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Travail social et écologie. Entretien avec Dominique Grandgeorge

 

 

 

 

 

LPE : Dominique Grandgeorge vous venez de publier un livre qui jette un pont entre travail social et écologie et comble ainsi un manque. Pouvez-vous vous présenter rapidement ?

DG : Initialement éducateur spécialisé, je suis aussi titulaire d’un master de sociologie de l’Université Marc Bloch de Strasbourg. Ma carrière est très diversifiée selon le type d’employeur, le statut professionnel et le secteur d’intervention (établissement privé, association d’éducation populaire, collectivité publique, école de formation) ; selon le niveau des responsabilités et les fonctions occupées (éducateur de groupe chargé de mission, directeur de l’Office public de l’habitat à loyer modéré et Centre Communal d’Action Sociale ; selon les lieux d’activités (Bourgogne Franche-Comté, Grand-Est, Suisse, Iles de la Réunion et de Nouvelle-Calédonie). Ce parcours très diversifié m’a permis de porter un regard panoramique sur le champ de l’intervention sociale dans sa globalité.

Aujourd’hui, j’interviens comme formateur en école de formation et consultant spécialisé auprès des établissements sanitaires et sociaux.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LPE:  Le livre que vous venez de publier aux éditions IES s’intitule L’écologisation du travail social. Les établissements sociaux à l’épreuve du changement climatique et de l’effondrement de la biodiversité. Question brutale, pourquoi un tel ouvrage sur les établissements sociaux ?

DG : La question ne se pose pas de cette manière pour moi. Mais plutôt : pourquoi aucun ouvrage sur la question n’existait-il, ni en France, ni en Suisse ? On peut y voir une expression de l’absence de « concernement » (terme que j’emprunte au lexique suisse) et d’engagement du secteur à cette question. Pour moi, cela relève de l’inconscience, voire de l’irresponsabilité.

La question que chacune et chacun d’entre nous doit se poser c’est :  » est-ce que je respecte l’écosystème ou est-ce que je le détruis ? « . Avant chaque geste éducatif, chaque activité professionnelle, chaque décision budgétaire et stratégique, je ne vois pas comment ne pas se poser la question de l’impact écologique en tant que professionnel de l’action sociale. Il est inconcevable qu’un éducateur, qu’une conseillère ou qu’une assistante sociale, à plus forte raison qu’un directeur d’établissement ne mesure pas la climat-compatibilité de son action et de son type d’accompagnement en préalable ! C’est un luxe indécent de continuer de détourner le regard. Plus on attendra, plus l’urgence deviendra ingérable et plus il nous faudra faire des choix draconiens.

 

LPE : Au cœur de votre ouvrage il y a le double constat de la vulnérabilité des populations déshéritées et de la vulnérabilité écologique, planétaire désormais. Pouvez-vous développer ce point s’il vous plaît.

DG : A la vulnérabilité sociale, entendue comme le pendant individuel de l’insécurité collective sur le plan social propre aux civilisations modernes (cf. Robert Castel, 1995) se rajoute dorénavant la vulnérabilité écologique (GIEC, 2022). C’est ce que j’appelle « la double peine » affectant notre public prioritaire.

Comme l’écrit avec acuité et justesse Myriam Klinger dans la préface du livre (p.16) « la vulnérabilité se décline au pluriel et interroge aussi bien les modalités de la vie sociale que les ressources de l’environnement. Caractérisée par l’état d’instabilité et d’insécurité, induit par le ressenti de la menace d’un péril imminent, la notion de vulnérabilité recouvre d’un même mot les fragilités de l’existence sur le plan biographique et le destin incertain au niveau planétaire. (…) L’écoasnxiété et ses manifestations, auprès des plus jeunes en particulier, sont une des traductions parmi d’autres du sentiment de vulnérabilité qui arrime le sujet fragilisé à une perspective globale incertaine, voire potentiellement apocalyptique ».

Cette analyse est d’autant plus pertinente quand on sait :

1) d’une part, que le GIEC dans son dernier et 6ème rapport publié en 2021-2022, y développe pour la première fois la notion de « risque et de vulnérabilité climatique » à l’égard des populations humaines. D’après les auteurs du rapport, entre 3,3 à 3,6 milliards d’humains (sur 8) vivent actuellement dans des conditions de forte exposition au risque climatique. Parmi celles-ci, sont également concernées  les populations paupérisées occidentales résidentes dans des zones particulièrement vulnérables – habitat périphérique mal aménagé, site excentré difficilement accessible , etc. -, déjà lourdement affectées par le poids des crises économiques.

2) D’autre part, que le décile supérieur de revenu mondial (les 10 % les plus riches dans le monde) consomme plus de 50 % de l’empreinte carbone. En France, les 10 % les plus aisés émettent 25 tonnes/personnes/an alors que la moyenne se situe entre 9 et 10 T/p/an et que la partie de la population la plus pauvre des Français n’émet en moyenne que 5 tonnes/an !  Comment se mobiliser en faveur d’une écologisation populaire quand on découvre que sur les 3 premiers mois de l’année 2023, un homme d’affaires français a émis  684 tonnes de CO2 en jet privé pour 56 vols sur 4 continents représentant 128 000 kilomètres. ? Quasiment l’équivalent des rejets d’un français moyen à 10T/p/an dans toute une vie ! Et quand on sait qu’ il n’est pas rare qu’un jet privé vol à vide à destination de son client aisé et fortuné qui l’attend dans l’aéroport voisin…de 30 km….. au mépris d’un quelconque souci d’ordre écologique.

Du point de vue de ces populations, et on le comprend aisément, la « double peine » est vécue comme un véritable flot de ressentiment à l’égard des catégories sociales favorisées à forte empreinte écologique, considérées comme celles qui  stigmatisent les plus pauvres et leur prétendue inculture écologique. Ni plus, ni moins. Ici, les analyses centrées sur les processus de frustration relative et d’indignation morale observés par les sociologues dans les quartiers de relégation (Dubet, Lapeyronnie, 1992) retrouvent avec force leur bien-fondé.

Pourtant, à l’observation, on découvre (je pense notamment aux enquêtes de terrain de Laurence Granchamps et Romane Joli, 2023) que les habitants des quartiers populaires « expriment un attachement au vivant et à une nature ordinaire (et comestible) » en accordant une place de premier plan à de nombreuses formes « d’écologisation et de diffusion des pratiques » spontanées (jardinage, plantation et végétalisation informelles, etc.). La période du Covid a été révélatrice à cet effet.

A l’échelle des travailleurs sociaux, on l’aura compris, il est impératif qu’ils s’adaptent aux nouvelles conditions matérielles d’habitabilité. Par conséquent, il faut élargir  notre point de vue de travailleur social à la lumière des enjeux écologiques et climatiques. Inclure comme vous dites (L’écologie intégrale, 2017), le social dans l’écologie et réciproquement.

Du point de vue de l’enseignement, le défi pédagogique est écrasant. Il s’agit ni plus ni moins de problématiser « comment permettre aux classes populaires de participer et de proposer leur propre vision de l’écologie ou leur propre récit de la transition écologique »  (Granchamps L. & Joli, R., 2023) pour les saisir comme autant d’opportunités dans l’ enseignement délivré aux  étudiant(e)s.

Dans mon livre L’écologisation du travail social. Les établissements sociaux à l’épreuve du réchauffement climatique et de l’effondrement de la biodiversité (2022), je tente de montrer comment agir concrètement de manière systémique et intégrale en faveur d’une maitrise de l’empreinte écologique générée par les activités au quotidien, en intégrant ces questions dans l’agenda du travail social.

A partir de cinq expériences pionnières et remarquables, je fais découvrir concrètement comment cette complémentarité entre question sociale et écologique dans le travail social est tout à fait jouable. A partir des données que j’ai pu recueillir (enquêtes et monographies), je propose une typologie de la qualité de l’engagement des structures. Celle-ci repose sur trois modalités et degrés d’implication et d’engagement : les petits pas, le sas de passage et l’approche globale et systémique (l’écologisation).

De cette dernière modalité – qui recouvre tout à fait ce que vous appelez l’écologie intégrale (D. Bourg & Ch. Arnsperger, 2017), à savoir engagement volontariste, projet global et action transversale -, il ressort la nécessité de réformer les contenus de formation en faveur d’un enseignement obligatoire et transversal de l’écologie comme matière incontournable, quel que soit le niveau et l’objet d’étude.

Si le travailleur social est un spécialiste de l’altérité dans toute sa dimension humaine, il est donc particulièrement préparé à l’altérité dans sa globalité. S’attacher au vivant et à la biodiversité, c’est ouvrir de nouveaux horizons qui dépassent les fonctions historiques du travail social, mobilisant collectivités territoriales, établissements publics, initiatives privées, producteurs et agriculteurs locaux, usagers et vivants non humains. Ce type de démarche va nous conduire à nous situer dans une posture plus horizontale, en acceptant parfois d’être pilote d’action et d’autre fois, de devenir simple acteur d’une autre expérience, hors champ social, élargissant de nouvelles perspectives de travail et dépassant l’entre-soi professionnel et institutionnel.

Je pense vraiment que l’écologisation peut permettre aux travailleurs sociaux de donner un nouveau sens à leur métier et ainsi contribuer à rendre le secteur bien plus attractif. En ce sens, l’écologie et la solidarité ne sont que les deux faces de la même pièce.

 

LPE : Qu’en est-il alors de la formation et de ses contenus ?

DG : Au regard du caractère extrêmement urgent des mutations en jeux, il me semble inévitable de concevoir les contenus de formation autour d’un socle écologique et climatique. Être à la hauteur des enjeux écologiques et par conséquent considérer les conditions d’habitabilité comme prioritaires suppose ce que j’appelle dans le livre « la réformation de l’action sociale orchestrée à l’échelle de l’ensemble du secteur dans toutes ses dimensions organisationnelles, professionnelles, éducatives, thérapeutiques » (p.13).

J’emprunte cette notion de réformation à l’historien médiéviste alsacien Francis Rapp (1995). Celui-ci propose d’élargir le regard porté sur la période de la réforme protestante. Pour cet historien, il s’agit plus d’un mouvement social de fond, d’une dynamique de transformation à l’œuvre dans la société, traversée et animée par un faisceau d’enjeux (politique, sociétal, économique, psychologique), dépassant le caractère uniquement religieux.

Aujourd’hui, l’acquisition d’une solide « culture écologique » (Charbonnier P., 2022) acclimatée aux spécificités du travail social n’est plus une option. C’est la clé de voûte de l’activité au quotidien dans le travail social. Cette culture écologique convoque les sciences de la Terre et l’ensemble des sciences sociales (anthropologie, sociologie, histoire, géographie, économique, philosophie, technologie). Aussi, les enseignements en formation de travailleur social doivent intégrer ces disciplines et ses nouveaux points de vue pour s’adapter aux nouveaux défis.

La réformation des formations consiste à envisager les enseignements de manière systémique, globale et transversale. Rajouter un « truc vert » (développement durable, responsabilité sociétale des entreprises, transition énergétique, etc.) dans une case sur la liste des indicateurs de compétences demandées ne suffira pas. C’est la totalité des parcours de métiers, l’ensemble des contenus d’enseignements qui s’appuient sur une solide culture écologique, indispensable boite à outils au travail social d’aujourd’hui. C’est ce que j’appelle « démailler le filtre vert » tout au long des parcours de formation.

Cette expression m’a été inspirée à la fois par mon expérience genevoise où j’ai puisé l’énoncé de filtre vert à la lecture d’un journal d’apprentissage d’une étudiante genevoise (Harben Tsegaï, 2021), et à la suite d’un long séjour sur l’ile de la Réunion où j’ai glané l’expression créole « démailler ».

« Démailler », c’est comme démêler quelque chose (les cheveux, la ligne de canne à pêche) inextricablement liée et mélangée ensemble sans distinctions. Démailler, c’est retrouver le fil conducteur essentiel qui réordonne les choses. « Démailler le filtre vert » d’un parcours de formation, c’est garantir l’engagement écologique et le rappel aux valeurs supérieures de la pérennité de la vie sur Terre. Si l’on en croit les conclusions de la synthèse du dernier rapport du GIEC, l’affaire n’est pas gagnée…

À mon niveau, je constate un défaut astronomique de culture écologique dans les établissements de formation. Par exemple, dans le cadre de mes enseignements, je constate que les enjeux d’adaptation aux nouvelles conditions d’existence et d’habitabilité ne concernent quasiment jamais les cadres et les directions. Or, si l’impulsion ne vient pas d’en haut et que l’ensemble du projet de l’établissement ne prend pas en compte cette question de manière globale, rien ne se passe.

Si une grande partie de la solution viendra de l’appropriation de la culture écologique, cela doit passer inévitablement par les enseignements en formation initiale, mais également continue. Adoptée en France l’été dernier, la loi Climat et Résilience s’appuie sur le comité social d’établissement (CSE) pour encourager la formation des professionnels à la transition écologique. Pourtant, les directions ne se saisissent pas de ce texte pour former leurs personnels et se former elles-mêmes au premier chef.

Les nombreuses expériences que je décris dans mon ouvrage montrent que l’inscription des établissements dans une démarche écologique, repose sur l’engagement global de tous les salariés, chacun à son échelle, autour de cet objectif. Dans cette orchestration, la place du chef, du directeur et de la direction est déterminante. L’exigence écologique, que l’on doit placer au premier rang des priorités, passe inévitablement par un changement d’approche des établissements sociaux. Nous devons porter un autre regard, à la fois sur l’inscription territoriale et écologique de nos structures et sur la manière de mobiliser les équipes et les personnels dans une dynamique ouverte à l’altérité dans sa dimension de biodiversité. En ce sens, il s’agit de l’écologisation du secteur social. 

 

LPE : On constate une sorte de résistance à cette écologisation que vous appelez de vos vœux ?

DG : Oui, c’est exact. Dans la première partie de l’ouvrage, j’essaye de comprendre – à l’aide des théories existantes -,  les blocages psycho-sociaux et plus largement les raisons qui font obstacle (le déni-syndrome de l’autruche, les pulsions de survie de type neuro-cérébral héritées de notre passé millénaire, l’aveuglement idéologique au progrès technologique, source de  croissance infinie et d’abondance illimitée). A cela, s’ajoute incontestablement, l’amnésie environnementale générationnelle. Nous devons cette notion au psychologue américain Peter H. Kahn qui l’a théorisée en 2002.

Pour résumer, chaque génération tend à considérer comme normale la biodiversité (pourtant dégradée) qu’elle a connue dans l’enfance.  Autrement dit,  notre perception de l’état de la biodiversité, est considérée comme normale car conditionnée par « l’environnement naturel de référence » dans lequel nous avons grandi. Si aucune fouine ne file devant mes pas à l’aube, aucun hibou n’hulule quand je rentre le soir chez moi, rien de plus normal et habituel.

Ainsi, c’est à partir de ce niveau de référence que nous mesurons les évolutions de la nature et non par rapport à celui des générations précédentes. Parallèlement au déclin des populations animales et végétales, à chaque nouvelle génération, l’état de la biodiversité est donc considéré comme à son « niveau normal de référence ». Dit autrement, l’absence de nature devient normale. Ce phénomène se reproduisant au fil des générations, la transmission du déclin des écosystèmes est impossible. Par conséquent, l’effondrement des populations et l’extinction des espèces vivantes constituent un angle mort de la transmission propre à la modernité occidentale.  Ce qui a pour conséquence un « oubli de nature  » qui décline de génération en génération jusqu’à se traduire comme une véritable « crise de sensibilité du vivant » comme l’exprime avec justesse le philosophe Baptiste Morizot (2018).

La pensée de Peter H Kahn va trouver un écho en France en 2017 chez Cynthia Fleury et Anne-Caroline Prévot, auteures de l’ouvrage Le souci de la nature. Apprendre, inventer, gouverner. Dans la continuité de la pensée de l’écrivain américain, les deux auteures arrivent à la même conclusion.  Moins l’humain entre en relation avec son environnement naturel, plus il en oublie l’existence. Si l’on en croit ces deux auteures, cette « amnésie environnementale générationnelle » se couplerait avec une « extinction de notre expérience de nature ». Cette dernière constituerait le facteur déterminant de l’amnésie environnementale générationnelle. Moins on est en relation avec la nature, plus on l’oublie.

Philippe Jacques Dubois, ornithologue français fait le même constat. Auteur de La grande amnésie écologique (2012), il s’attache à comprendre comment « on finit par oublier que les territoires étaient autrefois bien plus riches en biodiversité. ». Résultat :  parce que l’« amnésie tient avant tout au manque de transmission de notre mémoire environnementale », nous oublions peu à peu les éléments constitutifs du vivant qui se dégrade progressivement, accélérant ainsi sans le vouloir sa dégradation. Selon l’ornithologue, il suffit de quelques dizaines d’années pour s’accommoder de la disparation de ce qui faisait notre environnement proche, à l’exemple de l’invisibilité de la disparition des alouettes des champs ou de l’emblématique courlis cendré qui enchantait les prairies de ma jeunesse. C’est dans  notre cerveau que se trouve l’explication pour  Philippe J. Dubois : « À l’image d’un ordinateur, notre cerveau fait continuellement des mises à jour de notre perception du monde en écrasant la version précédente. Si l’on n’est pas très attentif au vivant et à ses évolutions, on peut très vite oublier ce à quoi il ressemblait ». Sans conteste, l’amnésie environnementale générationnelle constitue une traduction phénoménologique de la séparation entre nature et culture voulue par l’être humain occidental (les modernes) développée par Philippe Descola, Bruno Latour et vous-même.

Pour Cynthia Fleury et Anne-Caroline Prévôt (2017), nous sommes entrainés dans un cercle vicieux puisque « non seulement nous nous connectons de moins en moins avec la nature, parce que nos modes de vie limitent nos contacts avec elle, (…) moins nous « expérimentons » la nature, sans contrainte, librement et de façon personnelle, moins nous pensons que nos liens avec elle sont importants pour nous, et moins nous luttons pour sa préservation ».  Ainsi, «  si les communautés humaines ne pensent pas que la dégradation de l’environnement est importante, il n’y a pas de raison que les politiques ou les institutions s’en chargent ». 

Ce sont ces processus à l’œuvre qui expliqueraient pourquoi la préservation de la biodiversité dans son ensemble n’est pas inscrite dans les priorités politiques. La « biodiversité ne se limite pas aux espaces remarquables et protégés que nous imaginons vierges de toute influence humaine. C’est aussi et surtout un tissu vivant dont nous faisons partie, une biodiversité ordinaire, agricole ou urbaine. Quand le fonctionnement de la nature est à ce point modifié, nos sociétés elles-mêmes sont en danger ».

Pour contrer ce phénomène, il faut donc multiplier les  « expérience de nature » qu’elles soient éducatives, pédagogiques, collectives ou personnelles. En ce sens, l’éducation populaire à l’environnement doit être enseignée comme discipline à part entière dès la maternelle selon Philippe Jacques Dubois. Alors qu’Anne Caroline Prévôt et Cynthia Fleury nous convient à poser les jalons d’un nouveau contrat social fondé sur la réconciliation entre nature et humains.

C’est pourquoi, il appartient au secteur social et d’éducation populaire de s’emparer de ces questions et de faire sa part en contribuant à son niveau à la fondation d’un pacte nouveau qui renoue les liens perdus avec l’altérité écosystémique dans toutes ses dimensions de biodiversité (vivants humains et non humains).

Car comme l’écrit avec beaucoup de sensibilité, Peter H. Kahn, « nos corps et nos esprits ont été faits pour regarder le ciel nocturne. Pour marcher sur de longues distances. Pour nager dans les rivières sauvages, cueillir des baies et croiser un bref instant le regard d’un animal sauvage et savoir que cet animal, à sa manière, vous reconnaît comme un autre être. Cela fait partie de la bienfaisante réciprocité de la nature. Cela fait magnifiquement écho, toutes choses étant égales par ailleurs, au fait de regarder dans les yeux d’un être aimé et réciproquement. Voir et être vu. Connaître et être connu. ».




Écologie, éco-anxiété et santé publique. Entretien avec Alice Desbiolles

Avec Dre. Alice Desbiolles, co-fondatrice de l’Alliance Santé Planétaire et auteure de L’éco-anxiété (Fayard, 2020) et Réparer la santé (Rue de l’échiquier, 2023).

 

 

LPE : Alice Desbiolles, vous êtes médecin spécialisée en santé publique et vous avez récemment publié deux ouvrages : L’Eco-anxiété. Vivre sereinement dans un monde abîmé, chez Fayard (2020), et plus récemment encore, Réparer la santé. Démocratie, éthique et prévention, aux éditions Rue de l’échiquier (2023). Le second part de la COVID et de ses ravages pour s’étendre aux questions plus générales de santé publique ; nous allons plutôt ici mettre l’accent sur le premier de ces deux livres. Le titre du premier est on ne peut plus explicite. Pouvez-vous succinctement vous présenter ?

Alice Desbiolles : Je suis médecin de santé publique et j’ai soutenu ma thèse d’exercice avec Santé publique France dans le domaine de la santé environnementale. Intéressée par les questions de prévention, promotion de la santé, vaccinologie, ou encore d’inégalités sociales de santé, j’ai passé des diplômes universitaires dans ces domaines, ainsi qu’un Master 2 en méthodologie, recherche clinique et biostatistiques. Concernant mes expériences professionnelles, j’ai travaillé dans différentes agences de santé, pour le Haut Conseil de la Santé Publique, le ministère de la Santé, Santé publique France, l’Institut Pasteur, le Centre d’éthique clinique ou encore l’Institut National du Cancer. Durant mes études, je suis également passée dans différents services hospitaliers en Ile-de-France, mais aussi au Liban et en Allemagne, où j’ai réalisé une année universitaire.

 

LPE : Pourriez-vous définir les concepts de solastalgie et d’éco-anxiété au cœur du premier livre ?

AD : Il s’agit de deux notions voisines, similaires dans l’usage. De manière générale, elles traduisent une sensibilité et un état d’âme relatifs à un constat douloureux : notre manière d’habiter le monde le dévore et nos activités humaines éminemment destructrices compromettent notre avenir. C’est cet état de fait, ces menaces existentielles concernant notre propre fin, que questionnent l’éco-anxiété et la solastalgie.

D’aucuns interrogent le choix du terme d’éco-anxiété. Pourquoi ne pas parler d’éco-colère ou d’éco-lucidité ? Si la sémantique n’est, bien sûr, jamais parfaite, il demeure néanmoins important de poser des mots sur nos maux et nos préoccupations. Cette dénomination permet ensuite de penser, de réfléchir, de comprendre, et, in fine, de résoudre.

Lorsque j’ai commencé à m’intéresser aux conséquences psychologiques des dérèglements environnementaux, les termes d’éco-anxiété et de solastalgie étaient ceux utilisés dans les articles de recherche de différentes disciplines. Cette matière académique, embryonnaire à l’époque, m’a permis d’aborder et d’approfondir le sujet.

 

LPE : Vous avez une approche très ouverte, humaniste, transdisciplinaire de la médecine. Les aspects plus scientifiques, biologiques, ne sont pas absents, mais ils sont systématiquement remis dans un cadre plus large qui leur donne sens. Vous dites d’emblée que la solastalgie n’est pas une maladie et que s’adapter à une société malade n’est certainement pas la conduite la plus pertinente à adopter. Dans le livre vous distinguez des types d’individus en raison de leur forme d’engagement, relatif versus absolu, etc. Pouvez-vous nous les présenter et dresser une sorte de panorama de l’éco-anxiété ?

AD : Précisons d’emblée que l’éco-anxiété n’est pas une pathologie. Les cabinets des psychiatres ou des psychologues ne regorgent pas, et c’est tant mieux, de personnes éco-anxieuses. Il convient de ne pas pathologiser ou psychiatriser les personnes qui questionnent voire s’opposent à notre manière d’habiter la Terre et de faire société.

Il est ainsi d’usage de distinguer une éco-anxiété « adaptative » d’une éco-anxiété « pathologique ». Je rappelle que questionner une société désorientée, menaçant notre bien-être, nos aspirations, est plutôt un signe de bonne santé ! L’esprit critique, l’éco-anxiété, sont des marqueurs de vitalité psychique : être en mesure de faire face à des informations vertigineuses, à des constats qui le sont tout autant, de ne pas se résigner et de chercher des solutions sont autant d’éléments traduisant une force de caractère en même temps qu’un formidable courage.

L’éco-anxiété est constituée d’un large panel émotionnel : la peur, l’inquiétude, le sentiment d’impuissance, la culpabilité, etc., sont autant d’émotions constitutives de notre humanité. Mêmes inconfortables, elles ne sont en rien pathologiques. Surtout si elles demeurent compatibles avec une mise en mouvement des individus. Rappelons qu’émotion vient du latin motio qui signifie mouvement.

Parfois, d’aucuns peuvent se sentir accablés, écrasés, et ne plus être en mesure de faire face aux exigences et responsabilités du quotidien. Dans cette situation, il est possible que la frontière vers le pathologique ait été franchie.

Quatre profils de personnes éco-anxieuses peuvent être définis : les éco-anxieux relatifs et les éco-anxieux absolus, qui peuvent chacun être engagés ou passifs. Les deux premiers qualificatifs diffèrent selon l’intensité de l’éco-anxiété ressentie, et les deux derniers selon le degré d’engagement concret dont font preuve – ou non – les individus.

Les quatre profils demeurent bien sûr indicatifs et ne correspondent pas à des entités cliniques ou définitives. Le va-et-vient entre les différents profils est permanent, tant la solastalgie constitue un état dynamique et mouvant. En effet, chaque éco-anxiété est unique et son expression est aussi diverse qu’il existe de sujets concernés. Pour conjurer la crise environnementale, les consciences s’éveillent et les solastalgies s’expriment, chacune à sa manière.

 

LPE : Dans le livre vous faites état de l’existence d’un large spectre en ces matières. Il y a de multiples données statistiques, divers sondages concernant la France, l’Europe et le monde sur la sensibilité aux enjeux écologiques. Je pense notamment à une enquête du Lancet Planetary Health (vol. 5, no 12, 2021), relayée en France par le journal Le Monde, portant sur 10’000 jeunes de 10 pays dont l’Inde, le Brésil, le Nigeria et les Philippines, donc 4 pays non anciennement industriels. Il apparaissait alors que 3 jeunes sur 4 définissaient leur avenir comme « effrayant ».

