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Les low-techs comme objet de recherche scientifique. Vers une société pérenne, équitable et conviviale

Par J. Carrey, S. Lachaize & G. Carbou * (Atelier d’Écologie Politique (Atécopol), Toulouse pour les trois, Laboratoire de Physique et Chimie des Nano-objets (LPCNO), 135, av. de Rangueil, Toulouse & Laboratoire Sciences, Philosophie, Humanités (SPH), Université de Bordeaux)

 

Résumé : Les low-techs sont aujourd’hui au cœur de nombreuses réflexions sur la durabilité de nos sociétés. Cependant, il est parfois difficile de cerner avec précision ce que recouvre ce concept. Dans ce texte, nous cherchons à le clarifier en le faisant reposer sur une vision globale du système technique. Dans un premier temps, nous donnons une définition détaillée des low-techs, puis explorons ce que pourrait être une recherche scientifique dans ce domaine. Ainsi, nous proposons de considérer qu’une technologie est low-tech si elle constitue une brique technique élémentaire d’une société pérenne, équitable et conviviale, et expliquons dans ce texte ce que nous entendons par ces mots. De fait, seule une analyse globale du système socio-technique permet de qualifier les briques élémentaires le constituant. Quelques pistes de recherche dans les domaines de la mobilité, de la production d’énergie, de la santé, de la potabilisation de l’eau, de la conservation des aliments et de la médecine sont présentées. Nos réflexions sont enfin illustrées par un exemple concret : celui d’un projet de recherche sur la « métallurgie solaire », qui consiste à activer la réduction de minerais riches en oxyde de fer par des réducteurs décarbonés ou biosourcés grâce à l’énergie solaire concentrée. Nous justifions ce projet à partir d’une analyse énergétique de la révolution industrielle en Angleterre. Notre objectif à long terme est de déterminer si la métallurgie solaire est une technologie low-tech ou non, au vu de notre définition de ce concept.

 

 

 

La recherche scientifique dans les sciences dites « dures » est actuellement dans son immense majorité tournée vers la recherche d’innovations high-tech. Elle repose sur le postulat que l’humanité disposera à l’avenir, comme aujourd’hui, d’une énergie bon marché, croissante, et de ressources abondantes, permettant de développer et maintenir sur le long terme un système technologique complexe. Par ailleurs, elle entretient un aveuglement plus ou moins volontaire sur les usages effectifs des technologies développées et sur leurs conséquences. La catastrophe écologique en cours remet ces deux points en question.

Nous, auteurs de cet article, sommes convaincus que notre modèle de société fondé sur un système technologique high-tech et complexe n’est pas pérenne. Nos réflexions rejoignent celles d’ingénieurs et scientifiques de plus en plus nombreux, et nous avons été inspirés et alimentés dans nos réflexions par les différents ouvrages de Philippe Bihouix (Bihouix, 2010 ; Bihouix, 2014), qui ont popularisé en France la notion de low-tech. Nous nous reconnaissons également dans l’approche de Kris De Decker, rédacteur du Low-Tech Magazine. En tant que chercheurs, nous souhaitions démarrer une activité de recherche scientifique en low-tech, mais cette envie s’est accompagnée de nombreux questionnements : qu’est-ce que le low-tech ? Que serait une recherche en low-tech? Concrètement, sur quels objets mener notre recherche, et avec quels outils ? Doivent-ils eux aussi être low-techs ? Etc.  Cet article présente nos réflexions sur ces différentes questions, ainsi que la manière dont nous les avons mises en pratique.

 

De la difficile définition des low-techs

Comment peut-on faire rigoureusement la distinction entre low-tech et high-tech ? Répondre à cette question est complexe pour au moins trois raisons. La première est que la littérature sur la question des low-techs tend à se diviser en deux approches qui ne sont jamais très clairement articulées : une approche « matérielle » qui s’intéresse au cycle de vie des technologies et à leur durabilité, et une approche « politique » qui évalue leurs impacts sociaux. Parmi les éléments couramment invoqués pour définir les low-techs dans l’approche matérielle, apparaissent des éléments reliés à leur empreinte environnementale. Ainsi, une technologie est low-tech si elle utilise des matériaux abondants, si elle est sobre en énergie pour sa fabrication et son utilisation, et si elle génère peu de nuisances, pollutions ou déchets. Cette vision est généralement portée par les auteures et auteurs de culture « ingénieur ».

L’approche politique, quant à elle, est plutôt représentée dans les milieux militants et dans l’académisme critique. Elle irrigue néanmoins plus généralement la réflexion sur les low-techs depuis les travaux pionniers de penseurs comme Lewis Mumford, Ivan Illich, Ernst Schumacher ou Murray Bookchin. Derrière des terminologies différentes (technologies démocratiques (Mumford, 1964), conviviales (Illich, 1973), adaptées (Schumacher, 1973) ou libératrices (Bookchin, 1965)), les théories de ces auteurs mettent l’accent sur les aspects éthiques et politiques des technologies. En suivant cette perspective, on peut par exemple considérer que déterminer le caractère low-tech ou non d’une technologie implique d’examiner : l’absence d’exploitation d’autres humains dans le cycle de vie des technologies (extraction de matières premières, fabrication, gestion des déchets, etc.) qui fait droit à l’impératif d’humanisme, la disponibilité locale des matières premières qui protège les usagers face à des ruptures d’approvisionnement, la simplicité d’utilisation qui rend les technologies inclusives, la facilité de réparation qui permet l’autonomie de l’utilisateur face à la panne, ou encore la faible centralisation du contrôle technologique (du développement à l’usage en passant par la production) afin de permettre une prise démocratique maximale sur l’environnement technologique.

La deuxième raison pour laquelle il peut être difficile de déterminer avec précision les contours d’une technologie low-tech est que les critères généralement utilisés pour les définir sont peu opérationnels : où commencent et où s’arrêtent le « simple », le « durable », le « local », etc ? Le risque est ainsi que les catégorisations soient fondées sur l’arbitraire ou l’intuition.

Une troisième raison est que certains critères ne peuvent être évalués sur une technologie prise isolément. Par exemple, une ressource ne peut être jugée abondante qu’en fonction du nombre de technologies qui la consomment. De même, le degré d’exploitation ou d’aliénation des êtres humains est fonction de la qualité de vie générale permise par l’ensemble du système technique.

 

Notre définition du low-tech

Notre objectif ici n’est pas d’élaborer une clef de détermination absolument objective de la frontière entre high-tech et low-tech – ce qui n’est ni possible ni souhaitable –, mais de préciser un cadre de référence à partir duquel celle-ci peut être pensée de manière plus structurée.

Notre définition est la suivante : une technologie est low-tech si elle constitue une brique technique élémentaire d’une société pérenne, équitable et conviviale. Dans cette définition, plusieurs points sont essentiels et doivent être développés : le caractère systémique, et les notions de pérennité, d’équité et de convivialité.

Système et brique élémentaire. Tout système socio-technique peut être décomposé en un ensemble de briques élémentaires, chacune représentant une technique, caractérisée par ses entrées (matériaux, énergie, temps de travail, etc) et ses sorties (production, impacts environnementaux et sociaux, déchets, etc). Des exemples de briques élémentaires dans une société préindustrielle donnée pourraient être : extraire de l’eau d’un puits, fabriquer des couteaux à partir du fer produit par un bas-fourneau, cultiver du blé à la houe en bois, chauffer un lieu d’habitation avec un brasero, transporter des marchandises avec des bœufs, boucher une carie dentaire avec du plomb, moudre du grain avec un moulin à vent, etc.

Pérennité. Nous posons que dans un système pérenne, le niveau de population et les technologies utilisées peuvent être maintenus à peu près à l’identique sur le long terme, notion sur laquelle nous reviendrons plus tard. Également, l’énergie consommée et le temps de travail nécessaires au maintien du système technique restent globalement stables. Si on fait l’hypothèse que la société dont nous avons décrit plus haut quelques briques est pérenne (mais cela resterait à démontrer), nous pourrions en déduire que le puits, les couteaux en fer, les bœufs domestiqués, la houe, le braséro, le plomb dentaire et le moulin à vent sont un ensemble cohérent de technologies low-tech. Déterminer la pérennité matérielle d’un système technique implique également de modéliser, pour une population donnée, l’abondance des ressources et la question de l’usage concurrent des sols. Ainsi, par exemple, la pérennité de l’hydrogène à base d’énergies renouvelables pour alimenter les véhicules doit être évaluée en fonction des surfaces disponibles pour produire de l’électricité, mais aussi des surfaces utilisées pour produire de la nourriture, des textiles, de l’énergie pour d’autres activités que les transports, etc. Enfin, puisque notre société peut se trouver “bousculée” par différents aléas (catastrophe naturelle, changement climatique, épidémie), étudier sa pérennité nécessite d’en étudier également la résilience.

Équité. Le critère d’équité nous semble important à intégrer à la définition des low-techs pour deux raisons. D’une part, puisque toute réflexion sur les low-techs implique un choix de valeurs (par exemple, rechercher la pérennité implique un attachement au maintien de la présence humaine sur Terre), nous choisissons d’y inclure des valeurs humanistes, dont l’équité. D’autre part, de nombreux travaux suggèrent que le sentiment d’équité et de justice sociale est un facteur majeur de stabilité et de cohésion des sociétés humaines (Wilkinson, 2013). Aussi, intégrer le critère d’équité à notre conception des low-techs permet à la fois de faire droit à des valeurs humanistes et d’intégrer un facteur socio-politique de pérennité du système technique.

La notion d’équité telle que nous la définissons recouvre tout d’abord l’absence d’exploitation humaine. Un certain nombre de sociétés ont basé leur développement technologique sur l’esclavage ou l’exploitation d’autres humains. Que l’on pense aux enfants dans les mines d’argent de la civilisation grecque ou aux esclaves de la société romaine, par exemple. C’est bien entendu encore le cas dans nos sociétés modernes : un grand nombre d’objets qui nous entourent sont issus d’un système de production fondé sur l’exploitation de travailleurs disposant d’un niveau de vie et d’une protection sociale largement inférieurs à ceux des personnes les utilisant. L’équité recouvre également la question des usages : une technologie diffusable largement sera considérée plus low-tech qu’une technologie que seule une élite peut se permettre d’acheter, que seuls des experts sont capables d’utiliser ou que seule une catégorie restreinte de la population peut manipuler (en raison de son poids ou de sa taille, par exemple). Enfin, le critère d’équité doit être distingué de celui d’égalité, et implique une légitimité différenciée à utiliser certaines technologies : dans une société low-tech il peut par exemple être considéré comme légitime que la production alimentaire utilise des engins plus énergivores dans certains environnements que dans d’autres.

L’équité est un principe important à prendre en compte, mais l’établissement de seuils et d’indicateurs d’équité est certainement complexe, mais surtout politique. Il est ainsi souhaitable que les seuils d’équité soient choisis par la population et non par des experts aux manettes d’une modélisation socio-technique globale. La recherche et l’ingénierie ne peuvent qu’être au service de la société, en analysant la compatibilité de tel ou tel système technique avec le niveau d’équité choisi, et non pas l’inverse.

Convivialité. Ce terme présente deux facettes qui nous semblent toutes deux intéressantes dans le cadre des low-tech. La première est liée aux réflexions d’Ivan Illich qui a cherché à penser l’outil convivial non comme isolé mais comme élément dépendant d’une société conviviale (Illich, 1973). Nous retenons la définition minimale suivante : est conviviale une technologie qui assure le maximum d’autonomie vivrière à ses usagers dans un collectif à échelle humaine. Le terme autonomie vivrière désigne l’autonomie comme contrôle de ses moyens de subsistance. Elle s’oppose généralement à l’idée d’autonomisation vis-à-vis de la Nature qui est au cœur de la conception “moderne” de la liberté comme délivrance des nécessités matérielles de la vie (Berlan, 2016). La liberté dans son sens “moderne” consiste pour les individus à s’affranchir des limites matérielles des sociétés traditionnelles (manger des fraises en hiver ou rouler en voiture par exemple) au prix de la soumission à un macro-système technique (Gras, 1993) dont le fonctionnement est hors de leur portée (l’agro-industrie mondiale, l’industrie automobile ou l’aménagement routier du territoire). Dans cette opposition, l’autonomie vivrière consiste dans le contrôle direct des activités essentielles à sa subsistance au prix de la limitation de son champ d’actions possibles : elle maximise la capacité des individus à décider de la conduite de leur propre vie, mais implique une réduction de la puissance d’action permise par les macro-systèmes techniques.

Par exemple, un poêle de masse en briques pourrait être considéré comme plus convivial qu’une pompe à chaleur dernière génération pour le chauffage des bâtiments : le premier nécessite peu de formation pour être utilisé, il peut être alimenté par un combustible local – serait-ce avec l’aide de quelques voisins –, ses « pannes » – mineures – peuvent être comprises et réparées par l’usager et, une fois construit, il n’implique aucune dépendance à un système industriel complexe. Au contraire, la pompe à chaleur vient avec un ensemble de réglages pensés par des ingénieurs chauffagistes et avec des automatismes sur lesquels l’usager n’a pas la main ; ses pannes électroniques nécessitent l’intervention de l’installateur, voire dans certains cas du fabricant ; son alimentation provient de sources d’énergies éloignées, et elle s’inscrit dans un fort réseau de dépendances, du fournisseur d’électricité au réparateur en passant par les multiples fabricants de pièces diverses. En contrepartie, la pompe à chaleur augmente la puissance d’action en permettant la climatisation et donc l’occupation d’espaces chauds de la planète, ou en libérant du temps qui n’est pas passé à couper du bois ou gérer le fonctionnement quotidien du poêle.

L’autonomie est ainsi a priori une source de satisfaction pour les membres d’une société, mais son degré, comme dans le cas de l’équité mentionné plus haut, ne peut être fixé quantitativement de manière simple et doit faire l’objet de discussions au sein d’une société.

Une deuxième facette de la convivialité telle qu’elle a été définie plus haut est son lien avec la pérennité à travers la notion de résilience : une société qui présente de forts îlots d’autonomie vivrière et de nombreux outils conviviaux est plus résistante aux chocs extérieurs divers. On a pu voir récemment dans le cas de la crise mondiale de production d’automobile en raison d’une pénurie de puces électroniques l’influence délétère des réseaux denses, complexes, étendus et à flux tendus sur la résilience. Mais on peut également considérer que les réseaux étendus facilitent la résilience : dans le cas de l’alimentation, la création de réseaux étendus de transport de nourriture en Europe a permis de mettre fin au famines depuis le XXe siècle.  Pour des études scientifiques de ce phénomène complexe, une première approche pourrait consister à retracer les réseaux de dépendances, à la fois en nombre de personnes et en distance, de l’utilisateur d’une technologie : combien de personnes ont contribué à sa fabrication ? A quelle distance se situent-elles ? A quelle distance se situe la première personne capable de la réparer ? Réfléchir à la sensibilité de ces réseaux à des événements extérieurs et du lien entre la résilience globale de la société et la convivialité des outils est un champ de recherche scientifique en low-tech qui nous paraît intéressant.

Ainsi, nous intégrons la convivialité à notre définition des low-techs pour les mêmes raisons que pour l’équité : il s’agit de défendre une certaine vision de la “vie bonne” et d’intégrer des facteurs sociopolitiques de stabilité. 

 

Discussion sur notre définition des low-techs                                    

Le travail de définition des low-techs que nous venons de mener nous semble ainsi pouvoir englober les approches matérielle et politique habituellement disjointes dans la littérature. En effet, le critère de pérennité recouvre les caractéristiques généralement mises en avant dans l’approche « matérielle » des low-techs. Par exemple, la « réparabilité », la « sobriété », et l’utilisation préférentielle en matériaux abondants sont en définitive des moyens permettant d’assurer la pérennité. L’équité et la convivialité font droit à l’approche politique tout en s’inscrivant dans une logique matérielle de pérennité : l’équité parce que la justice sociale stabilise la société en évitant les luttes concurrentielles, la convivialité parce que l’autonomie locale assure la résilience des systèmes techniques face aux chocs divers.

Par ailleurs, nous avons cherché à objectiver les critères de caractérisation des low-techs afin d’en faire un éventuel objet de réflexion prospective. Sur ce plan, nous avons tout d’abord établi que penser les low-techs implique de penser le système global dans lequel on les envisage et les rapports entre technologies. On ne peut donc pas vraiment dire qu’une technologie donnée est low-tech, mais plutôt qu’un ensemble complémentaire de technologies, utilisées par une société donnée pour son fonctionnement, sont low-techs. Ensuite, nous avons proposé trois critères de caractérisation de la société low-tech, chacun permettant de déterminer des seuils et des indicateurs. Cette approche pose alors la question cruciale des modalités d’établissement de ces seuils et indicateurs : durée de pérennité recherchée, seuils d’équités, seuils de convivialité, et facteurs qui permettent de les atteindre ou de les mesurer.

L’établissement de seuils et le choix des indicateurs est une activité complexe. Tout d’abord, certains aspects des low-techs peuvent plus aisément faire l’objet de procédures d’objectivation que d’autres. La pérennité est une notion relativement simple à définir : il s’agit de la durée d’existence de la société utilisant un système technique donné. Elle inclut par ailleurs l’idée de temps long. Ce temps long correspond selon nous a minima à la durée typique des périodes interglaciaires, soit quelques millénaires. Pour l’exercice intellectuel, il peut par ailleurs être intéressant de pousser cette limite à la durée de vie de notre planète elle-même, soit plusieurs milliards d’années. Un tel seuil imposerait des contraintes particulièrement fortes sur l’usage de ressources non renouvelables ainsi que sur le niveau de résilience à atteindre. Quoi qu’il en soit, modéliser une société pérenne implique de décider de la durée du « temps long » et d’établir les différents indicateurs qui permettent de le mesurer (usage de ressources non-renouvelables ; vulnérabilité aux aléas climatiques ; niveau de pollution critique généré par les activités, etc).

L’établissement de seuils d’équité ou de convivialité est sans doute plus difficile encore. D’abord, il ne s’agit pas de concepts homogènes comme la pérennité. Par exemple, l’équité peut concerner plusieurs indicateurs comme les revenus, l’accès à des ressources, la capacité d’expression politique, etc. Ensuite, l’établissement des seuils est éminemment politique. Si décider de la durée de la pérennité engage bien évidemment des valeurs et des choix, convenir du bon niveau d’équité ou de convivialité implique une réflexion particulièrement approfondie sur la question de la « vie bonne ». Afin d’éviter que celle-ci ne soit confisquée par des experts, les discussions qualitatives doivent selon nous être menées collectivement entre citoyens pour aboutir à la définition de seuils consensuels.

Nous imaginons qu’il peut être plus aisé de porter une attention à la convivialité et l’équité une fois que plusieurs modèles de société possibles ont été proposés sur la base de la pérennité : l’évaluation a posteriori des seuils d’équité et de convivialité peut alors permettre de faire émerger les points de faiblesse liés aux systèmes techniques considérés. Pour prendre quelques exemples concrets, il existe de nombreux systèmes socio-techniques du passé au sein desquels certaines ressources minérales étaient situées relativement loin des zones d’habitation : le grès pour fabriquer les meules chez les aborigènes australiens, la pyrite chez les Fuégiens, l’étain dans de nombreuses sociétés à l’âge de bronze, etc. (Carrey, 2020b). Également, certaines techniques de fabrication assez complexes pouvaient n’être maîtrisées que par quelques personnes, comme par exemple la métallurgie, même si les outils produits pouvaient être utilisés par toutes et tous. Lors d’une analyse d’une société donnée, des indicateurs liés à ces spécificités peuvent donc être évalués : distance aux  matières premières, part des habitants capables de mettre en œuvre la métallurgie, part de personnes pouvant utiliser une pioche métallique, etc. On peut noter que, par exemple, la spécialisation de certaines activités de fabrication n’est pas en soi un facteur d’iniquité, mais elle entraîne une baisse de convivialité, et donc un risque pour la résilience (risque de perte de savoir-faire), ainsi qu’un risque de création d’inégalités par utilisation d’un monopole technique pour asseoir une domination ; ce dernier risque ne pouvant être contrecarré que par des valeurs culturelles ou un système politique adaptés. En ce sens, l’utilisation d’indicateurs permet d’observer les potentielles faiblesses d’un système technique donné en terme de pérennité, convivialité et équité, les seuils acceptables ou non ne pouvant in fine être évalués qu’à la suite de discussions : aller chercher des matières premières à 800 km, avoir un forgeron seul détenteur d’un savoir-faire, est-ce “acceptable” ou non? Ces questionnements impliquent plutôt des choix politiques collectifs que des réponses techniques d’experts.

Cette définition des low-techs ouvre ainsi la voie à une recherche rationnelle sur la pérennité des systèmes socio-techniques. Actuellement, un futurologue « optimiste » considérerait peut-être que la société numérique pourrait être maintenue pendant des millénaires, et qu’un système socio-technique contenant des ordinateurs très sobres, réparables et robustes serait pérenne. Un futurologue « pessimiste » pourrait considérer qu’il n’est même pas sûr qu’un système technique pérenne contienne l’électricité (qui est née après la révolution industrielle). Ainsi, actuellement, la frontière entre high-tech et low-tech est laissée à la libre appréciation et l’intuition de chacun, dépendant surtout de la vision à long-terme du futur technologique de l’humanité. Trancher entre ces deux intuitions sur des critères plus rationnels, sur la base d’études et de modélisations scientifiques, tout en impliquant les citoyens dans ces discussions permettrait d’éclairer le débat public sur ce à quoi ressemblerait réellement un système socio-technique pérenne, équitable et convivial. 

Afin de donner un aperçu de ce que ce cadre de réflexion peut donner appliqué à un sujet de recherche concret, la deuxième partie de cet article est consacrée à la présentation de nos travaux de recherche sur la métallurgie solaire. Avant d’entrer en détail dans la description de ceux-ci, nous  développons quelques considérations générales sur la recherche en low-tech.

 

Low-tech et recherche scientifique

En effet, faire de la recherche scientifique sur les low-techs amène à se demander si celle-ci ne devrait pas aussi se faire avec des low-techs : un projet de recherche en low-tech peut-il ou non utiliser des outils résolument high-tech (ordinateurs, capteurs électroniques, logiciels de simulations, gros équipements de laboratoire) ? Bien sûr, d’après notre définition, la finalité d’un projet de recherche low-tech est de faire en sorte que l’ensemble du matériel utilisé pour la fabrication d’une machine et/ou le contrôle d’un procédé soit low-tech. Si un procédé chimique nécessite à un moment donné de connaître le pH d’une solution, il faudra que les scientifiques, à terme, réfléchissent à l’intégration au système technique global d’une technique low-tech de mesure du pH. Néanmoins, dans le cadre de notre projet de recherche sur la métallurgie solaire deux arguments nous ont convaincus que, au cours du processus de recherche proprement dit, les outils high-tech pouvaient être utilisés : i) de la recherche avec des outils low-tech sera probablement faite, par nécessité, pendant les millénaires qui viendront ; les outils high-techs dont nous disposons actuellement permettent de mettre au point des procédés et de les comprendre d’une manière qui ne serait pas possible sans ; nous espérons que les résultats obtenus aujourd’hui à l’aide d’outils high-tech pourront être utiles, même si les outils utilisés pour les obtenir viennent à disparaître ; ii) compte tenu de l’urgence de la situation actuelle et de l’incertitude sur ce que sera notre futur dans les prochains siècles ou les prochaines décennies, nous souhaitons effectuer des recherches en low-tech accélérées grâce à nos moyens high-tech présents.

 Nous sommes néanmoins bien conscients que l’utilisation de produits high-tech dans une recherche low-tech est une question complexe, car la high-tech fait partie des causes des problèmes auxquels nous devons désormais faire face. Savoir si un fort degré de high-tech (utilisation de supercalculateurs, par exemple) est acceptable ou non dans un projet low-tech peut être laissé à la libre appréciation de chacune et de chacun. Il nous semble qu’un certain degré de sobriété – ou a minima de conscience des impacts – au cours du processus de recherche fait partie intégrante de la recherche en low-tech, même si la limite dans ce cas-là – comme dans beaucoup de situations de la vie quotidienne – ne peut être que complexe à déterminer. En ce qui nous concerne, nous utilisons au maximum des outils de caractérisation existant déjà dans notre laboratoire, faisons de la récupération chaque fois que c’est possible, et excluons le recours au transport aérien, par exemple. Mais cet article a été écrit sur des ordinateurs portables en utilisant des outils numériques collaboratifs.

 

Les différentes pistes envisagées

Nous considérons que la recherche scientifique en low-tech doit en priorité concerner les techniques permettant d’assouvir nos besoins essentiels à la vie : boire, s’alimenter, s’abriter, se soigner et transmettre les savoir-faire et connaissances nécessaires à la pérennité de la société. Ce dernier point se justifie par le fait que si une société utilise une technique donnée pour répondre à l’un de ses besoins fondamentaux (pièges à poisson en osier, maison en terre crue, réseau de voies ferrées ou de télécommunication, etc.), alors perdre le savoir-faire lié à cette technique la met en péril. Le low-tech, avec notre définition liée à la pérennité, ne peut donc s’affranchir d’une réflexion sur les techniques de transmission des connaissances et sur leur préservation. A ces éléments essentiels peuvent aussi s’ajouter des activités participant au bien-être individuel et collectif : s’éclairer, se distraire, explorer, célébrer, etc., d’autant que les différentes finalités d’une activité ne sont pas forcément dissociables (par exemple, le divertissement peut être également un mode de transmission des savoirs). 

Au sein de ces différents domaines, certaines techniques ont déjà été largement explorées par les anciens, et présentent des marges de « progrès » incertaines, voire probablement nulles. Par exemple, il est peu probable que toutes les connaissances que nous avons accumulées depuis 300 ans puissent aujourd’hui permettre d’améliorer de manière significative un moulin à eau en bois ou une charrue. Évidemment, ce constat n’enlève rien à l’intérêt de raviver les savoir-faire liés à ces techniques.

Nous souhaitons par contre discuter de certaines thématiques qui nous ont paru intéressantes pour une recherche scientifique en low-tech, certaines faisant partie de nos domaines initiaux de compétences (physique et chimie), d’autres non.

► Potabilisation de l’eau : dans des sociétés avec une forte densité de population, purifier l’eau peut s’avérer nécessaire pour éviter certaines maladies.  Les techniques actuelles de purification sont chimiques (pastilles chlorées) ou physiques (micro-filtration, ultra-violets). Des pistes low-tech envisageables pourraient être basées sur la distillation solaire, la production du chlore (qui nécessiterait a priori de l’électricité pour l’électrolyse de solutions salines) ou la fabrication de céramiques ou membranes de filtration.

► Réfrigération solaire : les techniques de conservation des aliments utilisées par les anciens sont nombreuses et très variées : salaison, fumage, lacto-fermentation, pain de glace (dans les régions adaptées). Elles pourraient convenir, voire suffire, à de nombreuses sociétés pérennes. Le stockage à long terme par le froid peut néanmoins s’avérer être utile et complémentaire des autres. Une réfrigération solaire low-tech pourrait être basée sur des cycles d’adsorption/désorption de couples charbon/éthanol, silice/eau ou basée sur la détente d’ammoniac liquide. 

► Méthaniseurs low-tech : plusieurs techniques modernes de production d’énergie sont connues depuis des temps très anciens (hydraulique, éolien), alors que d’autres n’ont pu émerger qu’à la suite de l’utilisation massive des énergies fossiles (photovoltaïque, nucléaire). Notre intuition est que ces dernières pourraient difficilement faire partie d’un système technique pérenne, même si cela reste à démontrer. Une exception potentielle pourrait être la méthanisation, qui n’était pas connue des anciens, et pourrait potentiellement avoir une mise en application low-tech, bien que nous ayons des doutes sur le rendement « énergie produite / temps de travail » d’une version low-tech de cette technologie. Mais avoir des doutes n’est pas une raison suffisante pour ne pas se pencher sur le sujet !

► Transmission des connaissances : parmi les moyens actuellement à notre disposition, le livre apparaît comme une brique technique potentielle. Son utilité se pose cependant pour des savoir-faire utilisés très fréquemment : dans ce cas, la transmission orale pourrait suffire. A l’opposé, un moyen de transmission sur le plus long terme pourrait être nécessaire pour une brique technique complexe ou dont la fréquence de fabrication/maintenance dépasse le temps d’une vie. Un travail de recherche scientifique sur le livre ne semble plus nécessaire, mais il nous semble suffisamment conditionner la pérennité de l’ensemble d’un système technique pour que nous le mentionnions. De plus, les éventuels aléas qui risqueraient de compromettre ou détruire le travail de transmission orale (épidémie, catastrophe naturelle) pousse à mettre en place, de toute façon, des moyens de stockage pérennes des savoir-faire.

► Éclairage et machinisme électrique : historiquement, l’électricité fut d’abord utilisé pour l’éclairage des habitats et l’alimentation des moteurs des usines. L’utilisation de l’électricité dans un système technique pérenne nécessite le développement et la mise en place d’un ensemble de techniques à étudier : générateur d’électricité (éolien / hydraulique), stockage, éventuelle mise en réseau, ampoule, etc. Il nous semble que la question de la pérennité d’un système technique utilisant l’électricité constitue une voie de recherche en low-tech passionnante.

