical, à l’exemple des cultures tropicales d’oléagineux, de céréales et autres ressources agricoles que nous importons en grande quantité. Au Brésil par exemple le grand plan de développement de ce pays date des années 1970 ; il a été soutenu par la Banque Mondiale qui le considérait à l’époque comme l’un « des plans modèles de développement des pays émergents ». Ce plan a débuté par la construction de la route transamazonienne, suivi d’une déforestation massive pour l’agriculture/élevage en vue d’une exportation vers les pays développés. Il en a été de même en Indo-Malaisie et en Afrique tropicale pour le palmier à huile et toute une série de cultures « de rentes » comme le soja, l’arachide, le coton, le café, le cacaoyer, la banane, etc. Il est grand temps de mettre totalement à l’abri tous les écosystèmes naturels (ou mieux : primaires) restants sur notre planète, surtout les forêts tropicales, et de n’autoriser les systèmes agro-sylvo-pastoraux que dans les zones déjà aménagées ou dans les milieux fortement dégradés restants.

                                                                                                                                                                   

LPE : Donc protégeons les forêts !

RA : Oui, une protection « musclée », il n’y a pas d’autres choix !                                                     Déjà à Rio, en 1992, nous avions proposé une convention pour l’arrêt total de l’exploitation des forêts primaires tropicales et avons « péniblement » obtenu un simple moratoire sur ces forêts. La communauté amérindienne était déjà présente à cette époque, mais rien n’y a été obtenu, le lobbying forestier a parfaitement joué son rôle en proposant une « écolabellisassion » totalement inapplicable dans ce contexte !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LPE : Mais y a-t-il des endroits où l’on peut envisager non de replanter, mais de laisser faire la nature. Je pense là tout particulièrement au projet de forêt primaire de Francis Hallé.

RA : Alors là c’est encore une fois le fameux zonage qu’il faut appliquer, comme nous l’avions fait avant Rio avec les projets UNESCO du programme MAB (L’Homme et la Biosphère) et ses Réserves de Biosphère (RB). Encore faut-il que ce zonage soit appliqué avec rigueur ! Par exemple dans le cas de la RB de Camargue ou les parcs nationaux du Mercantour, de la Vanoise et même celui de la Réunion, il faut savoir que de 30 à 50% des terres de ces espaces protégés appartiennent à des privés, ce qui veut dire des zones où l’Etat n’a pas le pouvoir d’imposer les mesures de protection. Oui, je rejoins le point de vue de Francis Hallé, les forêts primaires restantes sont un capital essentiel pour la biodiversité et le recyclage des GES, elles doivent toutes être classées en zone de protection totale, sous le contrôle exclusif des Etats. Cela reste le seul moyen efficace pour préserver durablement les limites des PN et RB et laisser faire la nature qui le fera mieux que nous ! Comme je le répète souvent il faut mettre en défend 20% de la planète et développer pour l’humanité de manière « durable » (ou « soutenable ») les 80% restants.                                                           

Pour ce qui concerne les forêts partiellement dégradées il faut agir au cas par cas et évaluer en particulier leur capacité de régénération potentielle ; si cette régénération est bonne, on doit les placer aussi en zone de protection totale, comme souhaite le faire Francis Hallé, surtout si elles participent par exemple à la protection d’un bassin versant pour l’eau notamment. Si ces forêts sont trop dégradées, on peut alors les placer en zone tampon et procéder à des mesures de valorisation par le reboisement dans le but d’une exploitation durable future. Mais il faut aussi rappeler que de tels processus de régénération demandent du temps.

                                                                                                                                                   

LPE : Pour atteindre un équilibre forestier il faut de nombreuses années.

RA : Oui, pour atteindre un stade forestier équilibré, sans intervention humaine, je dirais qu’il faut de 7 à 10 siècles ! J’insiste aussi sur le fait que ces équilibres écologiques des écosystèmes naturels sont « dynamiques » ; la nature remet sans cesse en question ces équilibres en fonction des variations du milieu, ce qui lui permet de s’adapter en permanence à des variations extérieures. C’est un peu comme l’équilibre dynamique d’un avion en vol, si l’on coupe les moteurs il tombe ! Un écosystème dépend de nombreux paramètres et s’ils changent, l’écosystème s’adaptera ; c’est le cas du réchauffement climatique actuel, au détail près que ces équilibres écologiques se passent dans des temps longs (plusieurs siècles !), alors que l’humanité raisonne au mieux sur quelques années. Encore un rappel, l’accélération de nos émissions excessives de GES et les destructions anthropiques massives de la nature se sont passées depuis à peine une cinquantaine d’années. Les forêts primaires, les milieux humides, les zones coralliennes sont « laminées » par nos civilisations développées et nous risquons une fois de plus « d’aller droit dans le mur » !

 

LPE : Donc un zonage ferme !

RA : Oui, soyons fermes, on contrôle et on protège les zones sensibles comme les parcs nationaux ; le Costa Rica le fait depuis des années, mais aussi bien d’autres pays, plus difficilement en Europe et dans l’ouest africain. Il y a le plus souvent des « rangers » et des guides qui exercent un véritable contrôle. Chez nous pas d’équivalents pour nos parcs nationaux et autres aires protégées, on laisse l’accès libre, sans réels contrôles aux entrées qui restent non payantes, comme cela se pratique le plus souvent ailleurs. On paie pour visiter un musée ou même un zoo, pas pour accéder à une aire protégée, je ne vois pas pourquoi une telle décision. La nature c’est comme la culture, leurs aménagements devraient être dans tous les cas contrôlés et payants. Nous restons accrochés au fameux « droit d’usage » !

Enfin un rappel pour notre propre développement : autour de ces parcs et zones protégées, on aménage des zones de développement concerté et plus largement il s’agit de généraliser les approches du développement durable sur nos territoires. Comme j’aime le rappeler il faut donner 20% de la planète à la nature, et 80% à réaménager pour l’Homme, si nous y parvenons ce serait un pas décisif !

 

LPE : Comment procéder là où on doit aménager !

RA : Comme je l’ai déjà expliqué nos besoins en bois et ses dérivés sont immenses. Il faut donc planter des arbres, cela s’appelle de la « sylviculture », c’est-à-dire des plantations d’arbres et non de véritables forêts, et il nous en faut ! La foresterie est du reste toujours associée à l’agriculture, la FAO par exemple le fait pour les Nations Unies. Je soutiens aussi « les écolabels » mis en place pour une gestion durable de ces plantations, aucun doute à ce sujet ! Je suis convaincu de l’intérêt que présente l’eucalyptus en zones tropicales, c’est une véritable « bouée de sauvetage » pour produire le bois indispensable aux populations. Mais il faut le planter en milieu dégradé, ou en savane, surtout pas en détruisant des milieux naturels, comme on le fait encore trop souvent pour le cas du palmier à huile et de bien d’autres cultures tropicales (arachides, coton, café, cacao, etc.).

 

LPE : Et les aspects plus agronomiques ? 

RA : Un rappel du bon sens populaire, « Ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier ». Il faut à nouveau diversifier au maximum du possible nos systèmes agricoles et non l’inverse comme nous le pratiquons depuis 50 ans !  Par exemple à l’Agro, en 1960, notre professeur de pédologie (étude des sols) nous expliquait les désastres érosifs des sols aux Etats Unis, dûs à la mécanisation et à l’extension des parcelles agricoles ! C’est pourtant ce que mes collègues de promo ont appliqué par la suite chez nous, pour le « remembrement » (rectifications des méandres et drainage des zones humides, aménagement rizicole en Camargue…), c’est totalement contradictoire ! Donc le retour à une diversification de nos systèmes agricoles est maintenant urgent à mettre en œuvre, notamment dans nos grandes zones céréalières ou sucrières !

Je reste ainsi optimiste en voyant le succès de certaines expériences agroécologiques comme une ferme voisine de Besançon, « la ferme agroécologique de They ». Sur 209 ha, depuis 30 ans, les propriétaires ont passé une dizaine d’années à améliorer les sols et à développer une grande diversification bio : A ce jour 140 vaches laitières (750 000 l de lait par an en traite automatisée !) et 30 veaux de lait ; mais aussi 30 truies et 250 porcs en engraissement ; 100 poules pondeuses et 2 500 poulets de chairs, des prairies, du maraichage, et 25 ha de blés anciens pour la production de farine, le tout traité et vendu sur place. La ferme produit de l’électricité en excédant par 2 000 m2 de panneaux solaires (puissance cumulée de 250KW) et par la méthanisation en cogénération (150 KWh, produisant 1 200 000 KWh /an), un forage profond pour l’eau et même un tourisme à la ferme (éco-gite de 24 couchages et 5 000 nuitées par an) avec même une piscine chauffée. Le tout emploie 10 personnes à plein temps, logées sur place !             

Cette démarche agroécologique est pour moi très proche de l’agriculture biologique, paysanne, … et même de la permaculture pour certains de ses aspects. Il est aussi bien clair que cet exemple n’est pas réplicable partout, il reste nécessaire de tenir compte du contexte local, du climat, des sols, de la proximité d’une ville…mais cela démontre que des adaptions sont possibles avec cet exemple qui n’est heureusement pas le seul moyen de diversification agricole au sens large du terme !

Mais la mondialisation ne va pas du tout dans ce sens et cela risque d’aboutir à une catastrophe réelle. Nous faire croire que la technologie va tout régler est réellement une utopie ! Pour s’en convaincre il suffit d’analyser les incertitudes qui touchent aux maladies émergentes, notamment la covid 19 nous montre bien le contraire. La puissance des zoonoses reste une triste réalité !

 

 

 

 

 

 

 

LPE : Pouvez-vous revenir sur vos propos concernant les vaches Brahmanes et les Montbéliardes ?

RA : On dit toujours qu’il est indispensable de garder notre propre culture et nos racines. C’est dans ce contexte que nous devons repenser notre système agricole et forestier, en l’intégrant dans une politique de « sobriété » à tous les niveaux : moins d’intrants chimiques, moins de pesticides… Ce qui nous impose de revoir notre système de sélection des végétaux et des animaux. Par exemple l’agriculture dite « raisonnée » reste une forme de récupération sémantique pour justifier une agriculture productiviste classique ! C’est aussi à l’INRAE (le « E » d’environnement !) de modifier ses modes de sélections variétales et animales vers des formes plus résistantes, moins exigeantes en eau et en intrants chimiques, et de ce fait surement aboutir à des rendements plus faibles.

J’en arrive à titre d’exemple caricatural à mes vaches Brahmanes et Montbéliardes :

– La brahmane est issue de zébus élevés depuis des millénaires en Inde pour produire du lait. Elle présente l’avantage d’être résistante aux milieux tropicaux, mais elle produit assez peu de lait ; de ce fait elle a aussi été hybridée à d’autres races pour augmenter sa production de lait en milieux tempérés.

– La montbéliarde est une race française issue du métissage de races franc-comtoises et suisses entre le XVIIIe-XIXe siècles. C’est une race mixte, lait et viande adaptée à la moyenne montagne.   J’ai vu des introductions de Montbéliardes en zones tropicales d’altitude avec cependant des rendements laitiers largement inférieurs du fait d’une alimentation moins riche et plus contraignante à produire pour l’éleveur. Mais cette race ne tiendrait pas 15 jours en élevage extensif dans une savane avec des zébus ! Des hybridations sont en cours avec des races locales pour diminuer ses exigences alimentaires, mais en acceptant de fait une diminution des rendements. 

Je suis persuadé d’une réorientation de la recherche agronomique de nos pays développés vers une sélection qui portera sur la résistance et une moindre exigence en intrants de toutes sortes, donc des variétés et races moins productives. Cette nouvelle approche remet bien entendu en cause nos techniques culturales et d’élevages dites « modernes ». Je pense que nous sommes encore capables d’adaptations rapides, sinon je ne serais pas là pour en parler avec conviction.

Quand je pense que j’ai découvert la France seulement à l’âge de 11 ans, en 1951 ! Je me souviens encore très bien de l’état des fermes de ma famille du sud-ouest de la France pas tellement plus avancées que celles de l’Afrique de l’Ouest. Ce fût une découverte inattendue, bien différente de celle que j’avais connue pendant la guerre en Guinée et surtout au Maroc dès la fin des conflits où ma famille ne voyait que par l’Amérique ! Je constate qu’en moins de 30 ans nous avons pu radicalement changer nos systèmes de production en suivant aveuglément le modèle américain, totalement « aseptisé ». Il faut savoir que la nature a horreur du vide et que se passe-t-il aujourd’hui ? Les virus et bactéries poursuivent et accentuent même leur impact contre l’humanité. C’est un peu comme les migrants qui cherchent par tous les moyens à aller vers la richesse d’autres pays, ou même, à l’inverse, pour un prisonnier qui cherche à s’évader. Plutôt que de vouloir éliminer ces virus et bactéries, il faut composer avec, un peu dans l’esprit des « microbiotes ». Finalement pourquoi pas se fixer à nouveau 30 ans pour « inventer » une autre forme de société, plus en phase avec son milieu naturel ?

 

LPE : Et votre histoire des camions poubelles à Genève ?

RA : En effet en 1951, après une visite familiale en France nous sommes allés voir une autre partie de ma famille Suisse d’origine française, et là quel contraste !  Une ville très ordonnée qui n’a pas subi la guerre et où j’ai vu pour la première fois des camions poubelles « modernes » du type de ceux que nous connaissons maintenant un peu partout, alors que les ordures étaient encore ramassées dans des camions-bennes « normaux », chargés avec des fourches et tassés au pied, en France, comme en Afrique, en 1951 ! A ce titre il faut voir la photo d’un paisible pécheur au bord d’un point d’eau totalement pollué par des ordures, ce n’est pas en Afrique, mais bien chez nous, à Montbéliard, en Franche-Comté, dans les années 1980 !