AD : Les résultats de cette enquête ont trouvé un écho relativement important dans la presse. Il y avait cependant quelques limites importantes à cette enquête et à ses résultats, qu’il convient de mettre en exergue. Bien que publié dans une revue médicale et que quelques académiques soient signataires, précisons qu’il s’agit d’un sondage, et non d’une étude académique à proprement parler. L’échantillonnage des jeunes recrutés n’était pas forcément représentatif des jeunes des pays interrogés, ce qui biaise les résultats et empêche leur extrapolation à un public plus large que celui de l’étude. L’un des prérequis pour participer à ce sondage était par exemple de savoir parler anglais, dans des pays où il ne s’agissait pas nécessairement de la langue dominante. Les jeunes qui parlent anglais ne sont donc pas représentatifs de la majorité de la jeunesse de ces pays, voire représentent une certaine catégorie socio-professionnelle. Les questions relatives aux facteurs explicatifs de l’inquiétude des jeunes interrogés étaient quant à elles très orientées et n’exploraient pas d’autres causes de mal-être et d’inquiétude pour l’avenir comme les conséquences – sur la santé mentale, mais aussi économiques et sociales – de la gestion de la pandémie de COVID, alors que nous étions en pleine crise COVID. Les résultats de cette étude me paraissent donc d’une fiabilité toute relative, sont à prendre avec précaution et ne peuvent pas être extrapoler à une large échelle. Toutefois, ce travail a le mérite de révéler à quel point la question de l’éco-anxiété est à l’agenda scientifique et médiatique.

D’ailleurs le mot éco-anxiété a fait son entrée dans le dictionnaire en France.

 

LPE : En général quand on parle d’éco-anxiété en Occident, il s’agit toujours d’identité personnelle, individuelle. Pour les peuples premiers en revanche, on va parler d’un principe d’unité où l’identité de l’individu est inséparable de celle des écosystèmes, de telle forêt, de tel lieu ou rivière. Je suis tout autant ma rivière, ma forêt que ma tribu ou moi-même. Ce principe a même été intégré dans le code de l’environnement de l’île Loyauté en Kanakie, en Nouvelle-Calédonie. Cela renvoie aux modalités de relations à la nature distinguées par l’IPBES : en l’occurrence le principe d’unité renvoie au fait de vivre en tant que nature, par identification à cette dernière. Les trois autres modalités sont : nous vivons de la nature, nous en tirons nos ressources ; nous vivons dans la nature, dans des paysages et écosystèmes ; et nous vivons avec des non-humains, de notre microbiote aux animaux domestiques ou d’élevage en passant par les plantes et les insectes. Or, j’avais beaucoup apprécié la manière dont vous aviez commenté un reportage sur un village dévasté par le mégafeu de Gironde de l’été 2022. Le reportage et votre commentaire montraient à quel point ce en tant que, cette identification à la nature, cette unité avec elle, vaut aussi pour l’occidental moyen. Au moment de leur retour au village, tous les riverains de la forêt détruite par le feu étaient effondrés, touchés au plus profond par la disparition de leur forêt, par ce paysage de mort, calciné, qui s’y était substitué.

AD : Les conséquences des mégafeux sont bien documentées dans la littérature comme étant associées à une souffrance morale assimilée à un deuil de l’environnement familier. Les mégafeux produisent un sentiment de perte intense, de chagrin abyssal. Ce sont d’ailleurs ces phénomènes de destruction de l’environnement familier qui ont nourri la genèse du concept de solastalgie. A l’origine de ce néologisme se trouvent l’expérience d’une sécheresse massive et dévastatrice, et la création d’une mine de charbon à ciel ouvert en Australie. Dans les deux cas, des paysages familiers sont irrémédiablement détruits, générant une nostalgie, un mal de pays, alors que les individus ne sont pas partis de chez eux. Comme je le dis souvent pour expliquer la solastalgie : « le mal du pays c’est le pays que l’on quitte, la solastalgie, c’est le pays qui nous quitte». Cette souffrance renvoie à ce que l’on appelle la « topophilie », ou l’amour, l’attachement puissant que l’on ressent pour un lieu.

En Gironde, il y a une limite très nette entre la partie carbonisée de la forêt, paysage de désolation, et la partie subsistante. Cette frontière entre environnement détruit et environnement préservé constitue presque une métaphore de la solastalgie et de l’éco-anxiété : d’un côté la tristesse, la nostalgie, l’impuissance face aux constats, de l’autre l’espérance, l’engagement, la joie pour faire croître un autre monde.

 

LPE : Nous avons abordé le diagnostic, mais que faire face à l’éco-anxiété ?

AD : D’abord, ne pas la considérer comme un problème, mais comme une partie de la solution. L’engagement, quel qu’il soit, constitue l’une des conditions au fait de (re)trouver la paix de l’âme, ou l’ataraxie.

Pour faire face aux dérèglements du monde, il convient de se ré-ancrer dans le présent, et de se ménager une part d’incertitude. Nietzsche disait que ce n’est pas le doute, mais les certitudes qui rendent fou. On ne peut ni tout modéliser, ni tout savoir, ou tout prévoir, encore moins l’avenir. Il convient donc de conserver une part d’espérance car tout n’est pas écrit. Pour ce faire, développer un rapport mesuré et nuancé au savoir scientifique m’apparaît essentiel.

Par ailleurs, l’éco-anxiété relève autant de l’intellect que des émotions, de ce qui nous met en mouvement. Il s’agit d’abord et avant tout d’une force de vie, d’une forme de sagesse, de philosophie. Accepter son éco-anxiété et la dépasser pour en faire une force et une boussole de vie, telle est la clé d’une existence engagée et apaisée.

 

LPE : Abordons votre dernier livre, Réparer la santé. Nous sommes trois années après le début de la crise COVID. Je rappelle que les États européens ont confiné leurs populations autour de la mi-mars 2020. Dans votre domaine, celui de la santé publique, quel bilan tirez-vous de la crise passée ?

AD : Un premier enseignement a trait à notre manière d’identifier et d’analyser les fléaux qui nous percutent. Notre approche est souvent quasi-exclusivement quantitative, algorithmique, au détriment d’une analyse plus globale et sensible des enjeux. Notre raisonnement me semble également unidimensionnel. Si nous faisons le parallèle avec le réchauffement climatique et les accords de Paris, seules sont mises en avant les émissions de CO2, au détriment des autres problématiques : déforestation, utilisation de l’eau douce, changement d’utilisation des sols… De même, pour la crise du COVID, nous ne nous sommes focalisés que sur les infections et les transmissions virales, sans véritable considérations pour les autres dimensions de la crise et de la santé : dimensions physiques, mentales, sociales, environnementales, etc. Cette approche unidimensionnelle, je la qualifie, pour la médecine, de « biomédicalisme » ; lequel traduit une idéologie qui réduit les individus à quelques indicateurs quantitatifs, au détriment de la Personne dans sa globalité, qui finit par s’effacer progressivement. Nous devons impérativement sortir de cette vision purement unidimensionnelle et quantitative des individus et de la Vie.

Un autre écueil que j’ai constaté durant la gestion de la crise COVID est le défaut d’organisation d’un débat scientifique et contradictoire pacifique, dans le sens de l’éthique du dissensus de Paul Ricœur. Pour lui, l’expression de points de vue différents – le dissensus – ne constitue pas le mal, mais la structure même du débat. En ce sens, l’expression de controverses et l’art de la disputatio, dans un climat apaisé, constituent à mes yeux des marqueurs de la vitalité d’une démocratie.

Concernant la vaccination, la France est un pays historiquement assez réticent, du moins critique, vis-à-vis de cette intervention de santé publique. Il y a en France un terreau de questionnements, de doute, de scepticisme, concernant cet outil, pourtant essentiel en matière de santé publique et de prévention des maladies infectieuses, lorsqu’il est utilisé à bon escient et de manière pertinente. In fine, c’est surtout la question de l’obligation qui a éminemment contribué à une certaine crispation sociale. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) avait d’ailleurs alerté, dans un rapport d’avril 2021, sur les questions éthiques et les limites d’une obligation vaccinale contre la Covid. Ce rapport pointait notamment le risque de voir les politiques d’obligation vaccinale abîmer la confiance en les autorités publiques, les médecins, les scientifiques, les politiques de santé publique. L’OMS ne se prononçait ni pour, ni contre l’obligation vaccinale Covid, mais alertait sur les risques d’une telle pratique, qu’il convient de manier avec la plus grande prudence. Rappelons également que nombreux sont celles et ceux à ne s’être pas fait vacciner du fait de difficultés d’accès au soin.

 

LPE : Dernière question, la formation du médecin est généralement assez scientiste. Comment de votre côté avez-vous fait pour échapper à ce moule médical, au-delà de la large culture qui est la vôtre ?

AD : La culture médicale occidentale a tendance à mettre de côté ce qui relève des savoirs vernaculaires. L’enseignement dispensé dans les facultés de médecine se résume essentiellement à la promotion d’une médecine purement biomédicale, quantitative et technique. Un « bon » médecin est formé en anatomie, en chimie organique, en physique, en embryologie, en chimie générale, en physiopathologie, en histologie et maîtrise des gestes techniques. En revanche, ce qui relève de la philosophie, des sciences sociales, de l’histoire, de l’anthropologie, bref des Humanités, n’existe pour ainsi dire pas dans l’enseignement médical. L’éthique, la santé publique ne sont guère mieux loties ; de même les questions de médico-économie, d’organisation des systèmes de santé, etc. Le médecin est, de plus en plus, un ouvrier spécialisé, doté de compétences essentiellement techniques. Nous sommes loin des médecins-savants-philosophes qu’étaient Avicenne ou Maïmonide en leur temps. Notre attitude renvoie à ce qu’Ivan Illich appelle la « contre-productivité », à savoir ce moment de bascule où une technique, un outil, une institution finit par ne plus servir ce pour quoi elle a été conçue, voire engendre l’inverse de ce pour quoi elle existe. Le mouvement antivax relevait aussi de cette contre-productivité d’une certaine vision de la politique sanitaire.

Une formation pluridisciplinaire des médecins permettrait de diminuer les souffrances que le système engendre, tant pour les médecins, les patients, que la société. J’espère que l’on finira par introduire des humanités et de la santé publique dans le cycle de formation des médecins et des autres soignants. La médecine telle qu’elle m’a été enseignée était assez asséchante. Les enseignements et la praxis contribuaient plus à appauvrir et enfermer la pensée qu’à l’élever.

 




Généalogie des Verts vaudois. Entretien avec Luc Recordon

Luc Recordon est né le à Pully. Avocat, docteur en droit, ingénieur-physicien diplômé de l’EPFL, c’est aussi une personnalité politique helvétique : il a été élu au Conseil National député du Canton de Vaud de 2003 à 2007 et au Conseil des États de 2007 à 2015. Il est aussi élu municipal.

Il retrace ici, dans une série de quatre entretiens avec Dominique Bourg, la généalogie et le développement des Vertes et Verts vaudois.

LPE

 

 

 

 

 

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Production du savoir par bricolage et tâtonnement en biologie moléculaire et risques majeurs : le cas de la COVID19

Et si ne s’était non seulement échappé des laboratoires de Wuhan un coronavirus génétiquement modifié, responsable de la pandémie de Covid19, mais encore et possiblement d’autres matériaux génétiques, ce qui aurait expliqué d’un côté la politique d’opacité des autorités chinoises sur les origines de la pandémie et de l’autre celle insensée de zéro Covid par peur d’un danger inconnu ? Telle est l’hypothèse que soulève ici Nicolas Bouleau. Mais cet accident potentiel est surtout l’occasion d’attirer l’attention sur la nouveauté de la fabrication des connaissances caractéristique de cette science combinatoire qu’est la biologie moléculaire : la connaissance avance par bricolage et tâtonnement, par combinaison inédite pour découvrir ce qui en découle (voir N. Bouleau & D. Bourg, Sciences et prudence, Puf, 2022). C’est inséparablement une fabrique inédite des dangers et risques, ceux qu’on ne saurait pas même dessiner à l’avance. Un défi inédit à la sagesse présumée des sociétés. Ce face à quoi les science studies tournent à vide : elles se font fort de débusquer les intérêts sociaux qui déterminent ex ante les découvertes, les anticipations d’applications qui les régiraient ; or, il n’en est aucune, puisqu’il n’est possible, en raison de ce fondement combinatoire, de les connaître qu’ex post ; d’où une nature fondamentalement nouvelle des dangers pour la société. LPE

 

Dominique Bourg : L’année 2022 a apporté un grand nombre d’informations à propos de l’origine de la Covid19 à Wuhan. Un rapport provisoire du Sénat américain a été rendu public en février et les fichiers accessibles sur les sites internet en chinois des laboratoires de Wuhan ont été méthodiquement analysés par des spécialistes indépendants (notamment le chercheur américain Toy Reid qui est parvenu à accéder aux dépêches archivées sur le site Web de l’Institut de virologie de Wuhan).

Sans que ces éléments nouveaux récusent clairement la thèse d’un virus porté par un animal vendu sur le marché de Wuhan, l’hypothèse d’un accident devient de plus en plus plausible. On comprend mieux également pourquoi la communauté scientifique fut largement en faveur de la thèse animale durant les années 2020-2021 : il y eut plusieurs coopérations scientifiques entre Wuhan et les États-Unis avant novembre 2019, et une des responsables du laboratoire BSL-4 de Wuhan, Mme Shi Zhengli, avait été formée au laboratoire BSL-4 Jean Mérieux de Lyon. En plus, la proclamation tranchée faite par le président Donald Trump qu’il savait que c’était un accident sans pouvoir citer ses sources a disqualifié cette hypothèse.

C’est en vérité l’accumulation de faits de détails qui dépeignent un paysage où les conditions de sécurité n’étaient pas réunies, et où l’administration de tutelle faisait une forte pression pour des résultats nouveaux, plutôt que sur les règles de prudence, qui fait pencher en faveur de l’accident.[1] Quelle est ton interprétation ?

Nicolas Bouleau : Le déclenchement de la Covid19 eut lieu fin 2019. Mon livre Ce que Nature sait était rédigé, j’y insistais sur la nature particulière des risques engendrés par le nouvel empirisme de la biologie de synthèse. Quand j’ai appris l’épidémie, j’ai ajouté sur le manuscrit que dans ce cas particulier on n’avait pas les éléments pour trancher.

Mais tout ce qu’on apprend maintenant fait de cet événement une situation exemplaire qui a de bonnes chances de se renouveler, et pas seulement en Chine.

Il est certain que l’application de la biologie moléculaire au génome avec la découverte de l’ADN dans les années 1950 a bouleversé complètement la pensée rationnelle et les caractéristiques du progrès de la connaissance dans la société. Pour bien s’en rendre compte, il faut garder à l’esprit que jusqu’à la fin du 19e siècle les hommes vivaient dans un monde sans atomes. Toute la science reposait sur les notions de précision et d’approximation. Les atomes étaient des idées philosophiques abstraites, la physique et même la chimie s’en passaient. La méthode scientifique était très avancée et par son long héritage imprégnait la morale et la vie politique. Les savants cherchaient à dégager des lois. Elles s’exprimaient par des formules mathématiques ou en sciences humaines par des structures et des concepts.

Nous ne sommes pas aujourd’hui capables de vivre socialement ni de penser politiquement les conséquences de la révolution qui apparut au milieu du 20e siècle. L’hérédité – partiellement – combinatoire du vivant ouvre une nouvelle rationalité qui hiérarchise autrement des problèmes. Remarquons que, dans la raison courante, l’immense domaine que sont les religions avec leurs usages et leurs croyances et les enjeux sur la nature pouvaient se développer dans un monde sans atomes. La nouvelle logique apparaît clairement par le fait que la recherche en chimie et en biologie synthétique se fait essentiellement par la voie de tâtonnements, de tentatives pour voir ce que ça fait, comme les dangereux « gains de fonction » par exemple. Rappelons que l’on entend par « gain de fonction » une technique consistant à infecter certains animaux, dits sentinelles, chez lesquels le virus fera apparaître des mutants contagieux qui serviront à anticiper ce qui se passe chez l’homme pour élaborer des vaccins. Il ne s’agit plus dès lors de formuler des lois mais d’essayer. Ensuite le vivant perturbé en fera son affaire. Soit il sera modifié dans un sens qui nous avantage contre certains virus, soit il sera mutilé inutilement et irréversiblement. On ne sait pas le dire a priori, et les instances de sagesse collective ne sont pas encore constituées. Les cas du type de la Covid19 où même après le déclenchement on ne parvient pas à savoir ce qui s’est passé, seront monnaie courante en raison de la logique combinatoire de l’investigation elle-même.

En plus évidemment le capitalisme est friand « d’essayer pour voir », il nous entraîne joyeusement dans ces zones où l’anodin est fissuré de catastrophes, en méprisant la prudence comme un trait de caractère de l’homme de Cro-Magnon.

 

DB : Si la thèse de l’accident prend le dessus on peut se dire que la Covid19 avec ses sept millions de morts dans le monde servira peut-être de leçon pour fonder une nouvelle prudence.

NB : Ça n’en prend pas le chemin pour l’instant. Le bricolage est partout.

En Chine on voit bien avec la naissance des deux fillettes génétiquement modifiées par l’équipe de He Jiankui que la hiérarchie scientifique est dans un entre-deux qui rend la prudence gênante. Il s’agissait en fait de trois fillettes sur lesquelles on a peu d’information (cf H. Morin Le Monde 19 avril 2022).

Mais, ne nous voilons pas la face, c’est la même chose dans les labos européens ou américains. Il est très difficile de savoir ce que font réellement les chercheurs. Ils ont la liberté d’initiative, cela fait partie de l’ancienne éthique. Et pour le savoir, il faut comprendre, or la biologie moléculaire est extrêmement complexe, chaque phénomène y est circonstancié par des réactions chimiques pensées en termes phénotypiques : telle enzyme atténue tel effet, etc. Les responsables et sommités scientifiques ne comprennent pas les détails. Ils sont en revanche de pieux défenseurs des progrès de la technique comme on l’a vu lors de l’appel de Heidelberg avant le Sommet de la Terre de Rio en 1992 où une série de Nobel ont mis en garde contre l' »idéologie écologique ».

Personnellement je ne serais pas étonné que la très curieuse politique « zéro Covid » adoptée par le gouvernement chinois qui constitue une véritable énigme, puisqu’elle n’était pas tenable à terme, s’explique parce que les autorités du parti ont eu connaissance d’une portée plus large de l’accident de Wuhan. On sait que des expériences de gain de fonction ne portaient pas uniquement sur le coronavirus de la Covid19. Si des révélations en interne sont remontées disant que des déchets douteux sont partis à l’extérieur, dans la ville, il convenait d’éteindre absolument les nouveaux départs de feu qui pouvaient être potentiellement catastrophiques. Les règles de confinement ayant été levées début décembre 2022 de façon soudaine pour l’ensemble de la Chine, on peut penser qu’il n’y avait plus de raison de continuer, les risques spécifiquement chinois ayant disparu. 

On voit bien que la disproportion entre la dimension des dommages qui sont facilement mondiaux et la « légèreté » initiale, pour parler comme Milan Kundera, réclame absolument des instances nouvelles. La transparence est indispensable, et elle n’est pas envisagée par la morale du chercheur tel qu’on le forme aujourd’hui. Un regard collectif pour des protocoles explicites et par étapes va à l’encontre de l’idée de société ouverte de Karl Popper.

 

DB : Derrière cette cécité il y a des intérêts économiques puissants, y compris en Chine évidemment, qui se traduisent en Occident par des stratégies d’acteurs très fines comme l’ont analysé ensuite les science studies. On a clairement montré maintenant que la « science de l’influence » – la science produite à dessein pour détourner le regard public de certains dangers – était à l’œuvre dans la production pharmaceutique et dans l’industrie du tabac avant que la sociologie des sciences n’en face son cheval de bataille. Les thèses en sociologie des sciences sur ce qu’on fait dans les labos expérimentaux étaient le plus souvent ex post, incapables d’entrer dans le détail et d’alerter sur les dangers ex ante.

NB : Oui c’est un point de fond que je souhaiterais expliciter sous l’angle épistémologique.

Dans Dialogues autour de la création mathématiques (Spartacus-idh, 1997) j’ai recueilli plusieurs témoignages de la pratique intuitive des mathématiciens, de Laurent Schwartz, de Paul Malliavin, de Gustave Choquet, de Paul-André Meyer, et d’autres. Il en ressort une impression tout à fait différente de ce qu’ont dégagé les études de sociologie des sciences.  Il est intéressant par exemple de faire la comparaison avec la lecture anthropologique de l’activité d’un laboratoire proposée par Bruno Latour et Steve Woolgar dans La vie de laboratoire (1979, tr. f. 1988). Ces auteurs soulignaient que les faits élaborés étaient finalement fixés en effaçant la matrice sociale qui les avait engendrés et les questionnements qui avaient permis la construction des observations : « L’activité scientifique est faite de la construction […] de points de vue d’abord fictionnels qui sont parfois transformés en objets stabilisés » ; lorsqu’il est transformé en objet de vérité « l’énoncé se débarrasse de tous les déterminants de lieu et de temps et de toute référence à ceux qui l’ont produit ainsi qu’au processus de production ».

Une telle interprétation peut avoir un intérêt descriptif dans certains cas. Mais elle a été brandie comme explicative en dernier ressort de toute la fabrication de connaissance. Or nous avons, notamment en mathématiques – et nous verrons pourquoi ailleurs également –, bien des exemples où la construction de réel se fait hors des enjeux économiques ou sociaux.

Le cas des mathématiques financières est frappant et symptomatique. Le courant si important d’étude des martingales, avec le calcul différentiel d’Ito et les équations différentielles stochastiques, s’est fait tout au long du 20e siècle entièrement sans aucun rapport avec les marchés financiers qui y ont trouvé exactement en 1973 ce qui pouvait servir aux traders, une fois que les marchés à terme eurent été mis en place selon les idées de Arrow et Debreu des années 1950.

Il apparaît qu’on peut facilement déconstruire l’activité d’une équipe de recherche, au sens de la ramener à des motifs économiques et sociaux. Mais cette référence sociologique ne met pas pour autant en situation de pouvoir atteindre une réalité éventuelle anticipée. Pour ce qui est de réaliser un projet (qui serait autre que ce que donne la technoscience actuelle) l’affaire est beaucoup plus difficile, et particulièrement pour ce qui est des conséquences sociales de l’innovation que l’on cherche à mettre en place. Sur les retombées sociales de la technique les « faiseurs de doutes » ont montré la performativité de la critique méthodologique soigneusement entretenue. Mis à part des actions exemplaires où elle encourage des orientations nouvelles des recherches, la sociologie des sciences, le plus souvent, n’a pas les moyens de transmuer sa lecture en politique, elle reste à l’extérieur de son objet comme à l’époque « moderne », comme se plaçaient Durkheim, Tarde ou Weber.

Pour ma part je crois que le sociocentrisme est une posture dont la principale conséquence est de faire valoir que changer la nature est aussi légitime que de changer la société en démocratie.

S’il est un domaine de connaissance qui est socialement situé c’est bien la sociologie. Je conçois que ce puisse être le programme d’un parti politique de modifier l’agriculture et l’élevage en utilisant la biologie synthétique, c’est ce qui se passe dans plusieurs pays par la pression économique sans souci des conséquences globales sur la faune et la flore au-delà de leurs frontières, mais c’est idéologique de croire la sociologie capable, en s’appuyant sur des savoirs qu’elle n’a pas, de nous enseigner que ce que nous pensons de la nature n’est qu’un caprice socialement situé et daté, modifiable au gré de la politique.     

Qu’il y ait une forte influence du social sur la direction que prend la recherche et par voie de conséquences sur les contenus, cela peut être démontré par certains exemples comme celui particulièrement frappant du San Gaku. Durant l’ère de l’Edo où le Japon était coupé du monde occidental, des mathématiques très différentes se sont en effet développées comme offrandes dans les temples shintoïstes.[2]

Malgré cela, très souvent le facteur social n’est pas ce qui est déterminant, ni consciemment ni inconsciemment, car fréquemment il n’y a pas d’événement social qui pourrait être mis en relation avec l’avancée de la connaissance. Ce sont notamment les cas de trouvailles fortuites dans l’embrouillamini de problèmes complexes comme la combinatoire en donne beaucoup d’exemples.

Le premier penseur qui mit le doigt sur l’importance de ce phénomène est Aristote. Il s’est attaché à préciser la classe des phénomènes où il se passe quelque chose d’inattendu par rapport aux fins poursuivies. La tyche concerne les cas où quelqu’un poursuivant un but, se trouve rencontrer un évènement favorable ou défavorable pour lui, étranger à l’objectif qu’il visait. « Par exemple si un homme va au marché́ et là, tombe sur quelqu’un qu’il avait souhaité rencontrer mais qu’il ne comptait pas trouver là, la raison de sa rencontre est qu’il voulait faire ses courses »[3].

Or, un phénomène majeur bouleversa récemment la place du fortuit dans la connaissance : la prise de conscience de l’importance de la combinatoire. Ceci se produisit par deux vagues successives : la formalisation des mathématiques au début du 20e siècle avec les résultats logiques fondamentaux des années 30, et la découverte de l’ADN et de la double hélice au début des années 50 comme élément central de l’hérédité de quasiment tous les êtres vivants, depuis les bactéries jusqu’aux animaux supérieurs.

Cette phénoménologie changea radicalement la nature même de la fabrication de connaissance en chimie et cela installa la toute nouvelle biologie moléculaire sur des problématiques inédites concernant la prospection de molécules et les risques afférents aux modifications du vivant. La combinatoire est le champ où se fait la recherche en chimie et en biologie moléculaire. La trouvaille d’une molécule, d’un virus, ou d’un ADN, une fois rencontrée s’impose comme une réalité dont il faut tenir compte, elle est un élément du paysage pour la suite. De sorte que Latour et Woolgar dans leur laboratoire de neuroendocrinologie en se focalisant sur les conditions sociales d’une avancée sous-estiment le bouleversement intrinsèque dû à la découverte elle-même. Ils voient le social comme matrice, mais sont gênés par leurs aprioris méthodologiques pour voir le social comme victime potentielle de la découverte, à cause des circonstances que cette trouvaille rend possibles. Le sociocentrisme est un obstacle pour penser les conséquences des découvertes par hasard où l’économique n’est pas dans les causes, mais uniquement dans les conséquences éventuelles.

Il s’agit d’un immense domaine qui se révèle de plus en plus crucial aujourd’hui. Il englobe : a) la malveillance et les nouvelles armes biologiques ; b) les accidents de laboratoires sur les manipulations dangereuses comme les gains de fonction ; c) les perturbations des équilibres écologiques avec les techniques de forçage génétique ; d) les dérives du nouvel eugénisme par modification génomique de la progéniture.

 

DB : Après le projet Manhattan et le bombardement d’Hiroshima et de Nagasaki plusieurs physiciens dont Robert Oppenheimer suggérèrent dans le rapport Acheson-Lilienthal (printemps 1946) un contrôle des installations nucléaires, leur exploitation sous l’autorité d’une entité internationale, la réduction graduelle des capacités de fabrication des bombes atomiques et le partage public des connaissances accumulées. Par la suite les philosophes Günther Anders et Karl Jaspers ont dénoncé le nucléaire et analysé la myopie des scientifiques. On sait ce qu’il en est advenu.