► Mobilité/transport : les aléas de la production alimentaire, qui peuvent conduire à des famines, ne peuvent être compensés que par une grande diversité des sources d’alimentation, par du stockage, et/ou par du transport régional de denrées. Différents dispositifs techniques pourraient faire l’objet d’études : rails (bois ou métal ?) sur lesquels des véhicules se déplaceraient grâce à la force humaine ou éolienne (draisines) ; brouette chinoise et son réseau de chemin de terre ; véhicules électriques plus complexes ; etc.

► Médecine : la médecine et la chirurgie constituent des sujets de recherche low-tech passionnants. En effet, l’essentiel des connaissances scientifiques ayant permis le développement de la médecine occidentale moderne et son espérance de vie associée ont eu lieu après la révolution industrielle. Il en résulte une brique technique qui n’est, à l’heure actuelle, et pour une grande partie, ni équitable, ni conviviale, ni pérenne, notamment en raison de son utilisation massive de technologies et produits high-tech. La médecine low-tech reste donc une question ouverte qui concerne tout aussi bien le diagnostic et la pharmacopée que la chirurgie. Il nous semble que la mise au point d’anesthésiants pour la chirurgie et d’antiseptiques serait un premier pas intéressant, certainement dépendant des techniques low-tech de synthèse ou d’extraction de principes actifs, ainsi que de l’organisation sociale qui en permettrait l’usage et la diffusion. Il nous faut probablement accepter qu’un système technique pérenne ne procurerait pas la même espérance de vie que notre système technique actuel occidental. Ces quelques éléments nous laissent penser qu’il nous faudra réfléchir à la place d’une médecine low-tech dans une société pérenne, équitable et conviviale. Quels en seraient les objectifs : augmenter l’espérance de vie ? Soulager les souffrances ? Faciliter l’accès au soin et à sa pratique ? Tout ceci en préservant un délicat équilibre entre survie du groupe et mort des individus.

► Enfin, un point crucial de notre approche est le suivant : comment peut-on savoir si un système technique donné est pérenne ou pas ? Et ainsi qualifier ses briques élémentaires de « low-tech » ou « high-tech ». Une approche socio-historique permet d’étudier et de discuter de la pérennité de systèmes techniques ayant existé par le passé, et des scientifiques travaillent explicitement sur ces questions, en étudiant des phénomènes tels que la déforestation, l’érosion des sols ou les quantités de minerais consommées dans des sociétés du passé (Carrey, 2020b). Mais on se retrouve démuni dans le cas où l’on souhaiterait étudier la pérennité d’un système technique issu de notre imagination, en particulier si ce dernier comprend des briques élémentaires n’ayant jamais été incluses historiquement dans un système technique. Certes, des évaluations grossières de la pérennité de différents systèmes techniques pourraient être menées par un groupe pluridisciplinaire de chercheurs et chercheuses travaillant avec des outils simples. Néanmoins, nous ne voyons pour l’instant pas d’autres solutions que l’utilisation de simulations informatiques pour évaluer la pérennité d’un panel exhaustif de systèmes techniques complexes. Dans le stimulant livre Sustainability or collapse, les scientifiques participant au projet IHOPE, qui réunit à la fois des historiennes et des modélisateurs ayant pour objectif d’étudier la pérennité de sociétés, présentent un état des lieux de leurs réflexions à ce sujet (Costanza, 2005). De nombreux logiciels, généralement plutôt adaptés à la simulation de toute notre planète qu’à des systèmes de petite taille, existent. Pour notre part, nous avons imaginé qu’une possibilité de traiter cette question serait le développement d’une simulation numérique permettant de simuler un système socio-technique dans un écosystème donné, et de chercher les conditions de la pérennité de ce dernier. Le développement de ces simulations nécessiterait un travail conséquent et multidisciplinaire de description des différents éléments (les briques élémentaires) du système technique et de leurs interactions avec leur environnement. Bien entendu, une grande diversité de systèmes techniques pérennes serait possible, en fonction de paramètres cruciaux comme la densité de population, le temps de travail, le confort souhaité et la durée de vie espérée. Ces simulations pourraient alimenter un débat serein, objectif et argumenté sur la diversité des modes de vie possibles en permettant d’évaluer leur pérennité. Les détails sur ce projet, auxquels nous avons réfléchi sans le mettre en œuvre, peuvent être obtenus sur simple demande auprès des auteurs. Nous sommes là en présence d’une recherche dont les outils seraient très high-tech (nécessitant des moyens numériques importants), et auraient pour autant comme objectif de répondre à une question que nous considérons comme centrale pour les low-techs. Cela nous ramène à une question d’éthique déjà évoquée plus haut.

 

Recherche sur la métallurgie solaire

            La deuxième partie de cet article présente quelques éléments concernant un projet démarré depuis trois ans par deux des auteurs (S.L. et J.C.), à la suite de réflexions de plusieurs années sur les low-techs et sur leur éventuel lien avec la recherche scientifique. Nous allons en présenter la genèse, des éléments techniques, et quelques perspectives.

 

Un projet émergeant de l’analyse de la révolution industrielle

            La photosynthèse régit la production de bois, ainsi que la production de nourriture pour les humains comme pour les animaux. Le bois étant utilisé comme source d’énergie thermique et les animaux comme source d’énergie mécanique en complément du travail humain, la « barrière de la photosynthèse » était une limite forte à la quantité d’énergie disponible dans les sociétés préindustrielles, et donc par là-même à la complexité technologique mise en place. Historiquement, les énergies hydraulique et éolienne, distinctes de la photosynthèse, ont également été utilisées pour fournir de l’énergie mécanique. Les analyses quantitatives qu’on retrouve dans plusieurs travaux d’historiens spécialistes de l’énergie indiquent néanmoins que la part d’énergie mécanique fournie par les moulins à eau et à vent restait finalement relativement faible, et en tout cas insuffisante pour induire une modification radicale du système technique telle que celle ayant eu lieu lors de la révolution industrielle (Kander et al., 2013). La production d’énergie mécanique par les moulins à vent et hydrauliques est en effet limitée par l’utilisation du bois qui, notamment, ne permet pas de fabriquer des turbines ou des roues hydrauliques de grande puissance. L’utilisation du fer rend possible la fabrication de moulins à vent, turbines et roues hydrauliques de forte puissance, mais l’on constate que, historiquement, leur fabrication n’a débuté qu’à la suite de la révolution industrielle et de l’augmentation considérable de production de fer qui l’a accompagnée.

 

 

Figure 1 : (a) Évolution de l’origine de l’énergie thermique en Angleterre. (b) Évolution de l’origine de l’énergie mécanique en Angleterre. Dans les légendes, les catégories situées en-dessous de la pile sont listées en premier. Les données brutes de consommation de charbon sont basées sur les estimations d’ E.A. Wrigley (Wrigley, 2010). La séparation entre énergie thermique et énergie mécanique pour le charbon a été faite en se basant sur le rendement des machines à vapeur et sur la part du charbon utilisée pour ces dernières. Plus de détails sur la méthodologie peuvent être trouvés dans la référence (Carrey, 2020).

 

 

            L’analyse menée par S. Benoit de la révolution industrielle en France montre que l’énergie hydraulique a été un ingrédient majeur de l’industrialisation de la France, bien avant que la machine à vapeur ne prenne le relais (Benoit, 2006). Pour ne donner qu’un exemple parmi de nombreux disponibles, dès 1837, l’ingénieur français Fourneyron installait en Allemagne une roue hydraulique délivrant une puissance de 47 kW, alors que les moulins à eau traditionnels ne délivrent qu’une puissance de 2 kW. Une analyse que nous avons réalisée de l’évolution de l’énergie thermique et de l’énergie mécanique lors de la révolution industrielle anglaise est également instructive (voir Figure 1). Elle montre que la révolution industrielle anglaise est avant tout, et de manière très nette, une révolution thermique : l’utilisation de « charbon de terre » (issu du sous-sol), en lieu et place du charbon de bois, a permis une augmentation considérable de la production de fonte et d’acier, l’augmentation de la puissance mécanique due à la dissémination de machines à vapeur ne venant que bien plus tard. Si, par une expérience de pensée, nous imaginions vouloir développer un système technique qui aurait une production énergétique plus importante que celles des sociétés préindustrielles (qui était de l’ordre de 10-20 kWh/jour/hab), mais sans utiliser de charbon, nous utiliserions sans doute de manière privilégiée les roues hydrauliques et les turbines pour cela : la régularité de leur production d’énergie, la relative facilité de leur construction et les fortes puissances accessibles en font des machines de premier choix. Si nous suivions plus ou moins le chemin pris lors de la révolution industrielle pour cela, il nous faudrait en premier lieu une technologie permettant de produire une quantité de métal supérieure à celle produite dans la période préindustrielle, mais contournant la « barrière de la photosynthèse ». C’est ici qu’intervient notre projet de métallurgie solaire. Nous considérons qu’il s’agit d’une brique essentielle d’une certaine famille de systèmes techniques pérennes : ceux produisant plus de métal et d’énergie que dans les civilisations préindustrielles métallurgiques, ou bien en produisant autant ou moins mais sans utiliser de bois.

            Que l’on ne s’y trompe pas : nous ne disons pas que produire plus d’énergie et de métal est mieux ou moins bien que de ne pas en produire. Par exemple, la question des famines dans une société peut être réglée de nombreuses manières différentes, et pas seulement par la construction de rails en fontes, de machines hydrauliques et de charrues. Et elle peut très bien ne pas être résolue du tout malgré ces machines, si les structures sociales ne permettent pas de répartir les denrées ou si les densités de population sont trop importantes. En cela, nous considérons que les structures sociales associées à un système technique sont primordiales.

 

Généralités sur la métallurgie

Les plus anciens vestiges de bas-fourneau datent du début du 1er millénaire avant J.-C., mais les historiennes et historiens estiment que l’obtention de fer métallique à partir de son oxyde a débuté entre le 3e et le 2e millénaire avant J.-C. Dans un bas-fourneau, minerai d’oxyde de fer et charbon de bois sont disposés en couches alternées. Après plusieurs heures de chauffe, puis refroidissement, on obtient une « loupe » de fer qui est frappée pour en éliminer les impuretés – les « scories » – issues du minerai initial. Le principe de ce procédé n’a que peu évolué jusqu’au XVIIIe siècle. A partir du XVe siècle, mais surtout au-delà du XVIIIe siècle, se développent les haut-fourneaux qui modifient le procédé en atteignant des températures plus élevées (1600°C contre 1100°C en moyenne pour un bas-fourneau). Ces derniers délivrent de la fonte liquide, de formule chimique générale Fe3C. La fonte peut ensuite être appauvrie en carbone pour former différents aciers, dont les propriétés physiques dépendent fortement de la teneur finale en carbone. Aujourd’hui, le niveau de maturité technologique des hauts-fourneaux permet d’être très proche de l’optimum théorique en termes d’efficacité énergétique. Un haut-fourneau produit actuellement 3 millions de tonnes de métal par an et, en 2017, la production mondiale d’acier était de 1,7 milliards de tonnes, soit environ 200 kg par habitant et par an (Yellishetty, 2010).

Dans cette transformation, le carbone du charbon de bois (et à partir du milieu du XVIIIe siècle du coke, formé à partir de charbon de terre) est ici le réactif utilisé pour soustraire l’oxygène à l’oxyde de fer ; c’est un réducteur. Cette réaction chimique d’oxydo-réduction s’effectue à très haute température (au-delà de 800°C), et produit du fer et du dioxyde de carbone CO2 (voir équation ci-dessous). Le charbon joue ici le double rôle de réducteur et de source de chaleur grâce à sa combustion.

La métallurgie peut-elle être une brique low-tech?

Notre intuition est que la métallurgie en général pourrait potentiellement être une brique élémentaire low-tech au vu de nos critères définis plus haut. Ainsi, pour des niveaux de production relativement faibles, sa pérennité sur quelques millénaires a été démontrée historiquement dans plusieurs civilisations ; l’abondance du fer dans la croûte terrestre et sa relativement bonne répartition spatiale (voir Figure 2) permettent un accès relativement universel au minerai, sans avoir recours à du transport à très longue distance (ceci n’est pas le cas pour le charbon, voir Figure 2). Son niveau de technicité relativement modeste le rend accessible à des communautés de petite taille. Il nous semble donc qu’il n’y a pas d’obstacle majeur à ce que la métallurgie puisse potentiellement constituer une brique élémentaire d’une société pérenne, équitable et conviviale. Mais, comme nous l’avons signalé plus haut, ce seul aspect technique ne suffit pas, pas plus que de considérer la métallurgie isolément. D’autres questions doivent être étudiées pour répondre à cette question : quel est le niveau de production ? Quels sont les autres objets et procédés nécessaires à la mise en œuvre de l’ensemble : briques réfractaires pour le four, échelles, pics en os ou marteau-piqueur pour l’extraction minière (?), bois si on utilise du charbon de bois, etc. ? Sont-ils low-tech ? Le procédé lui-même est-il mis en œuvre collectivement avec une participation de toutes et tous ou bien accaparé par une minorité et utilisé comme instrument de domination ? Définir si la métallurgie traditionnelle peut s’intégrer dans une société pérenne, équitable et conviviale est déjà en soi un sujet de recherche en low-tech que nous n’avons pas débuté, mais qui pourrait constituer un cas d’étude intéressant. 

 

Figure 2: Distribution du fer (gauche), du charbon (milieu) et du cuivre (droite) en Europe (Source : European Geological Data Infrastructure).

 

Une métallurgie sans charbon

Notre projet de métallurgie vise à utiliser l’énergie solaire concentrée comme source de chaleur et à utiliser des réducteurs alternatifs au charbon (non carbonés ou bio-sourcés), afin de nous affranchir de ce dernier, qu’il soit issu du sous-sol ou du bois. Notre justification est la suivante : si le charbon de terre est utilisé pour la métallurgie, il est possible qu’elle ne soit pas pérenne sur le long terme (cela resterait néanmoins à étudier, car dépendant des réserves accessibles en low-tech des deux éléments fer et charbon) ; de plus, si du charbon de bois est utilisé, les sociétés la mettant en œuvre sont limitées par la production de bois des forêts (et donc la barrière de la photosynthèse), comme dans les sociétés préindustrielles. Il s’agit donc d’estimer si une production de métal supérieure à celle des sociétés préindustrielles et pérenne pourrait être techniquement possible.

 Ce travail constitue une véritable recherche, dans le sens où, historiquement, cette technologie n’a jamais existé. A cela s’ajoute l’évaluation de l’aspect low-tech de notre procédé. Dans la mesure où la production de fer est une brique technique essentielle à la fabrication d’outils clés, comme les turbines évoquées précédemment, mettre au point un procédé de production potentiellement low-tech accroît les possibilités d’un système technique pérenne qui l’exploiterait. Le procédé que nous étudions possède deux spécificités : l’utilisation directe de l’énergie solaire, et l’utilisation de réducteurs différents du charbon.

 

La métallurgie solaire peut-elle être une brique low-tech ?

Utiliser l’énergie solaire directe pour un procédé pose des problématiques spécifiques, la première étant la taille des exploitations. Ainsi, dans le domaine de la production d’électricité, pour remplacer un réacteur nucléaire de 900 MW, il faut une centrale solaire thermodynamique de 40 km2. Dans un autre domaine, un four à pizza professionnel électrique d’environ 1 m x 1 m nécessite une puissance de 26 kW. Même dans les conditions les plus favorables (vers midi en été), le remplacer par un réflecteur solaire nécessiterait de collecter l’énergie solaire sur une zone de 5 m x 5 m, sans compter qu’une partie de l’énergie est perdue lors de la collecte. De plus, utiliser ce  four pour le même usage au printemps ou en automne nécessiterait un réflecteur avec une surface deux fois plus importante. Nous reviendrons sur la question des usages plus loin.

La deuxième problématique, bien connue, est celle de l’intermittence, que l’on peut soit tenter de pallier techniquement (stockage de l’énergie thermique), soit intégrer comme contrainte, avec comme conséquence des jours sans électricité, pizza, ou production de fer. Cette taille importante et l’intermittence pose une question à laquelle nous n’avons actuellement pas de réponse, mais que nous souhaiterions étudier à moyen terme : est-il vraiment rentable pour une société d’investir de l’énergie, du temps, des matériaux et du savoir-faire technologique dans la construction de grands réflecteurs solaires pour faire de la métallurgie, compte tenu des contraintes liées à l’intermittence et à la taille du dispositif ? Et ce alors que la métallurgie traditionnelle basée sur le charbon de bois, fonctionne parfaitement depuis des millénaires ? Cette question est complexe, et nécessite d’étudier le solaire à concentration avec un regard critique sous ses différents aspects : matériaux et procédés pour la fabrication de surfaces réfléchissantes, énergie et temps nécessaire, usage, convivialité, complexité technique et savoir-faire, etc. Un des premiers indicateurs à évaluer sera la capacité de production afin de vérifier si la métallurgie solaire telle que nous la concevons peut subvenir a minima à ses propres besoins en métal, principalement pour fabriquer ses miroirs de concentration. Une question est également de savoir si la quantité de bois nécessaire pour la fabrication d’un miroir en fondant le verre (si le réflecteur lui-même n’y suffit pas) est bien amortie sur le long terme par le bois économisé au cours de la phase d’utilisation.

 

Des réducteurs alternatifs low-techs ?

En ce qui concerne les réducteurs, plusieurs sont envisageables : hydrogène, ammoniac, urée, méthane. Chacun de ces réducteurs, dans un système technique pérenne, pourrait être produit par différentes techniques, qui devraient faire l’objet d’études spécifiques. Ainsi, l’hydrogène pourrait être produit par une technique d’électrolyse de l’eau (une version potentiellement low-tech pourrait être de l’électrolyse réalisée à proximité d’une roue hydraulique) ou par des procédés solaires à haute-température, actuellement étudiés au four solaire d’Odeillo (Laboratoire PROMES). L’ammoniac et l’urée seraient tous deux issus de l’urine produite par des humains et des animaux. Cela nécessite aussi une recherche sur les procédés permettant l’extraction et la conservation de l’urée et de l’ammoniac depuis l’urine. Le méthane pourrait être issu de la méthanisation de résidus de culture. On peut noter que les réducteurs biosourcés ne permettent pas de franchir la « barrière de la photosynthèse », évoquée plus haut. Néanmoins, ils permettent d’avoir des réducteurs qui ne proviennent pas des forêts, et pourraient conduire à une augmentation de la quantité totale de réducteurs disponible dans un système technique pérenne. Cette augmentation serait par contre en compétition avec d’autres usages potentiels de l’urine comme le tannage du cuir ou l’enrichissement en azote des sols cultivés, par exemple. Cela illustre bien la nécessité d’avoir une vision globale d’un système technique lorsque l’on réfléchit aux technologies « low-tech », afin de ne pas résoudre un problème en en créant un nouveau, un travers de nos sociétés que nous souhaiterions éviter.

Cela montre également l’importance de la question du niveau de consommation de fer et de l’usage qui en est fait dans la société, car il nous paraît assez clair que le niveau de production en fer d’une société faisant appel à des réducteurs biosourcés ne pourrait être que bien inférieur à notre niveau de production actuel. Pour fixer les idées, on peut faire un calcul de coin de table de la quantité de fer que permettrait de produire l’urine des humains. En faisant l’hypothèse très irréaliste que la totalité de l’azote contenue dans l’urine serait récupérée et que le procédé métallurgique mis en œuvre se ferait sans perte d’azote, on arrive à la valeur de 16 kg de fer par an et par personne. Ceci constituerait donc la quantité maximale accessible, à comparer aux 200 kg par an et par personne produits actuellement. Dans un véritable procédé, en particulier low-tech, cette valeur serait bien évidemment plus faible. Elle pourrait en revanche être augmentée par la récupération de l’urine d’animaux domestiques, une vache produisant par exemple 10 fois plus d’urine qu’un humain.

Le seul réducteur non-biosourcé et non-carboné que nous avons identifié est l’hydrogène, dont la production low-tech pose des questions techniques intéressantes : là aussi, l’investissement technologique et humain dans la fabrication d’une roue hydraulique, d’un alternateur permettant de produire de l’électricité (nécessitant a minima de fabriquer des fils électriques gainés), d’un électrolyseur, et d’un système de stockage (compression du gaz ?) en vaut-il la chandelle, quand on peut se contenter de couper du bois et fabriquer du charbon de bois ?

 

Autres usages d’un tel procédé

Même si notre projet est centré sur le fer, la métallurgie solaire pourrait être utilisée pour d’autres métaux. Par exemple, le cuivre, élément essentiel de notre système électrique actuel, est également plutôt bien réparti (voir Figure 2), mais il pose une problématique différente. Ainsi, si la production d’une relativement faible quantité de fer peut subvenir aux besoins en outils d’une société sobre en matériaux, il faut noter que la quantité de cuivre nécessaire à un réseau électrique global est très importante. Néanmoins, l’avantage du cuivre est qu’il s’oxyde beaucoup moins que le fer, et est donc à ce titre bien plus durable. L’éventuelle place et nature d’une brique « production électrique » dans un éventuel système technique pérenne pose donc des questions complexes et passionnantes, comme nous l’avons déjà évoqué précédemment au sujet de l’hydrogène.

De plus, l’utilisation de procédés à énergie solaire concentrée pour le recyclage des métaux est une alternative envisageable dès aujourd’hui en lieu et place de procédés artisanaux. Nous pensons par exemple au recyclage du plomb des batteries, qui fait l’objet d’un projet de recherche mêlant anthropologie et génie chimique à l’ENSIACET (Toulouse), ou à celui du cuivre et d’autres métaux précieux contenus dans les appareils électroniques usagés.

Enfin, en s’inspirant de l’impression 3D solaire telle qu’elle a été mise en œuvre à partir du sable du Sahara par le designer Markus Kayser (Solar Sinter Project) en 2003, le recyclage et la fabrication d’objets constitués d’un seul matériau (verre ou métal), via des cycles de fonte et de (ré-)impression, peut constituer une famille de  briques élémentaires qui faciliteraient le réemploi, la reproduction et/ou l’évolution de certains objets de notre quotidien.

Des procédés et usages à plus basse température que la métallurgie peuvent aussi faire partie des usages d’un concentrateur solaire : déshydratation de fruits et légumes, poterie, chauffage de pierres pour des bains ou pour l’intérieur d’une habitation, cuisine quotidienne, forge, etc. C’est l’ensemble de ces usages qu’il faudrait prendre en compte dans le cadre d’une évaluation globale de la technologie. Cela met également en avant le fait que la saisonnalité de la production solaire pourrait être couplée à une saisonnalité des usages, comme de la fonderie en été et des activités de chauffage des habitations en hiver.

 

Le miroir, objet central

La condition à remplir pour que les usages que nous venons de décrire s’inscrivent dans un système technique pérenne est que les miroirs de concentration du flux solaire soient obtenus grâce à un procédé low-tech. Ceci nous paraît assez complexe. Une société capable de fournir à ses habitants des concentrateurs solaires nécessite un niveau de complexité technologique assez élevé. Il se pourrait donc que celui-ci ne soit pas compatible avec la pérennité d’une société n’utilisant plus d’énergies fossiles pour raisons climatiques ou d’épuisement des ressources.

A la place d’une fabrication de type préindustrielle à base de verre et métal fondu, les concentrateurs pourraient être fabriqués en aluminium, ce qui faciliterait, en raison de leur faible poids, la fabrication de grosses structures. Cela nécessiterait alors la maîtrise de l’électricité, puisque la fabrication de l’aluminium la requiert ainsi que, pour les procédés actuels, l’utilisation d’électrodes en graphite et de composants électriques. La pérennité de la production électrique conditionne donc la possibilité de produire de l’aluminium.

L’étude de cet objet qu’est le miroir et de la manière dont il est éventuellement fabriqué et utilisé nous semble donc intéressante pour définir différentes familles de systèmes socio-techniques, d’une utilisation marginale du miroir ou inexistante à une utilisation centrale pour les procédés. De nombreuses sociétés préindustrielles connaissait le miroir, mais il n’y a jamais été utilisé pour faire de l’artisanat, même si le principe de la concentration solaire était compris (“les miroirs ardents” étaient par exemple utilisés en Chine il y a trois millénaires pour allumer le feu). Une conclusion de notre étude sera peut-être que de larges concentrateurs solaires ne peuvent être fabriqués dans une société pérenne, expliquant pourquoi les sociétés du passé n’en ont pas fabriqué avant l’utilisation des énergies fossiles.

 

Description méthodologique de notre projet : les premières pierres…

Pour ce projet, nous avons décidé d’utiliser comme matériaux de base des minerais contenant de l’oxyde de fer qui ont été historiquement exploités dans le Sud-Ouest de la France pour la production métallurgique. Nous obtenons ces minerais via une collaboration avec des géologues (GET, Toulouse) ayant effectué des prélèvements sur différents sites d’intérêt. Nous faisons également des expériences sur des boulettes d’oxyde de fer utilisées par l’industrie sidérurgique, qui nous ont été gracieusement fournies par Arcelor-Mittal. Pour l’instant, nos expériences consistent à convertir ces échantillons en fer dans un simulateur solaire, c’est-à-dire une lampe dont le flux lumineux est focalisé sur la cible, pour une puissance d’environ 150 W lumineux. Une fois mis au point, ces procédés seront testés en condition réelle au four solaire d’Odeillo (collaboration PROMES, Odeillo), lieu d’expérimentation de différentes utilisations de l’énergie solaire depuis 1969. Sa plus grande installation est un miroir parabolique de 1830 m2, vers lequel des héliostats (grands miroirs orientables) renvoient la lumière solaire. Il permet de concentrer une énergie d’1 MW. Pour les premières expériences de mise au point, de plus petits concentrateurs, d’une puissance d’environ 1,5 kW, seront utilisés.

 Enfin, un dernier volet de ce projet est basé sur une collaboration avec des spécialistes de l’analyse de cycle de vie des procédés (TBI, Toulouse), ce qui nous permettra d’évaluer les impacts environnementaux de cette technologie et de la comparer à celle basée sur l’utilisation du charbon fossile ou du charbon de bois. Il faut néanmoins noter qu’une analyse de cycle de vie effectuée avec les méthodologies actuelles conduit à évaluer les impacts d’une « brique élémentaire » dans notre système technique actuel, qui n’est a priori pas pérenne. Elle ne permet en revanche pas de savoir si cette technologie est « low-tech », dans le sens où nous l’entendons.

 

Conclusion sur la métallurgie solaire

Évaluer l’apport éventuel de la métallurgie solaire par rapport à la métallurgie classique à base de charbon de bois nécessitera une analyse comparative, complète et complexe des systèmes techniques qui les incluent. Intuitivement, nous dirions que, dans des systèmes techniques proches de celui des sociétés préindustrielles européennes, qui avaient des niveaux de production de fer relativement faibles, l’enjeu n’en vaudrait sans doute pas la chandelle, en raison peut-être de l’investissement technologique important et des inconvénients de l’intermittence ; l’utilisation de charbon de bois serait probablement plus avantageuse. Par contre, dans une société où la production serait plus importante que dans les sociétés préindustrielles et/ou le bois une denrée rare, cela ne serait sans doute plus le cas. Mais répondre rigoureusement à cette question nécessitera d’évaluer précisément les temps de travail, les rendements, l’usure et la maintenance de ces différentes techniques, reprenant ainsi les méthodes de l’archéologie expérimentale, qui cherche à comprendre pourquoi certaines technologies ont été préférées à d’autres dans le passé. En ce sens, la recherche en low-tech pourrait, par certains aspects, être considérée comme une archéologie du futur !

 

*       *       *

 

Cet article poursuivait deux objectifs. Dans un premier temps, nous avons cherché à établir une définition des low-techs qui combine aspects matériel et politique tout en étant compatible avec un travail d’analyse quantitative, voire de modélisation. Nous avons alors proposé de considérer qu’une technique low-tech est une brique élémentaire d’un système technique pérenne, équitable et convivial, ces trois notions pouvant faire l’objet d’une évaluation basée sur des indicateurs ou sur des valeurs à définir par les citoyens. Dans un second temps, nous avons développé un exemple de recherche en low-tech s’inscrivant dans ce cadre  théorique. La métallurgie solaire illustre bien les problématiques qui se posent lors de l’évaluation de l’aspect low-tech d’une technologie. Tout d’abord, une technologie ne peut se penser en dehors d’un système technique global. Dans le cas de la métallurgie solaire, l’évaluation de la pérennité de la technique est dépendante de la demande générale en métal de la société, et donc in fine de la “qualité de vie” ou des valeurs qu’elle poursuit. Par ailleurs, bien que la métallurgie solaire soit basée sur des ressources relativement bien réparties et accessibles sur l’ensemble des continents – l’irradiation solaire et le minerai de fer- , elle ne garantit pas par essence l’équité ou la convivialité de son usage : cette dernière reste dictée par les valeurs mises en avant dans l’organisation collective de la société qui l’adopte. Là encore, le caractère low-tech d’une technique apparaît indissociable d’un regard d’ensemble sur le système au sein duquel elle s’inscrit. Enfin, notre réflexion sur la métallurgie solaire met en lumière le manque actuel d’outils et de méthodologies pour évaluer les technologies low-tech. Les technologies high-tech ont par exemple développé un outil standardisé – l’analyse de cycle de vie (ACV) –  mais qui est inadapté aux problématiques et critères que nous avons développés tout au long de cet article. Une ACV adaptée à la poursuite d’une société pérenne, équitable et conviviale devrait prendre en compte la dépendance avec d’autres briques technologiques, mais également le temps de travail pour la fabrication ou la maintenance (et pas simplement l’énergie), la pénibilité du travail, le temps d’apprentissage du savoir-faire nécessaire à la fabrication, etc. Cela nécessiterait donc peut-être d’intégrer une forme d’artisanat expérimental à la recherche sur les low-techs, car appréhender les multiples dimensions d’un objet technique demande d’en faire réellement usage. Dans le cas de la métallurgie solaire, nous nous sommes par exemple demandés quel serait le temps nécessaire à la fabrication d’un miroir en bronze en dinanderie, son taux d’usure, ou comment sa qualité optique dépendrait de la méthode de fabrication et du savoir-faire de la personne l’élaborant.