 

LPE : C’est une belle conclusion, d’autres éléments à apporter ?

RA : Non, sinon peut être de dire que j’aborde dans le livre d’autres thèmes, comme la démographie, la notion de besoins humains, la gestion des déchets et des pollutions, l’énergie, l’alimentation, les maladies émergentes et la sélection végétale et animale.




Des Arbres qui marchent

Par Pierre-Paul RENDERS

 

 

Comme tous les projets du vivant, Des Arbres qui marchent sont nés d’une synchronicité et d’une rencontre féconde. Cela s’est passé en 2017. Depuis de longs mois naissaient en moi un désir et une interrogation :

  • D’une part, le désir de mettre mes compétences de réalisateur au service d’un projet qui serait au confluent de deux conversions récentes que je venais de traverser successivement : une conversion spirituelle en 2015, me ré-enracinant profondément dans ma foi chrétienne, et l’année suivante, une conversion écologique à la collapsologie et aux effondrements. J’ai vécu la seconde avec le prisme de la première et j’ai tout de suite senti qu’il y avait dans cette fertilisation réciproque un terrain trop peu exploré. Comme par hasard, je n’étais pas le seul : un certain François avait, de son côté, publié en 2015 la fameuse encyclique Laudato Si. Et par ailleurs, des conférences, vidéos et lectures émanant de diverses tendances philosophiques ou confessionnelles, me convainquaient de l’importance de questionner la dimension ontologique et spirituelle de la « crise » écologique. Tout cela mis ensemble me mettait en état d’intuition, d’inspiration et de  désir. Comme une voix que je ne percevais pas encore bien mais qui tentait de se faire entendre.
  • D’autre part, l’interrogation de savoir quelle forme prendrait ce désir, avec quels partenaires, quelle production, quels financements.

C’est à ce moment que j’ai été sollicité par les responsables de la branche belge du Mouvement pour un Monde Meilleur : ils avaient le projet de réaliser un film inspiré du film « Demain » et cherchaient un réalisateur. J’ai reçu cela comme une réponse à mon interrogation. Nous avons discuté et j’ai proposé de réorienter un peu la démarche initiale, plus axée sur l’action des chrétiens dans le société. J’ai exposé mon appel à explorer plutôt le chemin de la conversion intérieure et des ressources de la spiritualité pour sortir de la paralysie. Ils ont accepté de me suivre dans cette intuition, sans savoir où cela allait nous mener…

Avec un canevas de thématiques qui m’intéressaient (hubris/humilité ; culpabilité/pardon ; peur/amour; colère/joie), je me suis lancé dans une récolte de parole auprès de personnes qui m’inspiraient ou m’intriguaient; au départ, ce devait être une sorte de repérage, un premier entretien pour débroussailler le terrain, nourrir mon projet et revenir ensuite avec une équipe de tournage. Mais très vite, j’ai compris la force de cette démarche légère et spontanée. Et j’ai senti aussi que ce projet devait se réaliser hors des sentiers battus de la production, sans que la dimension financière ne vienne alourdir le processus. J’ai renoncé assez vite à l’idée de trouver un producteur et des financiers car il aurait fallu définir et planifier a priori un projet qui avait besoin de son temps propre pour s’enraciner et pousser à son rythme. Et évidemment cette sobriété heureuse sonnait juste avec le sens de ma démarche. Bref, j’ai pris sur mon temps libre, qui n’a jamais été aussi libre…

A bien y repenser, j’ai vécu cette récolte un peu « égoïstement », comme un chemin de conversion pour moi. Je ne savais plus trop si ce film n’était pas qu’un prétexte pour avancer sur mon chemin personnel. J’essayais de privilégier la vérité de la rencontre et de l’instant, sans trop penser au résultat.

J’ai récolté entre 70 et 80 heures d’entretien auprès de plus de 30 personnes. Puis il a fallu retrousser ses manches et plonger dans cette matière pour découvrir cette voix qui voulait se faire entendre. En assemblant et tissant ces paroles, j’ai eu souvent l’impression de faire un puzzle sans avoir le modèle ni connaitre le nombre de pièces. Là encore, ces heures innombrables à réécouter ces propos et regarder ces visages ont été un vrai chemin de transformation de mon regard et de ma pensée. J’ai essayé de le traduire au mieux, avec, à la fin, l’assistance de nombreux yeux extérieurs, issus de tous types de public. Je me suis finalement impliqué comme guide et narrateur plus que je ne l’avais prévu, avec quelques touches en voix off, qui insistent sur la subjectivité de mon approche : je partage mon parcours de transformation.

Au final, après avoir pris des formats divers, et au terme d’une période de maturation beaucoup plus longue que prévue (4 ans), le projet est devenu une série en huit épisodes, qui se veut à la fois un parcours pour la « conversion » individuelle et un outil d’animation et libération de la parole de façon collective.

Les personnes que j’ai rencontrées, en Belgique, en France ou en Suisse, creusent le sujet depuis des positions atypiques, à la croisée de la science, de l’écologie profonde et de la spiritualité. Elles sont très diverses par leur profil, leur parcours et leurs convictions, mais aussi très semblables à moi par leur appartenance à un certain milieu : occidental francophone (sauf une), privilégié, plutôt intellectuel… Ce choix s’est imposé à moi, et j’ai compris que, malgré mon désir d’aller vers plus de diversité au plan social, culturel et spirituel, il fallait que je me limite pour ne pas diluer mon propos. Il y a pour moi une pertinence à montrer la guérison en cours de personnes qui me ressemblent : je ressens une urgence à la « conversion écologique » de cette catégorie-là en particulier, avec son importante empreinte écologique et son fort pouvoir d’influence.

J’ai eu la grande chance de rencontrer des personnes aussi diverses que des scientifiques collapsologues (Pablo Servigne et Gauthier Chapelle), des économistes et personnalités politiques ( Gaël Giraud, Philippe Lamberts), des philosophes (Dominique Bourg, Michel Dupuis,  Charlotte Luyckx, Sophie Swaton), des penseurs et théologiens (Michel-Maxime Egger, Martin Kopp, Marion Muller-Colard, Dominique Collin, …), des personnes engagées et activistes (Adélaïde Charlier, Olivier De Schutter, Cécile Renouard), des psychologues (Vincent Wattelet, Pierre-Eric Sutter), des personnes impliquées dans le Travail qui relie (Aline Wauters, Christine Kristof-Lardet) et des nombreuses autres personnes inclassables et diverses. Leur étiquette m’importait d’ailleurs assez peu : c’est depuis leur position d’humain plus que de spécialiste que j’ai essayé de les faire s’exprimer.

Ces personnes m’ont fait entendre une voix de courage et de sagesse. Courage de regarder en face ce qui nous arrive, les basculements imprévisibles mais inévitables qui nous attendent, et courage de les annoncer aux autres. Sagesse de s’extirper du regard purement pragmatiste et mécaniste qui nous emmène dans le mur pour nourrir d’authentiques graines d’espérance dans l’avenir. Je suis depuis l’origine persuadé que le vrai changement de comportement (et de système) ne peut avoir lieu que s’il est ancré dans une metanoïa, une guérison profonde de notre manière de voir et de penser le monde. C’est pourquoi j’ai mis en avant cette phrase attribuée à Einstein : « on ne résout pas un problème en utilisant les modes de pensée qui l’ont engendré ». Avant de se précipiter sur la réponse à la question « que faire ? », il faut sans doute se confronter à « comment changer ? comment guérir ? ».

Ce qui m’a impressionné et attiré vers ces personnes, c’est la combinaison de la lucidité profonde et de la joie. Loin de cantonner leur transition intérieure à un simple chemin personnel, la plupart s’engagent très concrètement dans des manières de changer collectivement le système. Elles témoignent de ressources intérieures pour s’extirper des sentiments paralysants (déni, peur, colère, honte, culpabilité, impuissance, tristesse). Leur force vient de la manière dont elles ont répondu aux questions de sens profond (le sens du système qui nous englobe, mais aussi sens de la vie sur terre), ce qui rejoint les dimensions psychologique, philosophique et aussi spirituelle.

Mon apport personnel là-dedans, c’est la volonté de faire entendre une voix peut-être un peu négligée dans le concert des démarches écopsychologiques et écospirituelles*, celle d’oser regarder aussi vers nos racines judéo-chrétiennes, qui sont celles de la société mondialisée et mondialisante qui nous emmène dans le mur. Reconnaitre les erreurs et les torts d’une certaine chrétienté, mais aussi redécouvrir les ressources oubliées de l’Évangile du Christ. Je me suis donc appesanti avec les théologiens sur des questions plus spécifiquement chrétiennes, mais d’une manière ouverte qui ne devrait pas dérouter mais plutôt intéresser  les personnes n’ayant pas  (ou plus trop) de lien avec cette culture et cette religion.

Sans prétendre donner des réponses définitives ni faire le tour des questions abordées, la série se permet d’ouvrir ou ré-ouvrir un champ de réflexion et d’émotion et d’emmener sur des chemins qui, à force d’être impratiqués, ont été comme masqués par les broussailles au point de disparaître du champ de vision. J’espère qu’elle suscitera des envies d’aller plus loin par des lectures, des expériences, des partages, des engagements… J’espère surtout qu’elle contribuera à la prolifération des liens et des réseaux d’enracinement pour nous aider à traverser ce qui vient.

www.desarbresquimarchent.com




Guillaume Tell et la Justice climatique helvétique

Paradoxe des institutions suisses. D’un côté des villes ou des Cantons, par exemple l’État de Genève, déploient d’authentiques efforts pour faire face au dérèglement climatique, et de l’autre la Justice vaudoise poursuit ses procès anti-climat avec des condamnations variant au gré de la conscience climatique des juges à l’œuvre. Le « procès des 200 » occupe en effet, avec d’autres affaires, les tribunaux vaudois depuis septembre 2021. Les tribunaux statuent sur diverses actions menées par 200 activistes d’Extinction Rebellion en 2019. L’action du 14 décembre avait consisté à bloquer la circulation dans la rue Centrale de Lausanne pour attirer l’attention du public sur le danger extrême que représentent le dérèglement climatique et l’inaction du gouvernement fédéral. Les nombreux avocats qui ont travaillé gratuitement jusqu’à aujourd’hui ne pouvant plus prendre en charge leur défense, chaque prévenu a dû rédiger sa propre défense pour le procès du jeudi 12 mai. Nous reproduisons ici la plaidoirie de Frédérique Zahnd.

Rappelons encore, avant de lui céder la parole, que ce dernier procès a lieu en pleine canicule en Inde et au Pakistan, avec dans ce dernier pays un maximum de 51° C à Jacobabad, après l’annonce récente du  franchissement de deux nouvelles planétaires — celle attachée à la diffusion des plastiques et de macromolécules de synthèse au point de fragiliser la vie sur Terre, et celle liée à la baisse alarmante de la capacité des sols à retenir l’eau nécessaire à la vie –, après la publication d’une étude de science participative anglaise qui établit une nouvelle fois l’effondrement de la population d’insectes. Le phénomène de la chaleur humide qu’on attendait pour la seconde moitié du siècle, répand d’ores et déjà son voile mortel. Etc. Rien n’y fait, rien n’arrête le cours d’une machine qui poursuit quelques consciences morales et épargne la masse des comportements écocidaires. Une inversion des valeurs qui se retrouve au parlement. Le 2 mai, lorsqu’à la suite de la grève de la faim de Guillermo Fernandez sur la place du Palais Fédéral, des scientifiques du GIEC ou de l’IPBES sont venus donner de leur temps aux parlementaires fédéraux, seul un tiers était présent. Des gens désignés et appointés pour défendre l’intérêt général le piétinent ainsi cyniquement, tout en revendiquant le droit à une ignorance criminelle ! Il était était un temps où les agronomes soviétiques prétendaient faire pousser les blés en tirant dessus, désormais ce sont les partis bourgeois qui pensent qu’il suffit de se voiler la face pour effacer le monde et ses dangers ! Décidément, immaturité et esprit obtus, bêtise et méchanceté ont changé de camp.

Dominique Bourg

 

 

Déclaration au tribunal.

 

Madame la Présidente,

Chaque matin c’est la statue d’un activiste qui vous accueille ici au tribunal : Guillaume Tell, le héros paysan qui a tenu tête au bailli Hermann Gessler. Ce bailli exigeait qu’on saluât son chapeau, parce qu’il était le représentant des Habsbourg, les grands seigneurs qui écrasaient le pays sous leur botte. Oui, le premier des activistes, c’est sa légende qui a fondé la Suisse. Et justement pour nous, modernes, une société en bonne santé est celle où les inquiétudes et les colères peuvent être entendues et prises en compte. Hélas aujourd’hui, depuis combien de temps les écologistes tirent-ils la sonnette d’alarme ? Voilà cinquante ans que les scientifiques, les philosophes, les militants sont moqués, discrédités, caricaturés, quand ce n’est pas tout bonnement tués, dans certains pays où ils s’opposent aux intérêts de grandes firmes. Alors je me demande : qui sont les Habsbourg d’aujourd’hui ?

Canicules, épidémies, pénuries, incendies, migrations… mais rien ne change. Sous la pression des marches pour le climat, le Grand Conseil Vaudois en 2019 a pris une résolution déclarant « l’urgence climatique ». Et alors ? Voyez-vous moins de SUV au bord du lac ? Moins de viande dans les rayons de la Migros ? Une convention citoyenne a-t-elle été lancée sur le sujet ? Non, la croissance a repris de plus belle depuis la fin de l’épidémie. Sur le 6ème rapport du GIEC voilà ce que dit le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres : « L’abdication des dirigeants mondiaux est criminelle ». Qui sont donc les Habsbourg d’aujourd’hui ?