Néanmoins, il y a des différences catégoriques entre le nucléaire et la biologie qui font que les choses ne se passeront pas nécessairement de la même manière.

NB : Il y a des ressemblances : le secret qui règne au-dessus des projets facilité par l’ésotérisme technique ; dans les deux cas une porosité entre le civil et le militaire ; et d’un côté comme de l’autre, des enjeux économiques forts, énergétiques pour le nucléaire, de santé pour la biologie.

Mais il y a aussi des différences qui font que les menaces ne sont pas de même nature : d’une part la spécificité de la radioactivité, et d’autre part les dangers de contagion et de contamination chez les humains et parmi les animaux et les plantes. Et surtout l’échelle des installations : d’un côté l’affaire se situe au niveau des nations, de l’autre des équipes relativement petites sont suffisantes avec les méthodes actuelles pour provoquer des dommages planétaires.

Ajoutons que la science mobilisée n’est pas du tout distribuée socialement de la même manière. Il existe incontestablement une pulsion individuelle au bricolage moléculaire qui pousse à des essais pour voir ce que ça fait, avec de graves conséquences largement impensées. Mais en plus, le paysage social est très embrouillé : étant donné que les méthodes d’investigation, les corps chimiques avec lesquels on mène des expériences, mais aussi les méthodes de contrôle à partir de l’être-vivant qui est le résultat pour détecter ce qui a été fait, tout cela est en permanence en cours de perfectionnement, il devient difficile de savoir si telle plante ou tel animal a été obtenu par des voies naturelles, des croisements à l’ancienne, ou des techniques génomiques. On ne sait pas concrètement si les connaissances que l’on cherche à perfectionner sont utiles pour l’économie des producteurs d’aliments, pour les organismes de contrôle de la sécurité sanitaire, ou pour le traçage des consommables. Il est souvent hors de portée de savoir réellement ce qui se passe dans les divers pays.

Les articles, très nombreux, exposent des travaux et prétendent en faire une description claire, alors qu’on n’a pas en général les moyens de vérifier si ce qui est dit est exact. On n’est pas en mathématiques, le referee est dans une position inconfortable qui le pousse instamment à faire confiance. La vérification complète de ce qui est écrit coûterait cher et prendrait plusieurs semestres de travail, alors que les auteurs trouveront facilement à marquer leur antériorité en publiant dans une autre revue.

Nous abordons une nouvelle dimension de l’éthique et de ses racines historiques et sociales. Après les barbaries du 20e siècle plusieurs penseurs ont souligné que les désastres les plus abominables ont résulté d’idéologies visant un Bien collectif. On peut dire aussi que la poursuite du Bien, politiquement affichée, a permis à certains de donner libre cours à leurs pulsions destructrices. Ces germes de violences exterminatrices existent encore bien sûr, et pas seulement en Corée du Nord. Mais voilà que le Mal prend une forme plus subtile, non intentionnelle, juste de curiosité, pour jouer, pour voir ce que ça fait. L’homme, une fois adulte, a-t-il le droit, au nom d’un prétexte de liberté, de se comporter comme un enfant ?

 

 

 

[1] Voir les deux articles de Y. Sciama Le Monde 7 nov. 2022, ainsi que K. Eban, V. Fair, and J. Kao, « COVID-19 Origins: Investigating a ‘Complex and Grave Situation’ Inside a Wuhan Lab »  ProPublica Oct. 28, 2022.

[2] Voir N. Bouleau, Introduction à la philosophie des sciences, Spartacus-idh, 2017, chapitre III.

[3] Physique, livre II, chap. IV.




De l’état des lieux en termes de minerais au Low-Tech et à la sobriété

 

Entretien avec Emmanuel Hache, économiste à IFP Énergies nouvelles, directeur de recherche à l’IRIS

 

 

LPE : Cela fait des décennies que l’on s’inquiète de la déplétion des ressources notamment minérales, depuis le rapport Meadows. Plus récemment les travaux d’Ugo Bardi avec sa courbe de Sénèque ont attiré l’attention sur la contradiction entre les besoins en métaux de la transition énergétique et l’état des ressources naturelles exploitables. En même temps les estimations quant à l’exploitation des ressources sont parfois rendues délicates par le facteur technique. Tel a été autrefois le cas avec celles de l’ASPO sur le plateau global en matière d’extraction pétrolière. L’ASPO ne s’est pas trompée quant au pic de pétrole conventionnel, mais la technique de fracturation hydraulique assortie d’un forage horizontal a masqué le pic conventionnel avec l’apport des pétroles non-conventionnels et du gaz de roche mère. Est-il possible de dresser une sorte de portrait général de la disponibilité des métaux en général, tout en considérant les limites éventuelles en termes de coût, notamment énergétique ?

EH : Tout d’abord il est intéressant d’évoquer le pétrole et, de manière générale, l’énergie dans cette question car le destin des matières premières minérales, des métaux et de l’énergie est en très large partie lié. Les métaux ont constitué un important levier des industries énergétiques carbonées (construction des infrastructures de production et de transport du charbon, du gaz et du pétrole), mais également des énergies renouvelables. Sans métaux, pas d’énergie et pas de métaux sans énergie. Il existe ainsi une relation symbiotique entre l’ensemble de ces ressources naturelles. Et aujourd’hui, le secteur des minéraux et des métaux (en incluant la production de ciment) consomme plus de 14 % de la consommation mondiale d’énergie et réalisent plus de 15 % des émissions de gaz à effet de serre. Chacune des étapes de la chaine de valeur des industries minérales (extraction, concentration, raffinage, etc.) consomme une grande quantité d’énergie, mais également une large quantité d’eau. Dans le cadre du projet GENERATE (Géopolitique des énergies renouvelables et analyse prospective de la transition énergétique), nous avons réalisé différents scénarios de modélisation de consommation des métaux nécessaires aux transitions bas-carbone et numérique (bauxite, cobalt, cuivre, nickel, terres rares) à l’horizon 2050, dans différents environnements climatiques et sous diverses hypothèses de politiques publiques. Lorsque nous limitons les émissions de gaz à effet de serre et la hausse des températures mondiales en dessous de 2°C à l’horizon 2050, les résultats sont particulièrement instructifs. En effet, la décarbonation du secteur électrique et du transport impose une substitution des technologies carbonées (centrales fossiles, véhicules thermiques, etc.) par des technologies bas-carbone (éolien, solaire, véhicule électrique). Or, ces technologies ont des contenus matériaux plus importants (rapportés au MW installé ou au véhicule du parc de transport) que les technologies traditionnelles. Dans des scénarios climatiques contraints et sans politiques publiques volontaristes (recyclage à son niveau actuel et peu d’efforts réalisés pour aller vers une mobilité soutenable), nous pourrions consommer d’ici 2050 près de 90 % des ressources existantes en cuivre, 87 % de celles de bauxite, 83 % du cobalt, 60 % du nickel et 30 % du lithium. Ainsi de leviers, les métaux pourraient constituer des limites et un frein aux transitions envisagées.

Et ce ne sont pas seulement les métaux dits technologiques ou électriques (cobalt, lithium, nickel) qui seront impactés. En effet, un métal comme le cuivre utilisé dans le secteur des infrastructures, de la production de biens d’équipement et du bâtiment, devrait voir ses usages considérablement augmentés dans le secteur du transport et pour le raccordement électrique. Un véhicule électrique utilise aujourd’hui en moyenne 4 fois plus de cuivre qu’un véhicule thermique.    

 

LPE : Resserrons la focale sur la transition énergétique. Concentrons-nous sur le principal goulot d’étranglement, à savoir les convertisseurs énergétiques et leurs exigences en termes de matériaux et de métaux, et donc en termes d’extraction, de pollutions diverses attachées au processus de fabrication et de déchets à l’aval. Rappelons que de matière générale la transition signifie la substitution de l’électricité, sous forme directe ou dérivée avec l’hydrogène, à la plupart des anciens usages des énergies fossiles. Le cas de la mobilité étant exemplaire en la matière. Quels sont donc les besoins et les coûts écologiques de la transition énergétique en matière de surcroît d’infrastructures et de convertisseurs multiples ?

EH : Selon BNEF[1], les investissements dans les technologies bas-carbone (captage et stockage de CO2, éolien, hydrogène, solaire, véhicule électrique, etc.) se sont établis à environ 760 milliards de dollars par an sur la période 2020-2022, soit un doublement par rapport à 2015. Atteindre une trajectoire limitant la hausse des températures à 1,5°C à l’horizon 2050 nécessitera un triplement du niveau d’investissements actuel. Le rapport de l’Agence international de l’énergie (AIE) publié en 2021[2] sur les matériaux de la transition énergétique estime de son côté que l’électrification des transports à l’horizon 2040 engendrera, pour le secteur des batteries, une multiplication de la demande en lithium par plus de 40 au niveau mondial, d’environ 20 pour celle du cobalt et du nickel et de plus de 3 pour le cuivre dans des scénarios de décarbonation contraints. La transition bas-carbone va ainsi impacter de manière durable le sol et sous-sol. Or, le temps de la transition énergétique n’est pas celui du temps de la mine, où il faut entre 5 et 10 ans pour développer une nouvelle production. Dans le secteur minier, les investissements se situent aujourd’hui autour de 80 milliards de dollars au niveau mondial, et il faudrait investir deux fois plus dans le secteur minier et métallurgique pour alimenter cette demande avec son corolaire d’impacts environnementaux. Si l’empreinte minière reste très spécifique aux conditions préexistantes en matière de biodiversité des différents sites miniers et aux minerais extraits, il existe des impacts communs à l’ensemble des activités. Un site minier réalise ainsi une emprise sur son milieu en raison notamment de la construction d’infrastructures (logements, routes) qui vont accélérer l’artificialisation des sols sur des dizaines de kilomètre autour du seul site d’extraction. Pollutions sonores, pollutions visuelles et pollutions atmosphériques accompagnent la mine. En outre, en raison de la diminution de la concentration des minerais, notamment dans le secteur du cuivre, davantage de minerais doivent être extraits pour obtenir une même quantité de cuivre, avec en corollaire une hausse de la consommation d’énergie, d’eau et de déchets miniers. La taille des mines a ainsi tendance à augmenter au cours du temps, ce qui renforce les dégradations environnementales et l’empreinte d’un site minier. La question de la consommation en eau est de ce point de vue fondamentale, à la fois au regard de sa disponibilité, mais également de sa qualité. Certaines études montrent par exemple qu’entre 30 % et 50 % de la production mondiale de cuivre, de lithium ou de cobalt est déjà située dans des zones de production à forte pression hydrique. La transition bas-carbone risque ainsi d’exacerber les tensions sur le facteur eau. En corollaire des impacts environnementaux, il est aussi nécessaire de mentionner les impacts géopolitiques et sociaux issus des futures transformations de nos modes de mobilité et de génération d’électricité. Les zones de production de minerais, notamment en Asie et Océanie pour le nickel et le lithium, en Afrique pour le cobalt et le cuivre, et en Amérique latine pour le lithium et le cuivre, subissent déjà les impacts et pourraient aussi à l’avenir exercer un pouvoir important sur les marchés de matières premières. Ce pouvoir de marché des pays producteurs pose de nouvelles questions : comment va-t-on organiser au niveau mondial la transition bas-carbone ? Va-t-on lier transition bas-carbone et développement ? N’est-il pas temps de structurer des modèles de développement symétriques et durables pour les pays producteurs ? Certains d’eux ont donné quelques éléments de réponse puisque l’Indonésie proposait en novembre dernier de former un cartel de producteurs des métaux[3] des batteries. Les questions soulevées par la transition bas-carbone embrasent ainsi également la complexité des relations internationales et des modèles de développement. Et nous ne parlons que des métaux. Si on aborde les problématiques liées aux producteurs de technologie bas-carbone, les rivalités risquent aussi de s’exacerber entre la Chine, les États-Unis et l’Union européenne[4]. Elles sont déjà visibles sur les segments des micro-processeurs, demain ce sera sur les technologies bas-carbone, notamment le véhicule électrique, les batteries et l’hydrogène.

 

LPE : Quid de l’hydrogène dans ce tableau, puisque qu’un système d’ENR très développé impliquera le passage par la case hydrogène de façon relativement importante pour rendre le système de production électrique, à base intermittente, pilotable, pour ainsi abonder un réseau à la demande variable ?

EH : Depuis les années 1970, la question hydrogène a suscité un intérêt des pouvoirs publics et des acteurs industriels qui a considérablement varié au gré des aléas sur les marchés pétroliers (chocs et contre-chocs pétroliers), des variations des prix des énergies et de l’importance des questions écologiques. Aujourd’hui se développent dans de nombreuses régions du monde des plans hydrogène. Ce vecteur permettrait de répondre à diverses problématiques : indépendance énergétique, réduction de la facture énergétique, relocalisation des activités et emplois sur les territoires et gestion de l’intermittence. En Europe par exemple, la stratégie énoncée début juillet 2020[5], dans le plan Next Generation EU fait de l’hydrogène une priorité pour la croissance, la résilience de la zone et la création d’emplois. Comme l’ensemble des technologies bas-carbone, le développement de l’hydrogène engendrera toutefois une augmentation de la consommation de métaux. Un développement massif à l’échelle mondiale pourrait engendrer des tensions sur l’iridium et le nickel, composants majeurs de ces technologies. Et là encore la question de l’eau pourrait s’inviter dans les débats.

 

LPE : Quelle est la place que pourrait prendre les lows-techs dans un monde en tension sur les ressources métalliques ?

EH : La question du Low-Tech et plus globalement d’une forme de sobriété matériaux se pose comme la sobriété énergétique s’est imposée dans le débat public depuis le milieu de l’année 2022 avec la sortie du troisième volet du 6ème rapport du GIEC et suite aux conséquences sur les marchés du gaz depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. C’est toutefois sur le long terme et non par réaction qu’il faut penser ces politiques de sobriété. En 2019, l’extraction de matériaux (biomasse, énergie, minerais métalliques et non métalliques) nécessaire à nos cadres de vie était d’environ 34 kg par tête et par jour au niveau mondial, contre 24 kg en 1980. Elle pourrait atteindre près de 45 kg par jour et par personne en 2060, avec la poursuite de l’urbanisation, le développement des infrastructures et la production de biens de consommation. Les seuls minerais métalliques ont vu leurs extractions multipliés par 3,5 au niveau mondial depuis 1970. Il faut donc ralentir de manière urgente notre consommation de matières premières et de manière plus globale ralentir nos styles de vie. Les pouvoirs publics doivent ainsi travailler à des politiques de formation à la circularité des biens de consommation, et encourager tous les leviers (recyclage, mobilité soutenable) permettant de diminuer les pressions sur les ressources en informant les consommateurs sur les conséquences invisibles des décisions de consommation. Des outils existent et doivent être développés, mais il faudrait aller encore plus loin ! Il faut parler de sobriété matériaux d’un point de vue global et changer l’ensemble des représentations attachées à la consommation et c’est un travail de longue haleine. L’enjeu est aussi bien réglementaire (bannir le jetable, légiférer sur le délit d’obsolescence programmée, etc.) que sociologique (représentations, mimétisme) et prospectif. Il est ainsi nécessaire d’inventer et de projeter des futurs désirables pour un monde plus sobre en ressources. Cette question de l’imaginaire et de la projection sociale et collective est une condition nécessaire à toutes les politiques sur ces questions. Dans ce contexte, la question du Low Tech et dans sa globalité d’un esprit Low Tech combine à la fois ce qu’il est nécessaire de faire : un processus d’apprentissage aux enjeux matériaux, la création d’un lien avec la technologie et une prise de conscience de la finitude du monde. Le Low-Tech nous invite à repenser le monde comme il est, un monde assis sur la matière et donc les ressources naturelles !

 

[1] https://about.bnef.com/blog/investment-requirements-of-a-low-carbon-world-energy-supply-investment-ratios/

[2] https://www.iea.org/reports/the-role-of-critical-minerals-in-clean-energy-transitions

[3] https://theconversation.com/metaux-strategiques-et-si-les-pays-producteurs-se-regroupaient-en-cartel-du-type-opep-194749

[4] C. Bonnet, S. Carcanague, E. Hache, G.S. Seck, M. Simoën (2018), The nexus between climate negotiations and low-carbon innovation: a geopolitics of renewable energy patents, Université Paris Nanterre, EconomiX, 2018-45.

[5] https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/FS_20_1296  




Entretien avec Hélène Collongues à propos de la parution de « Uyaïnim, mémoires d’une femme Jivaro »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La Pensée écologique : Hélène vous venez de publier Uyaïnim, mémoires d’une femme Jivaro, un livre particulier, le résultat d’une amitié solide et au long cours. Votre livre est en effet le récit de la vie de cette femme Jivaro, Albertina, votre amie, décédée il y a presque 10 ans, en 2013. Une biographie amicale et post-mortem. Comment l’avez-vous connue ? Quelques mots d’abord sur vous, puis concernant les événements et le contexte post-colonial qui vous ont conduits à vous connaître Albertina et vous ?

Hélène Collongues : Je suis arrivée en Amazonie il y a une trentaine d’années et je suis d’emblée tombée face au grand massacre de la biodiversité, qui avait lieu dans une impunité absolument totale. A chaque coin de rue, de la viande de brousse y compris d’espèces menacées, tortues, perroquets, singes de toute sorte en vente comme jouets vivants, le plus souvent dans un état lamentable, partout des crânes, des peaux, des dents pour la médecine traditionnelle ; tout ça sans que personne ne trouve rien à redire. La lutte contre ce trafic de la faune sauvage s’imposait. Avec mon mari nous avons acheté un terrain au bord du Rio Mayo pour y protéger la faune existante menacée par les braconniers. Très vite nous y avons accueilli tous les oiseaux, primates, coatis que nous parvenions à faire confisquer et le plus souvent à confisquer nous-mêmes au culot. Nous nous sommes consacrés aux espèces de primates les plus menacées en Amazonie, les singes laineux et les atèles. Pour les réintégrer à la vie sauvage, il nous fallait des connaissances que nous n’avions pas. C ’est ainsi que j’ai pris contact avec les dirigeants de la plus grande communauté indigène de l’Alto Mayo qui était le centre politique et économique des 14 autres communautés jivaros de la région.

C’est là que j’ai rencontré Albertina qui m’a dès le premier moment beaucoup impressionné. C’était une femme de petite stature, mais d’allure souveraine, avec une extraordinaire autorité naturelle. Il y avait chez eux une certaine méfiance à mon égard car l’expérience des Occidentaux rencontrés, qu’ils soient anthropologues, missionnaires, ingénieurs, ou autres, tous leur avaient laissé des souvenirs très amers.

 

LPE : Y compris les anthropologues ?

HC : Oui, car pour eux qui constituent des sociétés orales, que quelqu’un vienne les interroger, récupérer leurs connaissances, leur prendre beaucoup de temps, et ne laisse finalement qu’un livre que personne ne lira, et qu’on apprend ensuite qu’il ou elle est devenue un grand professeur aux Etats-Unis ou ailleurs, alors que pour eux rien n’a changé, c’est difficilement acceptable. Depuis lors les anthropologues s’imposent une éthique plus exigeante, mais tel n’était pas le cas.

Ce sont les plantes qui nous ont réunies, la recherche des meilleures plantes et fruitiers pour les animaux sauvages et nous avons travaillé ensemble pour restaurer l’écosystème dégradé de cette forêt. Elle m’a alors permis de connaître sa propre forêt, d’une tout autre dimension. C’est à cette époque que j’ai commencé à travailler à des projets de développement où j’étais chargée de faire le diagnostic de communautés indigènes et migrantes, et il se trouve qu’elle est devenue une de mes informantes avec un autre Awajun.  C’est là que notre amitié a vraiment commencé. On se retrouvait dans des communautés très isolées et devions passer la nuit ensemble à la lueur de lampes à pétrole. Elle a commencé à me raconter ce qu’avait été sa forêt, comment elle y avait vécu, son enfance enchantée, tout ce qu’il fallait réparer maintenant. J’ai compris tout de suite que j’avais affaire à une personnalité extraordinaire. Elle avait été témoin de la vie des Awajun dans un moment crucial, de la fin des années cinquante à maintenant. Les cinquante années pendant lesquelles se sont produit des bouleversements majeurs pour les sociétés indigènes ravagées par l’économie de marché et l’invasion de leurs terres. Depuis le 17e siècle beaucoup d’auteurs racontaient que les Jivaros étaient des « sauvages » remarquables, s’adaptant à toutes les agressions des Blancs, sans pour autant jamais perdre leurs « instincts », selon leur expression, et leur culture. C’est le peuple qui a été l’acteur principal dans la lutte pour la défense des territoires indigènes et assurément le peuple le plus guerrier. Un peuple qui a parfaitement conservé sa langue. Alors que d’autres ont cherché à s’invisibiliser pour ne pas être discriminés, eux, au contraire, ont affronté cette discrimination. Une de leurs stratégies à l’époque consistait à envoyer certains de leurs enfants dans des familles métis ou espagnoles, se rendant compte que les armes n’avaient plus de sens et que seule l’éducation pouvait les sauver.

 

 

 

 

 

 

LPE : L’abandon de la lutte armée est quasi-générale à tous les peuples amérindiens.

HC : Cela dit, ça n’a pas empêché les conflits extrêmement violents, et parfois armés.

 

LPE : Ils sont bien présents dans votre livre. Quel portrait dresser d’Albertina ? Une figure d’autorité avec un père qui fut cacique ?

HC : Elle a connu l’époque où les Awajun se croyaient seuls et donc avant l’arrivée des premiers colons dans sa vallée. Elle raconte la vie dans ces grandes maisonnées où son père avait plusieurs épouses, des sœurs, selon la tradition. Elle parle de son émerveillement absolu face à la forêt et l’immense nostalgie qu’elle en avait. En même temps elle a été très tôt témoin de la violence exercée contre les femmes de sa famille. Elle rapporte ses réactions d’enfant face à cette violence. Très tôt elle se trace un chemin, celui de défendre les femmes … Elle m’a raconté son dialogue avec sa grand-tante Wasmi qui lui prédit qu’elle, Albertina, agirait pour que « les femmes ne restent plus sous l’aisselle des hommes ». Elle lui dit : « Ta mère affronte ton père, elle parle avec raison, et c’est ce qui déplait à ton père ; mais elle se brise de l’intérieur ». Et à ce moment-là, elle est dans le jardin de Wasmi et voit un petit palmier qui sert à faire les clôtures, couvert de fruits. Elle demande à Wasmi : « C’est vrai qu’il ne se casse pas ? ». Wasmi répond : « Il ne se casse pas ». « Alors, dit Albertina, je serai comme Uyaïnim, je ne me briserai pas. Si on me fait du mal, je ne me tuerai pas ! ». Il y a effectivement un énorme problème de suicide chez les femmes Jivaro, qu’on ne constate pas au sein des autres ethnies qui rencontrent pourtant les mêmes problèmes.

 

LPE : Toutes ces choses sont excellemment décrites et rapportées dans le livre. Laissons cependant un moment Albertina à distance. Plus généralement, on constate depuis plusieurs décennies un mouvement de reconstruction des peuples et cultures amérindiens. Or ces reconstructions semblent inséparables d’une évolution des relations entre les genres dont Albertina est exemplaire, puisqu’elle va devenir une dirigeante reconnue. Mais ce n’est pas la seule. Et le 2 octobre dernier, dans le cadre des législatives au Brésil, il y avait 200 candidats amérindiens, dont la plupart étaient des candidates. Et vous ne cessez de le dire dans le livre, le combat de sa vie est le rôle, le statut, la reconnaissance et l’épanouissement des femmes de son peuple.

HC : Oui, et elle a une façon très intelligente de le faire, ce n’est jamais un affrontement direct avec les hommes. Par exemple, elle profite de l’existence de clubs de mères, créés par l’État en vue d’améliorer la nutrition des enfants, devenue préoccupante avec l’imposition des monocultures dans les communautés. Elle se rend compte qu’à travers ces clubs elle va accéder au pouvoir que les hommes refusent aux femmes. Là encore elle agit en évitant l’affrontement direct. Pour ne pas braquer les hommes, elle demande à sa sœur, analphabète et ignorant l’espagnol, de devenir présidente en la rassurant et lui assurant son appui. L’intérêt de ces clubs, à ses yeux, était d’obliger les hommes à les inviter dans leurs réunions et donc à participer aux décisions. Elle ne cesse d’organiser les femmes à travers l’artisanat, la santé, l’éducation, la connaissance de leurs droits et la lutte contre les suicides.  Elle va finir par acquérir un rôle très important, y compris sur le plan judiciaire : quand il y a des maltraitances dans d’autres communautés, c’est à elle que l’on fait appel. C’est elle qui est chargé d’enquêter, c’est elle qui va voir les orphelines. Elle va conduire les autres femmes à réfléchir à leur condition, à la liberté. Nombre de femmes lui répondent : « nous sommes mariées, comment pourrions-nous être libres ? Nous devons obéir ». Mais quelques-unes se lèvent et disent : « Être libres, ce n’est pas aller chercher des hommes, c’est qu’on respecte notre travail, qu’on puisse parler, prendre des décisions. » Et elle leur dit : « Il faut que vous appreniez l’espagnol, il faut que vous puissiez sortir des communautés, il faut assister aux réunions ». Elle ouvre de nouveaux chemins de réflexion selon son expression sur la question des relations entre les hommes et les femmes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LPE : Et elle en est parfaitement consciente. Et en même temps, elle ne cherche nullement à détruire sa propre culture.

HC : Oui. C’est une vocation et une stratégie. Elle agit tout en finesse et évidemment ne cherche jamais à mettre en danger sa culture dont elle est imprégnée sans en être esclave. Dans cette communauté, elle a initié une réflexion par rapport aux traditions, ce qu’il convient de dépasser ou de garder. Il lui paraît évident de devoir se débarrasser des querelles et conflits permanents qui ont miné son enfance.

Elle cherche à reconstruire un univers poétique. Elle a le sentiment que tout constamment doit être consolé et réparé. Elle a ce côté maternel qui englobe la forêt et qui en fait quelqu’un de remarquable.

Évidemment il y a tout une dimension spirituelle. Elle nourrit une relation spirituelle à la nature.

 

LPE : Justement, restons sur cet aspect spirituel : Me reviennent ces passages du livre où elle raconte comment elle a été accueillie, non dans des langes, mais des feuilles séchées et douces. Elle se remémore son premier souvenir d’enfance, le visage de sa mère se confondant avec les feuilles des arbres. Elle est accueillie par la forêt, sa mère étant comme un élément de la forêt.

HC : Oui, tout à fait. C’est une symbiose. Et elle me parle bien d’un premier souvenir, sans date possible, celui du visage de sa mère se confondant avec les grands feuillages. C’est son premier souvenir, comme le début de son existence. Et reviennent sans cesse pour elles les parfums de la forêt qui « nous laissaient remplis de reconnaissance ». Ce sont les parfums des forêts intactes qui ont désormais disparu.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LPE : Quelle est dans cette nature débordante et signifiante la place des esprits, des chamanes ?