Pour conclure, penser les futurs possibles de l’humanité implique donc selon nous d’accepter deux mouvements pourtant souvent évacués du débat public sur les questions technologiques : d’une part penser le système dans son ensemble, et non ses parties séparément, d’autre part précéder la réflexion technique d’une réflexion politique sur le type de société dans lequel nous souhaitons vivre.

 

 

 

* Notes bibliographiques sur les auteurs :

Sébastien Lachaize est chimiste et a principalement travaillé à la synthèse de nanoparticules magnétiques, en particulier pour des applications en cancérologie. Depuis quelques années, il a arrêté de participer à cette recherche pour des raisons éthiques. Il se consacre, dans son quotidien et son travail, à l’exploration des façons de favoriser la Vie et sa diversité dans notre société. Julian Carrey est physicien et travaille dans le domaine du magnétisme. A côté de ses activités de recherche high-tech standard, il s’intéresse à l’histoire des techniques et des civilisations, à l’énergie, aux rapports du GIEC et aux low-techs. Tous deux sont enseignants-chercheurs à l’INSA Toulouse et, après plusieurs années de réflexion sur les low-techs, ont décidé de démarrer un projet concret. Guillaume Carbou est chercheur en sciences de l’information et de la communication, spécialiste d’analyse du discours. Ses travaux portent en particulier sur les dynamiques et la circulation de la pensée écologique dans les débats de société. 

 

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Simone Weil, l’une des sources philosophiques de la pensée écologique

Par  Jean-Marc Ghitti

 

 

 

 

Simone Weil s’est surtout intéressée aux mathématiques et à la physique. En ce sens, on peut dire qu’elle est restée étrangère à l’histoire de l’écologie scientifique. La conception de la nature qu’on trouve chez Simone Weil remonte aux sagesses grecques. Elle reconnaît mais n’accepte pas la coupure galiléenne entre les cosmologies antiques et les sciences quantitatives et mathématisées de la modernité. Pour elle, l’esprit contemplatif des sciences anciennes peut et doit perdurer dans les sciences contemporaines. Elle écrit, par exemple, en 1941 : « la science classique a voulu tenir compte seulement de la nécessité aveugle, et abolir complètement la notion d’ordre ». Cette notion suppose de voir en la nature une organisation qui ne doit pas tout au hasard. L’idée d’un d’ordre parfait, d’un cosmos, est au cœur des cosmologies. Simone Weil est de ces philosophes qui n’ont jamais cessé de considérer la nature comme l’expression d’une intelligence. À l’inverse, l’écologie en tant que science s’inscrit dans le champ épistémique de la modernité, commandé par la causalité mécaniste. Elle se construit sur une base darwinienne selon laquelle la sélection naturelle est dirigée par le hasard : la cohabitation des espèces est déterminée par des lois causales enchevêtrées.

Cependant la philosophie de l’écologie ne peut se réduire aux pensées qui sortent directement de la science nommée « écologie » par Haeckel, se fondant sur une approche biologique de la nature. Une bonne partie de la pensée écologique se construit moins sur la science déterministe que sur une axiologie étrangère à l’écologie scientifique. La philosophie de l’écologie développe une certaine anthropologie et porte certaines valeurs éthiques que la conscience objecte au développement industriel sans limite, au productivisme et à la société de consommation. On peut même dire que ses racines plongent dans des pensées qui précèdent de beaucoup et la biologie, et le développement industriel. C’est cela que Simone Weil peut nous aider à mieux comprendre. 

Nous n’allons pas nous attarder à la question purement historique de savoir si Simone Weil a influencé directement tel ou tel courant de l’écologie d’aujourd’hui. La pensée de Simone Weil s’est transmise d’abord à travers deux intermédiaires : Thibon et Camus. Thibon a sans doute propagé une inspiration weilienne dans le néoruralisme ardéchois où s’est formé, entre autres, Pierre Rabhi. Quant à la reprise par Camus, à la fin de L’Homme révolté, de nombreux thèmes venant directement de L’Enracinement, elle n’a pas manqué d’avoir, outre un impact politique immédiat, une diffusion plus retardée dans la pensée écologique, notamment à travers l’éloge de la mesure. L’accent weilien est indubitable dans une phrase célèbre de Camus comme celle-ci : « la nature qui cesse d’être objet de contemplation et d’admiration ne peut plus être ensuite que la matière d’une action qui vise à la transformer ». D’autre part, parmi les premiers lecteurs directs de Simone Weil après-guerre, Michel Serres a plusieurs fois revendiqué d’en avoir été. Mais les notions d’influence et de diffusion sont trop imprécises pour qu’une telle généalogie ait un réel intérêt. Nous préférons envisager sur le fond comment la pensée de Simone Weil donne un cadre conceptuel possible à la pensée écologique d’aujourd’hui.

Simone Weil inscrit sa pensée de la nature dans un dialogue critique avec Marx et en rupture avec lui. Pour Marx, en effet, l’action des hommes sur leur environnement dépend avant tout du système de production et donc de l’organisation de la propriété et de celle du travail. Ce qu’il appelle le capitalisme est, pour lui, le ressort qui explique en profondeur l’exploitation sans réserve des ressources de la Terre. Pourtant, on a bien vu depuis, et Simone Weil y faisait attention dès la fin des années trente, que même les États qui luttent contre les mécanismes du capitalisme ne parviennent pas à diminuer l’emprise anthropique, surtout s’ils se mettent en rivalité de puissance avec les régimes capitalistes. L’anticapitalisme est aussi dangereux pour la nature que le capitalisme s’il recherche la puissance industrielle et militaire. Ce n’est donc pas un système économique plus qu’un autre qui nuit à la Terre, mais la rivalité politique des nations ou des empires. La question devient alors de savoir ce qui peut s’opposer à la logique de la puissance, et qui n’est certainement pas une autre puissance. Cette question est précisément au cœur des écrits de Simone Weil et c’est à y répondre qu’elle peut nous aider.

Il faut commencer par écarter quelques réponses tentantes mais creuses. Croire, par exemple, qu’on peut opposer à la lutte pour la puissance la recherche du bien-être et du bonheur ne mène à rien, car c’est précisément pour préserver le bien-être, la sécurité et le niveau de vie de leur population que de nombreux États pensent être dans l’obligation de maintenir leur puissance militaire et industrielle, en exploitant la Terre ainsi que d’autres populations que la leur. En adoptant très tôt des positions anticoloniales, Simone Weil nous invite à porter un regard critique, aujourd’hui, sur la mise sous contrôle de pays lointains, soit pour leurs ressources, soit pour y faire travailler à bas prix leur population, soit pour y organiser des zones de loisirs et de tourisme (le pire étant le tourisme sexuel si bien décrit par Houellebecq). Si c’est le prix dont doit se payer un mode de vie à l’européenne et une certaine conception du bonheur, on comprend bien qu’il ne s’agit pas là d’une alternative à la logique de la puissance. La recherche d’un pareil bonheur renforce les processus de domination.

Il n’est pas simple de demeurer extérieur à la logique de la puissance, ce ressort profond des nuisances anthropiques à l’encontre de la Terre. Trouver une voie dans l’opacité de ce problème oblige à solliciter les valeurs spirituelles les plus profondes de chaque civilisation. Chaque culture est un travail sur ce fonds de valeurs civilisationnelles. Il n’est que ce travail radical de transformation culturelle qui puisse permettre de revenir sur les mauvaises orientations, elles aussi culturelles, qui ont été prises et qui conduisent l’humanité à flirter avec certaines catastrophes écologiques. Ainsi, Simone Weil, si imprégnée qu’elle soit par la pensée de Marx, adopte une position inverse à la sienne : la culture n’est pas déterminée par le mode de production, mais c’est elle qui le détermine. Marx n’est pas la référence sur laquelle on puisse édifier une pensée écologique, puisque celle-ci exige d’abord et avant tout un travail de l’esprit sur ses héritages culturels en vue de repérer et de corriger les mauvais tournants.

Il n’est pas de domaine où l’on puisse mieux repérer les dévoiements historiques de l’Europe que celui des mathématiques. Il peut sembler inhabituel de chercher une des causes de l’emprise destructrice de l’espèce humaine sur la nature dans une déviance des mathématiques. Nous ne pouvons pas ici développer l’épistémologie weilienne des mathématiques. En bref, elle vise à montrer qu’avec le tournant algébrique, les mathématiques ont cessé d’être théoriques et contemplatives pour devenir un outil de calcul au service d’une action de transformation de la nature.

Les mathématiques, toutefois, ne sont pas entièrement compromises par l’usage qu’en font les ingénieurs à des fins de transformation de la Terre. On peut encore y voir une voie spirituelle pour peu qu’on réfléchisse. Elles demeurent un apprentissage de la nécessité logique, tout comme la physique est un apprentissage de la nécessité matérielle. À l’école de la nécessité, l’esprit qui pense au lieu de calculer bêtement s’ouvre au décentrement. Celui-ci consiste à reconnaître ceci : l’univers n’est pas fait pour moi, il n’est même pas fait pour l’homme. La philosophie commence par cette rupture avec l’égocentrisme et l’anthropocentrisme. Elle peut prendre aujourd’hui deux chemins : la psychanalyse et l’écologie. Le premier est celui ouvert par Freud lorsqu’il décrit comment les sciences produisent du décentrement et infligent une série de blessures au narcissisme humain. Ces blessures constituent comme autant de seuils à franchir par la pensée scientifique. C’est par un chemin différent que Simone Weil reconnaît elle aussi l’épreuve que constitue pour le désir humain la découverte scientifique de la nécessité. Elle donne une autre orientation à cette épreuve, une orientation écologique. Freud inscrit la blessure narcissique dans une maturation psychique dont la psychanalyse est la théorie ; Simone Weil voit l’arrachement à l’égocentrisme et à l’anthropocentrisme comme une étape nécessaire de la maturation spirituelle. Dans son texte de Casablanca datant de mai 1942, elle lie la conscience de la nécessité à une conscience de la coexistence : « la nécessité est absence de choix, indifférence, écrit-elle. Mais elle est principe de coexistence. Et au fond pour nous la suprême justice est l’acceptation de la coexistence avec nous de tous les êtres et de toutes les choses qui en fait existent ». La coexistence dont parle ici la philosophe est plus large que la coexistence des espèces dans un écosystème. Elle comprend aussi la coexistence des individus dans une même société et la coexistence sur la planète des nations, même si elles ne s’aiment pas. Mais la coexistence biologique est comprise et pensable dans cette catégorie plus générale qu’elle. Simone Weil s’ouvre même à une approche clairement écologique lorsqu’elle ajoute : « si on accepte la coexistence avec nous des êtres et des choses, on ne sera plus avide de domination et de richesse ». Se trouve ainsi dénoncé l’un des vices majeurs de l’homme européen : celui d’avoir voulu s’accaparer les biens de la Terre et disposer à sa guise de toutes les espèces. Certaines remarques de la philosophe semblent même être une condamnation des écocides, comme celle-ci par exemple : « tous les crimes, tous les péchés graves sont des formes particulières du refus de cette coexistence ».

Ce n’est pas à partir des sciences de la vie que Simone Weil en vient à cette orientation écophilosophique, mais à partir d’une étude des sagesses anciennes. Elle se réfère à une sorte de fonds éthique qu’on trouve aussi bien dans le pythagorisme que dans les pensées orientales. Et c’est, en vérité, à partir d’une référence au principe de justice qu’elle énonce les valeurs de la coexistence. Mais ce qu’aujourd’hui nous désignons comme des déséquilibres dans la relation entre l’homme et son environnement ressortit exactement de ce que les Anciens nommaient l’injustice, dans un sens cosmologique du terme.

Finalement, la pensée écologique se fonde moins sur l’objet de la science à laquelle elle se réfère que sur la scientificité même de cette science. Les mathématiques, par leur rigueur contraignante, et la physique, par la dureté universelle et simple de ses lois, permettent tout autant que les sciences de la Terre d’éprouver l’inflexible nécessité de l’univers. Une telle épreuve a sur l’esprit humain des effets aussi bien psychiques qu’éthiques. La psychanalyse développe les premiers dans ce qu’en termes lacaniens l’on peut désigner comme la mise à l’épreuve du Réel des formations de l’Imaginaire et du Symbolique. L’écologie, en parallèle, développe les seconds effets en mesurant les maux produits en retour par une volonté de puissance investie dans les techniques. Psychanalyse et écologie posent à l’humanité la même question : que résulte-t-il du conflit entre le désir et la nécessité ?

Le modèle de développement fondé sur le productivisme et la concurrence s’appuie sur une philosophie du désir sans mesure, conçu comme volonté déterminée qui peut vaincre la nécessité, au besoin en s’appuyant sur les lois mêmes de celle-ci. Le transhumanisme est aujourd’hui la pointe extrême de cette philosophie. À l’inverse, le propre de la pensée écologique est qu’elle est une prise en compte des limites que la nécessité impose au désir de développement.

Pour défendre cette position philosophique, l’œuvre de Simone Weil offre un appui de premier choix. Principalement parce qu’on y trouve l’idée que la conscience des limites s’accompagne de joie. D’abord parce que, dit-elle, « ce qui permet de contempler la nécessité et de l’aimer, c’est la beauté du monde. Sans la beauté, ce ne serait pas possible ». Les lois qui bornent le désir humain ne sont blessantes que pour les hommes qui n’ont pas encore su passer à l’attitude contemplative. Si étrangères qu’elles soient au désir humain, les lois de la logique et de la matière génèrent la beauté de l’univers. De l’univers visible et intellectuel. Si bien que pour Simone Weil, à la suite de Spinoza et des Stoïciens, ceux qui renoncent à changer la nature et se bornent à l’étudier parviennent à un bonheur contemplatif qui a bien plus de valeur que le bien-être ou la réussite. Le bonheur serein des naturalistes, notamment des botanistes du dix-huitième siècle que Rousseau a si bien exprimé, est une des sources de l’écologie qu’il ne faut jamais oublier. La pensée écologique, dans son travail culturel sur les valeurs, ne peut manquer de promouvoir la joie, et parfois même l’extase, que procure la contemplation de la nature. L’activisme nuisible de l’homme industriel et les travaux insensés qu’il ne cesse d’entreprendre pour transformer son milieu résultent souvent d’une sorte d’ennui où le plonge son manque de curiosité pour la connaissance et son manque de sensibilité à la beauté. « Aujourd’hui, écrit Simone Weil, on pourrait croire que la race blanche a presque perdu la sensibilité à la beauté du monde et qu’elle a pris à tâche de la faire disparaître sur tous les continents » : cette formule de 1942 semble encore plus vraie quatre-vingts ans plus tard. Rien ne peut se faire en écologie sans une éducation ou une rééducation esthétique. Dès lors que les hommes reconnaissent la beauté de la nature, ils se précipiteront moins pour lui nuire.

La beauté permet de consentir à la nécessité. Malgré la joie qu’elle procure, la beauté n’annule pas la blessure qu’infligent les lois logiques et physiques à l’orgueil humain. Il reste difficile pour l’homme de consentir à un ordre qui contrarie son désir de toute puissance sur la Terre, son relief, ses cours d’eau, ses climats, ses saisons, son atmosphère. Simone Weil insiste sur l’attention avec laquelle il faut s’appliquer à contempler la nature car « les premiers enseignements de cette contemplation est de ne pas choisir, de consentir également à l’existence de tout ce qui existe ». Autour du consentement gravitent toutes les valeurs sur quoi une approche écologique de l’univers repose : l’attente, la patience, la non-action, l’humilité, etc.

Ces valeurs sont contraires à celles du développement industriel sans limite : la volonté, la force, la compétition, etc. Ce développement, on a coutume de l’appeler « le progrès ». Mais s’il produit bien l’accroissement de la puissance, il ne constitue en rien une amélioration de l’homme. En réalité, il n’est pas un développement mais plutôt un appauvrissement de la civilisation. Simone Weil l’interprète comme un déracinement. Par ce mot, elle entend que nos sociétés et nos cultures se sont coupées des valeurs profondes de la civilisation. Lorsqu’elle imagine un nouvel enracinement, il ne s’agit bien évidemment ni de retourner travailler la terre comme avant, ni ne demeurer sur place, isolé du vaste monde. Il ne s’agit pas davantage de retourner à des sociétés qui sacralisent la tradition. L’enracinement doit se faire dans ce qu’elle appelle « certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir ». Il concerne la « vie morale, intellectuelle, spirituelle ». L’enracinement ne consiste pas à maintenir des liens sociaux ou des structures sociales archaïques : il consiste à sauver la vie spirituelle, la vie intérieure. Et ce qu’elle appelle des « trésors », ce sont les valeurs de civilisation dont nous avons parlées. Elles sont aussi bien dans le passé que dans l’avenir parce qu’elles sont au fond de l’âme humaine et que les grandes œuvres civilisatrices ont su les extraire et les formuler.

La pensée écologique ne se réduit pas à développer la science écologique. Elle se compromet avec les sciences quantitatives qui ne savent que compter dès lors qu’elle se contente de comptabiliser les méfaits de la production industrielle et d’utiliser des outils mathématiques à des fins de prospective. La pensée écologique consiste justement à penser autrement. Si l’on veut bien la formuler dans la matrice conceptuelle proposée par Simone Weil, on peut la comprendre comme un travail culturel pour inverser les valeurs dominantes des sociétés industrielles en des valeurs de contemplation et de consentement plus difficiles à promouvoir, car elles nous parviennent de certaines sagesses qui constituent le fond de la civilisation, mais qui ont été recouvertes par l’ivresse du développement matériel. La transition écologique, dès lors qu’on l’envisagerait seulement comme une série de mesures politiques et économiques, ou comme l’invention de techniques de réparation, est vouée à demeurer sans effets tangibles. Elle doit s’entendre comme une conversion écologique, un retournement de l’homme vers ce qui, au cœur de sa propre civilisation, a été recouvert et oublié : le sens de la nécessité, la joie de la contemplation, l’effort pour consentir à ce qui est.




Penser la mode pour un nouveau mode de pensée

Par Élise Al Kayar

 

Après des études en Langues Orientales à l’INALCO, Élise Al Kayar s’oriente très jeune vers les milieux de la mode et de la création. Elle co-fonde IT Magazine en 1999, magazine hybride qui décrypte les tendances et les innovations internationales de la création qui sortira durant 2 ans. À la fin de cette aventure, Élise embrasse une carrière de 16 ans dans l’industrie de la mode et du luxe qui la conduit à la création de sa société, Merry Company, qu’elle pilote aujourd’hui. Elle accompagne d’une part les entreprises dans leurs stratégies métier et recrutement et travaille d’autre part sur les questions environnementales et écologiques dans l’industrie de la mode.

 

 

Étudier la mode

 

La mode, largement pointée du doigt dans sa dimension polluante, reste pourtant un domaine largement sous-étudié. Culturellement la mode reste un objet perçu comme frivole. Elle ne relève pas des beaux-arts parce qu’industrielle et éminemment temporaire, sans constituer non plus un objet de science. Sa définition même est problématique. L’étudier demande de conjuguer plusieurs disciplines. « Phénomène total, et tentant, le vêtement est justiciable de multiples approches : philosophiques, sociologiques, historiques, ethnologiques, économiques, physico-chimiques, médico-sanitaires, psychanalytiques, psychologiques. »*

 

La réunion de ces disciplines nécessiterait donc un laboratoire de recherche dédié à la mode ou un groupement de laboratoires, comme on a pu le voir sur le futur de l’alimentation par exemple. Mais à quelles disciplines devons-nous faire appel ? La réponse à cette question nécessiterait elle aussi un premier travail. Ainsi, l’approche est complexe mais peut s’avérer passionnante et extrêmement fructueuse. « Mobilisées isolement, chacune de ces disciplines ne peut espérer atteindre que de courtes vérités. Mobilisées tour à tour, concurremment ou concomitamment, dans un processus de réflexion continu, voilà autant de touches et d’accords possibles sur le clavier du chercheur, autant de techniques à disposition pour progresser – non sans risque bien sûr – sur une pente encore largement inexplorée, dans un domaine sûrement appelé à un développement inouï dans les années qui viennent. »*

 

*Yonnet Paul, Jeux, modes et masses : La société française et le moderne, 1945-1985, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque des sciences humaines »), 1985.

 

 

La mode pollue

 

La mode pollue, on le sait. Comment, on le sait moins. Elle constituerait la 2ème industrie la plus pollueuse au monde. Probablement, mais les études permettant d’établir et d’exposer cet état de choses manquent. Pour cause, tant que nous ne pouvons définir ce qu’elle est, ce qu’elle inclut dans ses dimensions industrielles, difficile d’obtenir des résultats rigoureux et tangibles.

 

Les maisons ou industries de mode n’ont pas attendu un état des lieux détaillé et incontestable de la situation pour s’attaquer aux problèmes. Et beaucoup d’entre elles, la majorité, prennent des mesures en conséquence. Elles le font isolément et dans une sorte de cacophonie ou de surenchère de communication qui brouille et les efforts et leur message. Un tronc commun de recherches et des décisions communes assorties de mesures de leur impact serait optimal. La plupart des acteurs de cette industrie affichent haut et fort leur disposition à développer des mesures pour opérer un changement, et même des mesures immédiates. La volonté de changement est réelle et mérite d’être coordonnée et formalisée. Il sera difficile d’agir sans avoir une vue d’ensemble, planétaire. Aussi, si des initiatives communes ont été lancées, à l’image du Fashion Pact par exemple, elles ne débouchent jamais sur aucune loi ni texte qui pourrait permettre d’initier un changement. Et dans ces travaux réalisés en commun, on se retrouve avec le même problème, une absence d’indicateurs fiables, de repères précis qui permettraient des décisions probantes. Il faudrait une tierce partie neutre et éclairante. Ce pourrait être un laboratoire dédié à la mode, une communauté de recherches regroupées, qui fournirait – sans orientation ni parti pris mais dans cette neutralité toute scientifique – les éléments de l’équation à résoudre.  «  […] la science éclairante, en se contentant d’établir les données, peut rester de part en part impartiale. Elle précède les conclusions que l’on peut ou non en tirer et ne saurait se confondre avec elles. » Cela pourrait engager des mesures contraignantes qui semblent être ce que l’industrie essaie à tout prix d’éviter.

 

L’industrie de la mode craint la contrainte de mesures écologiques. D’une part peut-être à juste titre car on ne saurait parfois appliquer les mêmes résolutions à des industries qui – si elle partage l’appellation « mode » – n’ont rien en commun quand on en vient aux démarches de fabrication et de distribution. Un laboratoire de recherche mettrait facilement en exergue ces disparités, ce que ne peuvent faire les industries puisqu’elles ne travaillent que séparément et ne se connaissent pas les unes les autres.  D’autre part parce que la contrainte est mal comprise. Quelque chose de contraignant est forcément pris comme quelque chose de négatif, forcé. Or nous avançons tous en permanence avec des contraintes. C’est le principe du « vivre ensemble », le principe même de société. Des contraintes, ces industriels s’en imposent et en ont déjà en terme législatif ; créer des contraintes n’est pas nécessairement abattre, faire suffoquer ou alourdir. Ce peut-être des voies éclairantes qui poussent la créativité. Qui n’a pas été plus productif sous la contrainte d’un rendu daté. Un espace neutre réfléchissant à ces questions pourrait être un appui solide pour les industriels qui auraient une oreille attentive, avide d’informations de leur part ; puis un outil puissant d’information détaillée et organisée pour les décisions du pouvoir public. Un pont qui permettrait d’harmoniser des points de vue, d’apporter des contraintes acceptées, des auto-contraintes, dont la mise en œuvre serait accompagnée et qui éviterait à terme de réelles contraintes légales brutales et probablement déconnectées des réalités structurelles industrielles.

 

De plus, si l’on cherche à mesurer l’impact social ou écologique de la mode, on ne peut s’économiser d’effectuer des recherches en sciences humaines. Il faut les sciences dures pour l’évaluation et le calcul des impacts, ainsi que pour l’ingénierie des solutions possibles à mettre en place. Mais attention, une recherche scientifique technologique ou technique dédiée au calcul ou à la mesure de l’impact seule ne peut suffire. La mode touche les valeurs, habille les morales, les questions de genre et autres sujets socialement sensibles. Calculer son impact seul ne permettra pas de dessiner les solutions les plus adaptées. Accompagner ces solutions de la compréhension historique, sociologique ou psychologique ou toute autre dimension de science humaine est important pour en comprendre les ramifications, les dynamiques historiques qui ont permis que des pilotes d’industries de pays blancs exploitent des travailleurs de pays du tiers monde sans aucune remise en question avant exposition de ces pratiques. Qu’est-ce qui a conduit à ce que l’on puisse permettre l’installation de ces pratiques ? Qu’est-ce qui a permis que nous ne nous posions aucune question quand un maillot de bain 2 pièces qui suppose un travail long et fastidieux coûte moins cher qu’un sandwich ? Si un vêtement, un tee-shirt ou même un maillot de bain qui demande un patronage et un montage plutôt complexe coûte moins cher qu’un sandwich alors il y a de toute évidence quelque chose d’anormal. Ce n’est pas une question de responsabilité. C’est une question de dégénérescence. Et à ce stade, il ne s’agit pas d’être plus responsable, ou plus vertueux mais bien d’arrêter cette dégénérescence dans laquelle nous avons été précipités. Et pour trouver les voies qui nous ont poussés dans cette dégénérescence et qui permettraient de la stopper, il est important d’étudier cela en toute impartialité et en dehors de tout jugement, car c’est un acte commun qui nous a conduits jusqu’ici, et ce sera un acte commun qui nous permettra d’en sortir. La science est le premier outil fondamental pour nous en extraire, les sciences molles au même titre que les sciences dures.

Zhanna Kadyrova, œuvre « second hand »

 

La mode raconte

 

La mode : un miroir par lequel la société se regarde, se raconte.

 

Alors quels sont les territoires de mode ? Au-delà de la fabrication, où se trouve la mode ? Dans un vêtement, une silhouette, un courant, une voix, une émotion, une culture, une expression, un marché, une technologie, une économie, une industrie ? La mode ne s’étudie pas que sous un certain angle, elle rayonne à travers plusieurs faisceaux, elle engage plusieurs champs de recherche.

 

L’étudier donc n’est pas simple. Et c’est ce qui la rend passionnante mais surtout riche de potentielles réponses. Car par nature, la mode va chercher loin, plus loin, la mode sonde l’ailleurs, tous les ailleurs. La mode, la création de mode, quand elle est bien faite, respire l’instant, fouille le passé, sonde l’avenir, crée, puis défait, pousse plus loin encore, rêve, exprime, s’affranchit, se libère ou au contraire se contraint, offre une image, emmène ailleurs, conduit, prend par la main, propose violemment, pose ou impose une lecture, une image par le biais d’un vêtement, d’un style, d’un mouvement. Les journalistes ne s’y sont pas trompés et, de plus en plus, lisent un évènement, le décryptent à la lumière des vêtements qui l’habitent*. Elle porte en elle une formidable capacité au récit, elle sait se raconter, se faire entendre. À tel point qu’elle est capable d’imposer des transformations sociétales à elle seule.