Comme le montre l’enquête publiée par la revue The Lancet le 14 septembre, les jeunes ont la peur au ventre[1]. La fracture des générations est immense.  On nous traite de boomers avec amertume. Ceux qui militent n’en peuvent plus d’être les Démosthène de notre Confédération. Dans cette situation verrouillée, que faire ? Autour de moi, je vois trois types réactions :

  1. Première réaction : « Après moi le déluge. » Nous en connaissons tous, de ceux qui disent « Oui, les jeunes vont trinquer, et alors ? » Et à mon âge, peut-être que je devrais moi aussi devenir raisonnable, devenir cynique.
  2. La deuxième réaction, elle est rare Madame la Présidente. Moi qui ai grandi en France, je sais bien qu’il y eut des résistants, en réalité il y en eut 2% pendant l’Occupation. Mais ces 2%, ce sont ceux qui ont sauvé l’honneur du pays et qui sont au programme des écoles. Alors comme le dit le prix Nobel Jacques Dubochet, on devrait les décorer, ces jeunes qui risquent leur réputation, leur avenir, leur argent, leur casier judiciaire, pour défendre l’intérêt général. Nous sommes 800’000 dans ce canton à profiter de ce que la vie nous donne généreusement, et nous ne sommes que 200 à vouloir protéger cet héritage[2] ? Et ces 200, on les traduit en justice comme des malfaiteurs ?
  3. Enfin, il y a une troisième attitude possible : c’est d’avoir peur en silence. Le professeur d’histoire de mes filles est brillant, ultra-consciencieux, il connaît parfaitement la situation et ses enjeux. Un jour il m’interpelle : « Tu fais partie d’Extinction Rebellion ? » Il m’explique que quand les forêts auront disparu et que les nappes phréatiques se rempliront d’eau de mer… eh bien, il pense que son fils assistera à des épisodes d’anthropophagie ! Je lui réponds : « Si tu es convaincu de cela, pourquoi tu ne participes pas au blocage ? » Réponse : « J’ai peur d’être fiché. » Comment lui jeter la pierre ? Il exprime avec sincérité ce que ressentent beaucoup d’entre nous. Il a plus peur de l’État que de l’avenir terrifiant qu’il voit arriver pour son fils. On n’ose pas défendre son pays parce qu’on a peur de l’État. Punir les citoyens qui défendent l’intérêt général ? C’est une attitude bien aventureuse pour une démocratie.

Madame la Présidente, choisir le métier de juge, c’est avoir un idéal de justice et de paix sociale. Ce n’est pas seulement appliquer les règles du droit positif. Aujourd’hui, si on veut maintenir l’ordre et la paix, est-ce vraiment aux activistes qu’il faut faire peur ? Les forces de l’ordre, c’est nous ! Depuis des mois la situation s’aggrave sur tous les fronts, et nous, nous sommes traduits en justice, nous sommes condamnés. Madame la Présidente, je ne sais pas si vous avez des enfants. Moi je ne sais plus quoi dire aux miens, ni aux jeunes qui m’entourent.

Frédérique Zahnd

 

[1] D’après une étude approuvée par la revue « The Lancet Planetary Health », en septembre 2021, les ¾ des jeunes de 10 pays du nord comme du sud jugent le futur « effrayant ». Le Monde, 21 septembre 2021.

[2] Voir le site https://leprocesdes200.ch

 




Oui, tout menace de s’effondrer.

Mais nous ne manquons pas de ressources – et l’éducation est l’une d’elles.

Le philosophe Renaud Hétier, dans L’humanité contre l’Anthropocène – Résister aux effondrements (Puf, 2021) montre que si les effondrements du vivant (entraînant une fragilisation civilisationnelle) ont pour cause la généralisation du capitalisme, ils ont aussi des racines anthropologiques qui ont partie liée avec une problématisation éducative.

Partant, il pense une éducation qui annihile la puissance capitaliste ! A partir de son analyse des trois moments constitutifs du capitalisme (industrialisation, entrée dans une société de consommation et de communication, puis virtualisation avancée où toutes ses logiques arrivent à leur accomplissement), il développe deux leviers permettant de faire émerger une « éducation profonde », alternative au monde tel qu’il va. Le premier est proprement spirituel (d’une spiritualité qu’il ne lie pas à une forme religieuse institutionnalisée) avec pour visée de retrouver un sentiment d’être. Le second est psychique et vise à régénérer les forces propres des individus pour qu’ils deviennent autonomes, indépendamment de la matrice capitaliste qui les a produits. La finalité de cette « éducation profonde » : faire émerger ce désir d’être qui désarme le besoin de possession et est constitutif du désir de faire vivre l’autre – qui se différencie à 180° de la jouissance de prendre et de détruire.

Nathanaël Wallenhorst

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LPE : Votre livre s’intitule « L’humanité contre l’Anthropocène ». Il y a beaucoup de publications ces dernières années sur l’Anthropocène. Qu’apportez-vous de nouveau ou de spécifique ?

Renaud Hétier : Effectivement, la notion d’Anthropocène est à présent bien identifiée dans la littérature scientifique et philosophique. De fait, mon propos n’est pas de revenir sur quelque chose d’acquis (l’établissement par les scientifiques du phénomène de transformation accélérée du système-Terre par les activités humaines), mais de proposer une analyse historique de ce phénomène en lien avec l’instauration du système capitaliste. J’évoque, de fait, davantage le Capitalocène que l’Anthropocène.

 

LPE : C’est-à-dire ?

RH : Différents auteurs associent Anthropocène et économie capitaliste. C’est délicat, évidemment, dans la mesure où la « grande accélération » est assez récente (les années 1950), avec le décollage en flèche de la surexploitation des ressources (notamment fossiles) et leur mondialisation, la production industrielle et la consommation de masse. Mais la « structure » de cette économie est déjà en place depuis cinq siècles. Il y a aussi un problème d’identification historique du capitalisme. Beaucoup d’auteurs s’en remettent à la théorie de Max Weber d’une émergence liée à l’esprit du protestantisme et à la thésaurisation liée au refus de jouir de l’existence. Une analyse récente d’Alain Bihr (2018) propose une tout autre approche, qui est celle que je reprends : le système capitaliste est d’emblée, dès le 15ème siècle, lié à une mondialisation (d’abord par l’installation de comptoirs en Afrique et en Asie, puis la conquête du « Nouveau monde ») et à une certaine exploitation des ressources (humaines et naturelles).

 

LPE : Ainsi dites, les choses paraissent simples. Vous consacrez la première moitié de votre ouvrage à l’analyse de ce système : pourquoi avez-vous pensé utile d’approfondir ainsi la perspective ?

RH : Il m’a semblé nécessaire de bien différencier plusieurs étapes clés du développement de ce système économique. D’abord, pour y voir clair, notre situation actuelle est redevable de ces étapes et elle n’est évidemment pas la même que celle de nos ancêtres ni au 15ème siècle, ni au 19ème siècle. Mais mon but est surtout de montrer comment chacune de ses étapes joue un rôle spécifique dans un phénomène global qui ressemble bien à une forme de déshumanisation progressive ; un mécanisme qui défait les liens par lesquels les humains s’insèrent dans la vie, dans la société, dans le monde.

 

LPE : Quelles sont ces étapes selon vous ?

RH : Je suis parti d’un concept suggestif, qui est celui que propose Alain Bihr, dans une perspective marxiste, le concept d’expropriation. Dès le départ, le système capitaliste met en œuvre ce ressort, aidé par les troupes armées des États. Reconnaître ce mécanisme est extrêmement important. Les « ressources » que cette économie « découvre » et « met en valeur » ne tombent pas du ciel : ce sont des hommes et des femmes chassés de leurs terres, déplacés par le travail forcé, par l’esclavagisme et les terres elles-mêmes, avec tout ce qui s’y trouve, exploité sans limite et exporté. Cette expropriation a des effets catastrophiques sur le plan humain notamment, en arrachant les humains à leur milieu naturel, à leurs liens vernaculaires, à leur culture. Ce mouvement se poursuit aujourd’hui, par exemple avec l’exploitation forestière qui fait fi des peuples dont la forêt est le milieu de vie, ou encore avec le délogement de populations pour faire passer un pipeline.

 

LPE : Tout n’est-il pas dit avec ce concept d’expropriation ?

RH : Presque tout, oui, dans la mesure où c’est le phénomène le plus fondamental, qui génère le plus de souffrance et de destruction et où cela se prolonge encore aujourd’hui. Même si les formes les plus brutales (comme l’esclavage ou le travail forcé) sont désormais hors la loi, on voit bien que quelques individus parviennent à presque tout s’approprier, à être partout chez eux, quand la plus grande part de l’humanité peut être expropriée, perdre son territoire, voire menacée d’être nulle part chez elle, comme les migrants en font l’expérience. Évidemment, cette expropriation est avivée par l’Anthropocène, en tant que conséquence d’une économie de la surexploitation des ressources qui tend à désertifier des régions historiquement peuplées.

 

LPE : Quoi de plus alors dans l’histoire du capitalisme… ?!

RH : Il n’y a aucune inflexion, mais une aggravation de ce phénomène par différentes innovations. Avec le basculement dans la production industrielle, dont l’Angleterre est le premier théâtre à la fin du 18ème siècle, cela est tout à fait évident. Une main d’œuvre très pauvre s’est massée dans les villes du fait, notamment, de la suppression des communs, c’est-à-dire de la possibilité pour tout un chacun de vivre de terres n’appartenant à personne en particulier. C’est donc une expropriation de son propre peuple que le pouvoir met en place, et qui va prolétariser celui-ci. L’exploitation du charbon et les premières machines à vapeur exigent cette main d’œuvre entretenue a minima, juste pour qu’elle puisse continuer de travailler, comme l’a montré Marx. Cela génère ce que nous avons appelé un « détachement », qui aggrave l’expropriation. Dans l’aliénation industrielle, le corps est mis en souffrance par des journées de 14 heures, des tâches répétitives, fragmentées, et une rupture d’avec la nature, ne serait-ce que dans le respect de ses rythmes. C’est un peu comme si on avait rendu l’humain lui-même abstrait, artificiel, en le détachant de ses besoins les plus élémentaires.

 

LPE : Mais est-ce que nous en sommes toujours là ?  Le temps de travail a fortement diminué et les conditions de travail ne se sont-elles pas considérablement améliorées depuis lors… ?

RH : Je pense que les choses se sont encore aggravées, du moins d’un autre point de vue. Certes, les luttes sociales et les lois ont mis fin à ce véritable esclavagisme ouvrier (du moins en Occident). Mais avec le 20ème siècle, avec de nouveaux progrès techniques vont se présenter… de nouvelles aliénations. Nous sommes entrés il y a seulement quelques dizaines d’années dans une société qui est marquée par la consommation et la communication. Les progrès sont indéniables, ils sont considérables même, en matière de confort, et de libération du temps (pensons à l’électricité, à l’eau courante, aux machines, etc.), sans parler des progrès de la médecine et de l’allongement très important de la durée de la vie au cours du 20ème siècle.

 

LPE : Comme vous le dites, les progrès sont considérables, et le travail lui-même est devenu beaucoup plus humain. N’êtes-vous pas excessivement critique ?

RH : Ce que le 20ème siècle invente, selon, moi, c’est la « disponibilité ». Oui, c’est vrai, les individus sont devenus sans doute plus disponibles que jamais, avec des journées de travail réduite, libérés des tâches vivrières et de multiples travaux accaparants. Mais cette disponibilité s’inscrit dans la continuité de l’expropriation et du détachement : les individus sont surtout disponibles pour répondre aux attentes du système économique. En réalité, que font-ils de leur temps « libre » ? D’une part, dans bien des professions, ils sont toujours disponibles, en emportant du travail à la maison, en étant toujours joignables, en ayant une messagerie qui fonctionne sans horaires, etc. Comme le formule Han, ils s’auto-exploitent en fait. D’autre part, quand ils veulent vraiment faire autre chose que travailler, leurs loisirs ne sont autres que ceux qui sont vendus par la société de consommation. Henri Ford avait « tout compris » quand il avait décidé d’augmenter les salaires de ses ouvriers pour qu’ils puissent acheter les automobiles qu’ils produisaient… Bref, d’une manière ou d’un autre, les individus sont disponibles, c’est-à-dire en fait à disposition du marché, qui les fait travailler, communiquer, se distraire sans cesse et toujours à son profit. Cela les éloigne, à mon sens, de leurs besoins plus profonds, cela les rend dépendants, cela finit de les rendre étrangers à eux-mêmes.

 

LPE : On entend bien votre critique de la société de consommation. Comment comprendre l’invention d’internet, et au-delà, de toutes les « commodités » du numérique ? Ne « bénéficient »-t-elles pas aux individus ?