HC : C’est une société guerrière si l’on veut, mais nous ne l’avons pas moins été. Une société surtout qui se conçoit comme entourée d’ennemis. Cela crée une grande instabilité sociale, l’individu est toujours menacé, y compris dans sa propre parentèle. On peut le rendre responsable d’une mort, la mort n’est pas quelque chose de naturel, pas plus que la maladie. Elles sont les manifestations d’une hostilité extérieure. L’individu est dans une situation d’insécurité permanente. Et c’est là qu’intervient l’apprentissage spirituel des jeunes, plus systématique pour les garçons, mais Albertina y a eu accès.

Ce sont des retraites dans la forêt, généralement au bord de cataractes ou de très grands rochers, là où l’Ajutap peut se manifester. L’Ajutap est toujours l’esprit d’un guerrier mort, Mais il peut se manifester sous les formes d’un anaconda, d’un jaguar, d’un hibou ou d’un aigle. Le contact s’établit avec un psychotrope : ce peut être l’ayahuasca pour les garçons, le toé, ou le tabac. L’accès aux visions se fait dans la solitude et la souffrance d’un long jeûne : on ne mange pratiquement pas, ou un peu de manioc bouilli ; c’est une recherche longue, qui n’aboutit pas toujours et qui peut être effrayante. Lorsqu’arrive la vision, il se passe quelque chose d’extrêmement violent. Par exemple au milieu d’un bruit de tonnerre et d’éclairs, c’est l’apparition soudaine d’un animal terrifiant, comme un jaguar, qui met l’individu face à ses peurs. S’il est capable de toucher le jaguar, l’anaconda, ou autre avec son bâton de voyage, d’entendre ce qu’il dit, c’est le pouvoir de l’animal qui lui est alors transmis. Du coup, celui qui a eu la vision acquiert un pouvoir et une connaissance qui vont le protéger de la maladie, des ennemis, il ne pourra être vaincu. Mais cela devra être renouvelé.

Albertina a pris assez jeune, le tabac, le toé. Son père l’y a autorisée car il a eu conscience que toute petite déjà, elle était différente : « Tu es comme une vieille, tu as des idées et tu penses ! » lui disait-il. Les femmes consomment ces substances dans un esprit différent des hommes : ces derniers pour acquérir une forme d’invulnérabilité au combat ; les femmes davantage pour voir leur futur. Durant leur adolescence, elles verront quel sera leur mari, leurs enfants, quel sera leur statut ; et quand les femmes se trouvent dans une situation difficile, par exemple une nouvelle épouse qui arrive dans le foyer, elles ont alors plutôt recours à l’ayahuasca ou au toé. Dans une situation d’extrême détresse, c’est une manière d’acquérir également un pouvoir face à l’adversité. Albertina fait partie des rares femmes qui ont pris de l’ayahuasca ; elle a eu la vision d’un guerrier qui était son arrière-grand-père, qui lui a dit : « ton chemin sera suivi, tu ne seras pas vaincue ». L’individu prend alors cette force et c’est comme un cap existentiel qui lui est donné. Cette vision a confirmé ce qu’Albertina savait déjà : sa mission était de défendre les femmes et la forêt. Forte de cette vision, elle sait que malgré les embûches elle continuera. Quand elle a cette vision, elle doit avoir 18-19 ans et elle a été mariée à 14 ans. Quand elle rentre de cette vision, elle rencontre son père qui lui dit : « Toi tu as eu une vision, tu as fait waimakbau ». A partir de là, les gens savent qu’elle est détentrice de cette vision et elle devient une femme « digne de biographie », quelqu’un dont le destin est digne d’être conté.

LPE : Et c’est vous qui avez eu le privilège de raconter sa vie !




Quels liens entre l’art, l’écologie et le monde ?

Interview de Guillaume Logé par la Pensée écologique à l’occasion de la parution de Le Musée Monde (Puf).

 

 

 

 

 

Vous vous intéressez aux liens entre art et écologie depuis une douzaine d’années maintenant, pourriez-vous nous dire ce qui vous a amené à investir ce sujet ?

Je vais tenter de vous répondre brièvement et sans tomber dans une réponse trop personnelle, alors que le sujet m’habite depuis longtemps et se ramifie dans beaucoup d’aspects de mon existence ! Je me bornerai à citer quelques jalons que je vois comme fondateurs de mon approche. Rejoindre l’équipe du musée du quai Branly, dès 2006, quelques mois avant son inauguration, m’a offert une ouverture d’esprit inestimable sur les arts extra-occidentaux (pour la plupart, complètement intégrés à la vie de leurs sociétés respectives) et sur le sens de l’art lui-même. C’est aussi à cette époque que j’ai commencé à me plonger dans l’œuvre de Kenneth White qui a beaucoup contribué à libérer ma façon de penser et m’a donné confiance.

Quelques années plus tard, aux Musées d’Orsay et de l’Orangerie, j’ai ressenti la pertinence d’un parallèle entre les transformations de la fin du XIXe siècle et aujourd’hui. Je me suis notamment passionné pour les avant-gardes que l’on peut associer à l’idée d’œuvre d’art totale. C’est dans ce cadre, en 2010, que je me suis mis à réfléchir en profondeur sur les liens entre art et écologie, ou ce qu’on appelait encore « développement durable ». J’ai publié un long article avec deux professeurs (j’aurais beaucoup à reprocher à ma contribution !) et l’idée m’est venue de doter le Musée d’Orsay d’un cercle de réflexion sur ces sujets (« l’Atelier de la Culture et du Développement Durable ») et de suggérer la mise en place de parcours de visite dédiés pour tous les visiteurs. De nombreuses personnes de l’univers du développement durable, des think tanks, écoles, que je suis allé rencontrer au fil des mois ont été enthousiasmés par ce projet, mais en interne, au sein du musée, c’était sans doute une irruption conceptuelle qui venait trop tôt… Faute de suffisamment de soutiens, le projet n’a pas abouti à autre chose qu’une soirée de lancement avec une passionnante conférence donnée par la conservatrice Caroline Matthieu, dont la connaissance transversale des collections a montré à quel point ce prisme de lecture était une mine d’or, une contribution de Kenneth White, une table ronde et des visites guidées spécifiquement créées par des conférenciers.

Le sentiment qu’il fallait aller plus loin, que c’était une voie pleine de promesses et encore très sous-exploitée m’a incité à quitter le musée pour me lancer dans une thèse de doctorat et mener des missions de conseil en parallèle. Encore récemment, au sein d’une entreprise, ma conviction n’a fait que se renforcer sur le fait qu’il y a des opportunités inexplorées et des perspectives puissamment culturelles à ouvrir, non seulement dans le monde de la culture au sens strict, mais au sein de toutes les organisations, publiques comme privées, qui fabriquent de la culture au sens large, autrement dit, qui contribuent à notre manière de penser et de construire le monde.

 

Trois ans après Renaissance sauvage. L’art de l’Anthropocène (Puf, 2019), vous publiez un nouvel essai intitulé Le Musée monde. L’art comme écologie (Puf, 2022). Pourriez-vous nous le présenter ?

Le musée monde se propose comme un espace où faire collaborer des œuvres à l’invention d’un monde. Le livre commence par décrire la méthode attachée à ce musée avant d’en proposer une application concrète : une exposition, parmi d’autres possibles. Il est important de comprendre, dès le départ, comment trois notions vont jouer ensemble : musée, monde et poésie (plus précisément, ce que je nomme fonction poétique de l’art).

Quantité de disciplines nourrissent l’écologie. Quantité de découvertes spécifiques, de micro-analyses, d’études de cas apportent des éclairages indispensables à la construction de la connaissance. Tout cela ne doit pas nous faire perdre de vue le projet fondamental de l’écologie, à savoir l’élaboration d’un monde. Étymologiquement éco-logie articule : oikos, le « groupe familial élargi, ainsi que ses biens »[1], l’habitation et logos, le verbe en tant que principe directeur, ce qui anime et fait unité. L’écologie renvoie donc à ce qui suscite, fédère et maintient une habitation. En ce début d’Anthropocène, nous réalisons que l’habitation se disloque. Nos modèles de développement ont fait éclater ce que nous avons tenu pour son organisation possible. Le monde d’hier s’écroule, d’où la nécessité d’en imaginer un nouveau, qui soit en rupture, un autre monde. Monde n’est pas synonyme de Terre, le monde c’est ce qui jaillit de l’ensemble de nos rapports à la Terre. Il est donc contingent d’une culture, si l’on entend par culture nos représentations, imaginaires, récits, savoirs, pratiques, croyances.

Où et comment se mettre à la tâche ? L’invention du monde (sous le double sens de découverte-création), c’est la raison pour laquelle le Mouseion est inventé en Grèce antique, à Alexandrie, autour de 300 avant notre ère, puis, dans l’orient grec, au gré de bibliothèques qui se dotent de riches collections d’œuvres d’art. En se tournant vers l’Antiquité, la première partie de la Renaissance s’est réappropriée et a étendu ce concept qu’elle a nommé museo en italien, musæum en latin. Originellement, le musée désigne une disposition de l’esprit, un élan « mondoyant » pourrait-on dire, un espace mental que l’on transpose ou non en espace physique. À quoi s’y consacre-t-on ? À voir, où voir désigne une attitude d’alliance et de traverse, un geste symphonique, une mise en résonnance de toutes les dimensions dans l’attente d’une révélation. Voir comme mise en œuvre du dehors et du dedans, conjugaison de la matière et de l’esprit dans l’accouchement fragmentaire d’un Tout. Voir comme construction du monde.

D’où le « musée monde » qui se présente comme un espace où inventer le monde au moyen de l’art éclairé par toute forme de savoir et d’expérience à même d’en révéler la portée. Pourquoi l’art ? Parce qu’une œuvre d’art crée des rapports, elle plonge, sans limite, dans l’épaisseur du réel, s’empare de certains de ses composants et les combine en une certaine proposition. En d’autres termes, elle accouche d’un embryon de monde ou, à tout le moins, d’une impulsion vers un embryon de monde. Cet élan de l’art vers le monde, nous l’appelons sa fonction poétique. Pour en décrire le mécanisme, nous insistons sur de grands jalons de la poésie, de l’Antiquité à la géopoétique de Kenneth White, en passant par la Renaissance, le romantisme et Arthur Rimbaud. Chacune des étapes éclaire à sa façon le lien entre poétique et monde. J’invite à en saisir et à en accumuler les ingrédients.

Avant même la fixation des récits par l’écriture, l’aède chantait la Création, c’est-à-dire l’action des dieux, équivalents des forces naturelles primitives. Avec des inflexions différentes selon les époques, la poétique (essence de la poésie) se situe au sommet de la connaissance, non pas concurrentes des autres disciplines, mais point de concentration et d’illumination. Elle s’affirme comme force première et aboutissement de toute œuvre, elle fait de l’amour une puissance de connaissance, de cheminement et d’accomplissement, elle cherche une formule qui vibre d’accord avec la source profonde comme avec toutes les composantes du réel. La poétique procède à partir du chaos. Elle donne le la aux actes de choisir, agréger, organiser. Elle est convergence des champs du sensible et du savoir. Puissance concertante, chef d’orchestre, elle fait jouer ensemble. Elle accouche d’une unité. Elle se confondrait à la logique, comme facteur de liaison, si elle n’échappait pas à ses règles. Ses racines plongent du connu à l’inconnu. Elle travaille par mélange des sens et de l’esprit. En tant que fonction, elle amène l’art en direction du monde. 

Nous envisageons donc un musée qui se comprend comme une impulsion en direction du monde, instruit d’une fonction poétique qui nous permet d’aller à la rencontre des œuvres et de susciter leur dialogue. Voilà un allié pour la pensée écologique ! Au moment où l’époque exige que nous nous écartions des logiques apprises, des modes de raisonnement et de faire hérités du modernisme destructeur, que nous nous libérions des cadres de tous ordres qui nous limitent et nous contraignent, des constructions mentales, politiques, sociales, économiques, pour repartir à neuf… nous réalisons que nous disposons d’un trésor universel, en provenance des quatre coins du globe, d’hier à aujourd’hui, qui nous met en présence non seulement de propositions de rapports, de mondes alternatifs, mais aussi nous fournit comme des modes d’emploi pour en imaginer de nouveaux. 

On a peut-être trop tendance à aborder l’art sous l’angle d’un prisme uniquement historique, comme si l’histoire était « la » porte d’entrée dans une œuvre. Si on s’intéresse à l’art, on se rend à l’université pour étudier « l’histoire » de l’art, principalement. J’ai un infini respect pour l’histoire et je veux souligner son utilité. Mais l’art n’a aucune raison de relever de l’histoire plus que de la philosophie, de la politique, de la sociologie, ou de quelque autre approche. Donc, quand je fréquente l’art, qu’est-ce que je peux demander à telle ou telle œuvre, en plus d’un contenu historique, de développements philosophiques, etc. ? Eh bien de m’introduire aux rapports avec le réel qui sont les siens, aux rapports qu’elle « met en œuvre ». Il ne s’agit pas d’une connaissance que je peux réduire à un discours raisonnant classique. Le discours de cette connaissance est un discours pluriel, pluridisciplinaire.  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Monde est un terme dont le contenu et les contours demeurent souvent incertains. « Refaire le monde » est un programme qui, par sa généralité, peut amener à un inextricable éparpillement. Pour éviter cet écueil, vous proposez de suivre des lignes directrices qui permettent à la fois de coller au champ de l’écologie et d’aboutir à un contenu cohérent. Pouvez-vous nous introduire à cette démarche ?

Monde ne se confond ni avec la Terre, ni avec la société, ni avec quelque univers psychique ou imaginaire. Comme je l’envisage, le monde se définit comme le fruit de nos relations avec la Terre. L’objet du musée monde est de donner un contenu à cette notion qui soit en même temps adapté aux exigences écologiques actuelles.

C’est le programme et il demande en effet à être précisé si on ne veut pas se disperser dans toutes les directions. J’ai donc besoin d’un guide. Je rappelle que le musée a été créé autour de 300 avant notre ère, à Alexandrie. Le contexte est celui de la Grèce antique, on pourrait dire d’une aire méditerranéenne. Cette aire méditerranéenne est tributaire de ses grandes figures intellectuelles, parmi lesquelles se trouve Héraclite ; plus ancien, son apogée a eu lieu autour de 500 avant notre ère, il est encore très présent dans le tissu intellectuel au moment du Mouseion. L’objet principal des penseurs présocratiques dont il fait partie, c’est l’explication du fonctionnement du réel à partir de la phusis, la nature en tant que principe moteur et ordonnateur (objet qui se partage avec une pensée de la polis (cité) qui relève d’un cosmos pareillement structuré). Cette césure radicale par rapport à la prévalence antérieure des récits mythiques et religieux (quand bien même elle leur devrait une certaine influence), a été introduite à Milet, en Ionie, par Anaximandre, au début du VIe siècle. Quelque soixante-dix ans plus tard, dans la colonie voisine d’Éphèse, la parole d’Héraclite suscite un écho considérable dont le rayonnement ne s’éteindra pas, obligeant notamment Platon et Aristote, pour ne citer qu’eux, à le discuter et à se positionner par rapport à lui (en le critiquant, principalement pour l’obscurité supposée de sa parole).

Héraclite nous intéresse parce qu’il se situe avant la rupture intellectuelle (et stylistique) qu’incarne Platon (le monde des réalités sensibles et changeantes est le reflet d’un intangible monde des idées), dont la tradition d’interprétation occidentale va nourrir le dualisme âme-corps et accoucher de la ligne qui conduit à la modernité actuelle. De notre point de vue, Héraclite est celui des présocratiques qui développe la pensée du monde la plus pertinente et inspirante sur le plan de l’écologie qui nous occupe.

Héraclite est l’inventeur d’une langue poétique (au sens littéraire comme fondamental du terme) qui rompt avec celle des récits mythiques et théogoniques et qui n’est pas encore celle, raisonnante, de la philosophie qui s’ouvrira après lui, une langue épurée et « oraculaire »[2], une langue dont l’apparente obscurité n’a pour but que de nous mettre en relation avec tous les pans du réel. Il introduit le style du fragment. Il les cisèle et les nourrit d’images. Ainsi, ils rayonnent. Ils parlent à l’esprit autant qu’aux sens. « Les yeux et les oreilles sont de mauvais témoins pour les hommes s’ils ont des âmes barbares » (frg. 106). Héraclite a compris la complémentarité indispensable, l’union de la poésie et de la philosophie sur le chemin de la connaissance et de l’appartenance au monde. C’est ce qui explique en partie l’admiration que lui vouera Nietzsche qui va s’essayer lui aussi à une écriture fragmentaire, poétique, philosophique ; et plus tard, encore d’une autre façon, Kenneth White.

Grâce à Héraclite, grâce à une pensée que l’on peut lier contextuellement et conceptuellement à la naissance du musée et à sa vocation mondoyante, nous disposons de lignes de force autour desquelles partir à la recherche d’une notion de monde. Elles donnent les titres des quatre chapitres de « l’exposition » du musée monde que je propose : Eros ou le feu (un érotisme originel, une puissance cosmique, que l’on trouve à l’œuvre dans l’univers autant que dans nos sentiments, nos élans vers la connaissance), les intelligences du logos (ouverture de l’esprit au principe qui anime le devenir du réel), la chair de la mouvance (de quoi est faite cette mouvance dont nous sommes, comme tout ce qui est, ce fleuve qui engendre et nous rend solidaires), la quête d’harmonie (à entendre comme un élan vers l’ordre universel avec lequel nous devons composer).

 

Comment s’articule le Musée monde avec la Renaissance sauvage que vous avez décrite dans votre premier essai ?

Renaissance sauvage et Musée monde se complètent. Renaissance sauvage parle d’aujourd’hui, d’un tournant que je vois s’amorcer en observant ce qui se passe dans une certaine création en art et en design. C’est un tournant qui peut être qualifié de renaissance si on en revient à ce que ce terme désigne d’un point de vue artistique, philosophique et écologique. Une autre façon de se positionner vis-à-vis de la Terre, du réel, du vivant émerge. Associée à cette renaissance, une nouvelle perspective que je nomme perspective symbiotique. Je songe à consacrer un article à cette perspective. Ce serait nécessaire, je crois, pour insister davantage sur l’importance que représente l’apparition d’une nouvelle perspective à un moment donné de l’histoire de l’art. Je rappelle que la perspective de la Renaissance, telle que théorisée par Alberti et Brunelleschi, la perspective monofocale, a couru sur quelque cinq cents ans et n’en a pas encore fini (avec évidemment des variations, des prises de distances, etc.). Suggérer l’apparition d’une nouvelle perspective, ça n’est donc pas rien. Dans Renaissance sauvage, je décris la genèse de ce tournant qui se dessine depuis 1850, je donne des exemples de créations actuelles et je propose une approche de ce terme sauvage que j’emploie (étant entendu que d’autres conceptions du « sauvage » peuvent tout à fait se couler dans le constat de cette renaissance : la pensée écologique contemporaine est riche d’approches qui, dans leurs diversités, ne me semblent qu’en confirmer l’intuition).  

Le musée monde s’attache au cœur de l’écologie, c’est-à-dire à la notion de monde. Et pour penser, reformuler le monde, il suggère une approche qui met l’art au cœur des choses.

 

Dans Le musée monde, vous donnez une place importante à la poésie, quelle est-elle ?

J’ai évoqué les notions de poétique et de fonction poétique de l’art. Une précision de vocabulaire, encore. Il y a des poèmes cités dans le livre. Un poème, c’est une expression de la poétique qui a recours au langage. Le terme poésie, il faut l’entendre plus généralement comme une transposition de la poétique dans un médium donné. On peut parler de la poésie d’un tableau, d’un film, etc. La poétique travaille, de l’homme au reste du réel, à l’émergence d’un monde à habiter (écoumène). Toute une tradition poético-philosophique s’inscrit dans une approche de cet ordre, je ne fais que dire les choses à ma façon. Parmi nombre de références possibles, avec évidemment des nuances chez chacune, en voici une qui n’est pas dans le livre, sur laquelle je suis tombé il y a quelques jours. C’est extrait du discours qu’a prononcé le poète Saint John Perse en 1959 (un an avant qu’il ne reçoive le Prix Nobel), à l’occasion de la remise par André Malraux du Grand Prix National des Lettres :

« […] Il est temps de reconnaître dans toute activité de l’esprit, individuelle ou collective, cette force agissante et concertante qu’est le principe poétique. Poésie, sœur de l’action et mère de toute création. Initiatrice en toute science et devancière en toute métaphysique. Elle est l’animatrice du songe et des vivants […]. Qu’elle rende parmi nous le tumulte du siècle et elle jouera son rôle, à notre insu, en cette rénovation humaine où la France est active. »

En creux de la lecture du Musée monde, je crois qu’on peut se poser la question : pourquoi écrire ou lire des poèmes aujourd’hui ? Pourquoi est-ce important ? La poésie, c’est une affaire de liberté. On sort des cadres, non pas pour le plaisir, mais pour accéder à une création véritable, c’est-à-dire pour laisser s’exprimer, autrement, les forces à l’œuvre dans le réel. Grâce au poème, par exemple, le langage se défait de toutes les règles. Une voie d’accès se dessine jusqu’à la toile de fond du langage, au désir fondamental qui le travaille, celui de répliquer la vie, d’agir en symbiose avec le fonctionnement, les impulsions travaillant le réel. Notre rapport à la langue s’est largement construit autour d’un rapport au récit et au sens rationnel. Le poème rompt avec ça. D’autres choses sont en jeu, plus puissantes. Avec la poésie, on communie avec ce qui circule et unifie. On s’immerge dans une expérience essentielle. D’où le fait qu’il y a moins à comprendre dans la poésie qu’à ressentir, qu’à laisser passer. Toute notre éducation qui cherche à trouver du sens dans les poèmes, comme des détectives, est une aberration. L’apprentissage de la poésie est complètement à revoir, outre le fait qu’elle dégoûte beaucoup d’élèves. Accéder à la poésie, c’est accéder au champ de la liberté absolue, à la racine de la vie, au lieu des énergies primordiales, à un espace où l’éternité et le sans-limite sont à l’œuvre. Bien sûr, tout ça ne s’approche que de façon fragmentaire, par telle ou telle fenêtre, à travers tel ou tel aspect de la réalité, de l’existence, d’où une infinité de variations poétiques.

Voilà pourquoi le Musée monde s’intéresse à la poésie et agrège des jalons essentiels de cette compréhension du rapport poétique. Voilà pourquoi la poétique est présentée comme un chemin d’apprentissage indispensable, pourquoi elle ouvre des portes complémentaires dont on ne peut pas faire l’économie si on entend aborder le réel. Voilà pourquoi la poésie antique nous parle encore, celle de la Pléiade, etc. Voilà pourquoi des esprits géniaux ont su faire le lien avec l’amour, ont su voir dans la poésie un élan qui nous pousse vers le Tout, vers une forme d’illumination, et ainsi de suite.  

Vous employez le terme d’illumination, titre donné à un ensemble de poèmes d’Arthur Rimbaud, lequel revient souvent dans le livre. Etait-il donc écologiste avant l’heure ?

Je ne reprendrai pas ici tout ce que je dis de Rimbaud à différents endroits du livre. Bien sûr, il ne s’agit pas de prétendre que Rimbaud était « écologiste ». Il s’agit de ressentir quels éléments ressortent de l’œuvre-vie de Rimbaud que nous pouvons rapprocher d’une réflexion sur l’écologie aujourd’hui. J’évoque le contexte anarchiste dans lequel il baigne et la réflexion sur la nature qui occupe, à des degrés variables, les principaux penseurs de ce courant. Qu’il me soit permis d’ajouter ici un nom que je ne cite pas dans le livre, celui d’Auguste Blanqui. On sait que Rimbaud a lu nombre de ses écrits : on en ressent d’ailleurs la présence dans le verbe radical et l’élan transformateur qui sont les siens, disons de 1870 à 1872. Blanqui, l’homme d’action, le révolutionnaire et le théoricien de la république et d’un socialisme de combat a passé trente ans de sa vie en prison. Il est une figure de référence pour tous les insurgés de la Commune de Paris, « une force égale à un corps d’armée » déclare Thiers qui le fait arrêter peu de temps avant le début des événements et le garde au secret[3]. Il est aussi l’auteur d’un traité « scientifique » sur le fonctionnement de l’univers L’Éternité par les astres (1872) qui lui a valu un certain succès en son temps.

Il est frappant de voir sous la plume de Blanqui des considérations – des invectives même ! – qui paraissent très actuelles et auxquelles Rimbaud a dû être particulièrement sensible si on en juge par les propos qu’il tient dans ses célèbres Lettres du voyant de 1871. Citons cet extrait particulièrement éloquent tiré de La critique sociale de Blanqui :

« Depuis bientôt quatre siècles, notre détestable race détruit sans pitié tout ce qu’elle rencontre, hommes, animaux, végétaux, minéraux. […] La hache abat, personne ne replante. On se soucie peu que l’avenir ait la fièvre. Les gisements de houille sont gaspillés avec une incurie sauvage. Des hommes étaient apparus soudain, nous racontant par leur seul aspect les premiers temps de notre séjour sur la Terre [quelle préscience de Blanqui vis-à-vis des peuples considérés alors comme primitifs !]. […] Nous les avons assassinés. Parmi les puissances chrétiennes, c’est à qui les achèvera. Nous répondrons du meurtre devant l’histoire. Bientôt, elle nous reprochera ce crime avec toute la véhémence d’une moralité bien supérieure à la nôtre. […] Le présent ne songe qu’à lui. Il se moque de l’avenir aussi bien que du passé. […] Il dit « Après moi le déluge ! » ou, s’il ne le dit pas, il le pense et agit en conséquence. Ménage-t-on les trésors amassés par la nature, trésors qui ne sont point inépuisables et ne se reproduiront pas ? […] Le présent saccage et détruit au hasard, pour ses besoins ou ses caprices. »[4]

C’est écrit en 1869-1870, certes publié en 1885 seulement, mais ça donne l’idée des messages qui étaient les siens et se propageaient au gré de ses discours comme à l’intérieur de ses clubs et autres cercles d’influence qui touchaient une couche très hétéroclite de la population, des intellectuels mais aussi un grand nombre de simples citoyens. Ce contexte intellectuel dans lequel évolue Arthur Rimbaud nous autorise à suggérer de nouvelles pistes, par exemple, dans un poème comme « Le Bâteau ivre », écrit à la fin de l’été 1871, quelques mois après la déroute de la Semaine sanglante qui mit fin à la Commune. L’analyse ne figure pas de façon aussi poussée dans le livre, je la propose ici en complément.