 

Et c’est bien là aussi le problème. Car si aujourd’hui nous ne pouvons qu’applaudir les prises de position en faveur de la diversité, il ne faudrait pas oublier que c’est la mode par la voie du marketing qui a souvent divisé. Le bleu pour les garçons, le rose pour les filles** en est un des meilleurs exemples et se fait oublier à l’heure où elles défendent transgenre, unisexe et autres nouvelles approches du vêtement non genré. Elle remet donc en cause ses propres codes qu’elle a réussi à extrêmement bien ancrer dans la société. Ce sont aussi les magazines de mode, à quelques exceptions près, qui continuent de publier des séries de mode avec des femmes toujours plus jeunes et toujours plus maigres ; des valeurs de bien-être qui passent encore par la perte de poids, la peau rajeunie, le teint frais, lisse et parfait. Alors même qu’elle prône des valeurs d’unités, d’égalité, de non-discrimination, de partage, d’inclusion, de solidarité, d’universalité, elle ne cesse pourtant de prôner en permanence une image glorifiée de l’individu, d’un idéal de soi à atteindre (qu’il soit un idéal de beauté ou de consommateur engagé et responsable), toujours mieux, toujours plus beau, toujours autre, toujours différent. La mode est schizophrène et perd le sens commun. Lui faire retrouver un sens commun grâce à son étude peut aussi être une piste. Lui faire retrouver une vraie place de conteuse pour raconter le monde. Faire entendre à ceux qui s’en nourrissent de quoi construire un libre arbitre, une distance et elle en profiterait tout autant. Elle resterait dans son espace frivole et ludique mais garderait son rôle de décrypteur, d’accompagnateur sans pour autant véhiculer des principes discordants et ravageurs.

Car si la mode sait produire des images, elle ne produit jamais de texte ou très peu. À quelques exceptions près, rares sont les prises de parole textuelles dans le monde de la mode. Et si elle est riche de possibilités d’études, il existe aujourd’hui encore très peu d’études sur le sujet. Mais la volonté est là. Aujourd’hui beaucoup d’étudiants cherchent, proposent des sujets d’études mais ne savent pas forcément vers qui se tourner ou à qui s’adresser. Un laboratoire dédié à la mode ou une réunion de départements scientifiques permettrait de les orienter et de les accompagner. Les connaissances que pourraient apporter ces recherches et ces analyses éclaireraient les mécanismes du récit par la voie d’une neutralité nécessaire ; contrairement à de la mode qui, même si elle y met les plus belles intentions, ne pourra jamais se détacher complètement d’implications marketing, d’une nécessité de convaincre, d’une nécessité d’adhérer.

 

Une marque de lingerie lance un recyclage de ses produits en boutique. Sa directrice RSE en explique les raisons ainsi : « les consommateurs ne veulent plus des mesurettes » dit-elle, « nous devons donc entrer dans une logique à grande échelle ». Il semblerait que ce n’est donc pas pour ménager les ressources de la planète mais bien pour contenter le consommateur que la mode s’engage. Il faut réussir à ce que les mesures prises s’inscrivent dans des réflexions détachées de relations clientélistes. Autrement, ça n’a pas de sens. Or la mode peut avoir un sens, du bon sens, jusqu’à un sens commun.

 

*Les chroniques de Marc Beaugé au journal Le Monde, lien vers les chroniques.

Publication Instagram du New York Times, What exactly is American style in 2021?, lien vers la publication.

**Faure Guillemette, Le meilleur pour mon enfant, Paris, Les Arènes, 2015.

 

Zhanna Kadyrova, œuvre « second hand »

 

La mode est politique

 

Qu’on le veuille ou non, la façon dont nous nous habillons et même dont nous nous procurons nos vêtements est une démarche qui a un sens et qui dit quelque chose de nous. Acheter ses tee-shirts par lot de 20 pour ne pas avoir à réfléchir à se vêtir est un acte de mode. Acheter en seconde main, sourcer son produit, choisir son habit est un acte de mode et un acte politique. Dernier exemple probant en date, Kamala Harris habillée de blanc lors de son discours de victoire, de toute évidence un hommage aux suffragettes, plus récemment le #DoNotTouchMyCLothes des femmes afghanes en résistance aux Talibans, ou encore Alexandria Ocasio-Cortez qui porte une robe au message hautement politique (Tax The Rich) au Met Gala*.

 

La mode, par culture, se dit apolitique. Elle ne saurait prendre parti ou afficher des couleurs. Et quand elle dit s’engager, il s’agit plus d’un phénomène de mode justement que d’un réel engagement politique. Non ce n’est pas là, frontalement, qu’elle est politique. Mais bien plus insidieusement. Elle l’est quand Kamala Harris porte des vêtements blanc lors de son discours de victoire. Elle l’est quand Vans lance un concours de dessin pour illustrer son modèle phare avec choix du vainqueur par le public et édition du vainqueur et lorsqu’un dessin avec des parapluies jaunes fait par un contestataire hongkongais devient vite virale et que Vans, embarrassé et confus, retire en catimini le concours en question. Elle l’est quand, à Leipzig on peut reconnaître un anti-fa d’un fasciste grâce à des codes vestimentaires. Elle l’est quand le col mao devient tout un symbole, la mini-jupe une revendication… Les exemples sont légion. Et cette capacité du porteur à s’approprier des modes pour en faire des courants ou des combats politiques est fascinante et porteuse d’une puissance d’expression impressionnante, pourtant souvent discrète. Elle n’est pas politique quand une marque choisit des physiques « différents » – des transgenres – pour ses campagnes ; quand elle développe des produits pour tous les « teints » de peau ; quand elle écrit des messages féministes en majuscules sur des tee-shirts ; là elle est tout au plus prescriptive, mais il s’agit en général surtout de développement de marque pour de nouvelles parts de marché ou d’affirmer une identité. Pour autant, cette dimension prescriptive reste intéressante et offre des envolées vers le politique par la réappropriation par l’individu qu’elle permet.

 

*Chloé Friedmann, Kamala Harris et son costume blanc, tout un symbole sur la scène de Wilmington, Madame Figaro, 9 novembre 2020, lien vers l’article.

RFI, #DoNotTouchMyClothes: face aux talibans, les Afghanes défendent leurs tenues traditionnelles, Radio France internationale, 16 septembre 2021, lien vers l’article.

Mica Soellner, ‘Virtue signaling to your base’: AOC critics blast lawmaker’s ‘Tax the Rich’ gala dress, The Washington Times, 14 septembre 2021, lien vers l’article.

Veste Kilometre Paris brodée par Audrey Demarre

 

La mode esclavagise

 

Bien entendu, on ne saurait oublier à quel point la mode produit de l’esclavage ; c’est-à-dire de l’exploitation de l’homme par l’homme. Pour autant, la succession de scandales ne porte que peu d’effets sur la consommation et ne semble pas permettre une prise de conscience majeure, alors qu’un produit à caractère tendancieux (ou sexiste par exemple) va déchaîner des dénonciations via Instagram, Tweets et autres réseaux sociaux et ébranler fortement une marque. Cette surexploitation humaine, pourtant souvent dénoncée puis exposée lors de drames, ne remue pas autant les foules. Que peut-on en déduire ? D’où vient cette difficile et lente prise de conscience ? Encore une fois, la difficulté vient sûrement de ce qu’il ne faudrait pas mélanger toutes les modes. Les modes sont plurielles, les acteurs différents, les façons disparates et inégales. Cette relation abjecte à l’exploitation n’est pas commune à toute l’industrie de la mode. Certains des grands acteurs qui produisent dans des pays pauvres avec de la main d’œuvre précaire et exploitée créent également des emplois stables et donnent accès à une mode choisie par et pour soi. On ne peut pas réduire tout cela à néant. S’attaquer à l’industrie, au politique ou au consommateur, sans démêler les responsabilités réelles, n’est pas productif. Penser l’ensemble de ce processus sans prendre en compte l’impact dans chacune des étapes de toute la chaîne pourrait s’avérer destructeur. Il faut pouvoir proposer des alternatives, prendre en compte des réalités qu’on ne veut pas voir. Il faut pouvoir démanteler un système profondément vicié et malsain qui a pourtant apporté la possibilité d’un accès à la mode, voire tout simplement au vêtement à une grande majorité. Il faut désamorcer les processus destructeurs de collections toujours plus nombreuses, toujours plus cadencées ayant pour seul but toujours plus d’opportunités de vente. Le développement de lignes « éco responsables » ne supprime pas pour autant les autres lignes et n’est donc une fois de plus qu’une surenchère d’offres. Il faut distinguer clairement les disparités dans cette industrie qui peut fonctionner de manière si différente d’une marque à l’autre. Il faut comprendre ce que l’industrie de la mode apporte, considérer pas uniquement ce qu’elle détruit, mais aussi ce qu’elle permet de construire. Il faut que nous puissions déterminer où se place la responsabilité réelle de chacun, qui est le donneur d’ordre qui se cache derrière la signature d’un traité lui garantissant les meilleures conditions de travail, quel pouvoir politique ne légifère pas et ne protège pas, quel est l’acheteur qui ne se renseigne pas, quelles institutions ne permettent pas que l’acheteur se renseigne… tout cela reste à étudier. Mais il est certain que nous tous avons une responsabilité. C’est cela qui nous donne à tous un pouvoir encore insoupçonné : celui de changer la mode, celui de changer le monde.




La place de la maintenance et du travail dans le système productif contemporain et dans ses nécessaires transformations

 

Par Pierre CAYE, philosophe et directeur de recherche au CNRS

 

          

 

 

 

Il en est de l’économie comme de la politique : l’idéologie a pris le pas sur les faits. Mais l’idéologie revêt ici d’autres noms que ceux que les luttes politiques des XIXe et XXe siècles ont rendu célèbres : les termes de liberté, d’égalité, de partage ou d’ordre ont laissé place à d’autres termes qui ne les recoupent pas nécessairement : innovation, disruption, destruction créatrice. Ce hiatus est l’une des causes sans aucun doute de la crise actuelle de nos démocraties. Il reste qu’aucun système productif, aujourd’hui comme hier, ne peut reposer sur de tels mots d’ordre. Il y a quelque chose d’héraclitéen dans l’idéologie de la croissance, comme si un nouveau soleil, une nouvelle planète, se levait tous les jours[1], comme si la société et ses moyens de productions étaient en mesure de se renouveler en permanence, ex nihilo, en une spontanéité infinie, sans qu’il soit besoin de les réparer et de les entretenir. Il n’en est rien évidemment. Tout système productif repose au contraire sur le maintien de ses conditions de possibilité, que celles-ci soient extra-économiques aussi bien qu’intra-économiques. Conditions de possibilité intra-économiques : les ressources naturelles, la Terre, les infrastructures ; condition extra-économiques : l’éducation la recherche, le droit et la justice sociale. Or, on assiste aujourd’hui à une exacerbation de ce que l’écosocialisme appelle la seconde contradiction du capitalisme[2] : contradiction non pas entre les forces productives et les rapports de production, mais de façon plus cruciale entre ces mêmes forces productives et les conditions de la production. Plus les forces productives croissent, plus les conditions de la production s’épuisent au risque d’épuiser à leur tour les forces productives : moins de ressources, une terre moins féconde, des conditions climatiques de moins en moins propices aux activités humaines. Un cercle vicieux commence à se mettre en place. La théorie de la croissance endogène, le dernier avatar de la destruction créatrice, la version aujourd’hui dominante dans la science économique pour rendre compte de la croissance, consiste à faire dépendre exclusivement les conditions de la croissance de la croissance elle-même et de son effet de ruissellement sur les secteurs extra-économiques, comme si la recherche ou l’éducation n’étaient qu’une affaire de financement, dépourvues de logique propre. Tout doit être mis au service de la croissance, puisque tout est déterminé par la croissance qui apparaît ainsi comme la condition de ses propres conditions. La théorie de la croissance endogène a essentiellement pour but de justifier la marchandisation généralisée de nos sociétés, le fait qu’il n’est aucune de nos activités qui n’ait une valeur marchande et qui ne soit pris dans la circulation monétaire. C’est le coup de génie de la praxéologiqe que Ludwig von Mises définit dans son grand traité à la fois de morale et d’économie L’action humaine (1949). L’économie néoclassique distinguait les actes proprement patrimoniaux consistant à gérer ses biens, actes qui relèvent de la science économique et de sa formalité mathématique, des nombreux autres domaines de la vie humaine étrangers à la gestion patrimoniale et à la vie économique. La praxéologie efface cette frontière : pour elle, aucun acte de la vie humaine n’a à proprement parler une visée exclusivement économique (dans le monde de Mises la spéculation n’existe pas), mais tous les actes ont des effets économiques, même quand l’objectif financier en est totalement absent. L’économie devient dès lors l’alpha et l’oméga de l’ensemble de la vie sociale. La croissance traduit moins l’expansion de l’activité que sa monétarisation généralisée. Si l’on croît, c’est parce que l’on comptabilise plus de choses et d’activités, et non pas parce qu’il y aurait plus de choses et d’activités. La croissance vit alors de la réduction de la part extra-commerciale de la vie sociale, celle qui n’apparaît dans aucune comptabilité, mais qui en réalité est la condition de tout enrichissement comptable. La richesse est de plus en plus nominale, un simple effet d’écriture comptable.

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         Il est un théoricien économique du XIXe siècle, l’un des pères du libéralisme économique pourtant, Jean-Baptiste Say, qui a clairement compris combien l’activité économique reposait entièrement sur des conditions naturelles qui échappent entièrement à sa logique : « Il y a un travail exécuté par le sol, par l’air, par l’eau, par le soleil, auquel l’homme n’a aucune part, et qui pourtant concourt à la création d’un nouveau produit qu’on recueillera au moment de la récolte. C’est ce travail que je nomme le service productif des agents naturels »[3]. Davantage, Say étend le service productif des agents naturels à l’ensemble de la cosmologie et de ses lois physiques : « Cette expression, agents naturels, est prise ici dans un sens fort étendu ; car elle comprend non seulement les corps inanimés dont l’action travaille à créer des valeurs, mais encore les lois du monde physique, comme la gravitation qui fait descendre le poids d’une horloge, le magnétisme qui dirige l’aiguille d’une boussole, l’élasticité de l’acier, la pesanteur de l’atmosphère, la chaleur qui se dégage de la combustion, etc. »[4]. Un tel constat conduit depuis quelques années certains économistes à faire l’évaluation économique des services écosystémiques en comptabilisant les services rendus par la biosphère[5]. Quels que soient les chiffres avancés[6], il apparaît à la lecture de Say que ces services sont inévaluables, car comment évaluer ce qui est la condition même de ce qu’on évalue. Plutôt que d’évaluer la condition par ce qui le conditionne, il serait bien plus conforme aux lois de la raison d’évaluer ce qui est conditionné par ce qui le conditionne, c’est-à-dire d’évaluer notre système économique par sa capacité à enrichir les services biosystémiques et tous les autres services extra-économiques qui le rendent possible, et non pas à les appauvrir. Il apparaît aussi à la lecture de Say que le système productif des êtres humains n’est en réalité que l’épiderme du vivant, sa fleur et sa perfection pourrait-on dire aussi, à condition néanmoins qu’il en respecte les conditions de conservation.

         C’est dire que tout système productif repose d’abord sur le maintien et la conservation de ses conditions de possibilité, qu’elles soient naturelles ou humaines. Elles sont le point de départ de toute économie, mais elles doivent en être aussi le point d’arrivée. C’est en quoi la maintenance joue un rôle considérable dans tout système productif.

         Il est un domaine où la maintenance s’impose avec évidence : c’est l’agriculture. La conversion agricole vers l’agrobiologie, le retour de l’agriculture à des modes de production organiques, dépendent essentiellement de la restauration des sols et de leur force végétative épuisés par des décennies de surexploitation et de traitement aux engrais de synthèse : ce qui relève donc essentiellement de la maintenance. Si l’on veut préserver le potentiel agricole de notre planète, il faut impérativement sortir du modèle productiviste qui a présidé à la révolution agraire d’après guerre, consistant à cultiver la terre ou à élever le bétail à la chaîne, comme si les moissons ou les bêtes n’étaient que de simples artefacts.

         L’activité agricole change de signification : il s’agit moins d’exploiter la terre et d’en tirer le maximum de fruits que de la préparer en amont, en restaurant et en enrichissant sa teneur organique. L’agriculture biologique et organique est une affaire de préparation et de protection plus que d’exploitation et de production. Les procédés culturaux eux-mêmes sont essentiellement au service de cette restauration. La production agricole n’en est que la conséquence.

         La terre fait partie des conditions naturelles dont dépendent la vie sur Terre et partant la production humaine. Il va de soi dans ces conditions que la maintenance y joue les premiers rôles. La terre ne se change pas, ne se transforme pas, ne croît pas sous l’effet de l’évolution technique, elle ne fait que se dégrader. C’est en quoi elle n’est pas un capital comme les autres. Les premiers économistes – Quesnay, Ricardo, Say –, avaient raison de distinguer la terre du Capital pour en faire un facteur de production tout à fait spécifique.

         Il reste que la maintenance ne se contente pas de caractériser le secteur agricole. Elle occupe aussi une place prépondérante dans le secteur industriel, pourtant plus sensible quant à lui aux transformations techniques et au renouvellement de ses conditions de production. L’agriculture est par essence reproductrice, et c’est pourquoi la restauration des sols, ainsi que la préservation de leurs qualités germinatives et nutritives, y sont fondamentales. Soumettre l’agriculture aux lois de la production plutôt que de la reproduction entraîne nécessairement, à court terme, une baisse tendancielle des profits et, à long terme, une baisse des rendements agricoles. Il n’en va pas de même de l’industrie, plus sensible aux lois de la production et aux dynamiques de l’innovation. Pourtant, la maintenance n’y occupe pas une place moins importante que dans l’agriculture. Elle y est, en réalité, partout présente : dans l’entretien des réseaux, des centrales ou des parcs de machines, dans la gestion des déchets, dans les politiques de réhabilitation urbaine, etc. De la bonne maintenance de nos infrastructures dépendent non seulement la sécurité et la fiabilité de notre organisation productive, ou encore le repos et la mobilité des hommes, mais aussi la réduction des effets nocifs de nos activités sur l’environnement. La maintenance est aujourd’hui d’autant plus nécessaire que les milieux industriels deviennent de plus en plus instables et fragiles non seulement sous l’effet de la complexité et de l’automatisation des équipements employés, mais en raison aussi de l’aggravation des intempéries que favorise le dérèglement climatique. L’impact considérable, sur les sociétés et sur leur confiance en l’avenir, des catastrophes (effondrements de pont, ruptures de digue ou de barrage, accidents nucléaires, etc.) et des grandes pannes, en particulier électriques, montre à quel point il importe de prendre soin des infrastructures industrielles comme nous devons prendre soin des sols. Les infrastructures sont à l’industrie ce que la terre est à la production agricole. A cette différence près, que le rapport de la condition de production à la production est sans doute plus lointain et différé encore. Les infrastructures coûtent, et on n’en voit guère le profit direct. Les investissements sont extrêmement lourds et leur amortissement long. Les infrastructures, qui ont joué, tout au long des xiXe et XXe siècles, un rôle fondamental dans la constitution des États industriels et dans la justification de leur légitimité, apparaissent, depuis une ou deux générations, de plus en plus négligées, sous l’effet sans aucun doute des modes de gestion court-termistes du capital, que privilégie la gouvernance néolibérale. Un plan énergétique, comme celui que prépare le gouvernement sur la base du rapport de RTE Futurs énergétique 2050 se projette sur 30 ans voire plus. Qui aujourd’hui dans la logique libérale est capable de prévoir à si long terme ? On ne peut qu’approuver le président Biden d’organiser son plan de relance autour des infrastructures que les États-Unis avaient depuis trop longtemps sacrifiées, et de consacrer plus de 500 milliards de $ à la réparation des routes, des ponts, des chemins de fer, et des réseaux électriques.

         La négligence habituelle à l’égard des infrastructures industrielles et de leur maintenance s’explique par deux illusions dont sont victimes leurs gestionnaires : 1) l’illusion que les infrastructures industrielles constitueraient des automates stables et parfaitement huilés ; 2) l’illusion que seuls les flux sont source de valeur et que les infrastructures n’ont de valeur qu’autant qu’elles conditionnent la possibilité de ces flux. Il est à noter que la maintenance agricole est beaucoup moins exposée à ces deux illusions, parce que la terre n’est pas (encore) traitée comme un automate productif (même si l’agriculture industrielle se développe dans cette direction à l’exemple des fermes pilotes aux Pays-Bas, de plus en plus automatisées), et que la valeur du foncier agricole ne s’érode pas à mesure que l’on s’en sert, au contraire du capital fixe des infrastructures industrielles.

         Il faut faire durer les infrastructures, et à cette fin les entretenir avec soin, et non réduire leur coût de maintenance pour les amortir plus rapidement : c’est un mauvais calcul qui se paie par leur usure accélérée, voire des accidents majeurs aux effets souvent inestimables. L’infrastructure est dans le dispositif industriel le domaine où la maintenance s’impose comme une urgente nécessité.

         Plus paradoxalement, réclament elles aussi une maintenance approfondie les nouvelles industries technologiques, et en particulier l’informatique, qui pourtant évoluent dans une ambiance d’obsolescence spontanée et de renouvellement technique accéléré, portant haut les valeurs de l’innovation et de sa disruption. En réalité, il n’est guère d’industrie qui réclame plus de maintenance que les NTIC. Le système internet, rapidement mis en place sans planification préalable, est devenu trop complexe pour qu’on puisse, à chaque innovation majeure, le remplacer d’un coup, de sorte qu’il se présente bien plutôt comme un échafaudage de générations différentes, qui appelle tout un travail de maintenance afin d’en assurer la compatibilité et la coordination. Ainsi, il n’est guère d’industrie dont la dette technologique à l’égard du passé soit aussi élevée. Dans la plupart des grands projets de logiciel, la maintenance représente la phase la plus longue et la plus coûteuse du développement. On estime ainsi que la seule maintenance logicielle, sans compter la maintenance « matérielle » des machines, constitue jusqu’à 60 % des dépenses totales dans l’informatique[7]. En réalité, l’essentiel de l’emploi en informatique est dédié à la maintenance. C’est dans ce cadre paradoxal que l’on se rend le mieux compte de la place incontournable et de la valeur inestimable de la maintenance autour de laquelle s’organisent et se structurent en réalité l’ensemble de nos activités. Les logiciels sont devenus les actifs les plus précieux de l’entreprise. Or, les logiciels sont des produits fragiles, fortement soumis non seulement au vieillissement et à l’obsolescence, mais aussi aux exigences de la sécurité des réseaux et de la protection des données. Il est donc de la plus haute importance d’établir un régime de maintenance protégeant les logiciels des risques innombrables de panne, d’inadaptation ou de piratage qui les menacent. La place de la maintenance est telle ici que certains préfèrent assimiler le logiciel à un service plutôt qu’à un produit[8]. De prime abord, le logiciel, en raison de sa nature virtuelle, semble à l’abri de la panne. Mais l’impeccabilité fait partie des fausses promesses de la virtualité. Les logiciels menacent en permanence de dysfonctionner, au plus grand dam de leurs utilisateurs. En réalité, tous les logiciels sont « bugués » ; et tous dysfonctionnent plus encore qu’ils ne fonctionnent ; ou, plus exactement, leur fonction passe nécessairement par leur dysfonction. « En réalité, avant même qu’il n’y ait eu un mot pour définir le logiciel, il y avait un problème de maintenance du logiciel. » Maurice Wilkes, l’un des premiers à avoir programmé un ordinateur avec un programme mémorisé, se rappelle bien l’instant exact de juin 1949 où « il a brutalement réalisé qu’il allait dépenser une bonne partie de [s]a vie restante à trouver des erreurs dans [s]es propres programmes »[9]. La livraison du code fonctionnel n’est que la première étape du cycle de vie de l’application. Un programmeur passe la plus grande part de son temps à réparer son système ou celui d’un autre. L’utilisation des systèmes informatiques contemporains est, à bien des égards, le résultat d’une réparation et d’un entretien continus. Le logiciel est une industrie de l’éphémère à laquelle la maintenance donne consistance et durée. Ce faisant, l’ingénieur informaticien non seulement maintient en fonction le logiciel, mais, mieux encore, il l’améliore et le transforme. L’industrie du logiciel constitue ainsi l’exemple le plus probant que l’innovation peut naître aussi de la réparation et de la maintenance.

            La maintenance met en valeur le travail par rapport au capital, et sans doute est-ce la raison pour laquelle sa part dans le système productif est à ce point minorée à la fois par la science économique et par les politiques publiques. Assurément la maintenance repose en grande partie sur le travail humain. Il en est de notre système technologique comme de l’automate turc joueur d’échec sous le couvert duquel se dissimulait un nain. En quête permanente d’automaticité, il réclame en réalité un entretien de tous les instants que, la plupart du temps, seul peut accomplir le travail humain. S’il est vrai que la production se prête aisément à l’automatisation, les travaux de réparation et de maintenance résistent aux tentatives de planification, d’automatisation et de rationalisation. L’exemple du pare-brise montre bien en quoi la maintenance est moins automatisable que la production proprement dite[10]. Quand il est neuf, le pare-brise est posé par un robot sur la chaîne de montage de l’usine d’automobiles ; mais quand il s’agit de le remplacer à la suite d’un accident, il est installé par des techniciens dans le garage où l’on fait réparer sa voiture, parce que les tâches ici sont plus complexes : son remplacement demande une adaptabilité en temps réel plus grande que ce que peut faire un robot, du moins de façon rentable. Ainsi la réparation n’a guère à voir avec la production en série. Si la production est aisément standardisable, la maintenance doit tenir compte de la situation de l’objet, ainsi que des circonstances qui, à chaque fois, singularisent l’histoire de son usure et de sa rupture, singularité que la maintenance s’attache à prendre en compte. Toute choses qui en appellent au travail humain, proprement humain.

            De même promouvoir la conversion agricole, favoriser le développement de l’agriculture biologique et organique passe nécessairement par un surcroît de travail manuel, non automatisé. Renoncer aux produits phytosanitaires ou aux antibiotiques, désherber mécaniquement, voire, dans certains cas manuellement, et non chimiquement, substituer aux fertilisants de synthèse le marnage passe nécessairement par un appel à la main d’œuvre. Ainsi, l’agriculture chinoise, plutôt que de parler de la fertilité des sols, préfère choisir comme critère de la qualité des terres la quantité de travail nécessaire pour rendre le sol productif. Il n’y a pas ici de sol riche ou de sol pauvre, mais simplement des sols qui demandent plus ou moins de travail préparatoire pour être cultivés. Cette quantité de travail correspond au nombre d’actes nécessaires « pour amender un sol, l’aider dans sa pédogenèse ou dans sa restauration à devenir un sol mûr, bien équilibré, capable de donner une récolte à la fois abondante, nutritive et saine ».[11] L’importance considérable du travail humain que requiert la restauration des sols agricoles implique certes une plus faible productivité par travailleur, mais elle permet aussi de passer, grâce à l’association et à la rotation des cultures, à 2 voire à 3 récoltes par an et non à une seule comme c’est le souvent le cas en monoculture, ce qui compense largement le différentiel de rendement à l’hectare. En réalité, la faiblesse de la productivité de l’agriculture organique n’est qu’apparente, car l’agriculture « productive » réclame de son côté tout un système coûteux de services et d’emplois indirects liés à son industrialisation, qui réduit sa productivité globale. L’agrobiologie ne fait pas baisser la productivité, au contraire de ce qu’argumentent les partisans du statu quo, mais augmente, dans la chaîne agricole, la part du travail direct de la terre au détriment de sa part indirecte. Autrement dit, arguer de la productivité supérieure de l’agriculture industrielle par rapport aux méthodes agrobiologiques pour freiner la nécessaire conversion de nos pratiques culturales relève assurément de l’argument paresseux.