RH : Votre remarque me mène à la dernière étape que je décris et que je critique, celle que je nomme « virtualisation avancée ». L’engouement pour le numérique est extraordinaire, au point qu’on se demande comment on a pu vivre sans toutes ses commodités et ses opportunités, il y a encore une trentaine d’années. Vous évoquez la liberté. Pour moi, on doit s’interroger non pas de façon « paranoïaque » en se disant que tout le monde est « manipulé », mais de façon critique en remarquant qu’il est quand même fort que la plupart des individus fassent exactement ce que le marché attend d’eux. Autrement dit, les individus ont fini par associer liberté et consommation, ce qui signe le triomphe du capitalisme. Le numérique est le chef d’œuvre ultime de cette économie. Tout le monde est prêt à payer (seuls quelques irréductibles n’ont pas de smartphone, notamment), cela génère les plus grandes fortunes actuelles (pour les GAFAM). Mais il y a plus, cela « empêche » les individus, dans le prolongement de l’expropriation, du détachement et de la disponibilité. Accaparés par les activités numériques, leurs vies (les adolescents y passent en moyenne près de 7 heures par jour) sont à la fois tournées vers la consommation et virtualisées. Qu’est-ce à dire ? Pendant que les individus sont libres de « surfer », de communiquer et de jouer, ils ne font pas autre chose : accaparés, comblés, « jouissant » de cette corne d’abondance, ils sont empêchés de considérer le réel de leur situation et de se révolter (avec le bénéfice politique que cela représente pour les pouvoirs en place), ils sont empêchés de sentir encore au-delà la situation du monde (les injustices et les destructions produites par le système économique qui les distraient si bien), ils sont empêchés de chercher en eux-mêmes les ressources dont ils ont besoin : les écrans tiennent dorénavant lieu d’horizon et même d’intériorité (on n’imagine plus, on fait circuler des images).

 

LPE : A partir de là, quelles articulations réalisez-vous avec l’éducation, votre objet de réflexion depuis des années ?

RH : Oui, vous voulez sans doute suggérer qu’on ne peut pas défendre la nécessité de l’éducation, donc l’avenir de nos enfants et être radicalement pessimiste… Je dois donc dire un mot de ma démarche intellectuelle. Pour moi, il est absolument nécessaire d’aller au plus profond de l’analyse de nos problèmes, sans quoi on ne comprend pas ce qui nous arrive (parce qu’on est complètement pris dedans, au point qu’on n’arrive plus à imaginer un autre fonctionnement possible) et on ne peut pas agir de façon pertinente. Oui, notre aliénation est profonde, mais non, elle n’est pas irrévocable. Et ce n’est pas parce que nous faisons fausse route qu’il faut faire demi-tour… La destruction de la Terre, de la vie, la souffrance et les injustices qui procèdent de notre système économique se passent de commentaires : tout cela démontre le caractère non-viable de cette économie de la surexploitation, de la surproduction, de la surconsommation et des rejets massifs de multiples substances et objets. Mais il est clair que renoncer brutalement à notre confort, à supposer que cela soit politiquement soutenable, reviendrait à une perte majeure de la liberté. Pour prendre un exemple emblématique : qui voudrait faire aujourd’hui, en maintenant nos exigences d’hygiène, faire la lessive à la main, sachant le temps que ça prend, l’énergie que cela demande ? (sans oublier que ce sont surtout les femmes qui ont été sacrifiées en l’affaire)

 

LPE : Pas de retour en arrière, donc, mais pas de fuite en avant non plus, si on vous comprend bien. Mais alors quelle issue ? Faut-il « s’arrêter » sur le bord du chemin ? Cela me fait penser à une chanson d’Alain Souchon, qui disait : « J’appuie sur la gâchette accélérateur/Y’a que des ennemis dans mon rétroviseur/Au-dessus de cent quatre-vingts je perds la mémoire/Alors pourquoi pas s’asseoir/Tu verras bien qu’un beau matin fatigué/J’irai m’asseoir sur le trottoir d’à côté/Tu verras bien qu’il n’y aura pas que moi/Assis par terre comme ça ».

RH : Oui ! Je connais cette chanson, ça remonte à mon adolescence, j’aimais beaucoup Souchon… de quoi être un peu… nostalgique ! Mais je suis résolument tourné vers l’avenir et je crois dans le pouvoir de l’éducation. Ça ne semble pas répondre à l’urgence immédiate, apparemment, mais l’éducation n’engage pas que les enfants, elle engage dès à présent tous les adultes qui s’en sentent responsables à un titre ou à un autre, qui se préoccupent de l’avenir. Vivre dès à présent pour les enfants c’est aussi vivre pour l’avenir et c’est donc s’engager.

 

LPE : Est-ce ce que vous écrivez dans votre ouvrage ?

RH : Dans L’humanité contre l’Anthropocène, et plus précisément dans la deuxième partie, j’aborde le problème des effondrements (le sous-titre de l’ouvrage est « Résister aux effondrements »). Pour revenir aux effondrements, je propose de considérer que l’économie capitaliste nous a coupé de nos ressources (elle nous appauvrit) pour nous vendre des compensations (en nous faisant croire qu’elle nous « enrichit »). Les effondrements qui sont en train de se produire, ils ont déjà eu lieux depuis longtemps, parce que nous avons perdu nos forces spirituelles et psychiques.

 

LPE : Quelles sont les articulations entre ce que vous dites et la réalité bien matérielle de l’Anthropocène et de l’économie ?

RH : La spiritualité que j’évoque n’est pas ésotérique : elle est ce qui nous relie au monde (alors que l’animal n’est pas en mesure de considérer le monde, il est seulement attentif à son milieu). Ce lien au monde est cassé et nous vivons dans nos villes, dans nos immeubles, entourés d’objets industriels, devant nos écrans, séparés de ce monde qui meurt dans l’indifférence. Pour trouver la résolution de lutter, encore faut-il être sensible à ce monde et donc se relier à lui. C’est une priorité éducative, qui doit embarquer avec elle les adultes : cultiver ce lien au monde, ce qui suppose, dans la situation où nous sommes, saturés d’activités et d’objets, d’« appauvrir » un peu notre environnement immédiat (moins de bruit, moins d’images, moins d’objets, moins d’activités organisées, etc.) et dans un certain « vide » redécouvrir que le monde se rend présent de mille et une manières et nous enrichit gratuitement, nous permettant ainsi de nous autonomiser par rapport à un univers de consommation permanente.

 

LPE : N’est-ce pas déjà un effort « psychique » pour reprendre votre propre terme ?

RH : Les deux choses se rejoignent, mais méritent d’être distinguées. La spiritualité qui nous relie au monde nous permet de sortir d’un circuit « marchand », mais il faut aussi pouvoir se relier à soi. En effet, chacun de nous, tout individu conscient, est hanté par ce que Winnicott appelait la « crainte de l’effondrement » : l’angoisse du vide est pire encore que celle de la mort, un peu comme si on s’imaginait errant seul et lucide dans le cosmos pour l’éternité… Il est donc nécessaire de pouvoir se relier à ses propres forces, de découvrir une force de vie en soi, qui n’est certes pas « pleine », jamais complètement « satisfaite », mais qui est une énergie qui s’oppose à la dépression qui menace et qui nous conduit à nous distraire sans cesse. C’est l’expérience de la solitude qui est alors salvatrice, dès l’enfance, pour se relier à son propre désir d’être, qui nous maintient au-dessus de l’abime, développer sa créativité, qui peut même être telle qu’on s’épanouit plus à produire/créer qu’à consommer. Encore une fois, il s’agit de s’autonomiser.

 

LPE : Pas de lutte politique en vue dans tout ça… ?

RH : Chaque chose en son temps : ce ne sont pas aux enfants de tenir les barricades, même en souvenir de Gavroche ! Mais c’est bien dès l’enfance, par une éducation qui est en même temps un aménagement des conditions de l’enfance, où il ne s’agit pas que l’enfant soit sans cesse distrait, que les forces se forment, au contact du monde, en sondant sa propre intériorité et en apprenant à aimer suffisamment ce monde-ci, aimer tout ce qui vit et mérite de vivre pour avoir enfin le courage de la mobilisation politique nécessaire. La bataille qui s’annonce réclame non pas seulement des citoyens informés, mais des combattants forts et amoureux de la vie et du monde, suffisamment amoureux pour ne pas verser dans la destruction.




Comment est née l’économie destructrice de la Terre ? 

Entretien avec Sylvain Piron, directeur d’études à l’EHESS (Paris).

 

 

 

 

 

LPE – Sylvain Piron pourriez-vous vous présenter à nos lectrices et lecteurs ? Quelle a été votre formation, à quelle institution êtes-vous rattaché, quels sont vos intérêts et vos axes de recherche ? Vos intérêts semblent plus larges que vos axes de recherche stricto sensu. Vous utilisez vos compétences de médiéviste pour éclairer l’époque contemporaine, tout particulièrement la place qui y occupe l’économie.

Sylvain Piron – Le plus simple est de partir d’un traumatisme initial, celui d’avoir été plongé à Sciences-Po au milieu des années 80. Je suis arrivé en baskets dans un établissement guindé, hyper-bourgeois. J’ai alors pris en pleine figure la vague néolibérale, le revirement du parti socialiste qui faisait l’éloge du marché et de la finance triomphante. Cette idéologie économique me semblait reposer sur des présupposés moraux insupportables. Je me suis remis de ce choc en faisant une licence d’histoire à la Sorbonne où j’ai découvert l’histoire médiévale. Le choix de me fixer sur cette époque relève d’une pure intuition : il me semblait impossible de comprendre ce qui se joue au 18e siècle sans remonter aux siècles précédents ; de fil en aiguille, quand on arrive au 12e siècle, on se dit qu’il y a là vraiment quelque chose qui commence, qui mérite qu’on s’y arrête pour comprendre le devenir occidental. Je suis ensuite passé à l’École des hautes études, en 1990, pour suivre les séminaires de Jacques Le Goff, d’Alain Boureau, mais aussi de Marcel Gauchet dont la lecture du Désenchantement du monde quelques années plus tôt, m’avait montré une voie pour penser des problématiques de très longue durée. Le Goff et Gauchet ont été les piliers de ma formation intellectuelle, avec les Pères dominicains qui m’ont guidé dans l’étude de la théologie médiévale. Au fond, je suis reste fidèle à tous ces maîtres, ainsi qu’à mon intuition initiale. Mais pour mener une critique du néolibéralisme à partir du Moyen-Âge, il a fallu devenir médiéviste : apprendre la paléographie, le latin médiéval comme la théologie et la philosophie scolastique.

 

LPE – Ce parcours vous a conduit à devenir directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Le gros de votre travail a été justement ce travail d’archéologie et de généalogie de l’idéologie économique, de l’importance qu’on accorde à la dimension économique des activités humaines dans les sociétés contemporaines. Vous retracez le chemin spirituel, théologique, philosophique qui conduit à dégager les activités économiques comme des activités séparées, exigeant même une morale ad hoc, dérogeant à la morale chrétienne. Et ce tout particulièrement avec vos travaux sur Pierre de Jean Olivi.

Sylvain Piron – J’ai consacré ma thèse à Olivi, un Franciscain de Languedoc actif dans la deuxième moitié du 13e siècle, totalement oublié car censuré de son vivant et condamné après sa mort. C’est la figure majeure du courant le plus radical parmi les disciples de François d’Assise, qui conteste la richesse de l’Église ou le pouvoir du pape, ceux qu’on a appelé par la suite les fraticelles. Je me suis intéressé à l’ensemble de son œuvre. Olivi est un philosophe et théologien majeur, de la carrure de Thomas d’Aquin, qui lui répond d’ailleurs sur tous les plans. Il y avait un long travail d’exhumation des manuscrits et des textes à accomplir, qui m’occupe depuis plus de 25 ans. J’espère pouvoir bientôt proposer une vision d’ensemble de sa biographie intellectuelle, mais je me suis d’abord concentré sur son Traité concernant les questions économiques. Ce court traité est saisissant car, quand on le lit, on a l’impression d’être confronté à une pensée moderne, si ce n’est qu’il aborde les questions morales d’une façon beaucoup plus nourrie que les économistes contemporains, en tous cas néoclassiques.

 

LPE – Ce n’est pas trop difficile.

Sylvain Piron – Certes ! J’ai publié une édition critique de ce Traité des contrats aux Belles-Lettres en 2012.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LPE – Par la suite, vous avez publié deux livres importants chez Zones sensibles à Bruxelles : L’Occupation du monde en 2018, et Généalogie de la morale économique en 2020. Ce premier livre a un format original : avant la seconde partie sur la pensée médiévale, un parcours au travers de la pensée contemporaine est proposé qui aborde les œuvres de Gauchet et de Bateson notamment. Ce premier livre est comme une introduction au second. Pouvez-vous nous en parler ?

Sylvain Piron – C’est effectivement un livre en deux parties, dont la première est une sorte de préambule et de préparation à la seconde. Le projet visait à rassembler ce que j’avais à dire sur une histoire de longue durée de l’idéologie économique. L’introduction a tellement gonflé qu’elle est devenue un livre à part entière, et le second volume est loin d’épuiser toutes les questions. Il me reste quelques chapitres à écrire. L’une des causes de ce dérapage tient à la parution début 2017 du livre de Marcel Gauchet, Le Nouveau monde, qui est comme l’aboutissement de son travail. Il propose une analyse passionnante et très riche du moment néolibéral, mais qui est presque aveugle à la question écologique. Il m’est ainsi apparu que le moment était venu d’énoncer mes propres perspectives et de marquer une divergence, en dépit de l’affection et admiration que j’ai pour lui. L’autre élément déclencheur a été l’élection de Macron. Je l’ai vécue comme une sorte de flash-back, j’entendais des paroles qui me semblaient sorties de la bouche de Raymond Barre, figure décisive pour le néolibéralisme français.

 

LPEToutefois la décision d’interdire à l’État français d’emprunter directement à la Banque centrale, sans passer par des banques privées, c’est à la fin du mandat de Georges Pompidou. Rappelons aux lecteurs que le néolibéralisme commence à transformer les marchés financiers dès les années 70 aux USA, et s’impose politiquement plus tard avec les élections de Margaret Thatcher et Ronald Reagan, alors que sa généalogie intellectuelle, avec notamment Hayek, remonte aux années 30.