Je n’entends pas circonscrire l’interprétation de ce poème qui, comme toute grande œuvre, ouvre à de vastes plages de ressentis et de sens, mais je n’en défends pas moins la lecture suivante. Le poème est celui d’une expérience, le moment d’une ivresse existentielle vécue de près ou de loin, mais surtout fantasmée : celle de la Commune, ou plutôt, de « sa » Commune, c’est-à-dire d’une amorce de matérialisation du manifeste qu’il a exprimé dans ses « Lettres du Voyant » de mai 1871. Voilà que les forces sauvages (les « Peaux-Rouges ») viennent le dégager des cordages qui tirent l’homme et la société dans son ensemble vers la déshumanisation et la déterrestration. Voilà Rimbaud rendu aux forces élémentaires, au « Fleuve » d’abord (avec peut-être, chez ce fin lettré et amoureux de la Grèce, un salut à Héraclite) et bientôt à la mer, au large, c’est-à-dire à l’infini cosmique. Libre, enfin ! Là, la « tempête » dérègle ses sens (improprement ordonnés jusqu’alors par la société) et le conduit à l’« éveil ».

Alors il peut « danser » avec les éléments, ne plus faire qu’un avec eux, il en est « pénétré », « lavé », donné à un cap et à un horizon vitaux (débarrassé des « gouvernail » et « grappin » du monde d’hier). Il se « baigne dans le Poème », avec une majuscule, celui de la « Mer », majuscule, la mère véritable, matrice de l’homme nouveau. Sur la route, il croise des « noyés », tous ceux qui, comme lui, ont voulu fuir, ont voulu le jour authentiquement vivifiant, mais n’ont pas su se faire Voyant, poète, n’ont pas su tirer d’eux les efforts qu’une telle quête exige. Rimbaud touche au secret de l’Origine, au nœud de la Création, au logos : « j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir ». Son être se trouve connecté au réseau primordial de l’univers : « les sèves inouïes » parachèvent son « éveil ». Dans ce monde qui s’ouvre, la vie se révèle comme jamais : des « fleurs » apparaissent avec des « yeux de panthères à peaux d’hommes », là, des « écumes de fleurs », là, des vents qui lui donnent des ailes, là, des « poissons chantants »… Il atteint l’Âge d’or (le plus précieux des métaux se glisse dans plusieurs vers). Et si la promesse d’un véritable changement n’était pas une utopie ?

« J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles

Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :

– Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles,

Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ? »

Mais à la fin du poème, la triste réalité, « les Aube navrantes » reprennent le pas sur « l’Aube exaltée ». L’époque est celle d’une « lune atroce » et d’un « soleil amer ». Une nostalgie le fait souffrir, celle d’une Grèce antique qu’il admire, « l’Europe aux anciens parapets », celle des voyages d’Ulysse, celle de la poésie fondatrice de monde. Rimbaud rêve d’une Europe qui oserait adopter le socialisme ou l’anarchiste de la Commune, une Europe dont les eaux seraient noires couleur du drapeau des insurgés qui refusent tout compromis (« flache noire et froide ») et non couleur des bannières des bataillons militaires qu’il voit défiler à Charleville, symboles autant de la reddition que de l’ordre bourgeois.

« Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai »

Il a le cœur lourd, l’enfant déçu de la Commune. Que peut-il faire de plus à présent que lâcher tristement « un bateau frêle comme un papillon de mai ? ». La joie conquérante des Lettres du Voyant s’est évaporée. Rimbaud s’approche des limites de la poésie écrite… Une audace, une exigence plus grandes se murmurent à ses oreilles : transposer plus profondément encore la poésie dans la vie. Prendre le large. S’en aller. Partir à la recherche du lieu et de la formule… Chercher un monde, quoi que lui coûte cette folie – ce sera la fin qu’on connaît, la mort, trop tôt, dans un hôpital à Marseille, mais aussi le début de l’immortalité d’une œuvre de génie.

Voilà pourquoi Rimbaud occupe une place de choix dans notre quête de monde. Non seulement il nous donne un élan sans égal, non seulement il nous met au contact des puissances de vie, mais surtout, il nous donne une sorte de mode d’emploi. La poésie, qu’est-ce que ça signifie, qu’est-ce qu’on en fait dans cette recherche qui est la nôtre ? Ce sont les « Lettres du voyant » et un grand nombre de ses poèmes qui s’appliquent à y répondre. Et puis la poésie écrite, c’est très bien, mais voilà : elle doit se dédoubler dans l’existence, se faire acte, prise de risque… Rimbaud contribue à la manière dont je rencontre les œuvres, les regarde, les choisis, les mets ensemble, les commente… il contribue à cette approche poétique de l’art que j’ai évoquée. Et il contribue plus largement à notre quête, tout ça fonctionnant ensemble, évidemment.

On trouve Léonard de Vinci dans Renaissance sauvage comme dans le Musée monde, pourquoi l’œuvre de cet artiste revient-il avec autant d’évidence pour vous ?

Je suis content de l’interprétation de La Scapigliata (1502-1507) à laquelle je suis arrivé. Depuis longtemps cette œuvre trottait dans mon esprit, je sentais qu’elle ne pouvait pas être anodine, que quelque chose d’important s’y jouait, d’aussi important que dans La Joconde ou Saint Jean Baptiste que j’ai longuement analysés dans Renaissance sauvage. Elle s’est imposée d’elle-même en ouverture de ce chapitre intitulé « Éros ou le feu ». Elle jaillit précisément du jeu fondamental de ces notions, elle est le point de départ et d’arrivée de Léonard, en quelque sorte.

Plus largement, c’est toute l’approche quasi-alchimique de Léonard qui rejoint mon propos. Il est l’artiste, le penseur par excellence de ce qu’on pourrait appeler « l’orchestration fondamentale ». Le monde à la découverte duquel il s’emploie est une symphonie. Je ne tiens pas à résumer les choses ici. Je crois pouvoir dire que ça vaut la peine de lire à la suite les pages qui lui sont consacrées dans Renaissance sauvage et dans Le musée monde. Il y a vraiment complémentarité des deux livres sur ce sujet.

 

Vous insistez dans vos textes[5] sur l’importance de voir, vous parlez d’un « voir écologique » et de la nécessité d’un apprentissage du regard.

Par « voir », je vise évidemment au-delà de l’organe de la vue. C’est l’œil de l’être qui m’intéresse, à entendre comme l’habilitation, la mise en fonctionnement de tous les sens, l’ouverture entière de l’individu. Dire « ouverture » conduit à se demander « ouverture vers quoi ? ». S’ouvrir, c’est se donner à un espace, à une certaine direction, se laisser pénétrer autant que s’engager. S’ouvrir vers, s’engager vers… Vers le vers, celui du poème, du poétique, pourrait-on suggérer. Voir devient l’engagement de l’être dans un vers (horizon, trajectoire et poétique). Donc quelque chose de formateur. Il y aurait l’être, embryonnaire, en attente de son expansion réalisatrice. Je m’accomplis dans le voir, mais pas n’importe quel voir, ce voir existentiel que j’évoque. Un voir qui mobilise toutes les capacités de l’être humain, de sa sensibilité à son intelligence, et les conjoint hors de lui, dans le dehors qu’il met au jour. Exprimer le dehors, par le voir, revient à m’exprimer (littéralement, sortir de moi) et à me réaliser dans la rencontre.  

C’est ce type de réflexion qui m’occupe. Elle m’occupe parce qu’elle est intimement liée à la capacité de faire émerger quelque chose, en l’occurrence, le monde et l’identité de chacun, comme en miroir l’un de l’autre, à l’intérieur d’un même geste. Inventer un nouveau monde, c’est aussi inventer un nouveau soi. L’un ne peut pas aller sans l’autre. Le regard (l’œil de l’être) serait en quelque sorte l’opérateur. Et bien sûr, quand je dis que l’art occupe le lieu des rapports entre l’être et le monde, je comprends que tout se tient. Que l’art m’enseigne à voir, mais qu’il dépend aussi de mon voir. Il y a une dynamique d’apprentissage réciproque et de processus fondateur qui ne cesse d’opérer. Pour cette raison, l’art n’est jamais quelque chose de donné. L’art relève d’une époque en même temps qu’il est toujours au présent, jamais épuisé dans ses capacités, jamais cerné pour de bon, jamais tenu par un prisme unique.

 

La notion d’amour occupe une place importante dans votre ouvrage, pouvez-vous nous éclairez à ce sujet ?

L’amour est une notion plurielle dans Le Musée monde. C’est un sujet essentiel pour l’écologie aujourd’hui. Ça n’a pas l’air très académique, on pourrait avoir l’impression que ce serait davantage l’affaire des romanciers ou des théologiens. Je ne crois pas du tout. Je l’aborde sous différents angles. Comme puissance de connaissance, c’est certainement l’apport essentiel de la poésie de la Renaissance avec tout l’héritage du Moyen Âge que je rappelle brièvement. L’amour humain est perçu comme une force qui conduit à la réalisation de soi et à la mise au monde du monde, si je puis dire. D’où le fait que ces poètes le cultivent, qu’ils l’explorent dans d’infinies nuances et qu’ils en expriment la finalité existentielle et cosmologique. On retrouve cette idée dans le romantisme. Avec une même correspondance entre amour humain et amour universel, l’Antiquité, celle d’Héraclite, voyait dans Éros une puissance d’animation de l’univers également à l’œuvre dans l’homme. Empédocle décrit le jeu de l’amour et de la haine dans le mécanisme de la nature. Il y a parenté d’efficacité, l’un se prolonge dans l’autre. On peut tirer un fil jusqu’aux courants philosophiques d’Extrême-Orient, je pense au taoïsme en particulier, qui reconnaissent l’action des dispositions intérieures de l’homme sur l’ordre du monde lui-même. Il y a réciprocité fondatrice : l’extériorité me pénètre et me forme tout comme mon intériorité pénètre l’extériorité et la forme – la notion de frontière entre ces termes tend à se diluer. Quand j’écris « Eros ou le feu » : il faut y lire ce kaléidoscope de sens.

Je parle également des nouveaux modèles d’amour dont notre époque a besoin. Il s’agit en effet de s’engager, de faire œuvre commune en faveur d’un autre monde, d’autres modes d’existences, d’autres identités… C’est un travail collectif. L’amour peut se concevoir comme une aventure commune sur cette piste. J’évoque l’histoire d’André Gorz et Doreen Keir. Il y en a évidemment d’autres à révéler ou à inventer – on a besoin de mythes amoureux, comme il y en a eu à toutes les époques, en étroite correspondance d’ailleurs avec les problématiques, ou disons le contexte culturel ambiant. De nouveaux modèles d’amour à admirer, à envier, à vouloir vivre, réaliser… A même d’apporter de la joie. Non pas une joie superficielle mâtinée d’ignorance, mais une joie authentique, en pleine conscience des enjeux que nous avons à affronter. Si nous ne voulons pas être minés par la catastrophe en cours, si nous voulons lutter, nous devons nous préoccuper de la joie, mais sérieusement. Rien à voir avec le divertissement, l’amnésie volontaire, synonymes d’un refus de savoir, plus ou moins complice ou lâche. Je le répète, une joie profonde, qui galvanise des personnes parfaitement conscientes de ce qui est en train de se jouer et qui veulent essayer d’apporter leur contribution.

 

Pourquoi une certaine mythologie serait-elle de nouveau souhaitable ?

Il ne s’agit pas de verser dans une mythologie new age ni de se fabriquer une mythologie de pacotille, mais plutôt d’en appeler à une mythologie qui donne voix aux relations fondatrices, qui nous permettent de ressentir et penser à nouveaux frais l’histoire et le présent des forces en présence dans les milieux de vie dont on dépend et sur Terre en général. Il n’est pas question de vrai ou de faux, de crédible ou non, mais de se connecter à l’élan d’une sagesse qui prend dans le savoir de la nature. Cette mythologie s’apparente à un discours que l’on se tient à travers les voix qui nous entourent, un discours que l’on n’invente pas, que l’on recueille, non pas un discours de certitude, mais un discours d’interrogation, de curiosité, d’exploration, d’élan, d’harmonie, de cruauté, de laideur, de fatalité mais aussi de beauté et de courage. Une mythologie donc au sens de résonance du réel, résonance dans nos sens comme dans la pensée, qu’elle l’accompagne dans la formation de concepts, ou qu’elle les discute. Ces mythes prendront peut-être des noms ou des figures d’hier, iront piocher dans l’immense répertoire des traditions, des cultures et de l’histoire, ou bien ils se grefferont directement et nouvellement dans le dehors. Les mythes sont par essence vivants et mouvants. Ils seront différents de ceux d’hier parce que c’est leur vocation de parler au présent.

Pour emprunter à Baptiste Morizot (qui, par une autre voie, rejoint mon propos), je dirais qu’il s’agit de susciter de nouveaux « pouvoirs mythologiques » auprès d’entités, de phénomènes ou d’espaces terrestres. En travaillant sur la dernière forêt primaire (« primordiale ») d’Europe, celle de Białowieża, le philosophe fait remarquer l’écart qui existe dans notre imaginaire entre par exemple la forêt amazonienne, pourtant située à des milliers de kilomètres de nous et celle-ci qui se situe au sein même du territoire européen, mais dont beaucoup ignorent jusqu’au nom. Par ses propos, il contribue à la construction du « mythe de la forêt primaire européenne » tout en attirant notre attention sur le risque de contamination avec les mythes existants porteurs de représentations dualistes, primitivistes ou puristes, erronés sur les plans historique comme écologique (tel le mythe de la forêt vierge). À ce qu’il cherche, il faut donner une portée qui dépasse le seul cas de la forêt de Białowieża, une portée valable pour nos efforts de renouvellement de mythes actifs :

« Ce que nous cherchons dans ces pages, c’est le mythe vrai de la forêt européenne, le mythe qui naît non pas de nos projections humaines sur la forêt primaire, sur le rôle fantasmatique que nous voulons lui faire jouer (sanctuaire de pureté contrastant avec une prétendue artificialité contre-nature de la vie moderne), mais le mythe qui jaillit spontanément des puissances propres de la forêt elle-même, une fois que nous la voyons. »[6]

Il me semble qu’une certaine stratégie ou politique culturelle se dégage de votre livre, comment pourrait-on la formuler ?

 On ne peut pas ignorer l’urgence que représente l’écologie, dans toutes ses dimensions. Si la Terre devient invivable, il est facile de comprendre que les autres problèmes nous paraîtront accessoires. C’est donc aujourd’hui le problème n°1, et un problème urgent auquel s’atteler.

La première réponse du secteur culturel en la matière doit être une réponse par le biais de la culture. Je vois évidemment du meilleur œil les efforts en termes de réduction de l’empreinte carbone des événements ou des bâtiments, et tout l’éventail de ces mesures pratiques. Mais il ne s’agit pas ici de culture. Créer des expositions en lien avec les problématiques écologiques, proposer des parcours de visite sur tel ou tel angle dans les musées, via des conférenciers, audio-guides, QR codes à côté de certaines œuvres, etc., susciter des commandes, monter des pièces de théâtre, créer des films, proposer des commentaires originaux, accueillir des groupes de création ou de recherche-création, intégrer cette problématique dans les départements de recherche des institutions culturelles qui en sont dotées (ou alors en créer !), commander et éditer des ouvrages, organiser des colloques, accueillir des conférences, donner une bonne place à tous les artistes qui s’intéressent à ce sujet, avec une vraie exigence de qualité… Je pourrais dresser une longue liste de toutes les actions possibles dans les différents domaines de la culture. Il ne s’agit pas de transformer les lieux de culture en ONG environnementalistes, il s’agit d’intégrer ce sujet majeur qu’est l’écologie dans leurs priorités, de le traduire concrètement, et sur le plan de la culture elle-même. C’est un changement de culture dont l’écologie a besoin, c’est ça qui va rendre possible la transition vers de nouveaux modèles et leur adoption. Comment imaginer qu’un changement de culture s’opère sans la contribution du secteur culturel ? Tout ça se dessine en creux du Musée monde, ou peut-être même est-ce sa revendication politique, s’il fallait lui en reconnaître une.

 

Quels sont vos prochains projets d’écriture ?

J’apporte en ce moment une dernière main, avec mon traducteur, à la version anglaise de Renaissance sauvage, une version enrichie, qui sera publiée à l’automne 2023 par Intellect Books. Je réfléchis aussi à un texte autour de l’œuvre de l’artiste Clément Borderie (certainement l’occasion d’un exposé sur la perspective symbiotique) pour sa monographie dont l’édition est préparée par la Galerie Jousse Entreprise. En parallèle, je poursuis l’écriture d’un roman et finalise un recueil de poèmes : deux projets intimement liés à ma démarche de recherche.

 

[1] Brigitte Le Guen (dir.), Naissance de la Grèce. De Minos à Solon, 3200 à 510 avant notre ère, Paris, Belin, 2019, p.335.

[2] Nous empruntons ce qualificatif à Jean-François Pradier, Héraclite, Paris, coll. Qui es-tu, Cerf, 2022.

[3] Préface à Auguste Blanqui, La Critique sociale [1869-1885], dans Maintenant il faut des armes, textes choisis, Paris, La fabrique éditions, 2006, p.15.

[4] Auguste Blanqui, La Critique sociale [1869-1885], dans Maintenant il faut des armes, textes choisis, Paris, La fabrique éditions, 2006, p.191, 212, 226.

[5] Guillaume Logé, « L’œil chrysalide. Notes sur un voir écologique », Noémie Goudal, Paris, La Martinière, 2022 et Le Musée monde.

[6] Andrea Olga Mantovani, Baptiste Morizot, S’enforester. Mythologie et politiques de la forêt d’Europe, Paris, D’une rive à l’autre, 2022, p.90.




Renouer avec la nature

Par Roland Albignac

 

 

 

 

 

La Pensée Écologique : Vous venez de publier un livre état des lieux et bilan en matière de biodiversité, avec de très belles et riches illustrations, alors que nos paysages environnants oscillent entre le jaune terreux de la sécheresse et le noir calciné des mégafeux. Pouvez-vous vous présenter à nos lectrices et lecteurs ?

Roland Albignac : J’ai commencé ma carrière à Madagascar, en 1965, dans un institut qui s’appelait l’ORSTOM (Office de la Recherche Scientifique et Technique Outre-Mer) et maintenant l’IRD (Institut de Recherche pour le Développement). C’est un institut de recherches des territoires tropicaux. J’étais à l’époque agronome avec une spécialisation horticole et paysagiste. Je suis parti pour diriger le parc botanique et zoologique de l’ORSTOM à Antananarivo. Là, j’ai suivi des certificats d’équivalence universitaires (à l’époque, il n’y avait pas de passerelles avec le diplôme d’agronomie). J’ai ensuite soutenu une thèse d’État à Montpellier sur l’éco-éthologie des carnivores et des lémuriens de Madagascar.                                                                                                                                      

Je suis alors devenu coopérant universitaire à partir de 1972, maître de conférences à la faculté des sciences d’Antananarivo. J’ai plus tard, en 1981, débarqué à Besançon, sur un poste de professeur des universités. J’ai ensuite été détaché au Muséum National d’Histoire Naturelle, à Paris pendant deux ans. Je devais m’occuper à un moment de la chaire d’éthologie, c’est-à-dire de la direction des parcs zoologiques du Muséum, mais ça n’a pas marché et j’ai rebondi sur l’UNESCO et le développement d’un projet pilote « d’éco-développement » pour préparer les accords de Rio. J’ai donc eu la chance de gérer un des 5 projets pilotes – avec plusieurs millions de dollars de fonds, afin d’apporter à Rio mon expérience de Madagascar et des Mascareignes. Ce qui m’a valu d’être nominé au « Global 500 Roll of Honor » du PNUE.

Je suis ensuite revenu à l’Université de Besançon en 1993, où j’ai mis en place un DESS sur le développement durable (de 2001 à 2005). J’aurais normalement dû aller à Bruxelles dans la DG8 qui s’occupe des problèmes d’environnement. C’était une charge très intéressante sur le plan matériel et financier, mais un travail purement administratif, et je suis vraiment fâché avec l’administration ! Je suis fondamentalement un écologue de terrain qui doit expérimenter pour préciser des concepts.

Une fois à la retraite, en plus de missions pour les Nations Unies, j’ai organisé et accompagné de nombreux voyages « nature » dans le monde entier ! Le Covid 19, en me « clouant au sol », m’a enfin permis de réaliser le livre La Terre et nous !!!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LPE : L’IPBES (Plateforme Intergouvernementale scientifique et politique sur la Biodiversité et les Services Écosystémiques) vient de publier son sixième rapport au début juillet de cette année. Pouvez-vous nous le présenter tout en dressant succinctement l’état du vivant sur Terre ?

RA : Au cours du 20e siècle, les répercussions de l’hyperproductivisme ont pris une ampleur exceptionnelle. Le constat est simple et sans appel : la production croissante de biens et de services exige de consommer toujours plus de ressources naturelles, de matières premières alors qu’elles sont limitées et de plus en plus difficiles à obtenir, d’énergie, et en conséquence d’espace non moins limité. Ces activités anthropiques produisent des déchets de plus en plus importants dans un monde à capacité limitée pour les recycler et au prix de perturbations profondes, comme le montre notre défi climatique.

Ce constat est malheureusement récurrent. Il a déjà été exprimé depuis le Club de Rome, le rapport Meadows, et la première conférence des Nations Unies sur l’environnement en 1972, à Stockholm, puis à Rio en 1992, etc. Nous sommes en train d’éroder les fondements mêmes de nos économies, et même de réduire l’habitabilité de la Terre.

 

LPE : Quel bilan dresse l’Ipbes ?

RA : Voici de façon synthétique les apports des différents rapports et du tout dernier, celui de juillet 2022. En mai 2019, la publication du premier rapport scientifique mondial de l’IPBES alerte sur le déclin sans précédent de la nature. L’Homme en est directement responsable ! Les travaux de l’IPBES confirment ceux de l’UICN et des ONG environnementales. Nous sommes face à une accélération sans précédent de la pression exercée par les êtres humains sur les écosystèmes :                                                                                                                                                      

A – La biodiversité, les fonctions et services écosystémiques se détériorent dans le monde entier.       B – 1 million d’espèces sur 8 sont en voie d’extinction, 2 millions en grand danger et de nombreux services rendus par la biodiversité déclinent fortement. Tel est le bilan alarmant de ce rapport sur la biodiversité.  Cette évaluation des espèces en danger est fondée sur l’analyses statistique des données de l’IUCN. (Encore conviendrait-il de mieux préciser la notion « d’espèce »).                         C – Les facteurs directs et indirects de ces changements se sont intensifiés au cours des 50 dernières années.                                                                                                                                                    D – Les trajectoires actuelles ne permettent pas d’atteindre les objectifs de conservation et d’exploitation durable de la nature. Pour parvenir aux objectifs fixés pour 2030 et au-delà, il est de plus en plus urgent de réaliser des changements en profondeur de nos systèmes économiques, sociaux et environnementaux par une révision politique forte et des avancées technologiques mieux ciblées.

E – Il est possible de conserver, de restaurer – ou mieux « de redonner à la nature le droit d’exister » – et d’utiliser la nature de manière durable, en déployant de toute urgence des efforts concertés qui entraînent des changements sociétaux en profondeur.

                                                                                                           

Ce rapport analyse aussi les causes directes ou indirectes de destructions anthropiques, qui souvent se conjuguent, et représentent des éléments majeurs dans le réchauffement climatique et ses menaces sur la biodiversité :

Les facteurs directs responsables sont, par ordre décroissant :                                                           (1) les changements d’usage des terres et de la mer à but de productions agricoles, sylvicoles ou halieutiques (déforestation, dégradation des sols, des récifs coralliens, des mangroves, etc.) ;                                                                                                                                                                 (2) l’exploitation directe de certains organismes par la cueillette, la chasse, la surpêche, etc. ;

(3) le changement climatique 

(4) les pollutions, notamment chimiques et les déchets, comme par exemple les plastiques;                                                                                                                                                  (5) les espèces exotiques envahissantes.

 

Le rapport de l’IPBES parle de progrès réalisés dans la prise en compte des différentes valeurs de la nature depuis les 50 dernières années. Ainsi sur la dernière décennie (2010 à 2020), 65 % des études portent sur l’amélioration de l’état de la nature et 31 % sur l’amélioration de la qualité de vie des êtres humains. 

L’IPBES déplore néanmoins que ces études reposent encore trop souvent sur la valeur économique et utilitaire de la nature, en estimant que 74 % des études sont centrées sur les valeurs instrumentales, 20 % sur les valeurs intrinsèques et seulement 6 % sur les valeurs relationnelles.

En janvier 2021 : Plénière de l’IPBES et son rapport de cadrage. Rapport pour une évaluation thématique des causes profondes de l’érosion de la biodiversité, des déterminants des changements transformateurs et des solutions pour réaliser la Vision 2050 pour la biodiversité.                                                                                                                                               

En juin 2021 : Publication du rapport commun de l’IPBES et du GIEC sur la biodiversité et le changement climatique. Ce rapport marque la première collaboration entre les experts de l’IPBES et du GIEC. Alors que les politiques nationales et internationales tendent à compartimenter la lutte contre le changement climatique et la préservation de la biodiversité ; les experts soulignent que ces enjeux ne seront résolus avec succès que s’ils sont abordés ensemble. En effet les émissions de gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère augmentent, tandis que la biodiversité s’effondre. Ces deux sujets environnementaux ont longtemps été gérés séparément, alors qu’ils sont complémentaires, notamment dans les cycles biologiques naturels de ces GES. 

Enfin en juillet 2022 : l’élaboration d’un rapport de l’IPBES sur l’utilisation durable des espèces sauvages. Ce dernier rapport établit un constat : pendant ces dernières décennies, la crise de la biodiversité s’est intensifiée, menaçant directement de nombreuses espèces sauvages végétales ou animales, terrestres et marines. Un chiffre : l’Humanité dépend de 50.000 espèces sauvages pour sa survie ; pour l’alimentation, l’énergie, les matériaux, la médecine, les loisirs, et autres besoins humains, etc., en précisant que la biodiversité reste largement menacée par l’exploitation forestière et marine. Les populations rurales des pays en développement (environ 45% de la population mondiale) sont les plus exposées au risque d’une utilisation non durable ; l’absence d’alternatives les contraint à exploiter davantage les espèces sauvages déjà en danger ; plus de deux milliards de personnes dépendent du bois pour cuisiner. L’IPBES rappelle que la surexploitation touche 34% des stocks de poissons, met en danger près de 1500 espèces de mammifères, etc. L’IPBES alerte aussi sur le trafic illégal d’espèces sauvages, le troisième trafic au monde, après la drogue et l’armement. Les facteurs indirects sont notamment l’augmentation de la population et la surconsommation des pays développés. Enfin, une tendance qui émerge est celle de l’interconnectivité mondiale (le « telecoupling »). Dans ce cas, l’extraction des ressources et leur production ont lieu dans une partie du monde, mais servent souvent à satisfaire les besoins de consommateurs éloignés, qui vivent dans d’autres régions du monde.