Mettre en valeur la maintenance et en souligner l’importance pour la viabilité de tout système productif conduit à reconsidérer la situation et l’évolution du travail face à l’émergence des nouvelles technologies, de la robotisation et des progrès de l’intelligence artificielle. La problématique de la maintenance révèle en particulier le caractère fallacieux du débat actuel sur les conséquences des gains en productivité que promet au travail le progrès technique, limité par l’alternative entre la fin du travail ou au contraire l’invention de nouvelles tâches à forte plus-value. De fait, pour les uns, les progrès de l’automatisation devraient conduire à la substitution quasi-intégrale de la machine au travail humain, ainsi qu’au découplage entre l’emploi et la production, de sorte que « de moins en moins de travailleurs seront nécessaires pour produire les biens et les services nécessaires à la population[12] ». Ce que Jeremy Rifkin, dans un essai célèbre et influent, appelle « la fin du travail ». Pour les autres au contraire, la substitution de la machine à l’homme et la destruction des emplois qu’elle entraîne dynamisent la croissance de la productivité selon le principe de la destruction créatrice, de sorte qu’en suscitant des besoins nouveaux et en libérant des ressources disponibles aux fins de les satisfaire, elles engendrent de nouvelles activités à forte plus-value. Mais il apparaît qu’aucune des deux thèses n’est véritablement attestée. Le progrès technique n’entraîne pas mécaniquement le chômage technologique, si ce n’est de façon transitoire, pas plus qu’il ne crée de facto de nouveaux emplois plus qualifiés et valorisés qui viendraient nourrir non moins mécaniquement la croissance. Poser la question de la maintenance conduit à soutenir une thèse différente : le progrès technique complexifie le système productif, et cette complexification requiert de nouveaux emplois qui ont pour vocation d’en assurer la soutenabilité. En effet, plus le système  productif est complexe, plus il provoque des effets secondaires immaîtrisables, et plus il devient vulnérable et fragile ; la technologie contribue à l’entropie du monde dont elle est à la fois le remède et la cause. Toute innovation technique augmente le danger de rupture et de dysfonctionnement du système. Plus le système productif s’automatise et s’éloigne du travail des hommes, plus il devient vulnérable et fragile, parce que sa fragilité est double, provenant non seulement des erreurs de conception de la machine en elle-même, ou bien de son usure, mais plus encore de la complexité de plus en plus sophistiquée des dispositifs techniques où prennent place les machines. Ainsi, plus le système productif se complexifie, plus il a besoin de soin et d’entretien pour se maintenir – la maintenance proprement dite–, de sorte qu’aucun système productif, aussi automatisé soit-il, ne peut se passer du travail de l’homme. « Il n’existe pratiquement pas de situations dans lesquelles on peut construire des dispositifs artificiels et rationnels qu’on puisse abandonner à eux-mêmes. Ces dispositifs exigent une attention continue et nécessitent en permanence d’être reconstruits et réparés. La complexité artificielle se paie au prix d’une vigilance de tous les instants. »[13]. La maintenance requiert donc un surcroît de travail, puisque chaque geste productif doit être redoublé par un geste de protection et de soin pour en limiter les effets usants et destructeurs. Le travail appelle le travail non pas selon la logique de l’invention infinie de nouveaux besoins et de nouvelles activités productives, mais parce que toute production requiert sa maintenance. Redoubler de travail n’est pas une question de compétitivité, mais de protection. En appeler à la fin du travail, c’est assurément oublier l’importance de cette dernière

            La maintenance représente la part néguentropique du travail. Le travail n’entraîne pas seulement l’usure du monde, il peut aussi le restaurer et en prendre soin. En témoignent ces innombrables murs de terrasses et de restanques que les hommes ont dressés non sans effort, des millénaires durant, pour éviter l’érosion des sols sous le ruissellement des eaux de pluie. En témoignent encore les polders sans lesquels les Pays-Bas seraient en grande partie sous les eaux. Ici, la tenue et la maintenance sont partout présentes, d’abord en contenant la terre ou la mer par l’érection de murs ou de digues, puis, une fois l’infrastructure construite, en entretenant continuellement celle-ci. Les nombreuses catastrophes qui émaillent la vie du système productif contemporain et que le système productif capitaliste a l’habitude de compter, non sans désinvolture, parmi ses « pertes et profits » – l’effondrement des ponts ou des barrages, les accidents de centrale nucléaire, les incendies des usines classées « Seveso », etc. –, loin d’être inéluctables, fruits du hasard ou de la fatalité, sont en général dues à la négligence des hommes et aux retards dans les travaux de maintenance.

            Le débat de l’avenir du travail témoigne que la maintenance, sans laquelle pourtant aucune production n’est viable à long terme, est en réalité déniée et invisibilisée. Ce que compte l’économie contemporaine est la production et les flux, et non la protection de leurs conditions de possibilité. Pour l’idéologie libérale, les activités de maintenance, en tant qu’elles ne participent pas directement à la production de la plus-value, en tant même qu’elles tendent à réduire les gains de productivité à court terme, sont de l’ordre des charges qu’il importe de réduire. Est jugé ici directement productif ce qui participe de l’intensification des flux, bien plus que de la conservation des stocks. Mais la tradition marxiste elle-même peine à reconnaître l’importance de la maintenance, qui apparaît d’abord comme l’expression de l’aliénation de l’homme à la terre ou à la machine, et qui, en tant que telle, reste étrangère à son idéal d’affranchissement du travailleur. La maintenance n’est pas simplement du travail diminué et dévalorisant ; elle serait, pire encore, l’antitravail, c’est-à-dire ce par quoi le travail ne s’identifie plus à l’essence de l’homme comme accomplissement de son autoréalisation. Dans la perspective marxiste, la maintenance apparaît essentiellement comme le travail du chameau, la transformation de l’ouvrier en domestique, en l’occurrence en serviteur de la machine. « Les travailleurs y sont de service […] plutôt qu’au travail […] La prise des travailleurs sur le produit et sur les finalités qu’ils servent est minime […] L’éthique et les vertus traditionnelles du travail sont donc appelées à céder le pas à une éthique du service et éventuellement de la responsabilité envers la collectivité. »[14] La maintenance se présente donc ici comme le sommet de l’aliénation, pire encore comme l’expression de notre servitude volontaire à l’égard du système productif machinique, car, non contents de nous soumettre à la machine, nous en prenons soin, nous interdisant ainsi d’entrevoir toute possibilité de nous en libérer, point absolu qui dépasse donc en aliénation la division du travail. Il reste que cette éthique du service à l’égard des infrastructures productives (bien plus complexes que la conception marxiste ne le laisse supposer puisque les écosystèmes font aussi partie de ces infrastructures), ainsi que la responsabilité qu’elle nous fait porter vis-à-vis de la collectivité présente et à venir, ne contribuent pas moins, loin de là, à la dignité de l’homme et à la décence du monde.

            Encore faut-il rétribuer dignement ce dont le marché du travail peine à reconnaître la valeur. On compte plus aisément le travail productif que la maintenance, et plus aisément la maintenance marchande que gratuite. Si on définit le travail comme l’activité qui crée de la richesse, il s’ensuit que les caractéristiques de la notion de travail sont déduites de ce que chacun entend par richesse. « Dans notre comptabilité nationale, ne sont considérées comme travail que les activités qui constituent une participation à la production de biens et services en échange de laquelle est obtenue une contrepartie monétaire […]. Il nous faudrait une autre conception de la richesse de la société, beaucoup plus large »[15] Au sens strict, n’est considérée comme travail que l’activité qui augmente le PIB, ce qui atteste de sa valeur sociale. À conception étroite de la richesse et de l’utilité, conception étroite du travail. En 2013, la 19e Conférence internationale des statisticiens du travail, réunie sous l’égide de l’OIT, a voulu donner une définition plus étendue du travail, mais tout en continuant à ignorer la maintenance et toutes les tâches de la reproduction au profit de la seule consommation : « Le travail comprend toutes les activités effectuées par des personnes de tout sexe et de tout âge afin de produire des biens ou de fournir des services destinés à la consommation […][16]. » On ne compte ainsi que le travail marchand, l’emploi, mais on ignore la partie immergée du travail, non rémunérée, invisibilisée, la part gratuite de l’économie, sur laquelle repose pourtant la capacité des sociétés à se reproduire, à commencer par le travail domestique et plus généralement par une grande partie des travaux de maintenance. Pourtant le travail non rémunéré participe directement au bien-être de tous et indirectement à la dynamique économique, tout en compensant souvent la faiblesse des dépenses publiques en matière d’infrastructures et de services sociaux. Absent du calcul de la production nationale, il se chiffre pourtant en milliards d’euros. Pour l’année 2010, l’Insee évaluait en France la somme de ces activités à 60 milliards d’heures de travail par an. Le seul travail domestique non rémunéré est évalué à 292 milliards d’euros, c’est-à-dire près de 15 % du PIB de 2010 (1 933 milliards d’euros). Notons que ce montant, qui valorise l’heure de travail domestique au salaire minimum net, sans prendre en compte toutes les tâches domestiques nécessaires à la reproduction de la vie, est de fait fortement sous-évalué. Il n’est pas nécessaire de rappeler que ces tâches non rémunérées sont majoritairement accomplies par des femmes. À l’échelle mondiale, l’Oxfam évalue la part du travail féminin non rémunéré aujourd’hui à 10’800 milliards de dollars (pour un PMB officiellement estimé à 84’740 milliards de dollars en 2018 selon les estimations du FMI). Le refus de reconnaître économiquement ces tâches est à l’évidence l’une des causes majeures de l’inégalité entre les sexes.

          La mondialisation ne signifie pas seulement l’internationalisation des échanges et l’abaissement des frontières douanières. C’est une définition superficielle qui minimise la profonde rupture par rapport au passé que représente le nouvel « ordre » économique international en vigueur depuis les années 1980. Deux autres caractères, plus fondamentaux, la caractérisent. La mondialisation repose aussi sur la marchandisation généralisées des activités sociales au service de l‘intensification des interactions entre les agents économiques, source de profit, marchandisation généralisée et intensification des interactions qui à leur tour placent l’économie sous le régime de la complexité (au sens épistémologique du terme avec ses causalités non-linéaires et ses boucles récursives), de sorte qu’il devient difficile désormais de s’en tenir, en matière de justice sociale, au traditionnel suum cuique tribuere, à chacun selon son apport et sa capacité. L’économie se présente désormais sous la forme moins d’un marché que d’une machine intégrée de production et de consommation qui réclame comme toute machine sa part de maintenance. L’économie est devenue collective non à la suite d’une révolution ou de quelque décision ou consensus politique, mais par elle-même, dans le mouvement de sa propre dynamique expansionniste.

            C’est la raison pour laquelle s’impose de plus en plus l’idée d’un revenu universel d’existence (RUE), capable de rémunérer l’ensemble de la collectivité en tant qu’elle est, dans globalité même, l’actrice majeure du procès économique. Comme nous l’avons précédemment vu, la maintenance, que la complexité croissante du système économique et productif rend de plus en plus incontournable, s’inscrit pleinement dans le cadre de cette collectivité qu’il importe de rémunérer pour rendre raison de ses services mutualisés et de ses externalités positives. Cependant si une allocation universelle répond mieux à la réalité et à la vérité du fonctionnement économique contemporain que les rémunérations déterminées par le marché du travail, elle ne remet pas en cause le statu quo du système économique existant. Essentiellement au service de la relance de la consommation, le revenu universel inconditionnel ne modifie en rien notre rapport à la production. Pire encore, en dissociant le revenu et le travail, en procurant un filet de sécurité financière à chacun, il ne peut que favoriser la dérégulation et la précarité du travail. C’est la raison pour laquelle il faut préférer au RUE inconditionnel un revenu rétributif et contributif [17] : rétributif, car il rémunérerait ou rétribuerait un service effectif qui, pour être initialement gratuit, n’en est pas moins source de valeur ; et contributif parce que ce service constitue une externalité positive qui contribue au bien-être de la collectivité. Le RUE est proprement individuel tandis que le revenu rétributif s’inscrit dans le cadre d’une approche plus institutionnelle et sociale de l’économie qui s’appuie sur les associations, mais aussi sur les entreprises, voire sur la famille. Rien de bien nouveau ici ! Le premier revenu rétributif a été les allocations familiales, attribuées directement à la mère et non au père de famille à un moment pourtant où les femmes ne bénéficiaient pas encore des mêmes droits patrimoniaux que les hommes, parce que le législateur souhaitait affecter (quasiment au sens juridique du terme) ce revenu complémentaire à la mission spécifique de l’éducation des enfants, et non à la consommation courante de la famille. De même, la politique agricole commune (PAC) de la Communauté européenne, au lieu de financer l’industrialisation de la production agricole, puis, en phase de surproduction, sa destruction, devrait d’abord rétribuer la plus-value patrimoniale qu’apportent au territoire les agriculteurs par la garde des écosystèmes et l’aménagement des paysages qu’ils assurent.

            On ne saurait cependant passer sous silence les deux types de critique qui s’opposent à l’idée du revenu rétributif et contributif, l’une de droite, l’autre de gauche. La critique de droite souhaite soumettre exclusivement les revenus du travail aux lois du marché, même si, sous la pression de l’automatisation, des délocalisations et de la dérégulation, la frange la plus basse des salaires se trouverait alors amenée, comme aux États-Unis, à passer sous le seuil de survie, ou pour parler comme Marx de la reproduction de la force de travail. Le krach de 2008, en contraignant les États à financer les banques, a montré combien, dans certaines circonstances, les lois du marché pouvaient être souples et accommodantes, de sorte que finalement ce qui a permis de sauver le capital financier de son chaos pourrait aussi bénéficier au travail mis au service du développement durable. Il n’est pas nécessaire de rappeler que toute une part de la rémunération du travail en France passe, de façon plus ou moins directe, par les subventions de l’État. L’économie est désormais socialisée. La prime d’activité revalorisée pour les salariés proches du Smic, ou la « prime exceptionnelle » accordée par le gouvernement à la suite du mouvement social des Gilets jaunes, sont essentiellement financées par l’État, sans parler du financement du chômage partiel en temps de Covid.

            Pour la critique de gauche, financer le travail domestique et, d’une façon plus générale, les services gratuits que les hommes se rendent mutuellement ne peut que favoriser la monétarisation et la marchandisation générale de la société, et partant l’extension de la division du travail à la sphère de la vie privée, au risque de renforcer plus encore la domination sans partage du capital[18]. C’est la raison pour laquelle il faut bien distinguer d’une part le RUE qui sert essentiellement à la consommation sans autre fonction que d’alimenter le marché, et d’autre part le revenu rétributif qui est, en réalité, un revenu affecté à des missions d’intérêt collectif voire d’utilité publique, comme en témoignent les allocations familiales, et qui par conséquent s’apparente moins à un salaire qu’à la reconnaissance effective par la collectivité elle-même de l’existence de fonctions à la fois publiques, économiques et sociales que tous les hommes et toutes les femmes sont susceptibles de remplir à partir du moment où ils contribuent à la maintenance du monde et à la reproduction des conditions de la vie.

            Sans doute faudrait-il à cette fin revoir les termes du contrat social et du pacte politique qui s’imposent aujourd’hui sous le terme, complexe, obscur et ambigu, de « gouvernance ». Mais cela est une autre histoire qui dépasse le cadre de la présente étude.

 

[1] Héraclite, Frag. 6.

[2] James O’Connor, « La seconde contradiction du capitalisme : causes et conséquences », trad. fr. N. Dubois, in Actuel Marx no 12, 1992, p. 30-40 ; id., Natural Causes – Essays in Ecological Marxism, New York – London, The Guilford Press, 1998.

[3] Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique, I 4 , Paris, Guillaumin, 7e éd., 1861 p. 68.

[4]  Ibid, p. 69

[5] Pavan Sukhdev, The Economics of Ecosystem and Biodiversity: Mainstreaming the Economics of Nature, rapport ONU, 2010.

[6] Le rapport Sukhdev évalue la part de la Terre dans la production mondiale à 23’500 milliards d’euros, c’est-à-dire à 40 % du produit mondial brut de 2009 (52’200 milliards d’euros), tandis que le récent rapport du Giec sur « le changement climatique et les terres » l’estime aujourd’hui dans une fourchette bien supérieure, comprise entre 68’000 et 77’000 milliards d’euros, c’est-à-dire guère moins que le produit mondial brut (PMB) de 2019 (81’000 milliards d’euros) « IPCC Special Report on Climate Change, Desertification, Land Degradation, Sustainable Land Management, Food Security, and Greenhouse Gas Fluxes in Terrestrial Ecosystems », August 7, 2019 <https://www.ipcc.ch/site/assets/uploads/2019/11/SRCCL-Full-Report-Compiled-191128.pdf>, chap. 1, « Executive Summary », 1-1

[7]  Rapport Accenture, How Software Maintenance Fees are Siphoning away your IT Budget – and How to Stop it (October 29, 2014).

[8] Irina Kaldrack, Martina Leeker, There Is no Software,There Are Only Services, Lüneburg, Meson Press, 2015.

[9] Maurice V. Wilkes, Memoirs of a Computer Pioneer (History of Computing), Cambridge (Mass.), Massachusetts Institute of Technology, 1985, p. 145.

[10]  Emmanuelle Dutertre et Bernard Jullien, « Les artisans de la réparation automobile face aux constructeurs. Vers l’affirmation d’un contre-modèle », Revue d’anthropologie des connaissances, 9/3, 2015, p. 331- 350

[11] Claude et Lydia Bourguignon, Le Sol, la Terre et les Champs, Paris, Le Sang de la Terre, 2015, p. 45.  

[12] Jeremy Rifkin, The End of Work: The Decline of the Global Labor Force and the Dawn of the Post-Market Era, NewYork, Putnam Publishing Group, 1995 ; trad. P. Rouve, La Fin du travail, Montréal, Boréal, 1996, p. 14.

[13] Langdon Winner, Autonomous Technology: Technics-out-of-Controlas a Theme as Political Thought, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1977, p. 183.

[14] André Gorz, Métamorphoses du travail. Quête du sens, critique de la raison économique, Paris, Galilée, 1988, p. 277-278. On ne peut que s’étonner qu’André Gorz, acteur intellectuel majeur de la convergence entre écologie politique et marxisme dès les années 1980, en France du moins, soit passé à côté de cette question, fondamentale du point de vue social aussi bien qu’économique. Dans les pays anglo-saxons, où cette même convergence s’opère sur d’autres bases (O’ Connor, Bellamy Foster), la place de la maintenance, mieux justifiée du point de vue théorique, est plus aisément reconnue.

[15] Dominique Méda, Le travail, 4e éd., Paris, Puf, 2010, p. 128.

[16] « Rapport de conférence », 19e conférence internationale des statisticiens du travail, Genève, 2-11 octobre 2013, Résolution 1, BIT, Genève, 2013 <https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/—dgreports/- –stat/documents/publication/wcms_234126.pdf>, p. 54.

[17] Bernard Stiegler et Ariel Kyrou, «Le revenu contributif et le revenu universel», Multitudes, 63/2, 2016, p. 51-58.

[18] André Gorz, Métamorphoses du travail, op. cit., p. 277.




Giono, poète et chamane

Par Frédérique Zahnd *

 

 

 

 

 

 

Un Roi sans divertissement est un roman énigmatique : prouesse technique écrite en quelques semaines en 1947, il annonce le goût pour la forme du nouveau roman ; mais il reflète aussi une perplexité quant à la nature humaine, qui fait pendant à La Nausée de 1937, à L’Étranger, de 1942. Il exprime un désarroi, pour ne pas dire un désespoir, devant un monde qui a perdu toute boussole. Désarroi largement partagé à l’après-guerre – et pour ceux qui ont déjà fait Verdun, comme Giono, on peut parler d’un après-deux-guerres. Ce roman historique, prétendue « chronique » de 1843, fantaisiste et haut en couleurs, parle en réalité de la fascination pour le sang, le meurtre et les émotions fortes, comme de l’ultime divertissement d’un esprit confronté au non-sens de l’existence.

Ce roman crypté n’exprimant apparemment que dégoût pour les profondeurs de l’homme, qu’a-t-il donc de commun avec nous qui en 2021 sommes occupés à faire face au risque d’effondrement de la civilisation thermo-industrielle, en explorant les voies de la permaculture ou de la sylvothérapie ? Pour saisir l’actualité d’Un Roi, et des romans tardifs de Giono (Les Âmes fortes et le cycle du Hussard), il faut se rendre compte qu’entre les deux guerres Giono a cru à l’imminence d’une révolution paysanne, et qu’il a en même temps mené une campagne pacifiste ardente et finalement désespérée. Il faut donc revenir aux textes des années 30. Alors on prend la mesure d’un auteur à contre-courant de sa génération, tout enragée de progrès, qu’il soit scientifique, technique ou politique. On s’aperçoit que la première partie de l’œuvre est peuplée de personnages qui communiquent mystérieusement avec une nature sensible, consciente et agissante, conception littéralement visionnaire en 1930. Le désespoir joyeux d’Un Roi, cette « joie pessimiste » de la deuxième partie de son œuvre, est en effet entée sur cette extraordinaire réceptivité face aux éléments naturels. Quelles expériences permettent à Giono d’envisager la nature comme une force dotée de sensibilité et de conscience ? Comment Giono lui-même l’a-t-il pensée ? Comment a été possible l’audacieuse affirmation de cette intuition ? D’où vient le succès – hautement improbable dans les années 30 -, de sa vision du monde ? Il est en effet étonnant que Giono ait réussi à faire entendre alors un message qui résonne bien mieux avec notre prise de conscience écologique du XXIe siècle qu’avec le machinisme du XXe. C’est aujourd’hui qu’on commence à réaliser que nous sommes entourés d’autres vivants dont nous ne sommes ni maîtres, ni possesseurs. Parions donc qu’à son époque, son succès fut en partie fondé sur un malentendu.

I – Une expérience sans nom

Montrons tout d’abord que Giono n’est pas un doux peintre à qui la Provence inspire des métaphores sensuelles, mais un visionnaire effrayé par une révélation irrecevable. Giono devient célèbre d’un coup en 1929, par la grâce de son premier roman. Or, lire ce roman en 2021, c’est lire notre contemporain – celui de David Abram, de Philippe Descola, de Starhawk ou de Baptiste Morizot. Dans Colline, un vieillard agonise dans un village de Haute Provence :

«- Père Janet, qu’est-ce que vous faites ?

L’autre est raide comme un saint de bois. Il amène la bille de ses prunelles au coin de son œil.  

– Les serpents, dit-il, les serpents.

-Quels serpents ?

-Les serpents je te dis. Ceux de mes doigts. J’ai des serpents dans les doigts. Je sens les écailles passer dans ma viande.

Son petit rire craque comme une pomme de pin qu’on écrase.

– Je les guette. Quand leur tête est au ras de l’ongle, je la serre, je la tire, toute la bête sort, alors je la jette par terre. Pendant ce temps, l’autre monte dedans le doigt ; je la tire, et je la jette aussi. C’est un long travail, mais quand ma main sera vide, j’aurai plus de mal. »

Réaction de l’entourage :

«  Père Janet, vous déparlez. […] Vous avez la tête malade. Ya pas de serpent dans votre main. Là, par terre, ya rien. Si y avait des serpents, je les verrais.»

Mais le vieux continue le geste de s’arracher les serpents des doigts pour les jeter sur la descente de lit :

« – Je déparle ? Qu’est-ce que tu es, toi, pour dire que je déparle ?

Janet s’adresse à l’ombre impersonnellement, sans se soucier de Gondran anxieux qui le regarde et qui boit ses étranges paroles.

« Tu t’imagines de tout voir, toi, avec tes pauvres yeux ? Tu vois le vent, toi qui es fort ?

« Tu es seulement pas capable de regarder un arbre et de voir autre chose qu’un arbre.

« Tu crois, toi, que les arbres c’est tout droit planté dans la terre, avec des feuilles, et que ça reste là, comme ça. Ah, pauvre de moi, si c’était ça, ce serait facile.

« Tu vois rien là sous la chaise ?

« Rien que l’air ?

« Tu crois que c’est vide, l’air ?

« Alors comme ça, tu crois que l’air c’est tout vide ?

« Alors, là y a une maison, là un arbre, là une colline, et autour, tu t’imagines que c’est tout vide ? Tu crois que la maison c’est la maison et pas plus ? La colline, une colline et pas plus ?

« Je te croyais pas si couillon. » »

Des couillons : n’est-ce pas ainsi que les peuples premiers considèrent les « petits frères » que nous sommes ? De dangereux couillons qui ne voyons rien dans notre environnement naturel. Janet a une mystérieuse connaissance des forces de la nature :

« Alors tu crois que l’air, c’est vide ?

« Si tu les avais dans les doigts comme moi, tu le saurais.

« Si tu avais rencontré ce qu’il y a dans l’air, face à face, tout d’un coup, au coin du chemin, un soir, tu les verrais comme moi.

« La colline ; tu t’en apercevras un jour, de la colline.

« Pour l’heure elle est couchée comme un bœuf dans les herbes et seul le dos paraît ; les fourmis montent dans les poils et courent par-ci, par là.

« Pour l’heure elle est couchée, si jamais elle se lève alors tu me diras si je déparle…

« Vé, vé, çui-là. Oh le beau aux yeux de pomme. Oh çui-là, il a des yeux comme un homme. Comme il tire sur la viande. Aïe…. »[1]

Plein d’aigreur, le vieux Janet ne veut pas partir sans faire le malheur de ceux qui restent. Et en effet, à mesure que Janet « déparle » sur son lit d’agonie, la source tarit, une enfant tombe gravement malade, une vérité dérangeante salit l’honneur du chef du village. A force, la conscience des villageois travaille. Gondran par exemple, entretient son verger :

« En cherchant sa bêche, il rencontre le visage de la terre. Pourquoi, aujourd’hui, cette inquiétude qui est en lui ?

L’herbe tressaille. Sous le groussan jaune tremble le corps musculeux d’un lézard surpris qui fait tête au bruit de la bêche.

-Ah, l’enfant de pute. » […]

Un éclair, la bêche s’abat.

Il s’acharne, à coups de talon, sur les tronçons qui se tordent.

Maintenant ce n’est plus qu’une poignée de boue qui frémit. Là, le sang plus épais rougit la terre. C’était la tête aux yeux d’or ; la languette, comme une petite feuille rose, tremble encore dans la douleur inconsciente des nerfs écrasés. Une patte aux petits doigts emboulés se crispe dans la terre. » Puis ses pensées cheminent : « Sans savoir pourquoi, Gondran est mal à l’aise. […] Pour la première fois, il pense, tout en bêchant, que sous ces écorces monte un sang pareil à son sang à lui ; qu’une énergie farouche tord ses branches et lance ces jets d’herbe dans le ciel.

Il pense aussi à Janet. Pourquoi ?

Il pense à Janet, et il cligne de l’œil vers le petit tas de terre brune qui palpite sur le lézard écrasé.

Du sang, des nerfs, de la souffrance.

Il a fait souffrir de la chair rouge, de la chair pareille à la sienne.

Ainsi, tout autour de lui, sur cette terre, tous ses gestes font souffrir ?

Il est donc installé dans la souffrance des plantes et des bêtes ?

Il ne peut donc pas couper un arbre sans tuer ?

Il tue, quand il coupe un arbre.

Il tue, quand il fauche…

Alors comme ça, il tue tout le temps ? Il vit comme une grosse barrique qui roule, en écrasant tout autour de lui ?

C’est donc tout vivant ?

Janet l’a compris avant lui.

Tout : bêtes, plantes, et, qui sait ? peut-être les pierres aussi.

Alors il ne peut plus lever le doigt sans faire couler des ruisseaux de douleur ? »[2]

Cette honte est la nôtre. Elle rejoint notre conscience la plus contemporaine. De la Wicca anglo-saxonne au véganisme, en passant par Vinciane Despret ou Baptiste Morizot, beaucoup de mouvements et de penseurs aujourd’hui défendent l’idée avancée par David Abram : « Le pays sait. Si vous lui faites de mauvaises choses, tout le pays sait. Il sent ce qui lui arrive. » [3]  Dans la suite du roman, un incendie qui dure toute la nuit dans la montagne menace de détruire le village. Pris de terreur, les villageois décident d’en finir. Or, au moment où ils vont l’assassiner, Janet s’éteint. Et tout rentre dans l’ordre : la vie ordinaire des paysans, l’exploitation des ressources naturelles, la culture, la chasse, reprennent leur cours.

Colline n’est pas une lecture anodine. On en ressort presque aussi troublé que du récit d’ethnologie de Jeanne Favret-Saada sur la sorcellerie dans le bocage normand.[4] Le roman ressortit au registre fantastique, avec sa fameuse hésitation entre explication rationnelle et explication surnaturelle. Le texte ne permet pas de trancher de manière décisive, mais la mise en scène de la peur, toute la modalisation du texte induit l’idée d’une intervention de forces surnaturelles – qui sont celles de la nature. Janet y apparaît comme un sorcier de première force – un sorcier pour le mal des hommes, mais un justicier pour la nature.

Le Contadour où Giono réunissait dans les années 30 ses amis, autour d’une utopie paysanne pacifiste

 

Colline est le plus célèbre des romans de Giono. On connaît moins la présence obsédante du personnage du sorcier ou de ses doubles, dans les textes de cette période. Dans Présentation de Pan, dès 1930, Giono raconte l’expérience qu’il donne pour l’origine de Colline : « J’ai veillé sur l’agonie du vrai Janet. Cette bouche qui déparlait, elle est là maintenant pleine d’ombre ». Pendant cette veillée mortuaire, l’auteur se remémore « la voix qui, ces derniers jours, coulait sans arrêt comme le flux neuf d’une grande source. […] Toute la colline est venue autour de ce lit avec ses bêtes, avec ses arbres. Il y avait des fois où il semblait qu’on pataugeait dans les feuillages. Il y avait des fois où ça sentait le suint et la langue baveuse, et Janet disait :

-Fais sortir cette chèvre.

Et il n’y avait pas de chèvre mais seulement cette odeur de bête. »

Le vieux convoque les réalités naturelles à sa guise, elles lui obéissent. Il trouble la conception ordinaire de la réalité ; l’auteur se demande à quoi il a assisté : « Je n’ai pu ni réfléchir, ni départir d’un côté la réalité des jours, de l’autre la fumée du rêve, et tout s’est mêlé et tout s’est joint comme la pierre et le ciment, car j’avais soif et je buvais à la source nouvellement ouverte. »[5]. Le dispositif autobiographique constitue un puissant effet de réel, pour ce texte, et par contagion, pour Colline. Le fantastique, ici encore, produit son effet.