Sylvain Piron – Absolument. Il faut de surcroît noter que les nouveaux instruments financiers des années 1970 ont pour fonction de diluer et d’effacer la réalité des risques. Le gonflement de la sphère financière est une forme de déni des limites planétaires que le rapport Meadows venait d’exposer. S’affirme alors un discours déréalisant qui prétend que le marché et la technologie permettront toujours de repousser les limites posées par la Terre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LPE – C’est un point très important. Rappelons que le rapport Meadows est le fameux rapport remis au Club de Rome par les époux Meadows, notamment, en 1972. Il met en lumière l’impossibilité d’une poursuite indéfinie de la croissance. Il a soulevé un écho gigantesque à l’époque et une personnalité politique et européenne comme Sico Mansholt a alors rédigé un plan de décroissance pour l’Europe. Certaines élites de l’époque étaient très ouvertes. Et ce sont les économistes qui en ont été les critiques les plus virulents, notamment Nordhaus, qui reprochait au rapport de ne pas tenir compte des flux monétaires, sic ….

Sylvain Piron – Antonin Pottier a justement abordé ce point dans son livre Comment les économistes réchauffent le climat (Le Seuil, 2016). Et nous conduisons ensemble un séminaire où nous mettons en lumière cette déréalisation opérée par l’idéologie économique. Ce n’est pas par hasard qu’elle empêche de penser le changement climatique ou l’effondrement de la biodiversité, c’est sa fonction même. Il faut malheureusement attendre une crise comme celle dans laquelle nous entrons pour que le voile se déchire.

Ma question en 2017 était la suivante : comment se fait-il qu’après cinquante ans d’études sur la situation du vivant sur cette planète, et du climat, les gouvernants et les sociétés soient toujours incapables d’en tirer les conséquences ? Et l’autre question, au long cours : d’où vient la disposition de l’Occident à détruire son environnement ? L’expression d’une « occupation du monde » peut se comprendre comme l’envers du « désenchantement du monde ». Quel est le processus d’occupation de l’espace, de colonisation, mais aussi d’occupation du temps, qui a conduit à expulser toute présence, et même toute ouverture au divin sur Terre ? Cette expansion présuppose un mode de pensée qui valorise l’occupation des terres par le travail, mais aussi des institutions et toute une dynamique sociale d’appropriation et de transformation du monde. J’ai essayé de mettre en évidence l’origine et le déploiement de cette dynamique qui court tout au long du second millénaire de l’ère chrétienne.

 

LPE – Au sujet de cette orientation occidentale et de ses conséquences destructrices, il est difficile d’éviter Lynn White, cet historien des sciences et techniques médiévales qui dans un article célèbre publié en 1967 situait au Moyen Âge les « racines historiques de notre crise écologique ».

Sylvain Piron – En effet, pour une bonne part, mon travail consiste à enrichir et à étayer l’hypothèse de Lynn White, qui me semble juste sur le fond, mais insuffisamment argumentée. Je lui ai consacré un chapitre. Un autre auteur qui m’a retenu est Gregory Bateson, penseur extrêmement stimulant. Anglais d’origine, fils d’un des fondateurs de la génétique, il s’intéresse autant aux sciences naturelles qu’à la vie humaine, sociale et psychologique et qui cherche à modéliser toutes les formes de vie. C’est à la fois un des pionniers de la cybernétique et de la psychologie comportementale systémique. À la fin de sa vie il rassemble divers articles sous le titre Vers une écologie de l’esprit. À mes yeux, cette écologie de l’esprit détient une solution à notre crise environnementale ; elle correspond à peu de choses près à ce que vous appelez avec Sophie Swaton le « pensable » dans Primauté du vivant.

 

LPE – Vous essayez aussi de comprendre ce qui s’est passé durant ce demi-siècle perdu à l’aide de trois figures très différentes.

Sylvain Piron – Je leur accorde d’ailleurs des statuts très différents. La première, c’est Marcel Gauchet avec sa réflexion sur le processus impulsé par la sortie de la religion en Occident. La seconde, Michel Houellebecq, est pris comme symptôme de l’avachissement moral et humain produit par le néolibéralisme ; c’est une serpillère, une loque qui en absorbe toutes les bassesses. L’autre révélateur, passionnant, est Ivan Illich. Lui, au contraire, c’est l’homme debout et qui comprend très tôt ce qui se passe. La mise en série de ces trois points de vue permet d’illustrer la puissance d’un mouvement historique auquel il est si facile de se plier et bien difficile de résister.

 

LPE – Revenons à Pierre de Jean Olivi. Vous montrez qu’en tant que confesseur il comprend que les commerçants en raison de leurs activités exigent des catégories et des normes spécifiques, une morale ad hoc, dérogatoire à la morale chrétienne générale, et pour les comprendre, et pour les confesser.

Sylvain Piron – Oui, c’est cela. Olivi enseigne dans les couvents franciscains de villes commerçantes comme Montpellier ou Narbonne. Il a notamment pour fonction de former les frères chargés de confesser les marchands. Le Concile de Latran IV impose en 1215 la confession auriculaire annuelle obligatoire à tous les chrétiens, dans le but de renforcer le contrôle moral qu’exerce l’Église sur la société par un autocontrôle des consciences. Cette exigence impose dans rentrer dans le détail des comportements quotidiens, de fixer les règles de la moralité marchande. Pour répondre aux demandes des confesseurs, Olivi reprend des éléments qui viennent du droit romain, mais qui ont été transformés par les canonistes de l’Université de Bologne depuis la fin du 12e siècle. Ce sont en effet les canonistes et les théologiens qui ont reformulé les principes du droit romain, en fonction d’exigences morales chrétiennes. Mon ami Wim Decock a bien étudié ce travail de reformulation du droit par la théologie qui se prolonge à l’époque moderne (Le Marché du mérite, Zones sensibles, 2019). Dans ce cadre, le contrat est compris comme accord noué entre deux individus dotés d’une volonté libre, aux antipodes du formalisme du droit romain.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LPE – C’est fondamental, l’insistance sur l’individu et son libre-arbitre, c’est l’acte de naissance de la modernité.

Sylvain Piron – Outre la question du droit, il faut aussi compter avec l’apparition d’une philosophie morale qui met à profit la traduction latine de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote. À partir de Thomas d’Aquin, les théologiens pensent la morale dans des termes qui ne sont pas immédiatement indexés sur des obligations religieuses. Autre élément crucial dans l’horizon mental d’Olivi, c’est bien sûr la proposition religieuse de François d’Assise. Le projet d’une imitation du Christ dans la pauvreté volontaire exacerbe encore plus la question de la volonté et du libre-arbitre. Pour abandonner tous ses biens, il faut ne plus avoir plus aucune relation juridique avec les choses, ce qui impose de considérer que toute possession est elle-même volontaire.

Dans le traité des contrats de Pierre de Jean Olivi, se nouent ainsi des dimensions juridiques, aristotéliciennes et la spiritualité franciscaine. Il y a bien des individus qui contractent en raison de leurs intérêts, les marchands, et ils le font tous les jours. Mais ceci n’est possible que sur un fond d’obligations plus vastes. La morale spécifique des marchands doit tenir compte d’autres éléments que l’économie va oublier par la suite. Les personnes qui contractent ont tout d’abord un sens de la justice : ils cherchent leur profit, mais dans certaines limites, puisqu’ils ne veulent pas commettre d’injustice. Ils ont également un sens de la compassion et n’abusent pas de la faiblesse d’autrui. Ils ont enfin le sens du bien commun et veulent que leurs engagements soient bénéfiques à la communauté à laquelle ils appartiennent. Ces trois éléments, qu’on peut comprendre comme les conditions morales de la liberté contractuelle, ont été gommés dans la pensée économique classique.

 

LPE – Pour reprendre un langage à la Polanyi, s’il est une morale spécifique, destinée aux marchands, il n’en reste pas moins qu’elle demeure enchâssée dans la morale générale de tout chrétien.

Sylvain Piron – Exactement. On voit là tout l’intérêt de se situer au point de départ d’une tradition intellectuelle. Observant la constitution d’une sphère nouvelle, Olivi peut énoncer clairement les conditions d’émergence de cette pensée de l’individu séparé, détenteur d’une volonté propre, très distincte du monde des solidarités et obligations féodales. Le traité en question est donc ambivalent : d’un côté, il constitue indéniablement le point de départ de la pensée économique moderne, mais de l’autre, il permet aussi de penser les conditions de possibilité humaines, sociales, morales et politiques de l’économie comme activité autonome. C’est en réfléchissant à de telles conditions de possibilité qu’il serait aujourd’hui possible de réenchâsser socialement et moralement l’économie, mais aussi écologiquement. Pour cela, il faudrait ramener l’économie à la place modeste qu’elle doit occuper parmi les sciences sociales, en perdant ses allures de discipline normative et abstraite qu’elle est devenue pour l’essentiel.

 

LPE – Revenons à Polanyi. Il avait compris les conditions du désenchâssement de l’économie, mais ne connaissait pas celles au réenchassement. Il ignorait tous ces prérequis médiévaux.

Sylvain Piron – Oui et non. Certes ils ne connaît pas les conditions théologiques du détachement de l’économie, mais il en appelle néanmoins à une réintégration de l’économie à l’intérieur de la société, et donc de ses règles morales et politiques. Au-delà de Polanyi, le grand historien de la société anglaise des 18e et 19e siècles, E.P. Thomson, parle d’une « économie morale ». Il décrit ainsi comment des communautés se fixent leurs propres règles de comportement, d’obligations et de devoirs réciproques, ce qui recoupe très exactement ce que disait Olivi des communautés marchandes de son époque. Et c’est précisément ce qui explose au 18e siècle.

 

LPE – Abordons maintenant le deuxième livre, Généalogie de la morale économique, et certaines notions : la question du travail, celle du jardin, celle du Paradis, celle du risque, celle du capital et celle de la valeur. Commençons par le travail.

Sylvain Piron – Le travail, c’est le gros morceau et je n’ai évidemment pas tout dit à ce sujet. C’est le cœur de ce processus d’occupation et de transformation du monde. Je me suis notamment intéressé à un verset de la Genèse un peu oublié, qui évoque un travail dès le jardin d’Éden : Gn 2, 15 « Le Seigneur prit l’homme qu’il avait créé et le plaça dans le jardin pour le cultiver et pour le garder. » En hébreu, les deux verbes sont ceux que l’on emploie pour désigner la culture de la terre et la garde des animaux. Linguistiquement, il n’y a aucun doute sur le fait qu’il s’agisse des activités agricoles et pastorales. Je me suis alors demandé à quel moment, dans l’histoire juive et chrétienne, ce verset a été compris au sens littéral : Adam ne travaillerait pas seulement en raison de son expulsion du Paradis, mais selon une obligation qui lui été faite dès l’Éden ?

 

LPE – Soulignons bien cet aspect, le travail précéderait la chute et le péché originel. 

Sylvain Piron – Dans les traditions juives les plus anciennes, chez les premiers exégètes chrétiens comme Origène, ou encore dans la Kabbale, le récit du paradis est compris comme une allégorie de la création de l’être humain et de la descente des âmes dans le monde. Pour Philon d’Alexandrie (1er siècle), le travail agricole est une image de la cultivation des vertus. Le premier qui ait essayé de comprendre ce passage à la lettre est saint Augustin, dans un commentaire de la Genèse qu’il entendait justement mener « au sens littéral ». Il imagine Adam se livrant à des activités plaisantes dans le jardin, sans aucun effort pénible, mais il affirme ensuite que telle n’est pas la meilleure explication. Il s’agirait surtout d’être vertueux et obéissant pour préserver l’état initial dans lequel a été placé le premier humain.

À la suite d’Augustin, une ambiguïté perdure durant tout le Moyen Âge. Un des premiers auteurs qui tranche pour un travail au sens littéral est précisément Pierre de Jean Olivi, à la fin du 13e siècle, mais la question reste en débat. Le renversement définitif a lieu dans les années 1370-1380 : différents auteurs affirment clairement l’existence du travail, au sens littéral, en Paradis, notamment Henri de Langenstein, premier grand théologien de l’Université de Vienne. On est après la Grande Peste Noire, alors que le manque de bras en Europe a transformé le rapport au travail. Dès lors il n’y a plus de doute, les humains sont là pour travailler.

Luther accepte cette solution qui est pour lui fondamentale. Si le salut ne procède pas des œuvres mais de la foi seule, comment justifier que les êtres humains doivent accomplir des actions vertueuses ? Par Genèse 2,15 ! À l’image d’Adam qui, pour rester dans la justice où il a été créé, on doit cultiver le jardin et ne pas céder à l’oisiveté ; les fidèles doivent travailler pour plaire à Dieu. C’est pour Luther une donnée anthropologique : dès l’Éden, Dieu a voulu que les humains travaillent. Cette insistance est tout aussi nette chez Calvin et d’autres pionniers du protestantisme. C’est une conviction viscérale, nous sommes nés pour travailler. On l’exprime souvent en reprenant une phrase de l’apôtre Paul qui n’a pourtant pas ce sens : « celui qui ne travaille pas, ne mange pas ». Margaret Thatcher, fille d’un pasteur, du haut d’une culture théologique sommaire et enfantine, n’hésitait pas à faire la leçon à des théologiens en justifiant par ces arguments sa politique de destruction de l’État-providence. L’idée a aussi perfusé dans les milieux catholiques. L’Opus Dei veut par exemple sanctifier le travail sur Terre des humains. N’oublions pas le marxisme non plus. Dans la 1ère Constitution de l’Union soviétique figure la phrase citée de saint Paul. Telle est l’une des racines profondes de la compulsion occidentale à travailler, à transformer le monde.