D’autres résultats majeurs du rapport sont à prendre aussi en compte :

  • Les trois quarts de l’environnement terrestre et environ 66 % du milieu marin ont été significativement modifiés par l’action humaine. En moyenne, ces tendances ont été moins graves ou évitées dans les zones qui appartiennent à – ou sont gérées – par des peuples autochtones et des communautés locales.
  • Plus d’un tiers de la surface terrestre du monde et près de 75 % des ressources en eau douce sont maintenant destinées à l’agriculture ou à l’élevage.
  • La valeur quantitative de la production agricole a augmenté d’environ 300 % depuis 1970, la récolte de bois brut a augmenté de 45 % et environ 60 milliards de tonnes de ressources renouvelables et non renouvelables sont maintenant extraites chaque année dans le monde – quantité qui a presque doublé depuis 1980.
  • La dégradation des sols a réduit de 23 % la productivité de l’ensemble de la surface terrestre mondiale ; une partie de la production agricole annuelle mondiale, d’une valeur marchande pouvant atteindre 577 milliards de dollars US, est confrontée au risque de disparition des pollinisateurs. A quoi s’ajoutent avec le réchauffement du climat, la destruction du littoral naturel, notamment des mangroves – de 100 à 300 millions de personnes sont exposées à un risque accru d’inondations –, les ouragans et une baisse des ressources naturelles en raison de la perte d’habitats côtiers. 
  • Les zones urbaines ont plus que doublé depuis 1992.

Face à ces constats, ce rapport de l’IPBES appelle à adopter d’autres méthodes d’évaluation de la biodiversité : la reconnaissance et le respect du monde vivant, le respect des valeurs et connaissances des communautés locales, afin d’obtenir un meilleur équilibre entre les êtres humains et la nature. C’est l’un des aspects majeurs de ce dernier rapport de l’IPBES : repenser le lien entre les activités humaines et la nature. La vision utilitariste et économique de la nature est remise en cause par l’IPBES en considérant qu’il faut dorénavant asseoir les décisions économiques et sociétales sur des fondements beaucoup plus larges.

  • Cesser de penser le vivant sous le seul aspect de l’économie et développer une approche complexe de la biodiversité. Vivre avec la nature permet un juste équilibre avec le vivant de notre planète.
  • L’IPBES considère qu’il faut dorénavant baser les décisions économiques et sociétales sur des fondements beaucoup plus larges.

Pour cela 4 axes prioritaires sont proposés :

– Vivre de la nature : reconnaitre la capacité de la nature à fournir des ressources pour assurer les besoins de l’humanité (biens matériels et récréatifs).

– Vivre avec la nature : prendre en compte ce premier paramètre dans les décisions à venir et comme je l’ai écrit « redonner à la nature le droit d’exister ».

– Vivre dans la nature : adopter une réforme institutionnelle qui exprime le besoin d’identité et un retour à la nature pour l’humanité.

– Vivre comme la nature : modifier notre approche sociétale et le besoin pour les êtres humains de contacts physiques et spirituels avec les milieux naturels.  

L’IPBES préconise aussi une reconnaissance des peuples autochtones et des communautés locales, en valorisant leurs connaissances, tout en assurant un rôle de gardiennage de la nature pour le maintien de la biodiversité. Ces peuples occuperaient encore de nos jours plus de 38 millions de km2 de terres, soit environ 40% des zones terrestres conservées dans 87 pays. L’utilisation durable des espèces se montrerait plus favorable au sein de politiques sécurisant les droits fonciers et l’accès équitable aux terres.  

 

LPE : Pouvez-vous revenir sur la notion d’espèce et son caractère problématique ? Par ailleurs, vous préférez l’expression « redonner à la nature le droit d’exister » à celle de « la restaurer », pourquoi ?         

RA :   En effet il me parait très important de préciser quelques points qui ne me semblent pas avoir attiré suffisamment l’IPBES :

Concernant la notion d’espèce je suis assez réservé par la systématique biologique des « molécularistes » qui ne prennent plus en compte un élément majeur de nos critères habituels de classification, celui de la barrière reproductive ! Pour cela un exemple qui concerne la classification des lémuriens de Madagascar : tous les primatologues avaient établi au cours du XXe siècle environ 45 espèces et sous-espèces de lémuriens. Mais depuis 30 ans nous en sommes à plus de 125 espèces ; où est l’erreur ? Tout cela pour dire qu’il reste absolument nécessaire de redéfinir cette notion d’espèce à l’échelle mondiale, ce qui ne semble pas avoir été réglé à ce jour !                                                                                                                                             

Pour ce qui concerne le terme « restaurer », je préfère « redonner à la nature le droit d’exister ». Je m’explique la restauration de la nature passe obligatoirement par une intervention humaine, or il me semble nettement plus pertinent de laisser « faire la nature », ce qu’elle a toujours su faire. Simplement nous devons recréer les conditions de cette reprise, en redonnant par exemple au relief les conditions de cette reprise sans aucune autre forme d’intervention, en laissant le milieu être recolonisé « naturellement », sans plantation, ni plastique de couverture de notre part ; cela a aussi l’avantage d’être beaucoup moins coûteux, mais demande simplement du temps !                                                                                                                                             

Je voudrais ajouter une remarque sur les aires protégées (AP) qui ont largement occupé ma carrière. Je suis surpris de constater que ces AP, d’une complexité extrême, ne fassent pas davantage partie des préoccupations de l’IPBES. Cela me semble pourtant constituer un élément très important dans la stratégie de protection de la biodiversité et, comme la notion d’espèce, il serait urgent d’harmoniser nos approches à l’échelle monde. Enfin, pour conclure ce bilan assez large des actions de l’IPBES, je soutiens sans réserve le dernier rapport de l’IPBES qui appelle maintenant à sortir du dogme de la croissance.  Pour les écologues, cette croissance sans limite est un non-sens dans ce monde fini dont nous dépendons. La croissance y sera temporaire et limitée dans le temps ; alors qu’il est souvent admis qu’une dynamique économique exponentielle puisse s’inscrire durablement dans un monde fini ! Les approches économiques, encore largement majoritaires, ne tiennent en effet pas compte de l’extrême diversité des valeurs de la nature. Cette vision de court terme, basée sur des indicateurs comme le PIB, ne reflète pas l’état des dégradations portées à l’environnement et à la biodiversité, ni les impacts sur le long terme.

Je m’associe également aux propositions de l’IPBES sur les objectifs pour 2030 et au-delà, qui ne pourront être atteints que par un « changement transformateur » dans les domaines de l’économie, de la société, de l’environnement, de la politique et de la technologie ; c ’est-à-dire un changement fondamental à l’échelle d’un système (Vers un véritable changement sociétal), qui prend en considération tous ces facteurs. Grâce à ce « changement transformateur » la nature peut encore être conservée sur 20% de la superficie de la planète, elle peut se reconstituer et être utilisée pour les 80% restants de manière durable par l’humanité ; ce qui est également essentiel pour répondre à la plupart des autres objectifs mondiaux.

 

 

 

 

 

 

 

LPE : Compte tenu du diagnostic qui est le vôtre, de votre défense de la décroissance, pourquoi tenez-vous à continuer d’utiliser la notion de développement durable avec ses trois piliers ?

RA : Ce qui me parait important dans ce schéma du développement durable affirmé à Rio est à la fois sa simplicité de compréhension et l’idée force d’un équilibre à atteindre entre ses 3 pôles (pôles économique, social et environnemental à égalité) et le quatrième pôle central, la « gouvernance » qui gère la viabilité, la vivabilité et l’équité. Le schéma du développement durable a été mis en avant avec l’avantage d’être très compréhensible pour tous les participants ; c’est pour moi le moyen le plus « pédagogique » de faire passer le message. Avant Rio, l’UNESCO parlait « d’écodéveloppement » (écologie et développement), ce qui représentait un message nettement moins percutant ! A Rio les discussions ont été très dures et longues pour aboutir à ce résultat, notamment pour qualifier le développement de « durable » et non « soutenable » comme je le souhaitais. J’aime aussi beaucoup cette présentation sur l’équilibre de 3 pôles car en tant « qu’africain » de cœur je suis attaché à l’équilibre plan du trépied de la gamelle ; c’est une manière simple de comprendre cet équilibre : si l’un des 3 pieds est plus faible la gamelle bascule ! Par exemple dans mes conférences je cite souvent le PNUE (Programme des Nations Unies pour l’Environnement) et le public tombe des nues la plupart du temps ! Cela montre à l’évidence une faiblesse du pied de l’environnement si j’en juge par son manque de présence active dans les grands débats public du moment. 

Je cite également dans le livre une évolution des approches novatrices du développement durable avec la théorie « donut » dont la construction est compliquée à expliquer pour un public non spécialisé.

 

LPE : Le principe même de la théorie du « donut » de Kate Raworth, à savoir que la nature abrite la société, laquelle abrite l’économie, se trouve déjà dans le livre de René Passet, L’économique et le vivant, qui date de 1979 !

RA : Eh oui on réinvente une fois de plus la roue ! L’approche du « donut », donc plus ancienne qu’on le prétendait, est effectivement plus précise mais d’une grande complexité pour en expliquer son fonctionnement. Mais quoi que l’on fasse personne n’arrive à suivre !

 

LPE : Les lobbyings exercent leur pouvoir notamment pour accroitre la dimension économique au détriment de l’environnement. Quelle expérience en avez-vous eu ?                                                                                                                                          

RA : C’est en effet à l’occasion de ma participation à Rio 1992 que j’ai compris la puissance des lobbyings, notamment le lobbying forestier ; leur influence est telle que les représentants des pays signataires du concept de « développement durable » n’ont pas pris réellement conscience des engagements sociétaux qui découlaient de ces accords de Rio !

J’ai aussi en tête autre chose, un imaginaire puissant.

Par exemple, pour développer notre force musculaire la technique du « génie humain » a trouvé la solution, celle d’utiliser des exosquelettes ! L’exosquelette est un terme biologique utilisé pour caractériser le squelette externe des insectes et des crustacés (une carapace). Ce terme est de nos jours utilisé pour désigner des appareils d’aide au portage ; mais en fait nous les utilisons depuis bien longtemps ! La charrette depuis des siècles, la voiture, l’avion, une tronçonneuse, une pelleteuse … sont aussi des exosquelettes nous permettant de nous déplacer, de transporter et couper du bois, d’extraire du sol ou des pierres…, c’est-à-dire des appareils qui décuplent nos propres forces ! Mais pour cela il nous faut trouver de l’énergie animale et végétale vivante ou fossiles, des ressources limitées sur notre planète ! Nous sommes aujourd’hui totalement séduits et dépendants de la technique, sous la houlette du « principe de progrès » que certains voulaient absolument adosser à la Charte française de l’environnement. Il est grand temps de penser que nous ne maitrisons pas tout sur cette Terre, notamment dans le domaine de la biologie ! Ça me sidère de voir nos milliardaires penser que la technique va tout régler en allant même pour cela sur la Lune, Mars et au-delà pour tenter de poursuivre notre survie ! Pour moi qui ai vécu une bonne moitié de ma vie en Afrique et Madagascar, il est urgent de revenir à la réalité et de repenser notre avenir de façon plus réfléchie, responsable et surtout plus « sobre ». Utiliser la technique, oui, mais avec sobriété et développer une « intelligence collective ». Pour cela il faut prendre du recul pour ne pas « subir » les évènements et plutôt les anticiper et pouvoir les régler par le dialogue. 

                                                  

LPE : En somme vous fustigez cet imaginaire occidental d’une domination sans reste de la nature, présent aussi bien chez un grand penseur comme Marx que chez nos histrions du capitalisme néolibéral, les Musk ou les Bezos ?

RA : En effet, c’est l’une de mes préoccupations majeures ! L’Homme a toujours voulu maitriser la nature. Par exemple ma spécialisation d’agronome paysagiste m’avait déjà permis d’étudier l’œuvre de notre « grand jardinier » Le Nôtre et sa volonté de montrer sa parfaite maitrise de la nature sur le végétal et l’eau. Plus simplement j’ai également vu de belles haies de cyprès bien taillées « au carré » entourant les grandes villas de Bamako, au Mali, et que le langage populaire qualifie de « béton vert » ! L’Homme a voulu de tout temps montrer sa puissance sur la nature, une approche qui me semble bien prétentieuse et je pense qu’il est important de revenir à plus de modestie !

 

LPE : Cet imaginaire n’est pas universel, c’est celui de notre civilisation mécaniste, désormais globalisée !

RA : Bien entendu et nous l’avons poussé à l’extrême.                                                          

 

LPE : Venons-en à la fameuse accusation de radicalité !

RA : Oui revenons sur la radicalité. Il faut savoir que plus nous attendons, pires seront les solutions « radicales » nous permettant de tenter de régler nos problèmes environnementaux.                                                                                                                     

Est-on capable d’anticiper ces évènements ? De nombreuses alertes ont déjà été avancées et écrites depuis les années 1970 et nous sommes encore incapables d’adopter ces principes. Après la « grande messe » de Rio (en 1992), nous étions tous plein d’espoirs pour enfin croire à une mobilisation du monde vers des actions plus réalistes. Globalement nous sommes déçus par les faibles avancées réellement mises en application, et ceux malgré les Rio + 10, + 20 et maintenant + 30 ans ! La technologie sans limites nous conduit tout droit à l’homogénéité qui nous envoie ainsi droit dans le mur ! Il faut donc maintenant des mesures « très fortes » pour ne pas en arriver à une véritable catastrophe. Cessons de penser qu’être « écolo » est un retour à l’âge de pierre, mais soyons conscients des bouleversements planétaires à venir et de l’urgence à réagir et à trouver des solutions palpables !

 

 

 

 

 

 

 

LPE : Pour ne pas en arriver là passons à autre chose, ce qui vous tient le plus à cœur, ce sont les forêts primaires et l’agriculture.

RA : Bien entendu ce sont aussi deux grands sujets qui me préoccupent beaucoup. Le problème est qu’on a besoin des forêts pour le bois et ses dérivés. A l’époque nous avons puisé sur les ressources naturelles, notamment les ressources forestières et cette activité humaine ancienne a déjà eu un impact non négligeable sur les forêts. Un rappel s’impose, l’humanité a connu une grande période froide pendant 70 000 ans ; cette période lui a permis de coloniser les Amériques, l’Australie, l’Indo-Malaisie… Puis, depuis environ 14 000 ans, notre planète connait un réchauffement climatique qui nous a permis, par la domestication végétale/animale, de développer l’élevage et l’agriculture, tout en nous permettant de nous sédentariser. Cela soulève maintenant un problème majeur : les méthodes agricoles ne font pas bon ménage avec les milieux naturels, les forêts en particulier. Dans ma jeunesse j’ai vécu en zone tropicale d’Afrique et j’avais déjà vu, à l’époque, une grande destruction forestière pour développer nos systèmes agricoles « modernes » ! Chez nous, en zones tempérées, ces destructions massives remontent à plusieurs siècles, voire avant le Moyen Âge. De nos jours l’espace agricole est si contraint que ces forêts et milieux primaires restants sont considérés comme des espaces libres, « sous-exploités » ; surtout en milieu tropical, à l’exemple des cultures tropicales d’oléagineux, de céréales et autres ressources agricoles que nous importons en grande quantité. Au Brésil par exemple le grand plan de développement de ce pays date des années 1970 ; il a été soutenu par la Banque Mondiale qui le considérait à l’époque comme l’un « des plans modèles de développement des pays émergents ». Ce plan a débuté par la construction de la route transamazonienne, suivi d’une déforestation massive pour l’agriculture/élevage en vue d’une exportation vers les pays développés. Il en a été de même en Indo-Malaisie et en Afrique tropicale pour le palmier à huile et toute une série de cultures « de rentes » comme le soja, l’arachide, le coton, le café, le cacaoyer, la banane, etc. Il est grand temps de mettre totalement à l’abri tous les écosystèmes naturels (ou mieux : primaires) restants sur notre planète, surtout les forêts tropicales, et de n’autoriser les systèmes agro-sylvo-pastoraux que dans les zones déjà aménagées ou dans les milieux fortement dégradés restants.

                                                                                                                                                                   

LPE : Donc protégeons les forêts !

RA : Oui, une protection « musclée », il n’y a pas d’autres choix !                                                     Déjà à Rio, en 1992, nous avions proposé une convention pour l’arrêt total de l’exploitation des forêts primaires tropicales et avons « péniblement » obtenu un simple moratoire sur ces forêts. La communauté amérindienne était déjà présente à cette époque, mais rien n’y a été obtenu, le lobbying forestier a parfaitement joué son rôle en proposant une « écolabellisassion » totalement inapplicable dans ce contexte !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LPE : Mais y a-t-il des endroits où l’on peut envisager non de replanter, mais de laisser faire la nature. Je pense là tout particulièrement au projet de forêt primaire de Francis Hallé.

RA : Alors là c’est encore une fois le fameux zonage qu’il faut appliquer, comme nous l’avions fait avant Rio avec les projets UNESCO du programme MAB (L’Homme et la Biosphère) et ses Réserves de Biosphère (RB). Encore faut-il que ce zonage soit appliqué avec rigueur ! Par exemple dans le cas de la RB de Camargue ou les parcs nationaux du Mercantour, de la Vanoise et même celui de la Réunion, il faut savoir que de 30 à 50% des terres de ces espaces protégés appartiennent à des privés, ce qui veut dire des zones où l’Etat n’a pas le pouvoir d’imposer les mesures de protection. Oui, je rejoins le point de vue de Francis Hallé, les forêts primaires restantes sont un capital essentiel pour la biodiversité et le recyclage des GES, elles doivent toutes être classées en zone de protection totale, sous le contrôle exclusif des Etats. Cela reste le seul moyen efficace pour préserver durablement les limites des PN et RB et laisser faire la nature qui le fera mieux que nous ! Comme je le répète souvent il faut mettre en défend 20% de la planète et développer pour l’humanité de manière « durable » (ou « soutenable ») les 80% restants.                                                           

Pour ce qui concerne les forêts partiellement dégradées il faut agir au cas par cas et évaluer en particulier leur capacité de régénération potentielle ; si cette régénération est bonne, on doit les placer aussi en zone de protection totale, comme souhaite le faire Francis Hallé, surtout si elles participent par exemple à la protection d’un bassin versant pour l’eau notamment. Si ces forêts sont trop dégradées, on peut alors les placer en zone tampon et procéder à des mesures de valorisation par le reboisement dans le but d’une exploitation durable future. Mais il faut aussi rappeler que de tels processus de régénération demandent du temps.

                                                                                                                                                   

LPE : Pour atteindre un équilibre forestier il faut de nombreuses années.

RA : Oui, pour atteindre un stade forestier équilibré, sans intervention humaine, je dirais qu’il faut de 7 à 10 siècles ! J’insiste aussi sur le fait que ces équilibres écologiques des écosystèmes naturels sont « dynamiques » ; la nature remet sans cesse en question ces équilibres en fonction des variations du milieu, ce qui lui permet de s’adapter en permanence à des variations extérieures. C’est un peu comme l’équilibre dynamique d’un avion en vol, si l’on coupe les moteurs il tombe ! Un écosystème dépend de nombreux paramètres et s’ils changent, l’écosystème s’adaptera ; c’est le cas du réchauffement climatique actuel, au détail près que ces équilibres écologiques se passent dans des temps longs (plusieurs siècles !), alors que l’humanité raisonne au mieux sur quelques années. Encore un rappel, l’accélération de nos émissions excessives de GES et les destructions anthropiques massives de la nature se sont passées depuis à peine une cinquantaine d’années. Les forêts primaires, les milieux humides, les zones coralliennes sont « laminées » par nos civilisations développées et nous risquons une fois de plus « d’aller droit dans le mur » !

 

LPE : Donc un zonage ferme !

RA : Oui, soyons fermes, on contrôle et on protège les zones sensibles comme les parcs nationaux ; le Costa Rica le fait depuis des années, mais aussi bien d’autres pays, plus difficilement en Europe et dans l’ouest africain. Il y a le plus souvent des « rangers » et des guides qui exercent un véritable contrôle. Chez nous pas d’équivalents pour nos parcs nationaux et autres aires protégées, on laisse l’accès libre, sans réels contrôles aux entrées qui restent non payantes, comme cela se pratique le plus souvent ailleurs. On paie pour visiter un musée ou même un zoo, pas pour accéder à une aire protégée, je ne vois pas pourquoi une telle décision. La nature c’est comme la culture, leurs aménagements devraient être dans tous les cas contrôlés et payants. Nous restons accrochés au fameux « droit d’usage » !

Enfin un rappel pour notre propre développement : autour de ces parcs et zones protégées, on aménage des zones de développement concerté et plus largement il s’agit de généraliser les approches du développement durable sur nos territoires. Comme j’aime le rappeler il faut donner 20% de la planète à la nature, et 80% à réaménager pour l’Homme, si nous y parvenons ce serait un pas décisif !

 

LPE : Comment procéder là où on doit aménager !

RA : Comme je l’ai déjà expliqué nos besoins en bois et ses dérivés sont immenses. Il faut donc planter des arbres, cela s’appelle de la « sylviculture », c’est-à-dire des plantations d’arbres et non de véritables forêts, et il nous en faut ! La foresterie est du reste toujours associée à l’agriculture, la FAO par exemple le fait pour les Nations Unies. Je soutiens aussi « les écolabels » mis en place pour une gestion durable de ces plantations, aucun doute à ce sujet ! Je suis convaincu de l’intérêt que présente l’eucalyptus en zones tropicales, c’est une véritable « bouée de sauvetage » pour produire le bois indispensable aux populations. Mais il faut le planter en milieu dégradé, ou en savane, surtout pas en détruisant des milieux naturels, comme on le fait encore trop souvent pour le cas du palmier à huile et de bien d’autres cultures tropicales (arachides, coton, café, cacao, etc.).

 

LPE : Et les aspects plus agronomiques ? 

RA : Un rappel du bon sens populaire, « Ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier ». Il faut à nouveau diversifier au maximum du possible nos systèmes agricoles et non l’inverse comme nous le pratiquons depuis 50 ans !  Par exemple à l’Agro, en 1960, notre professeur de pédologie (étude des sols) nous expliquait les désastres érosifs des sols aux Etats Unis, dûs à la mécanisation et à l’extension des parcelles agricoles ! C’est pourtant ce que mes collègues de promo ont appliqué par la suite chez nous, pour le « remembrement » (rectifications des méandres et drainage des zones humides, aménagement rizicole en Camargue…), c’est totalement contradictoire ! Donc le retour à une diversification de nos systèmes agricoles est maintenant urgent à mettre en œuvre, notamment dans nos grandes zones céréalières ou sucrières !

Je reste ainsi optimiste en voyant le succès de certaines expériences agroécologiques comme une ferme voisine de Besançon, « la ferme agroécologique de They ». Sur 209 ha, depuis 30 ans, les propriétaires ont passé une dizaine d’années à améliorer les sols et à développer une grande diversification bio : A ce jour 140 vaches laitières (750 000 l de lait par an en traite automatisée !) et 30 veaux de lait ; mais aussi 30 truies et 250 porcs en engraissement ; 100 poules pondeuses et 2 500 poulets de chairs, des prairies, du maraichage, et 25 ha de blés anciens pour la production de farine, le tout traité et vendu sur place. La ferme produit de l’électricité en excédant par 2 000 m2 de panneaux solaires (puissance cumulée de 250KW) et par la méthanisation en cogénération (150 KWh, produisant 1 200 000 KWh /an), un forage profond pour l’eau et même un tourisme à la ferme (éco-gite de 24 couchages et 5 000 nuitées par an) avec même une piscine chauffée. Le tout emploie 10 personnes à plein temps, logées sur place !             

Cette démarche agroécologique est pour moi très proche de l’agriculture biologique, paysanne, … et même de la permaculture pour certains de ses aspects. Il est aussi bien clair que cet exemple n’est pas réplicable partout, il reste nécessaire de tenir compte du contexte local, du climat, des sols, de la proximité d’une ville…mais cela démontre que des adaptions sont possibles avec cet exemple qui n’est heureusement pas le seul moyen de diversification agricole au sens large du terme !

Mais la mondialisation ne va pas du tout dans ce sens et cela risque d’aboutir à une catastrophe réelle. Nous faire croire que la technologie va tout régler est réellement une utopie ! Pour s’en convaincre il suffit d’analyser les incertitudes qui touchent aux maladies émergentes, notamment la covid 19 nous montre bien le contraire. La puissance des zoonoses reste une triste réalité !

 

 

 

 

 

 

 

LPE : Pouvez-vous revenir sur vos propos concernant les vaches Brahmanes et les Montbéliardes ?

RA : On dit toujours qu’il est indispensable de garder notre propre culture et nos racines. C’est dans ce contexte que nous devons repenser notre système agricole et forestier, en l’intégrant dans une politique de « sobriété » à tous les niveaux : moins d’intrants chimiques, moins de pesticides… Ce qui nous impose de revoir notre système de sélection des végétaux et des animaux. Par exemple l’agriculture dite « raisonnée » reste une forme de récupération sémantique pour justifier une agriculture productiviste classique ! C’est aussi à l’INRAE (le « E » d’environnement !) de modifier ses modes de sélections variétales et animales vers des formes plus résistantes, moins exigeantes en eau et en intrants chimiques, et de ce fait surement aboutir à des rendements plus faibles.

J’en arrive à titre d’exemple caricatural à mes vaches Brahmanes et Montbéliardes :

– La brahmane est issue de zébus élevés depuis des millénaires en Inde pour produire du lait. Elle présente l’avantage d’être résistante aux milieux tropicaux, mais elle produit assez peu de lait ; de ce fait elle a aussi été hybridée à d’autres races pour augmenter sa production de lait en milieux tempérés.

– La montbéliarde est une race française issue du métissage de races franc-comtoises et suisses entre le XVIIIe-XIXe siècles. C’est une race mixte, lait et viande adaptée à la moyenne montagne.   J’ai vu des introductions de Montbéliardes en zones tropicales d’altitude avec cependant des rendements laitiers largement inférieurs du fait d’une alimentation moins riche et plus contraignante à produire pour l’éleveur. Mais cette race ne tiendrait pas 15 jours en élevage extensif dans une savane avec des zébus ! Des hybridations sont en cours avec des races locales pour diminuer ses exigences alimentaires, mais en acceptant de fait une diminution des rendements. 

Je suis persuadé d’une réorientation de la recherche agronomique de nos pays développés vers une sélection qui portera sur la résistance et une moindre exigence en intrants de toutes sortes, donc des variétés et races moins productives. Cette nouvelle approche remet bien entendu en cause nos techniques culturales et d’élevages dites « modernes ». Je pense que nous sommes encore capables d’adaptations rapides, sinon je ne serais pas là pour en parler avec conviction.