À ces deux occurrences, il faut ajouter la nouvelle Prélude de Pan, publiée en 1932, extrapolation radicale du scénario de Colline, qui donne cette fois franchement dans le merveilleux. Giono évoque un groupe de bûcherons de retour de la forêt. Pour domestiquer une tourterelle, l’un d’eux n’a rien trouvé de plus commode que de lui casser l’aile. L’oiseau traîne sa douleur de table en table dans un café, amusant les clients. Un étranger silencieux, auprès de qui l’animal prend refuge, déclenche un formidable orage, puis l’invasion du village par la faune domestique et sauvage, troupeaux, serpents, cerfs, lièvres et sangliers…  Une sarabande frénétique entraîne tous les habitants dans une danse de possédés – une bacchanale vengeresse où ils s’accouplent avec les animaux. « Mais on ne connut tout notre malheur que plus tard » conclut le narrateur, lorsque des naissances monstrueuses, chimériques, horrifièrent pour longtemps la sage-femme du village[6].

Personnage important de l’œuvre de Giono, la Durance arrive de Montgenèvre jusqu’à la cluse de Sisteron, visible ici.

 

 

 

 

A chaque fois, le personnage central est relié à la nature, à la manière de ce que nous appelons aujourd’hui un chaman. La définition classique du chaman, est celui qui dans son groupe ou sa tribu est l’intermédiaire ou l’intercesseur entre les humains et les esprits de la nature.[7] Cette définition traditionnelle est le fait de premiers ethnologues, influencés par un christianisme dualiste, qui concevait le corps et l’esprit (ou le corps et l’âme) comme deux entités séparées. À l’époque, à cause de ce cadre de pensée, cette dichotomie a été appliquée automatiquement aux éléments naturels. Mais si l’on récuse ce dualisme,[8] si l’on refuse de séparer le corps de l’esprit, alors le chaman est seulement un intermédiaire entre les hommes et les autres êtres. C’est ainsi que le définit le philosophe David Abram : « on pourrait dire que c’est ce qui définit aujourd’hui un chamane : l’aptitude à se glisser aisément hors des frontières perceptuelles qui délimitent sa culture particulière – frontières renforcées par les coutumes sociales, les tabous et, le plus important, par le langage commun, – afin d’entrer en contact avec d’autres puissances alentour, et d’apprendre à ce contact. Sa magie est précisément cette réceptivité accrue, vive aux sollicitations signifiantes – chants, cris, gestes – qui proviennent d’un champ plus vaste, plus qu’humain. » Le philosophe ajoute : « les puissances et les entités profondément mystérieuses avec lesquelles les chamans entrent en rapport ne sont autres que ces mêmes forces – ces mêmes plantes, animaux, forêts et vents – qui pour un Européen instruit, « civilisé », se réduisent à un décor, à une plaisante toile de fond pour nos tellement plus urgentes préoccupations humaines. »[9] Pourtant, poursuit le philosophe, « ces Autres nous livrent des secrets ou sont détenteurs d’une intelligence dont nous avons nous-mêmes souvent besoin. Ce sont ces autres qui peuvent nous aviser de changements de conditions climatiques inattendus, ou nous prévenir d’éruptions volcaniques ou de tremblements de terre imminents. » [10] N’est-ce pas là exactement la situation de Janet ? Il est en relation avec tous les êtres, que les humains ignorent. Sensible à leurs manifestations, il ressent leur présence et leur souffrance. Cela lui confère comme à un chaman le pouvoir de communiquer, de prévoir ou d’agir avec ces forces naturelles.

La Durance en aval de Sisteron

 

 

Maintenant, d’où viennent chez Giono toutes ces variantes de la mise en scène du personnage-chaman ? Le conte fantastique, le récit autobiographique, la version stylisée qui verse franchement dans le merveilleux : d’où vient cette obsession ? Comment l’interpréter ? Pierre Citron, biographe et commentateur de Giono, aborde le sujet dans des termes relativement prudents. Pour lui, comme l’a dit Giono lui-même, « Colline est un poème ». Qu’est-ce à dire ?  D’abord « le contraire d’un roman rustique réaliste » car l’histoire est intemporelle et l’espace est aussi bouleversé que le temps. Mais nous ne sommes pas non plus in illo tempore, dans un temps mythique. D’innombrables détails nous rattachent au quotidien d’une campagne de 1920. Ce n’est pas non plus une œuvre bucolique d’inspiration virgilienne, puisque le sang coule à plusieurs reprises. Oui, le registre est tragique, et la terreur s’installe, malgré le happy end, d’ailleurs discutable. Bien. Cependant l’ambiguïté du terme poème nous laisse dans l’expectative. De quoi pouvons-nous être sûr, nous qui ne sommes pas des poètes ? Nous qui voulons du clair, du rationnel, de l’historique, du factuel, du vérifiable ? Que raconte au juste Giono ? Est-ce que c’est vrai ? Le jeune Giono a grandi en Provence dans un milieu populaire et paysan : a-t-il assisté à la mise en scène d’un tel pouvoir sur les forces naturelles, assisté à une séance de divination, d’envoutement, connu un jeteur de sort, un chaman provençal, en quelque sorte ? A-t-il écouté de tels récits à la veillée ?

Non, on ne trouve aucune trace de cela dans la biographie de Pierre Citron[11]. Pourtant, de trois choses l’une :

  • Soit Giono a fait l’expérience qui fonde le récit de Colline, il a rencontré un sorcier, un chaman. Dans ce cas, pourquoi ne l’a-t-il jamais dit, lui qui était disert ?
  • Soit Giono a entendu des récits de sorcellerie, chez les paysans, chez les bergers. De même, pourquoi n’en a-t-il jamais fait état ?
  • Giono est un conteur, il invente. Ces contes de bonne femme visent à dénoncer notre exploitation de la nature. Au mieux, ces fantasmes de sorcier-justicier satisfont les « amoureux de la nature », mais le tout est totalement controuvé.

 

 

 

 

 

 

II – Giono lui-même chamane ?

Aucune des trois solutions n’est vraiment satisfaisante. Dans ce cas, est-ce notre question qui n’est pas pertinente ? Au vu du roman et de la biographie, devons-nous chercher du côté du « vrai », du factuel ? Giono lui-même n’est pas doué pour cette rationalité mesurable des dates et des lieux, hautement fantaisistes dans ses romans comme dans sa conversation. Pierre Citron dans un avertissement annonce la difficulté où il est d’établir la biographie de son ami : « un biographe se doit à la vérité. » Or, on ne peut pas se fier aux paroles de Giono, c’est un professionnel de l’affabulation : « Ceux qui ont jusqu’ici écrit sur lui ont tenu compte de ses dires. Chacun, même parmi ses amis, se laissait prendre par le charme presque fascinant qui se dégageait de ses paroles, et a reproduit ses indications. Il en donnait bien souvent de fausses, non pour tromper, mais parce que sa nature était de créer une autre vérité – ou plusieurs autres, car ses inventions au cours des ans ou des semaines, et même au cours d’une conversation, voire à l’intérieur d’une même phrase, étaient contradictoires. » [12] Au lieu de nous acharner sur la vérité factuelle, nous devrions changer de référentiel. L’enquête de Pierre Citron n’est pas à mettre en cause : Giono n’a pas rencontré de sorcier. Et pour cause : le sorcier, c’est lui.

Un des lieux de réunion des Contadouriens, autour de Giono, aujourd’hui à l’abandon

 

Penchons-nous sur l’autobiographie qu’il a écrite alors qu’il n’avait que 37 ans, Jean-le-Bleu. On y lit une hyper-sensibilité qui fait de Giono dès l’enfance, un voyant. Le petit garçon avait des émotions vives, presque des visions, par le biais de sensations particulièrement intenses. A travers la musique, les rencontres, les paysages, l’odeur des femmes, la contemplation de taches de moisissure sur le mur du grenier[13], à travers la maladie, il était transporté et devenait « l’instrument de toutes les forces cachées »[14], il voyait. Comment ? Par le canal des sens, car le surnaturel est le naturel : « L’ange ! J’avais treize ans. Je sentais que j’avais un ange, moi aussi, comme tous, comme le serpent. […] Je sentais que cet ange était à ce moment-là assis dans ma tête, entre mes deux oreilles, qu’il était là, vivant, et que toutes mes joies venaient de ces deux seules choses : qu’il était là et vivant.  Je sentais qu’il était fait de ce pouvoir d’avoir peur, du pouvoir de la colère, de la curiosité, du pouvoir de la joie, du pouvoir des larmes, de la possibilité d’être dans le monde, et traversé par le souffle du monde, comme une goutte d’eau suspendue en un rai de soleil flambe d’être traversée.

L’ange !

Il est l’enfant de notre chair. Il est fait des mains de Dieu ; oui, des nôtres. Toutes ces petites mains aiguës de nos yeux, et de nos oreilles, toutes ces petites mains à peau fine avec lesquelles notre sang touche le monde comme un enfant touche une orange, ces petites mains embrasées de nos lèvres, la main noire de notre rate, la main violette de notre foie, la large main de nos poumons, la main musicienne de notre cœur, la gâcheuse de mortier qui travaille dans notre ventre et la faiseuse d’ailes qui bat doucement comme un poisson entre nos cuisses ou y palpite comme une petite grenouille chaude : les voilà les mains.

Et l’ange est là, doucement assis au sommet de notre cou, entre nos deux oreilles. »[15]

Comment mieux traduire les aptitudes chamaniques décrites plus haut par Abram ? L’enfant est chamane. Placé à l’école libre par sa mère, il doit réciter les hommages à la Vierge mais son père est anticlérical : « On n’avait pas eu besoin de me recommander le silence à la maison et de n’en rien dire à mon père. Il me suffisait d’être à proximité d’un mystère pour qu’aussitôt je devienne l’enfant-silence lui-même. Tout ce qui touchait les au-delà de l’air, je m’en sentais intimement amoureux comme d’une patrie, comme d’un pays jadis habité et bien aimé dont j’étais exilé, mais vivant encore tout entier en moi avec ses lacis de chemins, ses grands fleuves étendus à plat sur la terre comme des arbres aux longs rameaux et le moutonnement houleux d’écumantes collines où je connaissais tous les sillages. J’avais la conscience d’être en ce savoir beaucoup plus fort  que les grandes personnes et je connaissais tels jeux de l’ombre devant lesquels Antonine et les deux Louisa  auraient fui et que j’avais considéré de plain-pied avec seulement une petite pointe de glace au pointu de mes fesses. Il m’en était venu une sorte d’orgueil surhumain. Si Jésus, la Vierge et même Dieu le Père m’étaient apparus, s’ils avaient fait de moi leur compagnon sur la terre, je n’aurais pas crié comme Jeanne d’Arc ou comme Bernadette, le monde continuera à n’en rien savoir, ça m’aurait paru tout naturel. »[16]

Variété des paysages au gré des 1825 m. de la Montagne de Lure. La lavande sauvage est mise en culture vers 1890.

 

 

 

 

 

 

 

Le surnaturel est tout naturel. Grâce aux portes des sens, Jean voyage aussi dans le temps : « Dès qu’on connaît les pertuis intérieurs de l’air, on peut s’éloigner à son gré de son temps et de ses soucis. Il ne reste plus qu’à choisir les sons, les couleurs, les odeurs qui aident au départ ; les sons, les couleurs, les odeurs, qui donnent à l’air le perméable, la transparence nécessaire qui font dilater les pores du temps et on entre dans le temps comme une huile. »[17] En même temps une empathie extraordinaire le rendait perméable à ce que vivaient et ressentaient les autres êtres autour de lui. Oui, Giono se connaît sensible aux « Autres » dont parle Abram, à tout ce que touchent ses mains y compris les mains de la pensée. Mais il y a plus : il sait qu’il a bénéficié de conditions exceptionnelles pour préserver cette hyperesthésie :

« Je sais que je suis un sensuel.

Si j’ai tant d’amour pour la mémoire de mon père, si je ne peux me séparer de son image, si le temps ne peut pas trancher, c’est qu’aux expériences de chaque jour je comprends ce qu’il a fait pour moi. Il a connu le premier ma sensualité. Il a vu, lui, le premier, cette sensualité qui me faisait toucher un mur et imaginer le grain de pores d’une peau. Cette sensualité qui m’empêchait d’apprendre la musique, donnant un plus haut prix à l’ivresse d’entendre qu’à la joie de se sentir habile, cette sensualité qui faisait de moi une goutte d’eau traversée de soleil, traversée des formes et des couleurs du monde, portant en vérité, comme la goutte d’eau, la forme, la couleur, le son, le sens marqué dans ma chair. »

Maison Bernard, lieu de vacances de Giono dans le Trièves

 

 

 

 

 

 

 

 

Élevés dans un environnement presque entièrement artificiel, la plupart d’entre nous avons perdu ces aptitudes de l’enfance. C’est grâce à des conditions d’éducation exceptionnelles que Giono les a conservées. Enfant de pauvre, fils d’un cordonnier et d’une repasseuse, il n’a pas été gâté par les artifices au milieu desquels on élève les bourgeois de son époque. Il est proche des pauvres – des repasseuses, des bergers, des bonnes sœurs, des chevaux, des moutons. Fils unique, gosse de vieux (son père a 52 ans à sa naissance), il a bénéficié de l’expérience d’un père aimant, attentionné, lui-même guérisseur, et qui l’a envoyé vivre plus d’une année auprès du père Massot, berger du plateau de Lure, dans les conditions d’un pastoralisme quasi-néolithique.[18] Retournons à l’analyse du chamanisme de David Abram : « Il est probable que le « monde intérieur » de l’expérience psychologique occidentale, tout comme le paradis surnaturel de la foi chrétienne tirent leur origine de la perte de notre rapport de réciprocité ancestral avec la terre animée. Lorsque les puissances animées qui nous entourent sont tout à coup interprétées comme insignifiantes […] le sens d’une altérité sauvage et proliférante (en relation avec laquelle l’existence humaine s’est toujours orientée) ne peut que migrer soit vers un ciel supra sensible, soit vers le crâne humain lui-même. » Cette dégradation n’a pas lieu chez le jeune Giono : chez lui, c’est la nature elle-même qui reste enchantée, pas un autre monde. C’est ce que pressent Pierre Citron en commentant à sa manière Colline : « une part du réel est dans l’ailleurs. […] Ici, à la question de Janet « Tu crois que l’air c’est vide ? » font écho les paroles de Jaume « Il m’est venu à l’idée que derrière l’air, et dans la terre, une volonté allait à l’encontre de la nôtre et que ces deux volontés étaient butées de front comme deux chèvres qui s’en veulent » L’existence de ce « derrière l’air » [est] une des clés de Giono pendant toute une période. »[19] Ce que Citron appelle « l’ailleurs », D. Abram l’élucide : « Mais dans les cultures indigènes orales, le monde sensuel lui-même reste la demeure des dieux et des nombreux pouvoirs qui peuvent soutenir ou anéantir la vie humaine. Ce n’est pas en voyageant en dehors du monde naturel que le chaman entre en contact avec ceux qui pourvoient à la vie et à la santé – pas plus qu’en voyageant dans sa propre psyché. C’est plutôt en propulsant son attention de côté, dans la profondeur d’un milieu à la fois sensuel et psychologique, dans le rêve vivant que nous partageons avec le faucon qui plane, l’araignée ou le rocher laissant en silence se développer des lichens sur sa face rugueuse. » [20] Les textes de Giono, ruisselants de métaphores concernant les animaux, mais aussi les arbres, les rivières, le vent, les collines, sont le fait de quelqu’un qui sait « propulser son attention » dans la profondeur sensible de son environnement. Grâce à son père Giono a conservé ces aptitudes de l’enfance : « Il n’a rien cassé, rien déchiré en moi, rien étouffé, rien effacé avec son doigt mouillé de salive. Avec une prescience d’insecte il a donné à la petite larve que j’étais les remèdes ; un jour ça, un autre jour ça ; il m’a chargé de plantes, d’arbres, de terre, d’hommes, de collines, de femmes, de douleur, de bonté, d’orgueil, tout ça en remèdes, tout ça en provisions, tout ça en prévision de ce qui aurait pu être une plaie. Il a donné le bon pansement à l’avance pour ce qui aurait pu être une plaie, pour ce qui, grâce à lui, est devenu dans moi un immense soleil. »[21] Comment mieux dire qu’il a préservé en lui précisément cette hyperesthésie de chamane ? Ainsi, la question de l’origine du récit de sorcellerie qu’est Colline n’a plus lieu d’être. C’est l’expérience permanente de Giono lui-même, expérience de co-présence aux autres êtres, d’empathie, de compassion, de colère devant le mal qu’on inflige à la nature, qu’il a transposée dans la figure voyante et vengeresse de Janet.

Prenons maintenant les choses d’un point de vue occidental. Pour une fois, la tarte à la crème de nos études littéraires s’avère pertinente :  les termes de poème, poète, poésie, renvoient au verbe grec ποιεῖν (poiein), qui signifie « faire », « produire », « créer ». Or, les hommes ne peuvent rien « créer » à proprement parler : ils prennent place dans un cosmos qui est donné. Tout au plus par leurs techniques transforment-ils ce donné. Pour les Grecs, la poésie a donc à voir avec le divin, puisque seul le poète fait advenir quelque chose qui n’était pas là d’abord. Le mot « poésie » veut donc dire à peu près l’inverse de ce qu’il signifie pour le vulgum pecus (mise en vers, enjolivement). Elle se confond avec le pouvoir divin et les origines du monde. Le poète était considéré comme un intermédiaire entre les hommes et les dieux. Orphée, comblé de dons par Apollon, savait charmer les animaux sauvages, émouvoir – comme Janet – les êtres inanimés, allant jusqu’à faire descendre la forêt même de la montagne. Bref, mutatis mutandis, le poète des Grecs est le chaman des sociétés traditionnelles. En ce sens, Colline est bien un poème, comme la plupart des œuvres de Giono, œuvres d’un voyant qui rend présentes des réalités naturelles, que les autres ne voient pas ou ne voient plus. C’est ce que fait Janet ; mais c’est surtout ce que fait Giono en 1929. Ce qu’il voit est en train de disparaître – puisque la modernité se répand jusque chez les pauvres et les paysans ; il n’en est pas moins dépositaire d’une expérience qu’il ne peut garder pour lui. Et cette expérience, il la pense et l’appelle modestement « sensualité ».

 

Le Mont Aiguille domine Chichilianne, village où vit l’assassin d’Un Roi sans divertissement

 

Elle va de pair avec une immense pitié et une soif de justice, humaine et cosmique, qui se heurte à notre petitesse morale. Le recueil Solitude de la pitié[22], dépeint la solitude de celui qui est perméable à la souffrance de l’ami comme à celle de la bête traquée. Dans La Grande Barrière,[23] le promeneur Giono entend une plainte et voit s’envoler un freux, d’un vol lourd de bête repue. «  La plainte encore. Je chassai les corbeaux à coup de pierres. Je m’approchai de l’herbe. On ne se plaignait plus. Je cherchai : il y eut un petit tressaillement du fourré qui me guida. C’était une hase.  Une magnifique bête toute dolente et tout éperdue.  Elle venait d’avoir ses petits, tout neufs. C’étatient deux éponges sanglantes, crevées à coup de bec, déchirées par les crocs du freux. La pauvre. Elle était couchée sur le flanc. Elle aussi blessée et déchirée dans sa chair vive. La douleur était visible comme une grande chose vivante. »[24] Le narrateur s’approche et la rassure. « À genoux à côté d’elle, je caressais doucement l’épais pelage brûlant de fièvre et surtout là, sur l’épine du cou où la caresse est plus douce. Il n’y avait qu’à donner de la pitié, c’était la seule chose à faire : de la pitié, tout un plein cœur de pitié, pour adoucir, pour dire à la bête :

Non, tu vois, quelqu’un souffre de ta souffrance, tu n’es pas seule. Je ne peux pas te guérir, mais je peux encore te garder.

Je caressais ; la bête ne se plaignait plus.

Et alors, en regardant la hase dans les yeux, j’ai vu qu’elle ne se plaignait plus parce que j’étais pour elle encore plus terrible que les corbeaux.

Ce n’était pas apaisement que j’avais porté là, près de cette agonie, mais terreur, terreur si grande qu’il était désormais inutile de se plaindre, inutile d’appeler à l’aide. Il n’y avait plus qu’à mourir.

J’étais l’homme et j’avais tué tout espoir. La bête mourait de peur sous ma pitié incomprise : ma main qui caressait était plus cruelle que le bec du freux.

Une grande barrière nous séparait. »

La « grande barrière » qu’a dressée entre eux la méchanceté atavique des hommes. Giono revendique pourtant au début et à la fin du texte le statut de chaman que nous lui avons découvert : « moi qui sait parler la langue des mésanges, et les voilà dans l’escalier des branches, jusque sur la terre, jusqu’à mes pieds ; moi que les lagremuses approchent jusqu’à m’avoir peint à l’envers sur les globes d’or de leurs yeux ; moi que les renards regardent ; et puis d’un coup ils savent qui je suis et ils passent doucement ; moi qui ne fais pas lever les perdreaux, mais ils picorent sans lever le bec ; moi qui suis une bête d’entre elles toutes par ce grand poids de collines, de genévriers, de thym, d’air sauvage, d’herbe, de ciel, de vent, de pluie, que j’ai en moi ; moi qui ai plus de pitié pour elles que pour les hommes, s’il en est un pour qui la grande barrière devrait tomber…

Non, elle est là. Il en a fallu de nos méchancetés entassées pendant des siècles pour la rendre aussi solide. »[25]

Les animaux sont terrifiés par notre présence. L’essentiel du message est le regret et la soif de ce lien perdu avec les forces de la nature, dotées de sensibilité et de conscience.

Comment donner forme à la solitude du poète (c’est-à-dire du chaman), à la solitude de la pitié ? Quel langage universel emprunter pour communiquer ce que les autres sont en train d’oublier ? Giono va puiser dans ses lectures grecques pour donner une forme à cette expérience de sensualité, de voyance et de pitié : il va s’emparer d’un mythe. Le nom qui claque pendant la veillée où l’auteur est resté seul avec le mort, le nom que « prononce » le cadavre de Janet, c’est Pan ![26] De même, l’étranger qui apparaît pour rendre justice au village, c’est Pan : « Il avait une maigre barbe d’herbe sèche, longue, et tout emmêlée. Dessous on voyait qu’il n’avait presque pas de menton. Il avait un long nez plat et large, et un peu plat en-dessus. Il lui partait du milieu du front et descendait jusqu’à sa bouche. Sa belle lèvre était charnue comme un fruit pelé. Il avait de beaux yeux ovales, pleins de couleur jusqu’au ras des cils, sans une tache de blanc mais huileux comme les yeux des chèvres qui rêvent. Il en coulait des regards qui étaient des ruisseaux de pitié et de douleur. »[27] Le choix d’une figure tutélaire unifie et contient la prolifération et l’angoisse d’une expérience sans nom. Car la peur le dispute à l’émerveillement devant la vision de la nature.[28]

 

Sur les pentes de Lure, à Banon, la célèbre librairie Le Bleuet

III – Penser sa propre réceptivité : Présentation de Pan

Quels sont les caractères de Pan ? Comment Giono lui-même a-t-il envisagé le domaine de Pan ? Quelles manifestations, quelles formes particulières prend dans nos vies la puissance et la présence de Pan ? L’ensemble des forces de la nature, comment se manifestent-elles ? La cartographie du domaine de Pan, c’est-à-dire du poète et du chaman, de « cette race qui connaît les puissances de derrière l’air »[29], il la dresse dès 1930 dans l’essai Présentation de Pan. Là, il construit une sorte de système poétique, ou plutôt de polyèdre existentiel dont chaque face est un des visages de Pan.

 

 

 

 

 

 

 

 

  1. Le premier visage de Pan, c’est le sorcier lié aux forces naturelles, qui les voit, les comprend. C’est Janet qui déparle, c’est l’étranger à la colombe. Mais Albin dans Un de Baumugnes, fait renaître la vie avec son harmonica ; la Zia Mamèche de Regain fait littéralement apparaître une femme pour Panturle qui meurt de solitude. Ceci dit, pour nous, le véritable sorcier, c’est Giono, chamane et poète. Il se présente d’ailleurs comme initié après avoir veillé Janet : « Tout s’ordonne, et voilà que, hors des murs, comme un de ces vautours de Lure qui flottent dans le ciel pareil à de feuilles de sauge, je vois tout le pays étalé sous moi avec son corps et son esprit. […] il me faudra beaucoup de courage désormais pour affronter seul la colline. »[30] Cette « connexion » va de pair, comme dans les sociétés traditionnelles, avec la puissance de guérison. Le père dans Jean le Bleu est le guérisseur des corps et des âmes. Giono rapporte le récit d’un paysan, le père Didier, un jour que les circonstances ont « mis la conversation sur la médecine ». Le meilleur médecin que le Père Didier a jamais vu, c’est le curé de Saint-Auban ; au point que les gendarmes un jour sont venus l’arrêter pour exercice illégal de le médecine. Or il s’est trouvé qu’un des gendarmes était malade, depuis longtemps. A l’issue d’une mise en scène à la fois simple (sans prise en charge technique) et insolite, le curé a fait sortir de la bouche du malade « un serpent long d’un mètre et gros comme ça. Comme je vous le dis. « Je l’ai vu, moi, ce serpent » » conclut le père Didier.[31]
  2. La seconde manifestation de Pan est la parole du conteur. « Je vous ai promis Pan, poursuit Giono. Je vais vous en montrer l’essence subtile. » C’est une forme de l’antique inspiration que Giono rapporte comme étant d’origine « panique ». Il fait un détour d’ethnologue : ici écrit-il, « je ne fais pas de littérature ; je ne suis qu’un simple phonographe ; je vais vous faire entendre quelques-uns de mes disques paysans. Il n’y a de moi que l’humble traduction du provençal que j’ai notée. » Suit le récit d’une veillée lors du triage des olives, en décembre. Tout en travaillant, on joue « la pastorale », c’est-à-dire l’histoire de la crèche, chacun prenant la parole à son tour pour faire la Vierge, Madeleine, Jésus, Joseph, Hérode, etc. On crée autant de rôles qu’il y a de personnes présentes, qui vont « jouer au canevas », et seulement en paroles, sans geste, puisqu’on continue à travailler. Il ne s’agit pas de rôles appris mais inventés : « Tu inventeras ! Tout est là ! […] Quand la parole viendra à celle qui est Madeleine, ou à celle qui est Jésus (parce que là, l’invention seule compte, et parfois le rôle d’un homme c’est une femme qui le tient parce qu’on la sait plus inventeuse), quand la parole leur viendra, ça se mettra à couler comme d’une source ». Parfois l’un peut tenir plusieurs rôles, « parce que le souffle de Pan est en lui et qu’il déborde de poésie et de mots. »[32] Il rapporte ensuite une improvisation sur le canevas de la Nativité, pleine de surprises et de drôleries poétiques. Giono conclut : « Il est incontestable que, dans ce jaillissement poétique, il faut tenir compte de tout ce qui est sorti du livre de messe, du cantique et du recueil de chants de Noël. Il me semble cependant, ajoute-t-il, que [certains dits] sont de pure inspiration paysanne ». Il parle de « poésie vraiment sortie de la terre. »
  3. « Essayons d’entrer plus avant dans les âmes » annonce Giono au moment d’aborder la troisième face de Pan. De nouveau, il raconte : après un accident de vélo survenu à une petite fille, arrive le mentor qui l’a poussée à sa conduite dangereuse. C’est un paysan, qui l’aime pourtant comme sa fille ; il a voulu lui transmettre le sens qu’il donne, lui, à la vie : « Ne les écoute pas, lui a-t-il dit, fais quelque chose qui ne soit pas dans l’ordinaire de tout le monde. » (C’est moi qui souligne) Que veut dire le personnage ? Que lui-même a refusé son assignation à une vie de paysan. « Ainsi, ce lopin qui lui est venu de ses parents, et où de toujours il y a eu des pêchers, des artichauts, des carrés d’épinards, des bordures d’oseille et une longue langue de terre consacrée aux patates de provision, il l’a abandonné [pour] la recherche d’un idéal plus haut, le besoin d’un travail d’essence supérieure ». Comment l’extra-ordinaire a-t-il fait irruption dans sa vie ? « Il veut devenir acrobate » raconte Giono. Et le paysan de s’expliquer : « Quand je vais au café le dimanche, ils sont alignés sur la banquette : Désiré, Bernard, Amic, tous, et tous ils sont de ceux-là qui bêchent, font des raies, tendent le cordeau. Et moi alors, je suis mélangé à eux jusqu’à la fin de mes jours ? Je ferai ça aussi tout le long de la vie, rien que ça ? » Devenir acrobate,[33] c’est renverser le potager, sortir des limites de sa condition, c’est la recherche de l’absolu. Cet épisode, qui fait d’un paysan qui s’accomplit un saltimbanque, suffirait à montrer que Giono n’est pas soluble dans le pétainisme.
  4. La quatrième face du polyèdre de Pan est bien banale : c’est la bonté, c’est l’amitié entre les humains. En récapitulant les différents aspects de Pan, Giono écrit « Cette sauvagerie du vent, de la bête et de l’arbre, et du grand soleil qui nous foule comme du grain ! Mais aussi cette douceur, ces mains serrées au détour des haies, ces bonnes voix entendues au milieu des labours, ces hommes qui sont comme du pain et qui jugent suivant la chaleur de leur cœur…

Cette poésie qui est une partie impondérable de la bête, cette folie, mais le bon regard et la formule d’usage :

A l’amitié ! »

La page qui suit et relate la rencontre d’un faucheur et de sa famille, où le mot bonté apparaît quatre fois, deux fois le mot amitié. C’est une valeur qui perdure dans toute l’œuvre de Giono, de Jean le Bleu avec les deux musiciens, avec l’anarchiste en fuite secouru par le père, jusqu’à celle qui lie Angelo, Guiseppe, et le petit Français dans Le Hussard, en passant par la solidarité du valide avec le malade dans la nouvelle Solitude de la pitié, par l’amitié désintéressée d’Amédée qui prend tous les risques pour Albin, par Ivan Ivanovitch Kossiakoff, le camarade du front, ou par Un Roi, où l’amitié entre Langlois, Saucisse et Madame Tim, est un des ressorts et la source même du récit. Mais c’est aussi la bonté vis-à-vis des autres vivants, énoncée de manière voilée dans les derniers romans (c’est le loup traqué qu’on abat dans Un Roi), mais naïve et transparente dans les premiers textes.[34] Cette bonté se manifeste dans la pitié pour le petit cheval affamé de Jean le bleu qui mange le bois de la porte de l’écurie, pour la cour aux moutons où les brebis ne voient jamais le soleil, ou pour la fille au musc, qui se prostitue pour nourrir son ménage, mais qui ne veut pas laisser son ami seul, parce qu’il a peur quand elle n’est pas là : « Juste le temps, si quelqu’un veut. Sinon, je reviens tout de suite. »[35]

Montagne de Lure, destination ultime des troupeaux en transhumance

Récapitulons les aspects de Pan que Giono expose dans Présentation de Pan : sentir, voir et entendre les forces qui nous entourent ; guérir ; inventer du neuf, improviser une parole poétique ; trouver le courage d’accomplir en nous la part d’absolu ; être un ami : rien de tout cela ne peut advenir sans faire alliance avec le grand Pan, c’est-à-dire une force étrangère à soi, qui n’est pas soi, qu’on ne peut espérer saisir tout entière, mais sans laquelle on n’est rien. Solitude de la pitié se termine sur la proclamation d’un art poétique qui est un hommage à Pan, et un programme que le poète se donne pour l’œuvre à venir : « Il y a bien longtemps que je désire écrire un roman dans lequel on entendrait chanter le monde. Dans tous les livres actuels on donne à mon avis une trop grande place aux êtres mesquins et l’on néglige de nous faire percevoir le halètement des beaux habitants de l’univers. […] ce qu’il faudrait c’est mettre [l’homme] à sa place, ne pas le faire le centre de tout, être assez humble pour s’apercevoir qu’une montagne existe non seulement comme hauteur et largeur mais comme poids, effluves, gestes, puissance d’envoûtement, paroles, sympathie. Un fleuve est un personnage, avec ses rages et ses amours, sa force, son dieu hasard, ses maladies, sa faim d’aventures. Les rivières, les sources sont des personnages. Elles aiment, elles trompent, elles mentent, elles trahissent, elles ont belles, elles s’habillent de joncs et de mousses. Les forêts respirent. Les champs, les landes, les collines, les plages, les océans, les vallées dans les montagnes, les cimes éperdues frappées d’éclairs et les orgueilleuses murailles de roches sur lesquelles le vent des hauteurs vient s’éventrer depuis les premiers âges du monde : tout ça n’est pas un simple spectacle pour nos yeux. C’est une société d’êtres vivants. Nous ne connaissons que l’anatomie de ces belles choses vivantes, aussi humaines que nous, et si les mystères nous limitent de toutes parts c’est que nous n’avons jamais tenu compte des psychologies telluriques, végétales, fluviales et marines. »[36]

 

 

 

IV – Une vérité intempestive qui rencontre un étrange succès

Pourtant, dans les années 30, la « nature » est fuie par ceux qui n’aspirent qu’au progrès, réduite à un décor par les demi-bourgeois qui accèdent au grand tourisme, arpentée comme une surface de production par des paysans qui vont devenir investisseurs en bourse. Les Temps modernes de Chaplin sortent en 1936. Capitalisme industriel et récit marxiste sont tous deux absolument scientistes et absolument matérialistes. Il faut donc souligner l’audace intempestive de celui qui sent « l’ailleurs », qui attribue sensibilité et conscience aux autres vivants.