 

LPE – Marx est un Occidental et un moderne. Je ne suis guère convaincu par les actuelles relectures écologiques de l’œuvre de Marx avec notamment le fameux passage sur la rupture métabolique, textuellement un peu mince au regard de l’œuvre du philosophe. Votre enquête sur ce verset de la Genèse se poursuit avec une proposition étonnante.

Sylvain Piron – Je suis là très loin de mes bases, mais j’ai suffisamment creusé le dossier pour juger cette hypothèse solide. Si Adam est mis au travail dès sa création, c’est par dérivation d’un mythe mésopotamien dans lequel les humains sont créés pour prendre la relève des dieux inférieurs dans le travail de la terre. Cependant, la création de l’homme avant la femme dans le récit biblique n’a pas d’équivalent et semble indiquer un contexte d’affirmation patriarcale. Sans qu’il y ait de preuve absolue, il paraît raisonnable de situer la rédaction du récit de paradis à l’époque du roi Josias (7e siècle avant notre ère). Sous son règne, l’établissement du culte exclusif de Yahvé dans le seul Temple de Jérusalem s’accompagne de la destruction de tous les autres sanctuaires, notamment ceux de la déesse Ashérah, déesse de la fécondité qui était auparavant vénérée aux côtés de Yavhé, sous la forme d’arbres ou de poteaux sacrés. L’interdiction de manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal pourrait avoir un rapport avec l’expulsion de cette déesse sensuelle.

 

LPE – Hypothèse fascinante en effet. Mais revenons à la question de l’occupation du temps qui est au cœur de votre propos.

Sylvain Piron – Sur ce point, j’ai voulu apporter quelques nuances par rapport aux acquis de Max Weber. Je repars de la fameuse affirmation de Benjamin Franklin selon laquelle « le temps, c’est de l’argent ». Franklin est typique du protestantisme du 18e siècle, mais il introduit une rupture, par exemple, par rapport à son contemporain le prédicateur anglais John Wesley. Lui aussi énonce qu’il faut travailler autant que possible, gagner autant que possible, mais il ajoute que c’est afin de donner autant que possible par l’aumône. Weber était fasciné par la combinaison d’un acharnement au travail et d’une vie austère qui produisait une accumulation primitive de richesses. Il n’a pas vu que l’obligation de donner à ceux qui en ont besoin était la clé de voûte du dispositif. Le devoir de charité était un mécanisme fondamental de régulation morale des communautés chrétiennes, juives ou musulmanes. (Un livre à paraître à ce sujet chez Zones sensibles : Gary Anderson, Un trésor dans les cieux). C’est cela qui disparaît au cours du 18e siècle, au profit d’un nouveau modèle dont Franklin est le pionnier, celui de la philanthropie.

Pour comprendre la source de cette obsession pour le travail, il faut remonter aux Pères du désert du 4e siècle en Égypte. Ils prient sans cesse, mais tout en priant, ils travaillent de leurs mains, en tissant des nattes ou des paniers d’osier. Parfois, ils revendent ces menus objets pour se nourrir ou pour pouvoir pratiquer eux aussi l’aumône. Mais il s’agit bien souvent de travailler pour travailler, sans raison pratique, d’occuper son temps pour se prémunir contre le diable. On ne voit jamais Jésus travailler dans les évangiles, mais les vies des Pères du désert proposent un modèle presque aussi vénérable, qui a eu un retentissement puissant. La liste des « péchés capitaux » dérive de celle des démons qui assaillent le moine selon Évagre le Pontique. De la provient la lutte contre l’oisiveté, péché majeur pour la morale pratique du 13e siècle, qui se retrouve encore plus intensément dans le protestantisme.

 

LPE – Un autre chapitre important du livre porte sur l’histoire du concept de valeur.

Sylvain Piron – Ce concept cardinal de la pensée économique n’appartient pas au latin classique et n’a pas d’équivalent strict en grec ancien. C’est une création médiévale. Là encore les choses se jouent au 13e siècle. Albert le Grand, maître de Thomas d’Aquin, est le premier commentateur de l’Éthique à Nicomaque. Sur la question de la justice dans l’échange, il introduit dans sa lecture le mot de « valeur » qui n’est pas présent dans la traduction. Aristote emploie ailleurs le mot axia pour désigner la valeur supérieure, au sens moral. Mais quand il parle de l’échange entre deux biens que des producteurs échangent, passage que Marx commente abondamment, il n’est pas question de valeur des biens, mais de réaliser une égalité entre les personnes qui entrent dans l’échange. C’est la pensée scolastique qui introduit cette notion de valeur, Albert le Grand en premier lieu, parce qu’elle se déploie dans des cités marchandes où le commerce tient une place bien plus centrale que dans le monde grec classique.

 

LPE – Vous parlez d’erreur de traduction dans votre livre.

Sylvain Piron – Il s’agit plutôt d’un malentendu au sujet d’une subtilité du traducteur, Robert Grosseteste. L’essentiel est de remarquer qu’Albert le Grand ajoute au texte originel un mot qui n’y figure pas, pour comprendre le fameux carré destiné à égaliser les termes de l’échange, texte particulièrement opaque il est vrai. Il comprend cette situation comme la construction d’un échange entre biens de même valeur, orientant par là même toutes les lectures postérieures. La question de la justice dans l’échange devient celle de l’égalisation des valeurs des biens. Quarante ans plus tard, dans son traité, Olivi sera le premier à systématiser les déterminants de cette valeur. Les premiers critères qu’il énonce nous sont familiers : la rareté, l’utilité et les préférences individuelles, puis quelques pages plus loin, le coût du travail. Ce sont des termes qui reviendront constamment dans l’histoire de la pensée économique. Schumpeter aimait beaucoup cette présentation, qu’il a lue chez des auteurs postérieurs qui ont copié ce passage, car il voyait dans la mention des préférences individuelles un écho par anticipation des raisonnements tenus par les marginalistes de la fin du 19e siècle. Il n’est donc pas sans intérêt de bien étudier ce moment scolastique où beaucoup de choses apparaissent.

 

LPE – Venons-en à la question de la monnaie.

Sylvain Piron – Le thème général du chapitre consacré à la monnaie vise à montrer qu’il s’agit bien d’une institution politique, qui possédait aussi des dimensions magiques et sacrales dans les temps anciens. Le point central vise à faire apparaître une certaine construction politique de la monnaie qui remonte là encore aux 13e et 14e siècles. Le tournant en France est le règne de Philippe Le Bel, autour de 1300, premier roi qui énonce une volonté de contrôler l’ensemble des monnaies qui circulent dans son royaume. Nicole Oresme, au milieu du 14e siècle, offre un témoignage précieux de ce processus. S’il conteste l’arbitraire monarchique, c’est pour faire de la définition des monnaies une prérogative revenant à la communauté politique du royaume. La formation d’entités politiques territorialement limitées et souveraines est l’une des lignes de forces de l’histoire de l’Occident au cours du second millénaire de l’ère chrétienne, par opposition au pouvoir en extension des empires. La monnaie en a été l’une des institutions fondamentales.

 

LPE – Et le risque ?

Sylvain Piron – Le risque est encore un mot médiéval, qui apparaît dans le cadre du commerce maritime méditerranéen, dans les actes notariés génois. Il sert à penser l’éventualité d’une perte ou d’un profit. Le mot vient de l’arabe et a été emprunté par des marchands pisans actifs au Maghreb, pour revêtir un sens juridique très précis. Le mot arabe latinisé sous la forme « resecum » devient très courant dans les contrats marchands dès le 12e siècle. Il joue un rôle crucial, car les contrats marchands sont légitimes s’il y a justement un risque de pertes. En revanche, quand le gain est certain, alors c’est un mauvais gain qui sera assimilé à l’usure. Pour revenir à ce que l’on disait plus tôt, il est utile de rappeler cette définition, car le risque comme possibilité de perte a été effacé par les outils de la finance contemporaine.

 

LPE – Revenons à Gn 2, 15 et l’occupation par le travail dès l’Éden. Ce culte du travail peut être mis en relation avec ce qui détruit l’habitabilité de la Terre, à savoir la masse d’objets qu’on produit, le nombre et l’étendue d’infrastructures qu’on aménage. Il est difficile de ne pas faire le lien.

Sylvain Piron Effectivement. C’est une impulsion qui a une source religieuse, mais qui en même temps a fini par expulser le divin de la Terre pour donner naissance aux idéologies économiques et matérialistes. Il ne faut pas confondre cette poussée avec un fait anthropologique plus général. L’être humain a des mains pour en faire quelque chose : il est homo faber. Dans toutes les civilisations humaines, on retrouve cette dimension du faire. Le problème qui a été introduit par une certaine compréhension du christianisme tient à l’obligation morale de passer sa vie à faire quelque chose, ce qui est très différent. C’est ce qu’énonce peu à peu la théologie qui affirme la vocation de l’être humain au travail. Le tournant, on l’a vu, doit être placé à la fin du 14e siècle. Encore une fois, c’est l’obligation morale que je pointe, pas le fait même d’une activité manuelle. D’ailleurs, avec les nouvelles conditions qui s’annoncent, nous allons probablement devoir travailler davantage de nos mains à l’avenir.

 

LPE – On peut faire le lien avec ce que racontait Pierre Clastres. Quand les colons ont apporté aux amérindiens locaux des outils métalliques plus performants que des outils en pierre, les indigènes pensaient pouvoir travailler moins longtemps, ce qui n’avait aucun sens pour les colons. Par ailleurs, il est un paradoxe, car le culte du travail a fini par déboucher sur la mécanisation et l’automatisation de nombre de tâches. Et on débouche sur que Pierre-Noël Giraud appelle l’« homme inutile », enfermé dans une trappe de pauvreté, et plus même capable de produire sa propre subsistance, n’amenant plus rien à la collectivité.

Sylvain Piron Oui, ce qui est posé comme une obligation devient de moins en moins réalisable. Il y a un siècle, Keynes imaginait qu’on allait résoudre le problème économique de la subsistance et que nous serions appelés à travailler au maximum 4 heures par jour. Bertrand Russell disait la même chose, c’est ce que l’on pouvait raisonnablement penser dans les années 1920. On pourra, pensaient-ils, se consacrer à la musique, à la peinture, à l’amitié, aux choses vraiment importantes. Le niveau de richesses auxquels ils pensaient a été atteint dès les années 1950… mais leur vision supposait que les biens et les tâches soient équitablement partagés. Ce n’est évidemment pas le système qui a été mis en place ! Ils avaient aussi négligé cette obligation quasi-religieuse du travail.

Pour citer un autre auteur important que je n’ai pas encore mentionné, ma démarche généalogique est aussi guidée par Castoriadis. Dans un article important sur l’idéologie du « développement », il en appelait à détruire les mythes qui obscurcissent la pensée et nous empêchent de construire une société plus humaine. C’est exactement le travail que je cherche à faire.

 

LPE – Pour finir, comment entendez-vous orienter votre travail à l’avenir ?

Sylvain Piron Ce que nous devons souhaiter pour l’avenir est de nous libérer de cette mythologie, de l’emprise qu’elle exerce sur nos existences. Pour sortir de cette machine capitaliste devenue folle, il faudra produire un nouvel imaginaire, au sens de Castoriadis. Mais si l’on veut surmonter l’idéologie économique, il faudra commencer par abandonner le préjugé d’un primat de l’économie, ce qui impose de sortir du référentiel marxiste. Sans nier pour autant le génie de Marx, ce n’est pas avec ses outils qu’on peut s’extraire du désastre dans lequel nous nous enfonçons.

Il importe à mes yeux d’admettre que la réalité est sans doute bien plus large que ce que nous pouvons en percevoir, que nous sommes pris dans des relations avec des forces et des processus que nous ne comprenons guère. Les écosystèmes nous échappent, ils peuvent se montrer plus résilients que ce que l’on pouvait imaginer et des actions réparatrices peuvent engendrer des dégâts nullement anticipés. Au-delà du vivant, de la Terre, il y a aussi la dimension de l’invisible. Nous sommes victimes de ce préjugé selon lequel le monde tangible serait la seule réalité, alors que toutes les autres civilisations ont constamment considéré que les humains partageaient le monde avec d’autres êtres invisibles. Vu les résultats désastreux auxquels ont conduit nos certitudes, un peu d’humilité sur ce point ne serait pas mal venue.

C’est pour explorer ces pistes que j’ai contribué à créer l’an dernier la maison d’édition « Vues de l’esprit », en lien avec Zones Sensibles. Dans ce cadre, je me suis intéressé à l’une des saintes les plus étonnantes du Moyen Age, Christine l’Admirable, dont les prodiges stupéfiants obligent à soulever quelques questions comparatistes intéressantes. Nous cherchons plus généralement à construire un programme de recherches au sujet des pratiques, des perceptions et des relations avec l’invisible. Il s’agit au fond de renouer avec des préoccupations qui étaient très vivantes autour de 1900. Lorsque Jaurès parle de solidarité, il ne pense pas seulement à des questions sociales. Celles-ci étaient à ses yeux inséparables d’une solidarité planétaire et même cosmique. L’horizon que j’ai en tête, à l’émergence duquel je voudrais contribuer, est celui d’un socialisme écologique qui ferait droit à l’éventualité d’un invisible. Nous ne pouvons avoir aucune certitude, mais une simple ouverture d’esprit à cet égard pourrait apporter un peu plus de légèreté et d’humilité à notre présence sur Terre et dans le cosmos. Voilà ce qui est derrière le texte – « Éloge des anomalies » – publié précédemment dans ces colonnes.