Quand je pense que j’ai découvert la France seulement à l’âge de 11 ans, en 1951 ! Je me souviens encore très bien de l’état des fermes de ma famille du sud-ouest de la France pas tellement plus avancées que celles de l’Afrique de l’Ouest. Ce fût une découverte inattendue, bien différente de celle que j’avais connue pendant la guerre en Guinée et surtout au Maroc dès la fin des conflits où ma famille ne voyait que par l’Amérique ! Je constate qu’en moins de 30 ans nous avons pu radicalement changer nos systèmes de production en suivant aveuglément le modèle américain, totalement « aseptisé ». Il faut savoir que la nature a horreur du vide et que se passe-t-il aujourd’hui ? Les virus et bactéries poursuivent et accentuent même leur impact contre l’humanité. C’est un peu comme les migrants qui cherchent par tous les moyens à aller vers la richesse d’autres pays, ou même, à l’inverse, pour un prisonnier qui cherche à s’évader. Plutôt que de vouloir éliminer ces virus et bactéries, il faut composer avec, un peu dans l’esprit des « microbiotes ». Finalement pourquoi pas se fixer à nouveau 30 ans pour « inventer » une autre forme de société, plus en phase avec son milieu naturel ?

 

LPE : Et votre histoire des camions poubelles à Genève ?

RA : En effet en 1951, après une visite familiale en France nous sommes allés voir une autre partie de ma famille Suisse d’origine française, et là quel contraste !  Une ville très ordonnée qui n’a pas subi la guerre et où j’ai vu pour la première fois des camions poubelles « modernes » du type de ceux que nous connaissons maintenant un peu partout, alors que les ordures étaient encore ramassées dans des camions-bennes « normaux », chargés avec des fourches et tassés au pied, en France, comme en Afrique, en 1951 ! A ce titre il faut voir la photo d’un paisible pécheur au bord d’un point d’eau totalement pollué par des ordures, ce n’est pas en Afrique, mais bien chez nous, à Montbéliard, en Franche-Comté, dans les années 1980 !

 

LPE : C’est une belle conclusion, d’autres éléments à apporter ?

RA : Non, sinon peut être de dire que j’aborde dans le livre d’autres thèmes, comme la démographie, la notion de besoins humains, la gestion des déchets et des pollutions, l’énergie, l’alimentation, les maladies émergentes et la sélection végétale et animale.




Oui, tout menace de s’effondrer.

Mais nous ne manquons pas de ressources – et l’éducation est l’une d’elles.

Le philosophe Renaud Hétier, dans L’humanité contre l’Anthropocène – Résister aux effondrements (Puf, 2021) montre que si les effondrements du vivant (entraînant une fragilisation civilisationnelle) ont pour cause la généralisation du capitalisme, ils ont aussi des racines anthropologiques qui ont partie liée avec une problématisation éducative.

Partant, il pense une éducation qui annihile la puissance capitaliste ! A partir de son analyse des trois moments constitutifs du capitalisme (industrialisation, entrée dans une société de consommation et de communication, puis virtualisation avancée où toutes ses logiques arrivent à leur accomplissement), il développe deux leviers permettant de faire émerger une « éducation profonde », alternative au monde tel qu’il va. Le premier est proprement spirituel (d’une spiritualité qu’il ne lie pas à une forme religieuse institutionnalisée) avec pour visée de retrouver un sentiment d’être. Le second est psychique et vise à régénérer les forces propres des individus pour qu’ils deviennent autonomes, indépendamment de la matrice capitaliste qui les a produits. La finalité de cette « éducation profonde » : faire émerger ce désir d’être qui désarme le besoin de possession et est constitutif du désir de faire vivre l’autre – qui se différencie à 180° de la jouissance de prendre et de détruire.

Nathanaël Wallenhorst

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LPE : Votre livre s’intitule « L’humanité contre l’Anthropocène ». Il y a beaucoup de publications ces dernières années sur l’Anthropocène. Qu’apportez-vous de nouveau ou de spécifique ?

Renaud Hétier : Effectivement, la notion d’Anthropocène est à présent bien identifiée dans la littérature scientifique et philosophique. De fait, mon propos n’est pas de revenir sur quelque chose d’acquis (l’établissement par les scientifiques du phénomène de transformation accélérée du système-Terre par les activités humaines), mais de proposer une analyse historique de ce phénomène en lien avec l’instauration du système capitaliste. J’évoque, de fait, davantage le Capitalocène que l’Anthropocène.

 

LPE : C’est-à-dire ?

RH : Différents auteurs associent Anthropocène et économie capitaliste. C’est délicat, évidemment, dans la mesure où la « grande accélération » est assez récente (les années 1950), avec le décollage en flèche de la surexploitation des ressources (notamment fossiles) et leur mondialisation, la production industrielle et la consommation de masse. Mais la « structure » de cette économie est déjà en place depuis cinq siècles. Il y a aussi un problème d’identification historique du capitalisme. Beaucoup d’auteurs s’en remettent à la théorie de Max Weber d’une émergence liée à l’esprit du protestantisme et à la thésaurisation liée au refus de jouir de l’existence. Une analyse récente d’Alain Bihr (2018) propose une tout autre approche, qui est celle que je reprends : le système capitaliste est d’emblée, dès le 15ème siècle, lié à une mondialisation (d’abord par l’installation de comptoirs en Afrique et en Asie, puis la conquête du « Nouveau monde ») et à une certaine exploitation des ressources (humaines et naturelles).

 

LPE : Ainsi dites, les choses paraissent simples. Vous consacrez la première moitié de votre ouvrage à l’analyse de ce système : pourquoi avez-vous pensé utile d’approfondir ainsi la perspective ?

RH : Il m’a semblé nécessaire de bien différencier plusieurs étapes clés du développement de ce système économique. D’abord, pour y voir clair, notre situation actuelle est redevable de ces étapes et elle n’est évidemment pas la même que celle de nos ancêtres ni au 15ème siècle, ni au 19ème siècle. Mais mon but est surtout de montrer comment chacune de ses étapes joue un rôle spécifique dans un phénomène global qui ressemble bien à une forme de déshumanisation progressive ; un mécanisme qui défait les liens par lesquels les humains s’insèrent dans la vie, dans la société, dans le monde.

 

LPE : Quelles sont ces étapes selon vous ?

RH : Je suis parti d’un concept suggestif, qui est celui que propose Alain Bihr, dans une perspective marxiste, le concept d’expropriation. Dès le départ, le système capitaliste met en œuvre ce ressort, aidé par les troupes armées des États. Reconnaître ce mécanisme est extrêmement important. Les « ressources » que cette économie « découvre » et « met en valeur » ne tombent pas du ciel : ce sont des hommes et des femmes chassés de leurs terres, déplacés par le travail forcé, par l’esclavagisme et les terres elles-mêmes, avec tout ce qui s’y trouve, exploité sans limite et exporté. Cette expropriation a des effets catastrophiques sur le plan humain notamment, en arrachant les humains à leur milieu naturel, à leurs liens vernaculaires, à leur culture. Ce mouvement se poursuit aujourd’hui, par exemple avec l’exploitation forestière qui fait fi des peuples dont la forêt est le milieu de vie, ou encore avec le délogement de populations pour faire passer un pipeline.

 

LPE : Tout n’est-il pas dit avec ce concept d’expropriation ?

RH : Presque tout, oui, dans la mesure où c’est le phénomène le plus fondamental, qui génère le plus de souffrance et de destruction et où cela se prolonge encore aujourd’hui. Même si les formes les plus brutales (comme l’esclavage ou le travail forcé) sont désormais hors la loi, on voit bien que quelques individus parviennent à presque tout s’approprier, à être partout chez eux, quand la plus grande part de l’humanité peut être expropriée, perdre son territoire, voire menacée d’être nulle part chez elle, comme les migrants en font l’expérience. Évidemment, cette expropriation est avivée par l’Anthropocène, en tant que conséquence d’une économie de la surexploitation des ressources qui tend à désertifier des régions historiquement peuplées.

 

LPE : Quoi de plus alors dans l’histoire du capitalisme… ?!

RH : Il n’y a aucune inflexion, mais une aggravation de ce phénomène par différentes innovations. Avec le basculement dans la production industrielle, dont l’Angleterre est le premier théâtre à la fin du 18ème siècle, cela est tout à fait évident. Une main d’œuvre très pauvre s’est massée dans les villes du fait, notamment, de la suppression des communs, c’est-à-dire de la possibilité pour tout un chacun de vivre de terres n’appartenant à personne en particulier. C’est donc une expropriation de son propre peuple que le pouvoir met en place, et qui va prolétariser celui-ci. L’exploitation du charbon et les premières machines à vapeur exigent cette main d’œuvre entretenue a minima, juste pour qu’elle puisse continuer de travailler, comme l’a montré Marx. Cela génère ce que nous avons appelé un « détachement », qui aggrave l’expropriation. Dans l’aliénation industrielle, le corps est mis en souffrance par des journées de 14 heures, des tâches répétitives, fragmentées, et une rupture d’avec la nature, ne serait-ce que dans le respect de ses rythmes. C’est un peu comme si on avait rendu l’humain lui-même abstrait, artificiel, en le détachant de ses besoins les plus élémentaires.

 

LPE : Mais est-ce que nous en sommes toujours là ?  Le temps de travail a fortement diminué et les conditions de travail ne se sont-elles pas considérablement améliorées depuis lors… ?

RH : Je pense que les choses se sont encore aggravées, du moins d’un autre point de vue. Certes, les luttes sociales et les lois ont mis fin à ce véritable esclavagisme ouvrier (du moins en Occident). Mais avec le 20ème siècle, avec de nouveaux progrès techniques vont se présenter… de nouvelles aliénations. Nous sommes entrés il y a seulement quelques dizaines d’années dans une société qui est marquée par la consommation et la communication. Les progrès sont indéniables, ils sont considérables même, en matière de confort, et de libération du temps (pensons à l’électricité, à l’eau courante, aux machines, etc.), sans parler des progrès de la médecine et de l’allongement très important de la durée de la vie au cours du 20ème siècle.

 

LPE : Comme vous le dites, les progrès sont considérables, et le travail lui-même est devenu beaucoup plus humain. N’êtes-vous pas excessivement critique ?

RH : Ce que le 20ème siècle invente, selon, moi, c’est la « disponibilité ». Oui, c’est vrai, les individus sont devenus sans doute plus disponibles que jamais, avec des journées de travail réduite, libérés des tâches vivrières et de multiples travaux accaparants. Mais cette disponibilité s’inscrit dans la continuité de l’expropriation et du détachement : les individus sont surtout disponibles pour répondre aux attentes du système économique. En réalité, que font-ils de leur temps « libre » ? D’une part, dans bien des professions, ils sont toujours disponibles, en emportant du travail à la maison, en étant toujours joignables, en ayant une messagerie qui fonctionne sans horaires, etc. Comme le formule Han, ils s’auto-exploitent en fait. D’autre part, quand ils veulent vraiment faire autre chose que travailler, leurs loisirs ne sont autres que ceux qui sont vendus par la société de consommation. Henri Ford avait « tout compris » quand il avait décidé d’augmenter les salaires de ses ouvriers pour qu’ils puissent acheter les automobiles qu’ils produisaient… Bref, d’une manière ou d’un autre, les individus sont disponibles, c’est-à-dire en fait à disposition du marché, qui les fait travailler, communiquer, se distraire sans cesse et toujours à son profit. Cela les éloigne, à mon sens, de leurs besoins plus profonds, cela les rend dépendants, cela finit de les rendre étrangers à eux-mêmes.

 

LPE : On entend bien votre critique de la société de consommation. Comment comprendre l’invention d’internet, et au-delà, de toutes les « commodités » du numérique ? Ne « bénéficient »-t-elles pas aux individus ?

RH : Votre remarque me mène à la dernière étape que je décris et que je critique, celle que je nomme « virtualisation avancée ». L’engouement pour le numérique est extraordinaire, au point qu’on se demande comment on a pu vivre sans toutes ses commodités et ses opportunités, il y a encore une trentaine d’années. Vous évoquez la liberté. Pour moi, on doit s’interroger non pas de façon « paranoïaque » en se disant que tout le monde est « manipulé », mais de façon critique en remarquant qu’il est quand même fort que la plupart des individus fassent exactement ce que le marché attend d’eux. Autrement dit, les individus ont fini par associer liberté et consommation, ce qui signe le triomphe du capitalisme. Le numérique est le chef d’œuvre ultime de cette économie. Tout le monde est prêt à payer (seuls quelques irréductibles n’ont pas de smartphone, notamment), cela génère les plus grandes fortunes actuelles (pour les GAFAM). Mais il y a plus, cela « empêche » les individus, dans le prolongement de l’expropriation, du détachement et de la disponibilité. Accaparés par les activités numériques, leurs vies (les adolescents y passent en moyenne près de 7 heures par jour) sont à la fois tournées vers la consommation et virtualisées. Qu’est-ce à dire ? Pendant que les individus sont libres de « surfer », de communiquer et de jouer, ils ne font pas autre chose : accaparés, comblés, « jouissant » de cette corne d’abondance, ils sont empêchés de considérer le réel de leur situation et de se révolter (avec le bénéfice politique que cela représente pour les pouvoirs en place), ils sont empêchés de sentir encore au-delà la situation du monde (les injustices et les destructions produites par le système économique qui les distraient si bien), ils sont empêchés de chercher en eux-mêmes les ressources dont ils ont besoin : les écrans tiennent dorénavant lieu d’horizon et même d’intériorité (on n’imagine plus, on fait circuler des images).

 

LPE : A partir de là, quelles articulations réalisez-vous avec l’éducation, votre objet de réflexion depuis des années ?

RH : Oui, vous voulez sans doute suggérer qu’on ne peut pas défendre la nécessité de l’éducation, donc l’avenir de nos enfants et être radicalement pessimiste… Je dois donc dire un mot de ma démarche intellectuelle. Pour moi, il est absolument nécessaire d’aller au plus profond de l’analyse de nos problèmes, sans quoi on ne comprend pas ce qui nous arrive (parce qu’on est complètement pris dedans, au point qu’on n’arrive plus à imaginer un autre fonctionnement possible) et on ne peut pas agir de façon pertinente. Oui, notre aliénation est profonde, mais non, elle n’est pas irrévocable. Et ce n’est pas parce que nous faisons fausse route qu’il faut faire demi-tour… La destruction de la Terre, de la vie, la souffrance et les injustices qui procèdent de notre système économique se passent de commentaires : tout cela démontre le caractère non-viable de cette économie de la surexploitation, de la surproduction, de la surconsommation et des rejets massifs de multiples substances et objets. Mais il est clair que renoncer brutalement à notre confort, à supposer que cela soit politiquement soutenable, reviendrait à une perte majeure de la liberté. Pour prendre un exemple emblématique : qui voudrait faire aujourd’hui, en maintenant nos exigences d’hygiène, faire la lessive à la main, sachant le temps que ça prend, l’énergie que cela demande ? (sans oublier que ce sont surtout les femmes qui ont été sacrifiées en l’affaire)

 

LPE : Pas de retour en arrière, donc, mais pas de fuite en avant non plus, si on vous comprend bien. Mais alors quelle issue ? Faut-il « s’arrêter » sur le bord du chemin ? Cela me fait penser à une chanson d’Alain Souchon, qui disait : « J’appuie sur la gâchette accélérateur/Y’a que des ennemis dans mon rétroviseur/Au-dessus de cent quatre-vingts je perds la mémoire/Alors pourquoi pas s’asseoir/Tu verras bien qu’un beau matin fatigué/J’irai m’asseoir sur le trottoir d’à côté/Tu verras bien qu’il n’y aura pas que moi/Assis par terre comme ça ».

RH : Oui ! Je connais cette chanson, ça remonte à mon adolescence, j’aimais beaucoup Souchon… de quoi être un peu… nostalgique ! Mais je suis résolument tourné vers l’avenir et je crois dans le pouvoir de l’éducation. Ça ne semble pas répondre à l’urgence immédiate, apparemment, mais l’éducation n’engage pas que les enfants, elle engage dès à présent tous les adultes qui s’en sentent responsables à un titre ou à un autre, qui se préoccupent de l’avenir. Vivre dès à présent pour les enfants c’est aussi vivre pour l’avenir et c’est donc s’engager.

 

LPE : Est-ce ce que vous écrivez dans votre ouvrage ?

RH : Dans L’humanité contre l’Anthropocène, et plus précisément dans la deuxième partie, j’aborde le problème des effondrements (le sous-titre de l’ouvrage est « Résister aux effondrements »). Pour revenir aux effondrements, je propose de considérer que l’économie capitaliste nous a coupé de nos ressources (elle nous appauvrit) pour nous vendre des compensations (en nous faisant croire qu’elle nous « enrichit »). Les effondrements qui sont en train de se produire, ils ont déjà eu lieux depuis longtemps, parce que nous avons perdu nos forces spirituelles et psychiques.

 

LPE : Quelles sont les articulations entre ce que vous dites et la réalité bien matérielle de l’Anthropocène et de l’économie ?

RH : La spiritualité que j’évoque n’est pas ésotérique : elle est ce qui nous relie au monde (alors que l’animal n’est pas en mesure de considérer le monde, il est seulement attentif à son milieu). Ce lien au monde est cassé et nous vivons dans nos villes, dans nos immeubles, entourés d’objets industriels, devant nos écrans, séparés de ce monde qui meurt dans l’indifférence. Pour trouver la résolution de lutter, encore faut-il être sensible à ce monde et donc se relier à lui. C’est une priorité éducative, qui doit embarquer avec elle les adultes : cultiver ce lien au monde, ce qui suppose, dans la situation où nous sommes, saturés d’activités et d’objets, d’« appauvrir » un peu notre environnement immédiat (moins de bruit, moins d’images, moins d’objets, moins d’activités organisées, etc.) et dans un certain « vide » redécouvrir que le monde se rend présent de mille et une manières et nous enrichit gratuitement, nous permettant ainsi de nous autonomiser par rapport à un univers de consommation permanente.

 

LPE : N’est-ce pas déjà un effort « psychique » pour reprendre votre propre terme ?

RH : Les deux choses se rejoignent, mais méritent d’être distinguées. La spiritualité qui nous relie au monde nous permet de sortir d’un circuit « marchand », mais il faut aussi pouvoir se relier à soi. En effet, chacun de nous, tout individu conscient, est hanté par ce que Winnicott appelait la « crainte de l’effondrement » : l’angoisse du vide est pire encore que celle de la mort, un peu comme si on s’imaginait errant seul et lucide dans le cosmos pour l’éternité… Il est donc nécessaire de pouvoir se relier à ses propres forces, de découvrir une force de vie en soi, qui n’est certes pas « pleine », jamais complètement « satisfaite », mais qui est une énergie qui s’oppose à la dépression qui menace et qui nous conduit à nous distraire sans cesse. C’est l’expérience de la solitude qui est alors salvatrice, dès l’enfance, pour se relier à son propre désir d’être, qui nous maintient au-dessus de l’abime, développer sa créativité, qui peut même être telle qu’on s’épanouit plus à produire/créer qu’à consommer. Encore une fois, il s’agit de s’autonomiser.

 

LPE : Pas de lutte politique en vue dans tout ça… ?

RH : Chaque chose en son temps : ce ne sont pas aux enfants de tenir les barricades, même en souvenir de Gavroche ! Mais c’est bien dès l’enfance, par une éducation qui est en même temps un aménagement des conditions de l’enfance, où il ne s’agit pas que l’enfant soit sans cesse distrait, que les forces se forment, au contact du monde, en sondant sa propre intériorité et en apprenant à aimer suffisamment ce monde-ci, aimer tout ce qui vit et mérite de vivre pour avoir enfin le courage de la mobilisation politique nécessaire. La bataille qui s’annonce réclame non pas seulement des citoyens informés, mais des combattants forts et amoureux de la vie et du monde, suffisamment amoureux pour ne pas verser dans la destruction.




Comment est née l’économie destructrice de la Terre ? 

Entretien avec Sylvain Piron, directeur d’études à l’EHESS (Paris).

 

 

 

 

 

LPE – Sylvain Piron pourriez-vous vous présenter à nos lectrices et lecteurs ? Quelle a été votre formation, à quelle institution êtes-vous rattaché, quels sont vos intérêts et vos axes de recherche ? Vos intérêts semblent plus larges que vos axes de recherche stricto sensu. Vous utilisez vos compétences de médiéviste pour éclairer l’époque contemporaine, tout particulièrement la place qui y occupe l’économie.

Sylvain Piron – Le plus simple est de partir d’un traumatisme initial, celui d’avoir été plongé à Sciences-Po au milieu des années 80. Je suis arrivé en baskets dans un établissement guindé, hyper-bourgeois. J’ai alors pris en pleine figure la vague néolibérale, le revirement du parti socialiste qui faisait l’éloge du marché et de la finance triomphante. Cette idéologie économique me semblait reposer sur des présupposés moraux insupportables. Je me suis remis de ce choc en faisant une licence d’histoire à la Sorbonne où j’ai découvert l’histoire médiévale. Le choix de me fixer sur cette époque relève d’une pure intuition : il me semblait impossible de comprendre ce qui se joue au 18e siècle sans remonter aux siècles précédents ; de fil en aiguille, quand on arrive au 12e siècle, on se dit qu’il y a là vraiment quelque chose qui commence, qui mérite qu’on s’y arrête pour comprendre le devenir occidental. Je suis ensuite passé à l’École des hautes études, en 1990, pour suivre les séminaires de Jacques Le Goff, d’Alain Boureau, mais aussi de Marcel Gauchet dont la lecture du Désenchantement du monde quelques années plus tôt, m’avait montré une voie pour penser des problématiques de très longue durée. Le Goff et Gauchet ont été les piliers de ma formation intellectuelle, avec les Pères dominicains qui m’ont guidé dans l’étude de la théologie médiévale. Au fond, je suis reste fidèle à tous ces maîtres, ainsi qu’à mon intuition initiale. Mais pour mener une critique du néolibéralisme à partir du Moyen-Âge, il a fallu devenir médiéviste : apprendre la paléographie, le latin médiéval comme la théologie et la philosophie scolastique.

 

LPE – Ce parcours vous a conduit à devenir directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Le gros de votre travail a été justement ce travail d’archéologie et de généalogie de l’idéologie économique, de l’importance qu’on accorde à la dimension économique des activités humaines dans les sociétés contemporaines. Vous retracez le chemin spirituel, théologique, philosophique qui conduit à dégager les activités économiques comme des activités séparées, exigeant même une morale ad hoc, dérogeant à la morale chrétienne. Et ce tout particulièrement avec vos travaux sur Pierre de Jean Olivi.

Sylvain Piron – J’ai consacré ma thèse à Olivi, un Franciscain de Languedoc actif dans la deuxième moitié du 13e siècle, totalement oublié car censuré de son vivant et condamné après sa mort. C’est la figure majeure du courant le plus radical parmi les disciples de François d’Assise, qui conteste la richesse de l’Église ou le pouvoir du pape, ceux qu’on a appelé par la suite les fraticelles. Je me suis intéressé à l’ensemble de son œuvre. Olivi est un philosophe et théologien majeur, de la carrure de Thomas d’Aquin, qui lui répond d’ailleurs sur tous les plans. Il y avait un long travail d’exhumation des manuscrits et des textes à accomplir, qui m’occupe depuis plus de 25 ans. J’espère pouvoir bientôt proposer une vision d’ensemble de sa biographie intellectuelle, mais je me suis d’abord concentré sur son Traité concernant les questions économiques. Ce court traité est saisissant car, quand on le lit, on a l’impression d’être confronté à une pensée moderne, si ce n’est qu’il aborde les questions morales d’une façon beaucoup plus nourrie que les économistes contemporains, en tous cas néoclassiques.

 

LPE – Ce n’est pas trop difficile.

Sylvain Piron – Certes ! J’ai publié une édition critique de ce Traité des contrats aux Belles-Lettres en 2012.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LPE – Par la suite, vous avez publié deux livres importants chez Zones sensibles à Bruxelles : L’Occupation du monde en 2018, et Généalogie de la morale économique en 2020. Ce premier livre a un format original : avant la seconde partie sur la pensée médiévale, un parcours au travers de la pensée contemporaine est proposé qui aborde les œuvres de Gauchet et de Bateson notamment. Ce premier livre est comme une introduction au second. Pouvez-vous nous en parler ?

Sylvain Piron – C’est effectivement un livre en deux parties, dont la première est une sorte de préambule et de préparation à la seconde. Le projet visait à rassembler ce que j’avais à dire sur une histoire de longue durée de l’idéologie économique. L’introduction a tellement gonflé qu’elle est devenue un livre à part entière, et le second volume est loin d’épuiser toutes les questions. Il me reste quelques chapitres à écrire. L’une des causes de ce dérapage tient à la parution début 2017 du livre de Marcel Gauchet, Le Nouveau monde, qui est comme l’aboutissement de son travail. Il propose une analyse passionnante et très riche du moment néolibéral, mais qui est presque aveugle à la question écologique. Il m’est ainsi apparu que le moment était venu d’énoncer mes propres perspectives et de marquer une divergence, en dépit de l’affection et admiration que j’ai pour lui. L’autre élément déclencheur a été l’élection de Macron. Je l’ai vécue comme une sorte de flash-back, j’entendais des paroles qui me semblaient sorties de la bouche de Raymond Barre, figure décisive pour le néolibéralisme français.

 

LPEToutefois la décision d’interdire à l’État français d’emprunter directement à la Banque centrale, sans passer par des banques privées, c’est à la fin du mandat de Georges Pompidou. Rappelons aux lecteurs que le néolibéralisme commence à transformer les marchés financiers dès les années 70 aux USA, et s’impose politiquement plus tard avec les élections de Margaret Thatcher et Ronald Reagan, alors que sa généalogie intellectuelle, avec notamment Hayek, remonte aux années 30.

Sylvain Piron – Absolument. Il faut de surcroît noter que les nouveaux instruments financiers des années 1970 ont pour fonction de diluer et d’effacer la réalité des risques. Le gonflement de la sphère financière est une forme de déni des limites planétaires que le rapport Meadows venait d’exposer. S’affirme alors un discours déréalisant qui prétend que le marché et la technologie permettront toujours de repousser les limites posées par la Terre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LPE – C’est un point très important. Rappelons que le rapport Meadows est le fameux rapport remis au Club de Rome par les époux Meadows, notamment, en 1972. Il met en lumière l’impossibilité d’une poursuite indéfinie de la croissance. Il a soulevé un écho gigantesque à l’époque et une personnalité politique et européenne comme Sico Mansholt a alors rédigé un plan de décroissance pour l’Europe. Certaines élites de l’époque étaient très ouvertes. Et ce sont les économistes qui en ont été les critiques les plus virulents, notamment Nordhaus, qui reprochait au rapport de ne pas tenir compte des flux monétaires, sic ….

Sylvain Piron – Antonin Pottier a justement abordé ce point dans son livre Comment les économistes réchauffent le climat (Le Seuil, 2016). Et nous conduisons ensemble un séminaire où nous mettons en lumière cette déréalisation opérée par l’idéologie économique. Ce n’est pas par hasard qu’elle empêche de penser le changement climatique ou l’effondrement de la biodiversité, c’est sa fonction même. Il faut malheureusement attendre une crise comme celle dans laquelle nous entrons pour que le voile se déchire.