  1. Audace d’abord pour imposer ces thèmes hors de saison. On m’objectera que les surréalistes en appelle aussi à un ailleurs dans les années 20 en parlant de « surréel »… Mais d’abord il s’agit d’un surréel psychique, circonscrit dans le « monde intérieur » de l’expérience psychologique occidentale : les surréalistes ne sortent pas du dualisme moderne. D’où leur fascination pour le psychiatrique, ce qui n’est évidemment pas le cas de Giono, trop sensible justement à la souffrance. Ensuite, peut-on comparer, en termes d’émancipation, une écriture automatique produisant des textes incompréhensibles au commun des mortels, à des récits cohérents qui mènent tout lecteur même le plus simple au cœur d’une expérience surnaturelle ? Voici la véritable magie littéraire – au sens que Starhawk donne au mot magie : ce qui provoque un changement dans la conscience, ce qui réactive le cœur et l’intelligence. Ensuite, l’assurance que les surréalistes peuvent avoir pour épater le bourgeois en bandes, à la grande époque des avant-gardes, elle n’est pas donnée quand on est fils de pauvre, élevé dans un bourg des Alpes de hautes Provence, et coursier à 16 ans. Il y a là un miracle psycho-sociologique qui doit sans doute au soutien du père, mais aussi à une assurance de type spirituel. Pierre Citron ne le cache pas, à propos de ce « derrière l’air » évoqué dans Colline : « Il y a là quelque chose de religieux. Soulignons-le dès maintenant : dégagé de toute croyance chrétienne, se disant tranquillement athée, Giono n’aura jamais l’esprit laïque, avec ce que le mot comporte de rationalisme. Au-delà de ce que perçoivent les sens et la raison, il a le sentiment de l’existence d’autre chose. Au-delà de l’homme, il y a pour lui des forces qui dépassent l’homme. Si jamais il ne cherche à bâtir sur cette intuition un système philosophique, il l’exprime par des images, par des symboles concrets comme celui des anges, que nous retrouverons souvent jusqu’en 1947. En ce sens, et en ce sens seulement, il a dans sa création quelque chose d’un esprit religieux. » [37] Courage d’une telle affirmation dans les années 30, alors qu’aujourd’hui encore les banquiers voltairiens qui nous gouvernent sont sarcastiques devant toute réalité qui échappe au protocole de la science expérimentale – il est vrai qu’ils savent aussi ignorer les résultats de la science, si elle nuit aux affaires.
  2. Miracle, ensuite, de la perfection romanesque. Comment trouver les formes qui vont faire comprendre la présence des Autres ? Comment faire sentir le « surnaturel de la nature » ? Il y a les lieux insolites que Giono choisit pour situer ses drames.[38] Mais le procédé magistral, c’est la métaphore. N’étant pas sujette à vérification, et pour cause, elle réunit deux réalités étrangères l’une à l’autre pour mieux ouvrir notre conscience. Nous sommes chez un notaire : « Il était là, tout maigrichon dans son étude froide ; une haute fenêtre Révolution française plaquait ses petits carreaux sur des prés et sur un morceau de la montagne. Elle fut tout d’un coup ébranlée par le bouillonnement d’une hydre aux mille bras et des griffes grincèrent sur la vitre. C’était le grand figuier inquiet de vent et qui essayait d’entrer. »[39] Voici une rivière : « La Durance est dans la plaine comme une branche de figuier. Souple, en bois gris, elle est là, sur les plaines et les labours, tressées autour des islettes blanches. Elle a cette odeur de figuier, odeur de lait amer et de verdure. […] Elle avec son tronc tors, avec l’Asse, et le Buech, et le Largue, et tant d’autres, tous écartés comme des branches, elle porte les monts au bout de ses rameaux. »[40] Et maintenant, une colline : « Elle, elle est l’aimable et la nourrice ; elle bombe sa ligne pure gonflée par l’artère des eaux ; la plaine vient téter ses sources puis s’en va, lourde d’arbres et de blé. »[41] Voici le printemps qui arrive comme un personnage[42] ; voici la nuit qui couve littéralement le ciel, les collines et le monde[43] ; voici la terre toute saignante au temps des vendanges[44]. Inversement, un humain peut être comparé à un élément naturel : « Clara était tout à fait cette jument des collines. Elle marchait avec ce mouvement sobre des grandes cuisses pleines de muscles. »[45] Voici le petit Jean devenu pubère : « Voilà, dit-elle, qu’il n’a plus ses yeux d’innocence, mais qu’il fait ses yeux verts comme des orties. »[46] ; tous les visages sont des paysages. Humanité et nature s’entremêlent dans le grand tout, lorsque le soir tombe à Corbières chez les bergers : « les sèves partaient du bout des racines et fusaient à force à travers les arbres jusqu’aux plus hautes pointes des feuilles. Elles passaient entre les onglons des oiseaux perchés. L’écorce des arbres, l’écaille de la patte, il n’y avait que ça entre les deux sangs de l’oiseau et de l’arbre. Il n’y avait que ces barrières de peau entre les sangs. Nous étions tous comme des vessies de sang les unes contre les autres. Nous sommes le monde. J’étais contre la terre de tout mon ventre, de toute la paume de mes mains. Le ciel pesait sur mon dos, touchait les oiseaux qui touchaient les arbres ; les sèves venaient des rochers, le grand serpent, là-bas dans le mur, se frottait contre les pierres. Les renards touchaient la terre ; le ciel pesait sur leurs poils. Le vent, les oiseaux, les fourmilières mouvantes de l’air, les fourmilières du fond de la terre, les villages, les familles d’arbres, les forêts, les troupeaux, nous étions tous serrés grain à grain comme dans une grosse grenade, lourde de notre jus. »[47] Cet usage permanent de la métaphore humanise les éléments naturels, nous rend sensibles à leur présence. La génération du nouveau roman dénoncera l’anthropomorphisme qui en découle : c’est précisément ce que veut et ce que recherche Giono. Il rejoint ici encore les anthropologues contemporains pour qui les hommes sont perçus parmi d’autres « personnes ». Le « nouvel animisme » parle des peuples des rochers et des peuples des ours, car pour certaines ethnies, ces personnes sont des êtres dotés de volonté propre qui acquièrent un sens et un pouvoir par leurs interactions avec les autres ; en interagissant respectueusement avec les autres, ils apprennent eux-mêmes à « agir comme une personne ». Mais il y a là aussi une forme de finalisme, qui le départit de la philosophie de l’absurde de son temps. Toute l’œuvre de Giono s’inscrit en faux contre le principe qui a structuré ces deux générations, énoncé entre autres par Claude Simon : « La vie n’a, à proprement parler, aucun sens. »[48] Pour Giono, la vie comme le sens circulent partout, il reçoit du sens de toute part. Précisons encore que ce sens est donné, pas construit. Nature et culture s’interpénètrent avec évidence, comme dans cette page de Jean le bleu où « l’homme noir » chargé par le père de Giono de son éducation livresque, l’a rejoint chez le berger Massot :

« Le monde existe.

L’homme noir était couché dans les herbes. A l’heure du soir, l’été, quand toutes les feuilles gorgées et saoules de soleil rendaient odeur, il était là avec les livres. Il parlait d’abord de la voix et de la main pour me montrer autour de moi les formes, la vie. Il faisait passer en moi la conviction que tout ça n’était pas seulement une image perçue par nos sens, mais une existence, une pâture de nos sens, une chose solide et forte qui n’avait pas besoin de nous pour exister, qui existait avant nous, qui existerait après nous. Une fontaine. Une fontaine au bord de notre route. Celui qui ne boira pas aura soif pour l’éternité. Celui qui boira aura accompli son œuvre. »[49]

La métaphore, qui coule de source, exprime la confiance dans la vitalité de la vie.

 

 

 

 

 

 

  1. Enfin le miracle est aussi celui de la réception. Colline « a un succès extraordinaire, écrit Pierre Citron : la critique est à peu près unanime de Brasillach à Chamson, et le public la suit. Le livre fait passer dans les lettres un souffle d’air frais. Giono a trouvé un ton et un monde, et ses livres durant dix ans suivront une ligne qui prend sa source dans cette impulsion.»[50] Les lecteurs des années 30 reconnaissent donc dans les chefs d’œuvre de cette période une vérité dont ils ont soif eux aussi. Comment comprendre ce succès ?

Une chose est sûre, cet « air frais » n’est pas l’air du temps. La vision de Giono va à l’encontre de toute pensée pour laquelle la nature n’est qu’un stock de matière inerte.[51] A l’encontre du capitalisme d’abord qui transforme la vie en dividendes. Ainsi dans sa révolte, Giono se range avant-guerre parmi les intellectuels de gauche, c’est un compagnon de route du PC. Il s’en départit en 1937 avec Refus d’Obéissance.[52] En réalité, son rêve de révolte paysanne allait à l’encontre du marxisme, qui au nom de sa prétendue « science » historique, a condamné au silence tous ceux qui voulaient concilier les pauvres et la nature ; pensée profondément moderne, sourde aux forces qui nous dépassent, pensée technophile qui n’est que l’envers du capitalisme. Le recrutement de Giono par la gauche de l’époque était un porte-à-faux qui finit par se révéler. Il va payer cher sa rupture avec les communistes, qui l’ostracisent et l’éreintent dès 1937, mais qui après la guerre le font emprisonner, salissent sa réputation, et le tiennent longtemps à l’écart de la vie littéraire. Le succès de Giono n’est donc pas dû à sa conformité à l’air du temps,

Pourquoi donc ce succès ? Risquons quelques hypothèses. Il a su donner voix à la part d’attachement, de regrets, et peut-être de mauvaise conscience d’un monde qui bascule dans la technolâtrie et la mise à distance des corps. Son succès est le symptôme de l’arrachement et l’expression de la nostalgie, une sorte de « douleur fantôme » provoquée par l’exode rural sur plusieurs générations. Il cristallise la mémoire de ces corps arrachés à leurs rythmes, à leurs sensations et à leur connaissance d’un environnement ancestral. Écœurement devant la destruction systématique de la beauté. La découverte d’une allée d’ormes abattue symbolise le tournant de la civilisation :

« Le levain est mort […] On a coupé l’allée d’ormeaux au ras du sol. Chaque fois qu’un grand tronc tombait, tout le dessous de la ville gémissait et frissonnait.

C’est ce soir-là que je rentrais des collines sans savoir. Je rencontre Pétrus Amintié. Il me bouge à peine un bonjour, il me dit à voix basse :

Je suis dégoûté de la vie. […]

Ce côté du couchant est donc facile à déchiffrer depuis qu’on a coupé les arbres : la Poste, trois cafés, une usine. Il n’y a rien d’autre à apprendre aux enfants que les marques d’automobiles. »[53]

Cette révolte parle à des milliers de lecteurs. « Respirez-le votre or ; a-t-il le parfum du thym matinal ? Entassez-le votre or ; vous êtes comme des enfants qui comptent des rondelles de soleil dans l’ombre des platanes, et puis, un coup de vent efface leurs richesses ; entassez-le et, soudain, vous laisserez tomber vos bras fatigués et vous rêverez à ces grands plateaux couleur de violettes où l’autre Manosque est bâtie et où vous n’irez jamais. »[54] Pendant tout le XXe siècle, si cette douleur fantôme n’est pas prise au sérieux, pour tant il n’est pas le seul qui rêve de balayer « les coupeurs d’arbres, les pense-égouts et les défonce-fontaine. »[55] Cette pensée sensible de Giono est moins rationnelle que ne se veut l’économie capitaliste ou marxiste. Giono en même temps qu’il encourage une révolution paysanne, désavoue la technoscience en plein essor. Dans Jean le bleu, le poète Odripano répond à au père Jean enthousiasmé par le premier vol en avion :

« – L’Américain a volé !

-Ah oui.

Ça n’a l’air de rien te faire ?

-Non, rien,

-C’est pourtant quelque chose.

-Non, dit Odripano, ce n’est rien. Entendons-nous, dit-il encore. Ce n’est rien parce que ça ne changera rien. […] on pourra aller à la lune, ça ne changera rien.

-Tu trouves, dit mon père, et pourquoi ?

-Parce que tout le bonheur de l’homme est dans de petites vallées.

Contre le mur, tout près de nous, il y avait des nids d’hirondelles et les mères venaient nourrir les petits.

-Il y a une chose qui est tout le tragique de la vie…[…]

-Assieds-toi fiston, dit mon père.

-Oui, de la vie. C’est que nous ne sommes que des moitiés. Depuis qu’on a commencé à bâtir des maisons et des villes, à inventer la roue, on n’a pas avancé d’un pas vers le bonheur. On est toujours des moitiés. Tant qu’on invente dans la mécanique et pas dans l’amour on n’aura pas le bonheur.

-Parle, dit mon père, je t’écoute.

Et il bourra sa pipe.

« -Tu comprends, je m’en fous de ta machine qui vole si j’ai la moitié du cœur qui saigne parce que l’autre côté lui manque, celui sans lequel il ne sera pas un beau fruit de la terre. Tu comprends ?

-Je comprends.

-Tous ces tapis magiques, ça va t’apporter des cargaisons d’ennuis, et du terrible, d’autant que tu attendras d’eux le charroi de la sensualité et de l’amour. Ne donne pas trop d’espoir à ce garçon, à moins que tu ne le destines au commerce.

Mon père se mit à sourire.

-Oui, je le destine aux commerces, à tous les commerces, au pluriel.

Odripano frappa doucement du plat de la main sur le genou de mon père.

« -Cordonnier de mon cœur, dit-il, je sais que tu es aussi fort que moi dans tout ça. Pas plus fort, mais autant. C’est pourquoi tu m’as fait de la peine tout à l’heure avec ton journal. […] Tes tapis volants, on les chargera de pommes de terre et de carottes. On se dira « Comment, on n’est pas plus heureux ? » Alors, on tuera son cœur, parce que ça sera trop difficile de vivre avec.

« -Tu vois, cordonnier, mauvaises nouvelles dans le journal. »[56]»

La pensée de Giono n’est pas seulement un vitalisme par sa confiance dans la vitalité de la vie, mais aussi par sa méfiance devant la mécanisation de la vie. Une méfiance que beaucoup partagent, à l’égard du pouvoir de la technique sur la vie. Il n’a pas lu Heidegger, et pourtant il pratique d’instinct la phénoménologie. Il n’a pas à « revenir aux choses mêmes », il est son corps. Il explore ses sensations, les traduit par des métaphores visionnaires. La moindre de ses tours de force n’est donc pas d’avoir réussi à plaire. Il a saisi des émotions, des blessures, des aspirations encore impalpables pour le commun des mortels et en particulier pour les intellectuels. Aussi ne peut-il pas être pris au sérieux. Giono est le fou du roi, il dit une vérité qui charme, qui fait peur, qui fait rire… Mais que personne de sérieux ne saurait prendre au sérieux. Voyons, c’est un poète !! On sourit de lui comme on a souri de René Dumont.

 

 *      *      *

 

Nous avons donc vu que l’étrange expérience de complicité avec les éléments naturels relatée dans les premières œuvres de Giono s’apparente à ce que le courant contemporain du nouvel animisme appelle aujourd’hui chamanisme. Ce don de compréhension, de vision et de pitié, Giono l’a conservé grâce à des conditions d’éducation exceptionnelles : pauvreté et pastoralisme. Après coup, il a donné forme à son expérience du monde en l’unifiant sous la figure de Pan : une force qui nous saisit, et sans laquelle on ne peut ni guérir, ni inventer, ni aimer. Les présences autres qu’humaines Giono les rend sensibles au lecteur par la grâce de la métaphore ; elles dénotent un vitalisme adossé à un monde orienté, plein de sens. Cette vision du monde panse certaines blessures que la société s’inflige au XXe siècle : toutes ces douleurs fantômes de l’arrachement à notre environnement naturel. Malgré l’inertie de la pensée bien-pensable, les ornières idéologiques qui enferment chaque génération à l’intérieur d’un cadre daté, Giono a été lu, il a fait du bien aux gens. S’il a été mis au ban de la vie littéraire, aujourd’hui son originalité visionnaire éclate. La manifestation saugrenue, de présences autres, silencieuses et conscientes, dotées d’une sensibilité et d’une volonté propres, autrement dit redoutables, saute aux yeux aujourd’hui.

Retracer son parcours permet de mieux comprendre sur quel tuf sont fondés les chefs d’œuvre de la deuxième manière, où apparaît un registre comique très peu présent dans les premières œuvres : Un Roi sans divertissement est d’un comique irrésistible. Mais le comique n’est-il pas un mécanisme de mise à distance de certaines réalités insupportables ? Ainsi la carrière de Giono apparaît comme un exemplaire roman d’apprentissage : l’injustice et la violence ne lui font pas renier les vérités du chamanisme, sa vision d’un cosmos harmonieux et complet. La violence découle des déséquilibres et de la perte de la relation avec le monde naturel. La soif de meurtre d’Un Roi, l’ennui et les divertissements de plus en plus intenses, sont les deux faces du dilemme où nous plonge la perte de connexion. Ennui et divertissement sont d’un homme dénaturé. L’embrouillure de Giono, et en particulier le comique, est le camouflage de sa désillusion. Le chamanisme est camouflé par le comique, chaviré par la vitesse et la virtuosité stendhalienne. Giono cache ses dons sous d’autres dons. Il danse au-dessus des marais et des épidémies. Il s’agit de traverser incognito l’histoire littéraire et les salons parisiens, attendant d’être un jour audible.

On ne peut donc pas confondre Giono avec la douce Provence de Pagnol, mais il serait plus grave encore de confondre Pan et Pétain. « la Terre ne ment pas », disait Pétain : cet éloge apparent cache une étroite conception de propriétaire, le vieux désir de l’aristocratie de garder la France campagnarde et enracinée, de ne développer ni industrie ni prolétariat, afin de conserver une classe de gens obtus enfermés dans le travail, et surtout de tenir à l’écart de la propriété foncière juifs et francs-maçons cosmopolites. A l’opposé de cet enracinement rance, le Contadour, rêve de Giono, est un des modèles des écovillages et des coopératives qui tissent aujourd’hui un réseau vivant de ressources en France et dans le monde.

Les rencontres Giono ont lieu en août à Manosque, dans sa maison du Paraïs.
Le thème de 2021 : « Ecrire le monde rural, de Giono à aujourd’hui. » Jacques Mény (à gauche), José Bové et Gregory Bonnefont commentent la Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix.

 

 

*Frédérique Zahnd est agrégée de lettres modernes, en poste au Gymnase de Morges (CH). Elle publie régulièrement dans la rubrique culture de la revue Esprit (https://esprit.presse.fr), et sur le site du Comité de la jupe (https://comitedelajupe.fr). Elle collabore actuellement avec LaRevueDurable (https://artisansdelatransition.org/larevuedurable/articles) pour une étude sur l’engagement des jeunes dans la transition écologique. Elle vient d’achever une étude sur l’œuvre de Catherine Millet : Une Apothéose Moderne – étude du substrat catholique dans « La Vie Sexuelle de Catherine M. », Editions Unicité, à paraître en octobre 2021.

Avertissement sur la place du Contadour. Le collectif Elzeard met en garde contre la multiplication des parcs photovoltaïques sur la montagne de Lure. Une banderole à Serre-Ponçon : « Quand tout sera privé, on sera privé de tout ».

 

 

[1] Giono, Colline, Grasset, 1929, p. 37-39.

[2] Giono, Colline, p. 48-49.

[3] Richard K. Nelson, cité par David Abram, Comment la Terre s’est tue, Les Empêcheurs, 2013.

[4] Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, la sorcellerie dans le bocage normand, 1977. Cet ouvrage est considéré comme un classique de l’ethnologie.

[5] Giono, Présentation de Pan, Grasset, 1930, p. 70-71

[6] Giono, « Prélude de Pan » in Solitude de la pitié, Gallimard 1932, Folio, p. 48.

[7] Robert : « Dans certaines civilisations, Être capable d’interpréter les signes et de communiquer avec les esprits au nom de sa communauté ». Larousse : « Dans certaines sociétés traditionnelles (d’Asie septentrionale ou d’Amérique, par exemple), personne censée communiquer avec le monde des esprits par le recours à diverses techniques : transe, extase, voyage initiatique. »

[8] Comme le font les chercheurs issus du courant du nouvel animisme déjà cités, Descola, Morizot, Desprez…

[9] David Abram, Comment la terre s’est tue, Pour une écologie des sens, les empêcheurs, P29-30.

[10] David Abram, Comment la terre s’est tue, Les empêcheurs, p35.

[11] La biographie qui fait autorité concernant Giono : Pierre Citron, Giono, Seuil, 1990, 665 p.

[12] Ibid, p13.

[13] « L’humidité montait dans les murs jusqu’au grenier… je regardais souventt ce mur. Il fallait d’abord laisser les yeux s’habituer. Je sentais mon regard qui entrait de plus en plus profond dans l’ombre. C’étaient comme des épaisseurs et des épaisseurs de ciel qu’il fallait traverser avant d’atteindre le pays.  Peu à peu j’arrivais à un endroit où l’ombre s’éclaircissait, une sorte d’aurore montait le long du mur du nord, et je voyais « la dame ». C’était une tache de moisissure. […] Cependant, tout s’organisait autour de moi pour que je ne puisse plus jamais oublier ce visage. A mon insu, les forces secrètes lançaient la silencieuse navette dans les fils. » Jean le bleu, p. 46-47.

[14] Ibid, p. 53.

[15] Ibid, p. 98-99.

[16] Ibid, p. 26.

[17] Ibid, p. 75.

[18] Ibid, chapitres VI et VII.

[19] Pierre Citron, Giono, op.cit. p. 120

[20] David Abram, Comment la terre s’est tue, Pour une écologie des sens, les empêcheurs, p. 31.

[21] Giono, Jean le Bleu, Grasset 1932 – le livre de poche, p. 115.

[22] « Solitude de la pitié », in Solitude de la pitié, Gallimard 1932. La nouvelle n’a rien à envier à certains contes désespérants de Maupassant. Elle dépeint un curé qui lésine pour payer un ouvrier aux abois, lequel cherche du travail pour soigner son compagnon malade. Le curé le fait descendre dans un puits abîmé, au péril de sa vie, et lui donne un salaire de dix sous : « Ça a été vite fait, somme toute. »

[23] « La Grande Barrière », in Solitude de la pitié, Gallimard, 1932.

[24] « La Grande Barrière », in Solitude de la pitié, folio., p. 158.

[25] Ibid p. 160.

[26]  Pourtant, plus que d’un panthéisme à la Spinoza – où Dieu s’identifie à la Nature entière, à tout ce qui est, au tout qui est – il s’agit à vrai dire chez Giono plus d’un animisme. Ici, chaque être (y compris les minéraux, les montagnes, les fleuves) est reconnu conscient, sentant, inter-agissant, éventuellement dangereux.

[27] « Prélude de Pan » in Solitude de la pitié, Gallimard 1932, folio, p. 40.

[28] Giono évoque souvent la peur irraisonnée qui nous saisit quand on se retrouve seul dans la nature sauvage :  dans Colline, dans Présentation de Pan de Pan, p25, puis p72-73, dans Manosque-des Plateaux, p. 43, etc.

[29] Manosque, folio, p. 72

[30] Présentation de Pan, Grasset 1930, p. 72

[31] Ibid, p. 40 à 44.

[32] Ibid, p. 25 à 30

[33] On retrouve le motif de l’acrobate dans Jean-le-bleu, p. 26.

[34] « Je sifflais tout le tendre de mon cœur. J’avais des gestes aimables pour les arbres ; je ne cassais pas de branches ; je ne cueillais pas de fleurs, les regardant seulement, me baissant pour les sentir ; je ne jetais pas de pierres aux moineaux et je savais esquiver les ramures doucement, sans brutalité, en tournant un peu l’épaule. Puis, j’avais hérité de mon père un regard qui attirait les chiens perdus.

  • Ah, voilà le petit Giono, devait se dire la colline.
  • Il a beaucoup de politesse, – disait sans doute la jeune pinède.

Et la fontaine :

  • Il n’a jamais sali mon eau et il me siffle des chansons.

La mère lapine arrêtait le brusque saut de ses lapinots :

  • C’est le petit Giono !

Alors, un beau matin, sans rien dire, la colline me haussa sur sa plus belle cime, elle écarta ses chênes et ses pins, et Lure m’apparut au milieu du lointain pays.

Elle était vautrée comme une taure dans une litière de brumes bleues. »

Giono, Présentation de Pan, Grasset, 1930, p. 16-18.

[35] Giono, Jean-le-bleu, livre de poche, p. 80.

[36] Solitude de la pitié, « Le chant du monde », p. 180-181.

[37] Pierre Citron, Giono, op.cit, p. 120.