J’ai également en projet un livre destiné à montrer que la première révolution scientifique occidentale s’est déroulée au 13e siècle et a très largement déterminé les conditions de ce que l’on considère habituellement comme la révolution scientifique du 17e siècle. C’est le moment où la théologie pratiquée à l’Université de Paris s’est conçue comme une science ayant Dieu pour objet. Le premier objet observé scientifiquement a donc été la divinité que la raison humaine s’est alors jugée capable d’appréhender. La définition de cette science divine a produit corrélativement celle de sciences portant sur le monde créé, qui se séparent selon qu’entrent en jeu des causalités naturelles ou surnaturelles. De la sorte, on comprend que la « nature » qu’observe la science moderne a d’abord été modelée par la théologie. La prétention à saisir rationnellement le divin est le geste qui fonde la certitude scientifique moderne. On touche ici aux conditions de possibilité de notre raison occidentale, cette force de mise à distance et de déréalisation tous azimuts. C’est pourquoi il me semble nécessaire d’introduire une certaine dose d’incertitude et de prudence dans notre rapport au monde. La seule définition du caractère scientifique de l’histoire que j’admette, c’est un effort incessant pour remettre en cause les préjugés les plus communément partagés de nos jours. La tâche est infinie, mais ô combien nécessaire.




Dernières Limites : un podcast sur les limites planétaires pour les 50 ans du rapport « Meadows »

Il y a 50 ans paraissait un rapport scientifique qui fit l’effet d’une bombe. Le rapport « Les limites à la croissance », publié en mars 1972 par des chercheurs MIT, évaluait pour la première fois l’impact de l’activité humaine sur notre planète. Sa conclusion était sans appel : continuer la croissance, qui va de paire avec une consommation toujours plus grande des ressources naturelles, aboutirait inévitablement à un “crash” au cours du XXIème siècle. Autrement dit, une diminution brutale des ressources disponibles s’accompagnant d’un effondrement de la population humaine.

Avec la crise du climat et de la biodiversité, la question d’une croissance économique illimitée dans un monde aux ressources finies émerge à nouveau dans l’actualité. En découvrant ce rapport, j’ai voulu savoir où nous en étions 50 ans après sa publication. Dans le podcast « Dernières Limites », j’interroge le Professeur Dennis Meadows, co-auteur du rapport, mais aussi des experts et des scientifiques (Gaël Giraud, Marc Dufumier, Valérie Masson Delmotte, Philippe Bihouix…) pour répondre à ces questions : s’est-on rapproché des limites planétaires ? Les a-t-on déjà dépassées ? Est-il possible d’envisager un avenir où l’activité humaine n’épuiserait pas les ressources de notre planète ?

Pour écouter ce podcast produit par Saga Sounds : smartlink.ausha.co/dernieres-limites

Audrey Boehly

 

LPE signale également la parution du coffret Frémeaux sur le climat. CD1 : climat et histoire des sciences. CD2 : climat et société (communication, lobbying, climato-scepticisme). CD3 : qu’est-ce qui nous attend désormais ?




« Préparons les jours d’après l’effondrement ! »

Cinquante ans cette année 2022 après le rapport Meadows et trente ans après la conférence de Rio, Philippe Roch doute que notre civilisation puisse perdurer face, notamment, au dérèglement climatique et à l’effondrement de la biodiversité. Mais l’ancien directeur de l’Office fédéral de l’environnement (OFEV) et nouveau membre du conseil scientifique de la fondation Zoein ne baisse pas les bras. Et nous invite à préparer une transition aussi bien matérielle que spirituelle pour engendrer une nouvelle humanité.

 

L’année 2022 est l’occasion de commémorer des événements majeurs dans l’histoire de l’écologie planétaire : il y a 50 ans, le club de Rome, un groupe de réflexion réunissant des scientifiques, des économistes et des industriels, publiait un document sur les limites de la croissance, aussi connu sous le nom de ses deux principaux auteurs, le rapport Meadows. Il s’agissait de la première étude d’envergure mettant en lumière les dangers pour l’environnement, donc pour l’humanité, de la croissance économique et démographique mondiale. Également en 1972, la Conférence des Nations Unies pour l’environnement amorçait, dans sa Déclaration de Stockolm, un dialogue entre pays industrialisés et en développement sur le lien entre croissance économique, pollution et bien-être des peuples de notre planète. C’est cette conférence qui a créé le Programme des Nations-Unies pour l’Environnement.

Vingt ans après, en 1992, la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement, à Rio de Janeiro, adoptait une déclaration non contraignante qui visait à faire progresser le concept des droits et des devoirs des pays dans le domaine de l’environnement. Philippe Roch, qui venait d’être nommé directeur de l’Office fédéral de l’environnement, des forêts et du paysage, avec le titre de Secrétaire d’État, représentait la Suisse à ce grand rassemblement qualifié de Sommet de la Terre.

Que reste-t-il aujourd’hui de ces déclarations historiques et de celles qui ont suivi depuis trente ans ? Rencontré à son domicile à Russin, à l’ouest du canton de Genève dans le vallon protégé de l’Allondon – un affluent du Rhône – Philippe Roch (72 ans) lance un regard sévère sur la situation écologique de notre planète dont le climat s’emballe et la biodiversité s’effondre. Sans pour autant sombrer dans le désespoir. Bien au contraire.

Philippe Le Bé

 

 

« La transition extérieure et intérieure plutôt que la décroissance »

 

La pensée écologique : Comment voyez-vous l’évolution de notre humanité ?

Philippe Roch : Notre civilisation va s’effondrer. C’est inéluctable. Je ne vois pas comment nous pourrions encore échapper à l’éclatement des modèles économiques, juridiques et sociaux tels que nous les connaissons aujourd’hui. A n’en pas douter, ce sera extrêmement douloureux pour beaucoup d’êtres humains. Mais c’est sur les braises de cet effondrement collectif qu’une nouvelle société humaine pourra émerger. Nous en décelons déjà les prémices. Toujours plus nombreuses sont les personnes qui dénoncent les violences d’un monde ravageur et qui adoptent des modes de vie plus autonomes et plus écologiques. Ce sera le cinquième âge de l’humanité, celui d’un monde écologique animé d’une spiritualité universelle, habité par l’Esprit. Il fait suite à un monde holistique habité par les esprits, un monde rationalisé et religieux, un monde technologique désenchanté et un monde écologique matérialiste, celui dans lequel nous vivons depuis les années 1950. C’est la conclusion de l’un de mes ouvrages : « Ma spiritualité au cœur de la Nature » (Jouvence). C’est dans cette conscience d’un nouveau monde à construire que j’ai rejoint le conseil scientifique de Zoein, une fondation qui œuvre pour des projets solides et concrets, comme le revenu de transition écologique.

 

LPE : Un effondrement inéluctable, est-ce vraiment un message que l’on peut transmettre à la nouvelle génération ?

PR : Aux jeunes qui se mobilisent toujours plus, je dis : C’est juste de critiquer, de dénoncer ce qui ne tourne vraiment pas rond dans notre société, qu’il s’agisse des saccages de l’environnement ou des atteintes à la dignité humaine. Mais n’oubliez pas d’annoncer le monde nouveau que vous souhaitez ardemment. C’est votre principale tâche !

 

LPE : Quand vous représentiez la Suisse au sommet « planète Terre » de Rio en 1992, vous étiez bien favorable à la notion de développement durable…

PR : En effet, j’y croyais. Au sein de la Confédération, j’ai initié une collaboration interdépartementale et développé de nombreux contacts avec les milieux de l’économie pour définir et approfondir cette idée de développement durable. J’étais également impliqué dans un programme de formation à l’Université de Genève. Mais le soufflé est vite retombé. Selon les milieux, la définition du développement durable variait sensiblement. Ce dernier était devenu une formule creuse destinée à faire croire que l’on avait enfin pris l’écologie au sérieux. Mais, en réalité, le rouleau compresseur de la croissance économique continuait de progresser, avec son indicateur ravageur, le PIB, qui nous fait faussement croire que c’est par la croissance que l’on va résoudre la pauvreté, les inégalités et financer la protection de l’environnement. Puis, après le développement durable, est venue cette vision perverse de la croissance verte, une manière d’exploiter encore davantage les richesses de la Terre en y mettant un vernis écologique superficiel.

 

LPE : A propos du PIB, vous aimez prendre l’exemple du cerisier. Que nous montre-t-il ?

PR : En floraison au printemps, le cerisier nous offre parfums et couleurs, les abeilles et d’autres insectes viennent le visiter pour y prendre son nectar et son pollen ; l’été venu des fruits rouges font le délice des oiseaux et des humains ; puis à l’automne tombent les feuilles qui nourrissent l’humus qui grouille de vie. De cela, le PIB n’en a cure. Mais si le jardinier venu tailler les branches du cerisier tombe de son échelle, alors les frais hospitaliers, les médicaments et les coûts de l’assurance feront grimper le PIB qui demeure aujourd’hui encore la référence quasi exclusive de la richesse quantitative des pays. Cela n’a pas de sens.

 

LPE :  Êtes-vous pour la décroissance ?

PR : Une croissance continue dans un système limité est simplement absurde. Mais la décroissance à l’intérieur de notre système économique actuel met en danger d’importants acquis sociaux. Je préfère parler de transition vers une prospérité sans croissance. Mais une transition économique et écologique est vaine sans une transition intérieure qui redéfinisse nos valeurs, nos croyances et le sens de notre vie.

 

 

« Ma spiritualité est au cœur de la Nature »

 

LPE : Mon Église est la Nature, avec un grand N, écrivez-vous dans l’un de vos ouvrages. D’où vient cette passion pour la nature ?

PR : De mon enfance. Je vivais au Grand Lancy dans le canton de Genève, dans une maison familiale entourée d’arbres. A la mort prématurée de mon père, ces arbres que je chérissais et avec lesquels je parlais étaient devenus pour moi source de réconfort. Hélas, afin d’élargir la route, la commune en a coupé en grand nombre. J’avais alors dix ans. Je vécus cela comme un deuxième deuil. J’étais révolté. Deux ans plus tard, j’adhérais déjà au World Wide Fund for Nature (WWF) afin de m’engager pour défendre la nature. J’ai ensuite créé une section du WWF à Genève avant de rejoindre le WWF Suisse dont je suis devenu membre de la direction.

 

LPE : Vos parents étaient-ils très proches de la nature ?

PR : Non, pas vraiment. Fils de paysan, mon père avait fondé une agence immobilière dans les années 1930. Il était très engagé dans le catholicisme. Évêques et prêtres étaient souvent invités à la maison. Mon père a été décoré d’une médaille d’or du pape Pie XII, la Croix Pro Ecclesia et Pontifice. Quant à ma mère, elle était entièrement dévouée à sa famille de neuf enfants. J’admirais l’engagement de mon père. Mais, plus tard, au début des années 1970, quand j’ai divorcé d’un premier mariage, ce n’est pas moi qui ai quitté l’Église, c’est elle qui m’a exclu. Ce fut une grande blessure mais cette rupture avec l’Église m’a permis de me construire une spiritualité indépendante à travers ma relation à la nature vivante. Aujourd’hui, je me suis réconcilié avec toutes les religions au niveau le plus profond de leurs spiritualités. Plusieurs prêtres et pasteurs, deux cheikhs musulmans soufis, un grand rabbin juif et des moines bouddhistes sont devenus de proches amis.

 

LPE : J’imagine que la deuxième encyclique du pape François, Laudato Si’, consacrée aux questions environnementales et sociales, à l’écologie intégrale et à la sauvegarde de la Création a dû vous séduire ?

PR Je suis un grand admirateur du pape François et son encyclique est une œuvre majeure d’écospiritualité. Je regrette que l’Église catholique romaine n’ait pas encore vraiment suivi ce mouvement initié par Laudato Si’, à l’exception de quelques prêtres et théologiens de mes amis qui se sont fortement engagés sur cette voie. Il semble que les protestants soient plus rapidement enclins à prendre conscience de l’unité spirituelle de la Création

 

LPE : Que vous a encore appris le contact étroit avec la nature ?

PR : La conscience de la parenté de tous les êtres vivants m’a permis de pardonner. A moi-même pour toutes les erreurs commises dans ma vie, et aux autres, particulièrement ceux qui m’ont fait du mal, volontairement ou non. Cet effort de pardon, qui n’a pas été facile, me rend aujourd’hui plus serein, plus sage. Si vous êtes dans un tel état, toute personne en conflit avec vous deviendra plus paisible et mieux intentionnée à votre égard. Je l’ai expérimenté. Le pardon ouvre des portes magnifiques. Et, encore une fois, c’est la nature qui m’a aidé à cheminer dans cette voie.

 

« On fait souvent de l’écologie contre la nature »

 

LPE : Vous n’êtes pas toujours tendre à l’égard des écologistes. Que leur reprochez-vous ?

PR :  Je reproche à certains d’entre eux d’oublier la nature. On fait trop souvent de l’écologie contre la nature. Il y a deux ans j’ai vainement soutenu une campagne politique à Berne pour que l’on ne coupe pas une allée d’arbres centenaires afin de construire une ligne de tram. Un meilleur choix eût été de placer cette ligne sur la route, quitte à diminuer le trafic automobile. Autre exemple qui me tient à cœur, les éoliennes. Pourquoi sacrifier les derniers grands paysages naturels sur les crêtes du Jura suisse pour la production d’une énergie fort coûteuse et irrégulière, alors que l’on pourrait largement compenser une telle énergie par l’installation de panneaux solaires sur les toits ?

 

LPE : A vos yeux, toutes les énergies renouvelables ne sont donc pas bonnes à prendre pour sortir des énergies fossiles ?