Ma question en 2017 était la suivante : comment se fait-il qu’après cinquante ans d’études sur la situation du vivant sur cette planète, et du climat, les gouvernants et les sociétés soient toujours incapables d’en tirer les conséquences ? Et l’autre question, au long cours : d’où vient la disposition de l’Occident à détruire son environnement ? L’expression d’une « occupation du monde » peut se comprendre comme l’envers du « désenchantement du monde ». Quel est le processus d’occupation de l’espace, de colonisation, mais aussi d’occupation du temps, qui a conduit à expulser toute présence, et même toute ouverture au divin sur Terre ? Cette expansion présuppose un mode de pensée qui valorise l’occupation des terres par le travail, mais aussi des institutions et toute une dynamique sociale d’appropriation et de transformation du monde. J’ai essayé de mettre en évidence l’origine et le déploiement de cette dynamique qui court tout au long du second millénaire de l’ère chrétienne.

 

LPE – Au sujet de cette orientation occidentale et de ses conséquences destructrices, il est difficile d’éviter Lynn White, cet historien des sciences et techniques médiévales qui dans un article célèbre publié en 1967 situait au Moyen Âge les « racines historiques de notre crise écologique ».

Sylvain Piron – En effet, pour une bonne part, mon travail consiste à enrichir et à étayer l’hypothèse de Lynn White, qui me semble juste sur le fond, mais insuffisamment argumentée. Je lui ai consacré un chapitre. Un autre auteur qui m’a retenu est Gregory Bateson, penseur extrêmement stimulant. Anglais d’origine, fils d’un des fondateurs de la génétique, il s’intéresse autant aux sciences naturelles qu’à la vie humaine, sociale et psychologique et qui cherche à modéliser toutes les formes de vie. C’est à la fois un des pionniers de la cybernétique et de la psychologie comportementale systémique. À la fin de sa vie il rassemble divers articles sous le titre Vers une écologie de l’esprit. À mes yeux, cette écologie de l’esprit détient une solution à notre crise environnementale ; elle correspond à peu de choses près à ce que vous appelez avec Sophie Swaton le « pensable » dans Primauté du vivant.

 

LPE – Vous essayez aussi de comprendre ce qui s’est passé durant ce demi-siècle perdu à l’aide de trois figures très différentes.

Sylvain Piron – Je leur accorde d’ailleurs des statuts très différents. La première, c’est Marcel Gauchet avec sa réflexion sur le processus impulsé par la sortie de la religion en Occident. La seconde, Michel Houellebecq, est pris comme symptôme de l’avachissement moral et humain produit par le néolibéralisme ; c’est une serpillère, une loque qui en absorbe toutes les bassesses. L’autre révélateur, passionnant, est Ivan Illich. Lui, au contraire, c’est l’homme debout et qui comprend très tôt ce qui se passe. La mise en série de ces trois points de vue permet d’illustrer la puissance d’un mouvement historique auquel il est si facile de se plier et bien difficile de résister.

 

LPE – Revenons à Pierre de Jean Olivi. Vous montrez qu’en tant que confesseur il comprend que les commerçants en raison de leurs activités exigent des catégories et des normes spécifiques, une morale ad hoc, dérogatoire à la morale chrétienne générale, et pour les comprendre, et pour les confesser.

Sylvain Piron – Oui, c’est cela. Olivi enseigne dans les couvents franciscains de villes commerçantes comme Montpellier ou Narbonne. Il a notamment pour fonction de former les frères chargés de confesser les marchands. Le Concile de Latran IV impose en 1215 la confession auriculaire annuelle obligatoire à tous les chrétiens, dans le but de renforcer le contrôle moral qu’exerce l’Église sur la société par un autocontrôle des consciences. Cette exigence impose dans rentrer dans le détail des comportements quotidiens, de fixer les règles de la moralité marchande. Pour répondre aux demandes des confesseurs, Olivi reprend des éléments qui viennent du droit romain, mais qui ont été transformés par les canonistes de l’Université de Bologne depuis la fin du 12e siècle. Ce sont en effet les canonistes et les théologiens qui ont reformulé les principes du droit romain, en fonction d’exigences morales chrétiennes. Mon ami Wim Decock a bien étudié ce travail de reformulation du droit par la théologie qui se prolonge à l’époque moderne (Le Marché du mérite, Zones sensibles, 2019). Dans ce cadre, le contrat est compris comme accord noué entre deux individus dotés d’une volonté libre, aux antipodes du formalisme du droit romain.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LPE – C’est fondamental, l’insistance sur l’individu et son libre-arbitre, c’est l’acte de naissance de la modernité.

Sylvain Piron – Outre la question du droit, il faut aussi compter avec l’apparition d’une philosophie morale qui met à profit la traduction latine de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote. À partir de Thomas d’Aquin, les théologiens pensent la morale dans des termes qui ne sont pas immédiatement indexés sur des obligations religieuses. Autre élément crucial dans l’horizon mental d’Olivi, c’est bien sûr la proposition religieuse de François d’Assise. Le projet d’une imitation du Christ dans la pauvreté volontaire exacerbe encore plus la question de la volonté et du libre-arbitre. Pour abandonner tous ses biens, il faut ne plus avoir plus aucune relation juridique avec les choses, ce qui impose de considérer que toute possession est elle-même volontaire.

Dans le traité des contrats de Pierre de Jean Olivi, se nouent ainsi des dimensions juridiques, aristotéliciennes et la spiritualité franciscaine. Il y a bien des individus qui contractent en raison de leurs intérêts, les marchands, et ils le font tous les jours. Mais ceci n’est possible que sur un fond d’obligations plus vastes. La morale spécifique des marchands doit tenir compte d’autres éléments que l’économie va oublier par la suite. Les personnes qui contractent ont tout d’abord un sens de la justice : ils cherchent leur profit, mais dans certaines limites, puisqu’ils ne veulent pas commettre d’injustice. Ils ont également un sens de la compassion et n’abusent pas de la faiblesse d’autrui. Ils ont enfin le sens du bien commun et veulent que leurs engagements soient bénéfiques à la communauté à laquelle ils appartiennent. Ces trois éléments, qu’on peut comprendre comme les conditions morales de la liberté contractuelle, ont été gommés dans la pensée économique classique.

 

LPE – Pour reprendre un langage à la Polanyi, s’il est une morale spécifique, destinée aux marchands, il n’en reste pas moins qu’elle demeure enchâssée dans la morale générale de tout chrétien.

Sylvain Piron – Exactement. On voit là tout l’intérêt de se situer au point de départ d’une tradition intellectuelle. Observant la constitution d’une sphère nouvelle, Olivi peut énoncer clairement les conditions d’émergence de cette pensée de l’individu séparé, détenteur d’une volonté propre, très distincte du monde des solidarités et obligations féodales. Le traité en question est donc ambivalent : d’un côté, il constitue indéniablement le point de départ de la pensée économique moderne, mais de l’autre, il permet aussi de penser les conditions de possibilité humaines, sociales, morales et politiques de l’économie comme activité autonome. C’est en réfléchissant à de telles conditions de possibilité qu’il serait aujourd’hui possible de réenchâsser socialement et moralement l’économie, mais aussi écologiquement. Pour cela, il faudrait ramener l’économie à la place modeste qu’elle doit occuper parmi les sciences sociales, en perdant ses allures de discipline normative et abstraite qu’elle est devenue pour l’essentiel.

 

LPE – Revenons à Polanyi. Il avait compris les conditions du désenchâssement de l’économie, mais ne connaissait pas celles au réenchassement. Il ignorait tous ces prérequis médiévaux.

Sylvain Piron – Oui et non. Certes ils ne connaît pas les conditions théologiques du détachement de l’économie, mais il en appelle néanmoins à une réintégration de l’économie à l’intérieur de la société, et donc de ses règles morales et politiques. Au-delà de Polanyi, le grand historien de la société anglaise des 18e et 19e siècles, E.P. Thomson, parle d’une « économie morale ». Il décrit ainsi comment des communautés se fixent leurs propres règles de comportement, d’obligations et de devoirs réciproques, ce qui recoupe très exactement ce que disait Olivi des communautés marchandes de son époque. Et c’est précisément ce qui explose au 18e siècle.

 

LPE – Abordons maintenant le deuxième livre, Généalogie de la morale économique, et certaines notions : la question du travail, celle du jardin, celle du Paradis, celle du risque, celle du capital et celle de la valeur. Commençons par le travail.

Sylvain Piron – Le travail, c’est le gros morceau et je n’ai évidemment pas tout dit à ce sujet. C’est le cœur de ce processus d’occupation et de transformation du monde. Je me suis notamment intéressé à un verset de la Genèse un peu oublié, qui évoque un travail dès le jardin d’Éden : Gn 2, 15 « Le Seigneur prit l’homme qu’il avait créé et le plaça dans le jardin pour le cultiver et pour le garder. » En hébreu, les deux verbes sont ceux que l’on emploie pour désigner la culture de la terre et la garde des animaux. Linguistiquement, il n’y a aucun doute sur le fait qu’il s’agisse des activités agricoles et pastorales. Je me suis alors demandé à quel moment, dans l’histoire juive et chrétienne, ce verset a été compris au sens littéral : Adam ne travaillerait pas seulement en raison de son expulsion du Paradis, mais selon une obligation qui lui été faite dès l’Éden ?

 

LPE – Soulignons bien cet aspect, le travail précéderait la chute et le péché originel. 

Sylvain Piron – Dans les traditions juives les plus anciennes, chez les premiers exégètes chrétiens comme Origène, ou encore dans la Kabbale, le récit du paradis est compris comme une allégorie de la création de l’être humain et de la descente des âmes dans le monde. Pour Philon d’Alexandrie (1er siècle), le travail agricole est une image de la cultivation des vertus. Le premier qui ait essayé de comprendre ce passage à la lettre est saint Augustin, dans un commentaire de la Genèse qu’il entendait justement mener « au sens littéral ». Il imagine Adam se livrant à des activités plaisantes dans le jardin, sans aucun effort pénible, mais il affirme ensuite que telle n’est pas la meilleure explication. Il s’agirait surtout d’être vertueux et obéissant pour préserver l’état initial dans lequel a été placé le premier humain.

À la suite d’Augustin, une ambiguïté perdure durant tout le Moyen Âge. Un des premiers auteurs qui tranche pour un travail au sens littéral est précisément Pierre de Jean Olivi, à la fin du 13e siècle, mais la question reste en débat. Le renversement définitif a lieu dans les années 1370-1380 : différents auteurs affirment clairement l’existence du travail, au sens littéral, en Paradis, notamment Henri de Langenstein, premier grand théologien de l’Université de Vienne. On est après la Grande Peste Noire, alors que le manque de bras en Europe a transformé le rapport au travail. Dès lors il n’y a plus de doute, les humains sont là pour travailler.

Luther accepte cette solution qui est pour lui fondamentale. Si le salut ne procède pas des œuvres mais de la foi seule, comment justifier que les êtres humains doivent accomplir des actions vertueuses ? Par Genèse 2,15 ! À l’image d’Adam qui, pour rester dans la justice où il a été créé, on doit cultiver le jardin et ne pas céder à l’oisiveté ; les fidèles doivent travailler pour plaire à Dieu. C’est pour Luther une donnée anthropologique : dès l’Éden, Dieu a voulu que les humains travaillent. Cette insistance est tout aussi nette chez Calvin et d’autres pionniers du protestantisme. C’est une conviction viscérale, nous sommes nés pour travailler. On l’exprime souvent en reprenant une phrase de l’apôtre Paul qui n’a pourtant pas ce sens : « celui qui ne travaille pas, ne mange pas ». Margaret Thatcher, fille d’un pasteur, du haut d’une culture théologique sommaire et enfantine, n’hésitait pas à faire la leçon à des théologiens en justifiant par ces arguments sa politique de destruction de l’État-providence. L’idée a aussi perfusé dans les milieux catholiques. L’Opus Dei veut par exemple sanctifier le travail sur Terre des humains. N’oublions pas le marxisme non plus. Dans la 1ère Constitution de l’Union soviétique figure la phrase citée de saint Paul. Telle est l’une des racines profondes de la compulsion occidentale à travailler, à transformer le monde.

 

LPE – Marx est un Occidental et un moderne. Je ne suis guère convaincu par les actuelles relectures écologiques de l’œuvre de Marx avec notamment le fameux passage sur la rupture métabolique, textuellement un peu mince au regard de l’œuvre du philosophe. Votre enquête sur ce verset de la Genèse se poursuit avec une proposition étonnante.

Sylvain Piron – Je suis là très loin de mes bases, mais j’ai suffisamment creusé le dossier pour juger cette hypothèse solide. Si Adam est mis au travail dès sa création, c’est par dérivation d’un mythe mésopotamien dans lequel les humains sont créés pour prendre la relève des dieux inférieurs dans le travail de la terre. Cependant, la création de l’homme avant la femme dans le récit biblique n’a pas d’équivalent et semble indiquer un contexte d’affirmation patriarcale. Sans qu’il y ait de preuve absolue, il paraît raisonnable de situer la rédaction du récit de paradis à l’époque du roi Josias (7e siècle avant notre ère). Sous son règne, l’établissement du culte exclusif de Yahvé dans le seul Temple de Jérusalem s’accompagne de la destruction de tous les autres sanctuaires, notamment ceux de la déesse Ashérah, déesse de la fécondité qui était auparavant vénérée aux côtés de Yavhé, sous la forme d’arbres ou de poteaux sacrés. L’interdiction de manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal pourrait avoir un rapport avec l’expulsion de cette déesse sensuelle.

 

LPE – Hypothèse fascinante en effet. Mais revenons à la question de l’occupation du temps qui est au cœur de votre propos.

Sylvain Piron – Sur ce point, j’ai voulu apporter quelques nuances par rapport aux acquis de Max Weber. Je repars de la fameuse affirmation de Benjamin Franklin selon laquelle « le temps, c’est de l’argent ». Franklin est typique du protestantisme du 18e siècle, mais il introduit une rupture, par exemple, par rapport à son contemporain le prédicateur anglais John Wesley. Lui aussi énonce qu’il faut travailler autant que possible, gagner autant que possible, mais il ajoute que c’est afin de donner autant que possible par l’aumône. Weber était fasciné par la combinaison d’un acharnement au travail et d’une vie austère qui produisait une accumulation primitive de richesses. Il n’a pas vu que l’obligation de donner à ceux qui en ont besoin était la clé de voûte du dispositif. Le devoir de charité était un mécanisme fondamental de régulation morale des communautés chrétiennes, juives ou musulmanes. (Un livre à paraître à ce sujet chez Zones sensibles : Gary Anderson, Un trésor dans les cieux). C’est cela qui disparaît au cours du 18e siècle, au profit d’un nouveau modèle dont Franklin est le pionnier, celui de la philanthropie.

Pour comprendre la source de cette obsession pour le travail, il faut remonter aux Pères du désert du 4e siècle en Égypte. Ils prient sans cesse, mais tout en priant, ils travaillent de leurs mains, en tissant des nattes ou des paniers d’osier. Parfois, ils revendent ces menus objets pour se nourrir ou pour pouvoir pratiquer eux aussi l’aumône. Mais il s’agit bien souvent de travailler pour travailler, sans raison pratique, d’occuper son temps pour se prémunir contre le diable. On ne voit jamais Jésus travailler dans les évangiles, mais les vies des Pères du désert proposent un modèle presque aussi vénérable, qui a eu un retentissement puissant. La liste des « péchés capitaux » dérive de celle des démons qui assaillent le moine selon Évagre le Pontique. De la provient la lutte contre l’oisiveté, péché majeur pour la morale pratique du 13e siècle, qui se retrouve encore plus intensément dans le protestantisme.

 

LPE – Un autre chapitre important du livre porte sur l’histoire du concept de valeur.

Sylvain Piron – Ce concept cardinal de la pensée économique n’appartient pas au latin classique et n’a pas d’équivalent strict en grec ancien. C’est une création médiévale. Là encore les choses se jouent au 13e siècle. Albert le Grand, maître de Thomas d’Aquin, est le premier commentateur de l’Éthique à Nicomaque. Sur la question de la justice dans l’échange, il introduit dans sa lecture le mot de « valeur » qui n’est pas présent dans la traduction. Aristote emploie ailleurs le mot axia pour désigner la valeur supérieure, au sens moral. Mais quand il parle de l’échange entre deux biens que des producteurs échangent, passage que Marx commente abondamment, il n’est pas question de valeur des biens, mais de réaliser une égalité entre les personnes qui entrent dans l’échange. C’est la pensée scolastique qui introduit cette notion de valeur, Albert le Grand en premier lieu, parce qu’elle se déploie dans des cités marchandes où le commerce tient une place bien plus centrale que dans le monde grec classique.

 

LPE – Vous parlez d’erreur de traduction dans votre livre.

Sylvain Piron – Il s’agit plutôt d’un malentendu au sujet d’une subtilité du traducteur, Robert Grosseteste. L’essentiel est de remarquer qu’Albert le Grand ajoute au texte originel un mot qui n’y figure pas, pour comprendre le fameux carré destiné à égaliser les termes de l’échange, texte particulièrement opaque il est vrai. Il comprend cette situation comme la construction d’un échange entre biens de même valeur, orientant par là même toutes les lectures postérieures. La question de la justice dans l’échange devient celle de l’égalisation des valeurs des biens. Quarante ans plus tard, dans son traité, Olivi sera le premier à systématiser les déterminants de cette valeur. Les premiers critères qu’il énonce nous sont familiers : la rareté, l’utilité et les préférences individuelles, puis quelques pages plus loin, le coût du travail. Ce sont des termes qui reviendront constamment dans l’histoire de la pensée économique. Schumpeter aimait beaucoup cette présentation, qu’il a lue chez des auteurs postérieurs qui ont copié ce passage, car il voyait dans la mention des préférences individuelles un écho par anticipation des raisonnements tenus par les marginalistes de la fin du 19e siècle. Il n’est donc pas sans intérêt de bien étudier ce moment scolastique où beaucoup de choses apparaissent.

 

LPE – Venons-en à la question de la monnaie.

Sylvain Piron – Le thème général du chapitre consacré à la monnaie vise à montrer qu’il s’agit bien d’une institution politique, qui possédait aussi des dimensions magiques et sacrales dans les temps anciens. Le point central vise à faire apparaître une certaine construction politique de la monnaie qui remonte là encore aux 13e et 14e siècles. Le tournant en France est le règne de Philippe Le Bel, autour de 1300, premier roi qui énonce une volonté de contrôler l’ensemble des monnaies qui circulent dans son royaume. Nicole Oresme, au milieu du 14e siècle, offre un témoignage précieux de ce processus. S’il conteste l’arbitraire monarchique, c’est pour faire de la définition des monnaies une prérogative revenant à la communauté politique du royaume. La formation d’entités politiques territorialement limitées et souveraines est l’une des lignes de forces de l’histoire de l’Occident au cours du second millénaire de l’ère chrétienne, par opposition au pouvoir en extension des empires. La monnaie en a été l’une des institutions fondamentales.

 

LPE – Et le risque ?

Sylvain Piron – Le risque est encore un mot médiéval, qui apparaît dans le cadre du commerce maritime méditerranéen, dans les actes notariés génois. Il sert à penser l’éventualité d’une perte ou d’un profit. Le mot vient de l’arabe et a été emprunté par des marchands pisans actifs au Maghreb, pour revêtir un sens juridique très précis. Le mot arabe latinisé sous la forme « resecum » devient très courant dans les contrats marchands dès le 12e siècle. Il joue un rôle crucial, car les contrats marchands sont légitimes s’il y a justement un risque de pertes. En revanche, quand le gain est certain, alors c’est un mauvais gain qui sera assimilé à l’usure. Pour revenir à ce que l’on disait plus tôt, il est utile de rappeler cette définition, car le risque comme possibilité de perte a été effacé par les outils de la finance contemporaine.

 

LPE – Revenons à Gn 2, 15 et l’occupation par le travail dès l’Éden. Ce culte du travail peut être mis en relation avec ce qui détruit l’habitabilité de la Terre, à savoir la masse d’objets qu’on produit, le nombre et l’étendue d’infrastructures qu’on aménage. Il est difficile de ne pas faire le lien.

Sylvain Piron Effectivement. C’est une impulsion qui a une source religieuse, mais qui en même temps a fini par expulser le divin de la Terre pour donner naissance aux idéologies économiques et matérialistes. Il ne faut pas confondre cette poussée avec un fait anthropologique plus général. L’être humain a des mains pour en faire quelque chose : il est homo faber. Dans toutes les civilisations humaines, on retrouve cette dimension du faire. Le problème qui a été introduit par une certaine compréhension du christianisme tient à l’obligation morale de passer sa vie à faire quelque chose, ce qui est très différent. C’est ce qu’énonce peu à peu la théologie qui affirme la vocation de l’être humain au travail. Le tournant, on l’a vu, doit être placé à la fin du 14e siècle. Encore une fois, c’est l’obligation morale que je pointe, pas le fait même d’une activité manuelle. D’ailleurs, avec les nouvelles conditions qui s’annoncent, nous allons probablement devoir travailler davantage de nos mains à l’avenir.

 

LPE – On peut faire le lien avec ce que racontait Pierre Clastres. Quand les colons ont apporté aux amérindiens locaux des outils métalliques plus performants que des outils en pierre, les indigènes pensaient pouvoir travailler moins longtemps, ce qui n’avait aucun sens pour les colons. Par ailleurs, il est un paradoxe, car le culte du travail a fini par déboucher sur la mécanisation et l’automatisation de nombre de tâches. Et on débouche sur que Pierre-Noël Giraud appelle l’« homme inutile », enfermé dans une trappe de pauvreté, et plus même capable de produire sa propre subsistance, n’amenant plus rien à la collectivité.

Sylvain Piron Oui, ce qui est posé comme une obligation devient de moins en moins réalisable. Il y a un siècle, Keynes imaginait qu’on allait résoudre le problème économique de la subsistance et que nous serions appelés à travailler au maximum 4 heures par jour. Bertrand Russell disait la même chose, c’est ce que l’on pouvait raisonnablement penser dans les années 1920. On pourra, pensaient-ils, se consacrer à la musique, à la peinture, à l’amitié, aux choses vraiment importantes. Le niveau de richesses auxquels ils pensaient a été atteint dès les années 1950… mais leur vision supposait que les biens et les tâches soient équitablement partagés. Ce n’est évidemment pas le système qui a été mis en place ! Ils avaient aussi négligé cette obligation quasi-religieuse du travail.

Pour citer un autre auteur important que je n’ai pas encore mentionné, ma démarche généalogique est aussi guidée par Castoriadis. Dans un article important sur l’idéologie du « développement », il en appelait à détruire les mythes qui obscurcissent la pensée et nous empêchent de construire une société plus humaine. C’est exactement le travail que je cherche à faire.

 

LPE – Pour finir, comment entendez-vous orienter votre travail à l’avenir ?

Sylvain Piron Ce que nous devons souhaiter pour l’avenir est de nous libérer de cette mythologie, de l’emprise qu’elle exerce sur nos existences. Pour sortir de cette machine capitaliste devenue folle, il faudra produire un nouvel imaginaire, au sens de Castoriadis. Mais si l’on veut surmonter l’idéologie économique, il faudra commencer par abandonner le préjugé d’un primat de l’économie, ce qui impose de sortir du référentiel marxiste. Sans nier pour autant le génie de Marx, ce n’est pas avec ses outils qu’on peut s’extraire du désastre dans lequel nous nous enfonçons.

Il importe à mes yeux d’admettre que la réalité est sans doute bien plus large que ce que nous pouvons en percevoir, que nous sommes pris dans des relations avec des forces et des processus que nous ne comprenons guère. Les écosystèmes nous échappent, ils peuvent se montrer plus résilients que ce que l’on pouvait imaginer et des actions réparatrices peuvent engendrer des dégâts nullement anticipés. Au-delà du vivant, de la Terre, il y a aussi la dimension de l’invisible. Nous sommes victimes de ce préjugé selon lequel le monde tangible serait la seule réalité, alors que toutes les autres civilisations ont constamment considéré que les humains partageaient le monde avec d’autres êtres invisibles. Vu les résultats désastreux auxquels ont conduit nos certitudes, un peu d’humilité sur ce point ne serait pas mal venue.

C’est pour explorer ces pistes que j’ai contribué à créer l’an dernier la maison d’édition « Vues de l’esprit », en lien avec Zones Sensibles. Dans ce cadre, je me suis intéressé à l’une des saintes les plus étonnantes du Moyen Age, Christine l’Admirable, dont les prodiges stupéfiants obligent à soulever quelques questions comparatistes intéressantes. Nous cherchons plus généralement à construire un programme de recherches au sujet des pratiques, des perceptions et des relations avec l’invisible. Il s’agit au fond de renouer avec des préoccupations qui étaient très vivantes autour de 1900. Lorsque Jaurès parle de solidarité, il ne pense pas seulement à des questions sociales. Celles-ci étaient à ses yeux inséparables d’une solidarité planétaire et même cosmique. L’horizon que j’ai en tête, à l’émergence duquel je voudrais contribuer, est celui d’un socialisme écologique qui ferait droit à l’éventualité d’un invisible. Nous ne pouvons avoir aucune certitude, mais une simple ouverture d’esprit à cet égard pourrait apporter un peu plus de légèreté et d’humilité à notre présence sur Terre et dans le cosmos. Voilà ce qui est derrière le texte – « Éloge des anomalies » – publié précédemment dans ces colonnes.

J’ai également en projet un livre destiné à montrer que la première révolution scientifique occidentale s’est déroulée au 13e siècle et a très largement déterminé les conditions de ce que l’on considère habituellement comme la révolution scientifique du 17e siècle. C’est le moment où la théologie pratiquée à l’Université de Paris s’est conçue comme une science ayant Dieu pour objet. Le premier objet observé scientifiquement a donc été la divinité que la raison humaine s’est alors jugée capable d’appréhender. La définition de cette science divine a produit corrélativement celle de sciences portant sur le monde créé, qui se séparent selon qu’entrent en jeu des causalités naturelles ou surnaturelles. De la sorte, on comprend que la « nature » qu’observe la science moderne a d’abord été modelée par la théologie. La prétention à saisir rationnellement le divin est le geste qui fonde la certitude scientifique moderne. On touche ici aux conditions de possibilité de notre raison occidentale, cette force de mise à distance et de déréalisation tous azimuts. C’est pourquoi il me semble nécessaire d’introduire une certaine dose d’incertitude et de prudence dans notre rapport au monde. La seule définition du caractère scientifique de l’histoire que j’admette, c’est un effort incessant pour remettre en cause les préjugés les plus communément partagés de nos jours. La tâche est infinie, mais ô combien nécessaire.