PR : Les électriciens aiment bien les grosses centrales, les gros barrages. D’où leur attrait pour les grandes éoliennes. Cette nouvelle alliance entre électriciens et écologistes se fait contre la nature. II serait plus judicieux de décentraliser la production d’énergie en multipliant les panneaux photovoltaïques sur tous les toits par exemple, et non sur des pâturages, et de tout faire pour réduire notre consommation d’électricité. Comme il est bon de joindre la parole aux actes, j’ai installé il y a deux ans avec des amis des panneaux photovoltaïques sur un manège à La Chaumaz, un hameau de la commune de Russin. J’ai constaté que je produisais dix fois plus d’électricité avec cette installation que ma part de consommation dans la consommation totale suisse.

 

LPE : Avant de diriger le WWF, vous avez été membre du parlement cantonal de Genève au sein du Parti Démocrate Chrétien (PDC). On peut donc être écologiste sans être de gauche ?

PR : Assurément ! L’écologie devrait être l’affaire de toutes les tendances politiques. La cloisonner dans un seul parti comme celui des Verts qui ont récupéré beaucoup de gauchistes historiquement indifférents à l’environnement, ce n’est sans doute pas la servir. Les Vert’libéraux ? Sont-ils vraiment verts, sont-ils vraiment libéraux ? Ce serait bien mieux d’avoir une écologie politique de haute qualité à travers tous les partis.

 

« Malgré dix mille petites réussites dans la politique environnementale, la nature se porte toujours plus mal »

 

LPE : Revenons à votre parcours professionnel. Quelles sont vos plus belles réussites ?

PR : Le oui à l’initiative populaire pour la protection des marais, en décembre 1986, qui demandait l’interdiction de toute construction sur les marais « d’une beauté particulière et représentant un intérêt national ». J’étais alors membre de la direction du WWF Suisse très engagé en faveur de cette initiative qui, à l’origine, visait à empêcher l’agrandissement de la place d’armes de Rothenthurm (à cheval sur les cantons de Schwytz et de Zoug) sur un vaste paysage de tourbières. Ce fut une importante victoire pour la protection de la nature en Suisse. A la tête de l’OFEV dès 1992, j’ai été chargé par le conseiller fédéral Flavio Cotti d’inventorier les périmètres qui délimitent encore aujourd’hui les zones naturelles les mieux protégées de Suisse. Ce fut une grande bataille au sein du Parlement. Mon côté militant écolo n’était pas apprécié par tous les députés, c’est le moins que l’on puisse dire ! J’ai alors pris mon bâton de pèlerin pour convaincre tous les conseillers d’État des cantons concernés.

 

LPE : D’autres réussites ?

PR :  J’ai élaboré la législation sur les organismes génétiquement modifiés (OGM) que le Parlement a fini par adopter : une législation très stricte suivie par un moratoire toujours en vigueur jusqu’en 2025. Enfin, je suis l’auteur de la loi sur le CO2 dans sa première mouture. Il s’agissait de légiférer pour répondre à l’exigence climatique du protocole de Kyoto visant à la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GAS), signé en décembre 1997. Mes collaborateurs avaient notamment envisagé un régime de taxes. La conseillère fédérale Ruth Dreifuss responsable du département fédéral de l’intérieur n’aimait pas cette idée centrée sur des taxes. J’ai alors trouvé la solution : donner à chacun des acteurs concernés la chance d’atteindre l’objectif de réduction de 10% des GAS. Et s’ils n’y parvenaient pas, ils devraient s’acquitter d’une taxe que l’on redistribuerait à la population. Séduite par cette formule, Ruth Dreifuss l’a fait adopter par le Conseil fédéral et le Parlement.

 

LPE : La dernière loi révisée sur le CO2 rejetée par la population en juin 2021 a eu moins de succès. Comment l’expliquez-vous ?

PR : Le rejet de cette loi ne m’a pas étonné. Elle était pervertie de deux manières : au lieu d’en faire une taxe neutre redistribuée à la population, ses auteurs ont prévu un certain nombre d’affectations. Par ailleurs, cette loi était tellement compliquée qu’il était aisé de la démonter politiquement. Elle avait perdu l’essence et la simplicité de la première loi qui m’avait permis de convaincre.

 

LPE : Après les succès, quels sont les échecs de votre mandat de 13 ans à la tête de l’OFEV ?

PR : Le plus gros échec, c’est que malgré les réussites dans la politique environnementale, la nature se porte toujours plus mal. De ce point de vue, je dois bien admettre que nous avons échoué.

 

LPE : Comment l’expliquez-vous ?

Parce que, encore une fois, le moteur de cette société est la croissance quantitative, économique et démographique. Un exemple parmi bien d’autres : quand tout récemment Berne a annoncé la teneur des prochains programmes d’investissements fédéraux pour les autoroutes, tous les projets ne concernaient que la Suisse alémanique. Bonne nouvelle, me suis-je dit, la Suisse romande est épargnée ! Mais tous les conseillers d’État romands ont vivement protesté en clamant : nous voulons nos routes et autoroutes ! Voilà la triste mentalité qui domine. Dans le canton de Genève, il n’y a presque plus de territoire disponible. Eh bien malgré cela, il a été décidé dès 2026 d’élargir l’autoroute de contournement. La logique de croissance et de compétition l’emporte toujours au détriment de la nature.

 

« C’était peut-être le moment de franchir la Grande Porte »

 

LPE : Vous traversez une période difficile quant à votre santé. Comment vivez-vous cette épreuve ?

PR : J’ai appris à dialoguer avec la souffrance qui m’ouvre encore un peu plus à la spiritualité. Ma vie, notre vie est l’émanation éphémère, limitée, d’une réalité bien plus grande que nous. Lors de l’une de mes nombreuses interventions chirurgicales, quand je me suis trouvé devant le bloc opératoire et que j’ai vu s’ouvrir la porte de celui-ci, je me suis dit que c’était peut-être le moment de franchir la Grande Porte. J’étais totalement serein. Au point qu’un infirmier m’a demandé si j’étais mis sous calmants. Ce qui n’était pas le cas.

 

LPE : Croyez-vous que notre pensée puisse encore exister même après notre mort cérébrale ?

PR : Oui. J’en suis convaincu, mais je ne sais pas comment. Je vois notre cerveau comme une antenne complexe capable de capter une pensée en dehors d’elle-même et d’en faire quelque chose d’opérationnel. Robert Hainard disait que la raison était l’instrument de l’action. D’où la nécessité de développer un contact holistique avec tous les êtres vivants, des mondes végétal, animal et humain, qui ne passe pas seulement par la raison mais par « l’être » dans sa globalité. Dans ce monde en décrépitude, il est essentiel de se relier à l’essentiel, pour se sentir bien avec soi-même et délivrer ce bien être autour de soi avec bienveillance.

Propos recueillis par Philippe Le Bé.




A propos de Quand la Terre va exterminer l’Humanité

Par Ekongo Lofalanga Elem’s (Docteur en Médecine, Chirurgie et Accouchements de la Faculté de Médecine de l’Université de Kinshasa (1988), et spécialiste en santé publique internationale de l’École de santé publique de l’Université Catholique de Louvain en Belgique (1999)).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LPE : Ekongo Lofalanga Elem’s vous avez publié récemment Quand la Terre va exterminer l’humanité, (éditions du Panthéon, 2020) un titre qui exprime plus la conséquence de la thèse du livre que la thèse elle-même : la vie se déploie à des multiples échelles, la forme supérieure englobant et permettant les formes inférieures en taille. Pouvez-vous vous présenter et nous exposer les raisons qui vous ont conduit à écrire ce livre ?

Ekongo Lofalanga Elem’s : Le contenu de ce livre est la résultante de connaissances accumulées dans plusieurs domaines scientifiques et religieux développés par les humains. A chaque époque de son évolution, l’humain s’est toujours considéré être au summum de connaissances du Monde, mais à chacune de ces époques, il s’est toujours trompé dans certaines de ses connaissances essentielles relatives au Monde. Concernant l’existence de formes de vies dans le Monde, l’humain actuel est caractérisé par une grande ignorance de l’échelle existentielle des vies qui existe dans le cosmos.

Mon livre intitulé « Quand la Terre va exterminer l’Humanité » veut attirer l’attention du public sur la « vivantitude » et la « biologitude » de la Terre ainsi que sur les conséquences du parasitisme néfaste des humains sur leur propre devenir. La jurisprudence de la nature et de l’existence démontre qu’avant l’apparition de l’humain sur la surface de la Terre, « notre planète » avait été colonisée pendant des millions d’années par d’autres êtres vivants (grands dinosaures…), aujourd’hui complètement disparus. La Terre a poursuivi et poursuit encore son chemin destinal.

Par analogie, en considérant les humains actuels comme étant des « microbiotes » pathogènes à l’égard de la Terre, ne risquent-ils pas de subir le même sort funeste que les grands dinosaures ?

 

 

 

 

 

 

 

 

LPE : Le ressort essentiel de votre argumentation est analogique : de même que le corps humain abrite des expressions de la vie qui le considèrent non comme un être vivant lui-même, mais comme leur monde, nous sommes abrités non pas par un monde, mais par un autre être vivant, de plus grande échelle, en l’occurrence la Terre. Et ainsi de suite. Est-ce bien ça ? Pourriez-vous développer cet argument ?

E.K. : Oui, effectivement. Cette analogie reflète en même temps la simplicité et la complexité de l’échelle existentielle des vies au sein du cosmos. Les humains, la faune et la flore sont des microbiotes d’une Terre vivante. Les humains, la faune et la flore tirent leurs « vivantitudes » de la vivantitude de la Terre qui leur donne tout pour être des vies. C’est la vivantitude de la Terre qui donne la vie sur la surface de la Terre. Tout ce qui fait la vie sur la surface de la Terre vient de la Terre vivante. 

 

LPE : Disposez-vous d’autres arguments pour nous faire admettre que la planète Terre est un organisme vivant ? Quelle est votre définition de la vie ?

E.K. : Oui, la planète Terre est un organisme vivant par sa nature et à son échelle : elle est une forme de vie qui recèle tous les attributs du vivant et qui mène sa vie à sa manière et selon son propre entendement existentiel. La Terre est un être vivant qui a sa propre forme et son propre mode de fonctionnement qui diffère de ce que l’intellection humaine définit comme attributs du vivant. Comme attributs de la vie, la Terre dispose de l’énergie, de géomobilité, du géométabolisme, de la géophysiologie et de la géoanatomie.

La vie telle que définie par l’intellection humaine est réductrice et limitée par l’ignorance de l’échelle existentielle de vies qui existe dans le cosmos. La vie est plurielle et se manifeste de plusieurs manières sur la Terre vivante et dans le cosmos. Si la vie sur la Terre a besoin de l’eau et de l’oxygène, pourquoi la vie n’aurait pas besoin d’autres liquides et d’autres gaz pour éclore et subsister dans d’autres planètes et d’autres systèmes solaires qui pullulent dans le cosmos ? Si nous respirons de l’oxygène pour vivre, pourquoi d’autres créatures qui se trouvent ailleurs dans le cosmos ne respireraient pas du soufre pour vivre ?  

 

LPE : Vous entretenez, semble-t-il, une relation ambivalente à nos connaissances scientifiques actuelles et passées. D’un côté vous les mobilisez, par exemple en évoquant la disparition des dinosaures, en rappelant la découverte des microorganismes ou en évoquant le décentrement suscité par la physique classique naissante et, de l’autre, vous les fustigez car elles ne reconnaissent pas la Terre comme un organisme vivant. Quelle(s) place(s) occupent les sciences dans votre dispositif argumentatif ? A cet égard, il est étonnant que vous n’évoquiez pas l’hypothèse Gaïa de Lovelock qui défend justement l’idée de la Terre comme organisme vivant, au titre de système autorégulateur, et qui, après avoir été rejetée, connaît désormais une réception plus favorable. Je renvoie par exemple aux travaux du géologue Peter Westbroek. Sur un tout autre plan, je signale aussi à nos lecteurs la publication en 2001 du roman Colère (Livre de Poche) de Denis Marquet qui était une manière d’illustration romanesque de l’hypothèse Gaïa : la Terre, des animaux aux forces telluriques, se révolte contre la prédation globale de l’espèce humaine.

E.K. : La science est dynamique et évolutive. Les connaissances scientifiques ne sont pas statiques. La poubelle de l’histoire des sciences regorge de « connaissances scientifiques » jadis unanimes, mais qui sont tombées en désuétude à la suite des nouvelles découvertes et avancées de sciences. Il y a seulement six siècles, la quasi-majorité des « scientifiques » pensaient que c’est le soleil qui tournait autour de la Terre….

A propos de la « vivantitude » et de la « biologitude » de la Terre, la science actuelle demeure encore dans une ignorance funeste qui risque de conduire à la disparition de l’humanité.

A propos de l’hypothèse Gaïa, jusqu’au dernier point de mon livre, je ne m’étais pas documenté là-dessus. Mes réflexions sur l’échelle existentielle de vies dans le cosmos et sur la « vivantitude » et la « biologitude » de la Terre sont inédites.  

 

LPE :  Concernant les conséquences de votre hypothèse, à savoir que l’organisme vivant qui nous accueille pourrait et même devrait se débarrasser des êtres hautement pathogènes que nous sommes, vous vous fondez là encore sur un raisonnement analogique : celui du corps humain et de son immunité, ou la disparition des dinosaures il y a une soixante de millions d’années. Quels sont vos autres arguments ?

E.K. : En parlant de l’arsenal thérapeutique dont dispose la Terre pour se débarrasser des humains devenus des parasites hautement pathogènes, j’ai évoqué les thérapeutiques astrales dont dispose la Terre et qu’elle peut utiliser pour exterminer les humains, comme elle l’a fait auparavant avec les grands dinosaures. Les humains sont totalement à la merci de la Terre qui peut faire d’eux tout ce qu’elle veut et cela à tout moment si elle le souhaite.