[38] Giono use souvent de sites extraordinaires. Dans Un de Baumugnes, tout tient à ce village perdu : « Mon pays ! Mon pays ! C’est pas que ça compte dans l’histoire, c’est toute l’histoire ! »  p. 15. Puis «  Baumugnes ! la montagnes des muets ! Le pays où on ne parle pas comme les hommes. » p. 17, où vivent les descendants de ceux à qui on a coupé la langue car ils n’ont pas cru à la religion ordinaire. « Alors, ils ont inventé de s’appeler avec des harmonicas qu’ils enfonçaient profond dans la bouche pour pouvoir jouer avec le bout de langue qui leur restait. »[38] Après des générations, c’est avec le langage de sa « Monica » qu’Albin va conquérir la femme qu’il aime encore, malgré ce que lui ont fait les hommes. Dans Regain, toute l’action aura lieu à Aubignane, pays déserté par les hommes, dans la sauvagerie de la montagne de Lure, au-delà du dernier clocher. C’est encore la Manosque des plateaux et le plateau de Valensole contre la Manosque de la vallée, abâtardie par le commerce, puis ce sera le Trièves d’un Roi, etc.

[39] Giono, Manosque des plateaux, folio, p. 44.

[40] Ibid, p. 18.

[41] Ibid, p. 21.

[42] Jean le bleu, p. 89.

[43] Ibid, p. 86.

[44] Ibid, p. 143.

[45] Ibid, p. 169.

[46] Ibid, p. 156.

[47] Ibid, p. 117.

[48] Claude Simon, Discours de Stockholm, 1985.

[49] Giono, Jean le Bleu, p. 115.

[50] Pierre Citron, Giono, p. 120.

[51] Dans la première partie du XXe siècle, les chrétiens qui tentent de résister à la vision matérialiste sont soit réactionnaires (comme aujourd’hui), soit condamnés par l’Église, comme Marc Sangnier et son mouvement de catholicisme social, de gauche voire d’extrême gauche, le Sillon, condamné en 1914. Giono adhérera d’ailleurs au mouvement des Auberges de jeunesse, crée par Marc Sangnier.

[52] Citron, Giono, p. 270 « Non, je ne suis pas communiste. Je ne l’ai jamais été et je m’en éloigne de plus en plus, etc. »

[53] Manosque des plateaux, p. 77-78.

[54] Ibid, p. 83-84.

[55] Ibid, p. 74.

[56] Jean le bleu, p. 206-208.




Sommes-nous entrés dans l’âge de l’insécurité sanitaire ?

Par Éloi Laurent

La mise en scène de la « montée de l’insécurité » en France, complaisamment orchestrée depuis des mois par l’écosystème xénophobe médiatique, est doublement malsaine. D’abord parce qu’elle vise explicitement à stigmatiser les minorités visibles, accusées de troubler la douceur de vivre de la majorité silencieuse. Ensuite parce qu’elle fait office de paravent placé devant la réalité des risques qui pèsent réellement sur la vie des Français et Françaises.

Il suffit d’un détour statistique de quelques dizaines de minutes pour démystifier le fantasme d’une vague historique de violences interpersonnelles déferlant sur la France, à l’aide des données qui font foi en la matière, dont certaines viennent d’être actualisées par le Ministère de l’intérieur. Il ne s’agit pas ici de s’efforcer de relativiser les violences interpersonnelles à la lumière de leurs causes sociales, mais de les relativiser à la lumière de leur place, à l’évidence marginale, dans le tableau des risques auxquels fait face aujourd’hui la population française.

L’enquête Global Burden of disease (littéralement le fardeau mondial de la maladie), actualisée en 2020, permet de quantifier cette marginalité : les violences entre les personnes représentent exactement 0,089% des décès totaux en France, en baisse par rapport à 2014, où ces violences étaient à l’origine de 0,094% des décès, en nette baisse par rapport à 1990 (0,2% des décès totaux). Par comparaison, l’exposition à des températures extrêmes représentent une menace 3 fois et demi plus importante sur la vie, les suicides représentent un danger 20 fois plus grave (1,8% des décès totaux) et les attaques cardiaques représentent un danger 83 fois plus sérieux.

La « progression de l’insécurité » en France, c’est donc plus simplement la régression de certains groupes sociaux vers « l’insécurité culturelle », c’est-à-dire la détestation viscérale de la diversité française sans autre fondement que le préjugé. Mais une fois l’écran idéologique traversé, un constat troublant apparaît : l’insécurité, comprise comme menace sur la vie des personnes, a progressé fortement en France au cours des dernières années. Après avoir baissé de 889 pour 100 000 habitants en 1990 à 833 en 2014, le taux de mortalité est reparti à la hausse depuis pour atteindre 911 en 2019, hors Covid donc. Une hausse de près de 10% en seulement quelques années, un pic sans équivalent depuis 30 ans et dont aucun thuriféraire de la sécurité ne s’émeut.

La démographie est une discipline de long terme qui s’accommode mal de sensationnalisme. Mais on ne peut s’empêcher à la lumière de ces données objectivement préoccupantes de penser à la découverte récente par Case et Deaton d’une forte surmortalité contemporaine aux Etats-Unis concentrée sur certains groupes sociaux, surmortalité liée à la crise des opioïdes, aux dysfonctionnements du système de santé et à la dislocation sociale des classes moyennes et passée jusque-là inaperçue.

Une question s’impose donc : qu’en dit l’INED (Institut national d’études démographiques) ? Non seulement les chercheures de l’INED ont prévu la hausse contemporaine des décès en France, mais ils l’ont finement modélisé et clairement analysé. Dans un article de 2016 au titre explicite « Le nombre de décès va augmenter en France dans les prochaines années », Gilles Pison et Laurent Toulemon présentent des scénarios d’évolution des décès dont la prévision centrale voit une augmentation d’environ 540 000 en 2010 à 560 000 décès annuels en 2015, puis 600 000 en 2020 et jusqu’à 700 000 en 2040 et 770 000 en 2050. Dans un document de synthèse publié en novembre 2020, Gilles Pison et Sandrine Dauphin précisent que « le nombre de décès a augmenté de 7 % au cours des cinq dernières années en France métropolitaine. Cette hausse était attendue, car la population a augmenté dans l’intervalle, et elle a vieilli. » Il y a donc deux effets en cause : un effet de taille et un effet de structure.

L’effet de taille implique simplement que, la population française s’accroissant, le nombre de décès annuels augmente. L’effet de structure est ainsi précisé dans l’article de 2016 : « la fin de l’effet des classes creuses nées pendant la Première Guerre mondiale, et l’arrivée des baby-boomers aux grands âges. ». Le premier effet étant déjà derrière nous, reste donc l’effet du vieillissement puis de l’extinction graduelle des générations nées entre 1943 et 1973 qui gonflera progressivement les décès jusque dans les années 2060. Rien de mystérieux ni d’inquiétant, juste le rythme lent des générations.

Mais la situation et les perspectives françaises pourraient s’avérer plus délicates. D’abord, si les données de décès effectivement constatés confirment largement la justesse des scénarios de l’INED de 2016 (599 408 décès observés en 2019, c’est très exactement la prévision), on note une accélération des scénarios « naturels » modélisés alors, en particulier à deux moments rapprochés : 2015 et bien sûr 2020 (avec 654 000 décès, soit les décès attendus autour de 2035). En l’espace de quelques années, la mortalité française a été brutalement déviée de sa trajectoire tendancielle.

Ensuite, l’effet taille ne paraît pas convaincant, puisque, comme on l’a noté, les taux de mortalité (et pas seulement le volume des décès) ont augmenté de près de 10% entre 2014 et 2019, sans même prendre en compte les morts du Covid. Là aussi, il semble qu’il y ait une accélération.

Enfin, l’effet de structure mérite lui aussi d’être questionné. Le baby-boom est un phénomène géographiquement localisé et peu de pays présentent un profil générationnel vraiment comparable à celui de la France de l’après-guerre : l’Autriche, la Suisse, le Danemark, la Suède, la Finlande et la Norvège. De tous ces pays, la France connait la hausse la plus forte de ses taux de mortalité depuis 2014, tandis que celle-ci est stable en Autriche, en Suisse et en Norvège et baisse en Suède.

Pour trancher cette complexité, un indicateur est vraiment pertinent : l’espérance de vie, qui permet de neutraliser les effets de taille et de structure pour ne mettre en lumière que le risque de mourir (ce que l’on peut choisir de nommer « l’insécurité sanitaire »). Comme le notent Pinson et Toulemon (2016) : « La première raison expliquant que le nombre de décès n’ait pas augmenté sensiblement entre 1946 et 2014 est l’allongement de la vie, l’espérance de vie à la naissance ayant crû de 3 mois et demi par an en moyenne au cours de la période (passant de 62,5 ans à 82,3 ans sexes confondus) ». C’est précisément l’évolution de l’espérance de vie depuis 2015, année stratégique, qui laisse penser que nous pourrions être entrés dans une nouvel âge d’insécurité sanitaire.

Pour la première fois depuis 1970, on a en effet mesuré en 2015 un recul de l’espérance de vie dans dix-neuf pays de l’OCDE, attribué à une épidémie de grippe particulièrement grave qui a notamment fauché des dizaines de milliers de personnes âgées et fragiles. Les plus fortes réductions d’espérance de vie ont été observées en Italie (7 mois) et en Allemagne (6 mois), effaçant l’équivalent de deux années de gain. La France a enregistré une baisse d’espérance de vie de 0,3 pour les femmes et 0,2 pour les hommes (cf. graphique).

 

 

Au regard des années écoulées depuis, si l’année 2015 apparaît comme stratégique, c’est parce qu’elle entremêle deux phénomènes que l’on peut qualifier de « naturels » : l’entrée dans l’âge avancé des générations du baby-boom ; l’impact d’un virus saisonnier (c’était aussi le cas de l’année 2003, qui a entremêlé la catastrophe naturelle la plus meurtrière depuis 1900 et le pic de l’effet des « classes creuses » sur la réduction des décès annuels). La combinaison de ces deux phénomènes associe donc une structure sociale et un choc écologique, ou plutôt l’effet d’un choc écologique sur une structure sociale. C’est cette même combinaison que l’on retrouve en 2020, avec une baisse encore plus prononcée de l’espérance de vie en France.

L’hypothèse que l’on propose ici est que l’âge de l’insécurité sanitaire dans lequel nous sommes entrés en 2015 se caractérise par une population vieillissante, en relative mauvaise santé, isolée socialement et soumise à des chocs écologiques de plus en plus intenses et fréquents.

Reprenons ces éléments. Pourquoi la stagnation de l’espérance de vie depuis 2015, sans précédent historique en France depuis 1950, ne serait-elle pas le signe que l’espérance de vie a fini par atteindre sa limite ? Cette explication n’est pas convaincante, car ce sont deux virus qui ont fait déraillé l’espérance de vie en France à seulement six années d’écart.

L’hypothèse de l’entrée dans l’ère des chocs écologiques se trouve en revanche renforcée par la surmortalité observée lors des étés depuis 2015 (tableau) sous l’effet des vagues de chaleur, phénomène qui constitue la menace climatique la plus sérieuse pour la France au cours des prochaines années (E. Laurent, Construire une protection sociale-écologique : le cas de la France face aux canicules, à paraître en juin 2021). Aux chocs épidémiques de l’hiver (trois épisodes de grippe depuis 2014 se sont traduits par une surmortalité de plus de 15 000 morts) s’ajoutent les chocs caniculaires de l’été. (Voir : https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/dtravail/OFCEWP2021-17.pdf).

 

 

 

Tableau. Décès et surmortalité liées aux épisodes de canicules, 2015-2020

 

 

Décès

Surmortalité (en %)

2015

1739

17,6

2016

378

13

2017

474

5,4

2018

1641

14,9

2019

1462

9,2

2020

1924

18,3

 

Source : Wagner et al. (2019).

 

La vulnérabilité aux chocs écologiques tels que les canicules ou les épidémies dépend de deux paramètres structurels : l’exposition et la sensibilité. Si l’exposition est en partie géographique (et très hétérogène comme on l’a vu avec le Covid), la sensibilité est démographique et sociale. L’état de santé de la population qui affronte de tels chocs va déterminer leur impact humain. Or, ici aussi, l’idée d’une érosion lente et inexorable – en somme d’un épuisement sanitaire – de l’espérance de vie n’apparaît pas convaincante.

D’une part, on observe en France une épidémie de maladies chroniques qui n’a rien de naturel : le Réseau environnement santé alerte régulièrement sur l’ampleur de cette épidémie et ses conséquences, notamment le fait que « l’incidence en France des Affections de Longue Durée pour Maladies Cardio-vasculaires, Diabète et Cancer a doublé entre 2003 et 2017 alors que la population âgée de plus de 74 ans n’a progressé que de 30 % ». La dégradation de l’environnement amplifie de plus les chocs écologiques : la pollution de l’air résultant de l’utilisation de combustibles fossiles a ainsi joué un rôle décisif dans la vulnérabilité sanitaire des Européens confrontés au Covid-19 (à l’origine de 17% des décès selon certaines estimations). De la même manière, l’isolement social, critique dans nombre de communes de France, constitue un facteur aggravant de vulnérabilité sociale-écologique (il y en a bien d’autres, comme la dégradation de la qualité nutritionnelle de l’alimentation, etc.). Si les chocs écologiques frappent les populations, les dégradations environnementales minent leur résistance et leur capacité de revenir à la vie. Le Covid a ainsi été nourri des comorbidités, qu’il va en retour renforcer via les millions de cas de Covid long.

Plus fondamentalement encore, il apparaît que l’espérance de vie en bonne santé (sans incapacité) stagne pour les femmes entre 2005 et 2019 et progresse peu pour les hommes, alors même que leur espérance de vie a continué de progresser de respectivement 1,8 et 3 années. Il y a donc érosion dans la progression, et on comprend beaucoup plus mal l’idée d’une limite physiologique de l’espérance de vie en bonne santé que celle d’une limite physiologique de l’espérance de vie.

Au demeurant, l’évolution de l’espérance de vie en bonne santé en France dénote par rapport à certains pays européens comparables : selon Eurostat, l’espérance de vie en bonne santé à 65 ans était de 6,1 ans en Allemagne, de 9,1 en France et de 10,9 ans en Suède en 2005. En 2019, elle atteint 16,2 ans en Suède, 12,2 ans en Allemagne et 11 ans en France (le différentiel français sur 15 ans est de plus de 4 ans avec l’Allemagne et de trois ans et demi avec la Suède).  

Dans son ouvrage peut-être le plus marquant, paru l’année de la plus grave catastrophe sanitaire engendrée par des éléments naturels en France depuis 1900, Robert Castel rappelle que « l’insécurité sociale » doit être comprise au 21ème siècle à la lumière d’une « nouvelle génération de risques » dont les risques écologiques apparaissent aujourd’hui comme les plus saillants. Les identifier et les comprendre comme des risques social-écologiques permettrait d’en protéger les plus vulnérables, à commencer par les personnes âgées isolées face à l’été caniculaire qui s’annonce. Plus avant, une véritable politique santé-environnement couplée à l’édification progressive d’une branche « vulnérabilité » de la sécurité sociale pourraient faire office de protection sociale-écologique.

Selon Castel, l’insécurité moderne est le produit d’un « univers social qui s’est organisé autour d’une quête sans fin de protections ou d’une recherche éperdue de sécurité ». A l’âge des chocs écologiques, la quête de sécurité sanitaire ne fait peut-être que commencer.




Penser l’Écologie Politique en quatre cadrans : une modélisation pour s’orienter

 

Par Hervé COCHET (Docteur en Sciences de l’Éducation, animateur de cafés-philo)

 

L’Écologie Politique est l’ensemble des concepts susceptibles de conduire à formuler des propositions de gouvernement, de telle façon qu’un équilibre entre tous les vivants et autres êtres passifs ou actifs peuplant notre monde, l’ensemble des systèmes physico-chimiques et biopsychosociaux de cette planète, advienne, nous préoccupe constamment, soit pérenne, et ce au détriment d’aucun existant présent ou à venir.

Le discours Écologique a envahi les intentions affichées des acteurs politiques de tout niveau et tout bord. La possibilité de s’abriter sous cette étiquette conduit à des confusions faisant passer pour jumelles des idées absolument antagonistes, et à travestir des projets dont les objectifs sont hors du champ ci-dessus défini, voire même radicalement contraires à celui-ci, organisant, entretenant, augmentant, la destruction et le déséquilibre mortifère. Proposons un « outil d’orientation de la pensée », facile d’emploi, sans doute un peu caricatural, sous la forme d’un simple repère orthonormé, afin d’y ranger les idées, lire plus facilement leurs différences, et finalement s’orienter.

 

  1. Un repère orthonormé.

L’axe des « x », abondamment connu et étudié, se dessine en se plaçant face au Roy, la « Droite » côté aristocratique, se trouvant alors à main gauche, et la « Gauche » côté ensemble du commun des mortels humains, à main droite. Cet axe rend compte d’une pensée évoluant du conservatisme vers le progressisme. D’un côté c’est l’Économie et la Liberté qui vont tracter la vie humaine, de l’autre la négociation de tout et de tous, l’Égalité.

L’axe des « y », rarement formulé et pourtant bien à l’œuvre, est l’axe Ciel/Homme/Terre. Si le Souverain levait les yeux vers le ciel, l’idée d’un bonheur, d’une félicité, voire d’un salut, était invoquée, et transportait l’assemblée. Imaginons cette pensée, suggérant à l’Humain de s’élever vers tout ce qui est divin, aménager, travailler, produire, embellir, glorifier, dans tous les domaines, faire advenir sur Terre une Cité céleste, mission de l’espèce dominante sur cette planète. Posons sur la partie « supérieure », côté Ciel, ce productivisme, autant symbolique que matériel, spirituel et encyclopédique, technique et idéologique, cette soif d’art, de science et de technologie, cette maîtrise sans cesse en développement, ne reculant devant aucune exploitation, transformation, et fabrication. Le bonheur résultera d’une conquête cosmique sans frontières, sans freins et sans fins, la Croissance illimitée sera le projet de l’Humanité. Et posons côté Terre, sur le segment dit « inférieur », le respect de tout ce qui « est », la reconnaissance de tous nos voisins vivants et « inertes », la compréhension qui nous enjoint d’être en harmonie, en sobriété raisonnable, en accord avec notre habitat terrestre. C’est la Tempérance qui va réguler la Vie Humaine, la replacer parmi bêtes, herbes et cailloux. L’Humain soignera, épargnera, et respectera ce monde fini, ce jardin, cette jungle, dont il est une composante comme toutes et tous les autres. Le bonheur sera Symbiose, projet d’une Humanité redevenue « terrienne », modestie d’un objectif quotidien et « paysan », au sens de « celui qui habite son pays ».

Ainsi s’entrecroisent la polarisation politique canonique Droite/Gauche traditionnelle et archirabachée, et une pensée verticale, davantage anthropologique et philosophique, s’élançant depuis notre maison naturelle jusqu’aux cieux du développement exponentiel et insatiable, sur une planète qui est, faut-il le redire, limitée. Les humains, du moins certains au sein de la multitude, ont ferraillé le long des abscisses, engagés qu’ils étaient à croître toujours, obsédés de gains pour quelques-uns ou pour tous, au point de faire insensiblement glisser cet axe vers le haut, le long des ordonnées, éloignant l’Humanité de sa Terre/Patrie originelle.

 

  1. Les quatre cadrans.

Ce repère biaxial détermine quatre cadrans couplant les idées/forces deux à deux, esquisse de ce qui semble quatre possibles de l’Écologie Politique.

Le cadran en bas à gauche, conjonction Droite/Terre, propose le retour sur soi et chez soi. Combinant un conservatisme s’attribuant le progrès que représenterait un sage retour arrière vers les traditions qui « savaient, elles ! », et l’ancrage dans « sa » terre vue comme une « identité », une couche d’où surgit la souche que nous avons imprudemment perdue et qu’il nous faut minutieusement re-cultiver, il s’agit dans un même coup de maître, de trier et mettre de l’ordre simultanément chez les humains, les idées, et dans la « Nature ». Chaque existant humain/animal/végétal/minéral retrouvera sa place, les autres, les différents, iront trouver la leur et y resteront ou… disparaîtront. Le paysage va repousser, le climat se calmer, la biodiversité se redéployer lorsque le ménage sera fait, les impuretés de penser, d’agir et de partager seront contrôlées puis détruites dans un Monde structuré par de multiples frontières garantissant un ordre parfait. Le chef, parce qu’il y aura toujours un chef, protégera tout le monde et tout le Monde à l’intérieur de chaque parcelle. Ce modèle est à Droite par son conservatisme franchement passéiste, et « par Terre » par son ségrégationnisme soi-disant salvateur, « Écologie » ordonnée de la pureté retrouvée.

Le cadran en haut à gauche, conjonction Droite/Ciel, représente le système qui a dominé les affaires humaines depuis le néolithique, et qui a largement accéléré ces trois derniers siècles. Combinant liberté d’entreprendre de chacun, du moins de certains, en petit nombre, libre marché, course à l’extraction/exploitation/production et consommation, avec croyance en une croissance illimitée indexant le bonheur de tous et de chacun à la même inexorable augmentation, il est capable d’avaler la question Écologique, et de répondre la bouche pleine en « développement durable, croissance verte et économie environnementale ». Voici le nouveau continent à rentabiliser, où s’élancer sans changer les valeurs motrices de croître, exploiter, produire, consommer, monnayer et spéculer, évidence à ne jamais questionner. Ce modèle est à Droite par sa fixité de principes, et au Ciel par sa démesure, « Écologie » décomplexée de production et de marché.

Le cadran en haut à droite, conjonction Gauche/Ciel, rêve de soigner la planète malade en réussissant à ce que tous possèdent tout, tendance asymptotique vers la disparition des inégalités invraisemblables et dévastatrices qui nous entourent. Chacun sera soulagé du travail, de l’asservissement et de l’aliénation qui assujettissent actuellement le plus grand nombre, grâce à une technologie servile parfaitement maîtrisée, et des organisations autogérées joyeusement et raisonnablement. Le social équitable calmera la surconsommation reflet de la compétition que sécrètent les jalousies, filles des inégalités. Cette conjonction progressiste conjugue la libération des forces sociales et le développement de la créativité humaine au service du bonheur commun. Ce modèle est à Gauche par son idéalisation d’une répartition égalitariste parfaite, et « au Ciel » par sa proximité avec une forme d’accomplissement final montant chercher le paradis pour l’aménager ici-bas, « Écologie » de l’émancipation créatrice et égalitaire.

Le cadran en bas à droite, réunissant « Gauche/Terre », affirme la nécessité de la reliance entre la croissance des égalités d’une part, et la décroissance des activités humaines épuisant le Monde, la Planète, le Climat et la Vie d’autre part. Le défi est immédiatement clair et strident, conduire le grand nombre à bien vivre sans dévaster, en laissant chaque existant être et s’épanouir. Être tous en « développement » et bonheur tout en évoluant en dessous de la barre du renouvellement des possibilités de cette planète pour ne pas l’épuiser définit cette Écologie de la coïncidence. Il s’agit de produire, distribuer et gérer en coïncidant avec ce dont chacun a besoin en vitalité, créativité et bien-être, et avec les spécificités liées à un lieu, une histoire, une culture, un projet commun, sans exclusions, privilèges, ni excès. C’est donc bien de progrès en humanité dont il s’agit, partie droite du dessin, mais s’enfouissant au cœur de la Terre, de la Planète, de ses passagers de tous types et toutes espèces, partie basse du diagramme.

Bien plus loin que d’options d’Écologie Politique équivalentes et à espérance de vie d’un humain ordinaire, il s’agit de choix sociétaux, civilisationnels, philosophiques, voire davantage, englobant notre espèce et l’ensemble de ses consœurs, vivants et inertes, dans la préoccupation absolue de leur devenir. Les idées/forces d’Égalité et de Tempérance orientent résolument vers le cadran en bas à droite, Écologie de la coïncidence.

Son « infacilité » pour les générations d’aujourd’hui, lancées dans une trajectoire déjà tragique, provoque leurs fuites vers les trois autres cadrans, masques tous déjà entrés en scène dans l’Histoire des humains, ayant tous dansé et régné à satiété, s’étant tous combattus et alliés sans s’inquiéter, impostures « éco-logiques ». Chacune porte la responsabilité de la situation actuelle.

Aux tréfonds des cœurs, des âmes et des esprits, à la lecture de ce modeste schéma, se joue le choix de valeurs proprement « humanistes/planétaires » forgeant l’Écologie Politique qu’il nous faut maintenant déployer.

 

Quelques sources :

Bourg D.et alii, Retour sur Terre. 35 propositions, Puf, 2020.

Charbonnier P., Abondance et liberté : Une histoire environnementale des idées politiques, La Découverte, 2019.

Morin E., Terre-patrie, Seuil, 1993.

Rémond R., Les Droites en France, Flammarion, 1982.

Winock M., La gauche en France, éditions Perrin, 2006.

Zask J., La démocratie aux champs. Du jardin d’Éden aux jardins partagés, comment l’agriculture cultive les valeurs démocratiques, La Découverte, 2016.




Le sol, ce grand inconnu

 

Par Nicolas Bouleau

 

La partie superficielle de la part émergée des continents, ce qu’on appelle le sol, est d’une richesse biologique prodigieuse. Il vit là un monde microscopique, de bactéries et d’archées, en grande abondance, couramment de l’ordre de 10’000 bactéries par gramme et bien davantage. Cette couche de terre est en relation forte avec les êtres vivants supérieurs à cause des animaux fouisseurs et de l’activité des racines des plantes. Depuis quelques décennies le sol a fait l’objet de nombreuses investigations pour quantifier cette abondance microbienne et tenter de mieux appréhender sa diversité.

Biodiversité dans le sol

Une première difficulté vient du fait que les bactéries se multiplient par fission et non par accouplement ce qui écarte le critère commode d’interfécondité utilisé habituellement pour les êtres vivants sexués pour définir les espèces. Le concept d’espèce pour les procaryotes a fait, et fait encore, l’objet de nombreux débats. La descendance chez les bactéries fournit d’abord des cellules identiques – des clones – mais leur nombre est limité par leurs mutations naturelles et par le phénomène important de transfert horizontal de gènes qui lui-même peut se dérouler suivant plusieurs scenarios. Selon l’un de ces schèmes, en fonction de propriétés des pores et des poches d’eau présents dans le sol, des molécules d’ADN peuvent se trouver libres dans le sol entre des cellules vivantes.

Compter exhaustivement toutes les molécules d’ADN dans un gramme de sol, est un programme qui reste théorique. D’après certains travaux cela donnerait un nombre entre 10’000 et plusieurs millions, mais cela ne fournirait d’information que sur ce gramme localisé, et non sur la diversité vraiment. Si on considère deux « tas » de mots T1 et T2, il y a beaucoup de façons différentes de quantifier la disparité entre T1 et T2 par une distance. Et a fortiori si on ne connaît qu’un échantillon t1 de T1 et un échantillon t2 de T2. La voie principalement suivie pour appréhender la diversité microbienne consiste à quantifier les ressemblances des séquences ADN à un certain niveau de similarité qu’on fait varier par la suite. Par exemple on définit un taxon comme un groupe d’ADN ayant en commun 97% au moins de leurs génomes. On peut alors regrouper les séquences d’un échantillon en tas qu’on peut appeler taxons au niveau de dissemblance 3%. On s’affranchit ainsi d’avoir à trancher sur la bonne notion d’espèce microbienne. Ceci a été fait à partir de bases de données stockant des séquencements issus de prélèvements en des sites précis de divers continents. On bute sur deux limitations : d’abord que les espèces abondantes sont surreprésentées alors que les espèces rares restent invisibles (Angel et al. 2010), ensuite l’éloignement spatial, métrique, kilométrique, et lointain montre une grande disparité des génomes rendant difficile de relier les échelles locales et régionales de la diversité microbienne (Fierer et al. 2006). L’hypothèse que l’éloignement aurait peu d’influence, évoquée sous le vocable de cosmopolitisme des communautés microbiennes, est contredite par les études récentes qui révèlent l’importance des évolutions particulières de ces communautés suivant les localisations.  (Green et al. 2006)

Plusieurs méthodes statistico-probabilistes ont été utilisées dont l’esprit est d’extrapoler une qualification de la diversité sur un échantillon lorsque son nombre cardinal augmente. Cette qualification de la diversité peut être la loi de probabilité d’une répartition épousant au mieux les données à un certain seuil de vraisemblance. Lorsque le cardinal de l’échantillon croît le nombre d’unités taxonomiques trouvées augmente aussi, mais en général  moins vite et on peut dans certains cas inférer une asymptote qui fournirait l’information sur la diversité ultime micro-locale.

Les auteurs de l’article (Roesch et al. 2007) mentionnent que si le nombre d’espèces de bactéries (en un sens taxonomique à préciser) était de 10 millions par gramme comme (Gans et al. 2005) l’avancent, alors ce nombre est trop grand pour qu’on puisse le vérifier avec les technologies actuelles ([1]). Leur étude montre aussi que les métagénomes obtenus dans la forêt boréale au Canada participent à davantage de grandes subdivisions (phylum) que ceux du Brésil tout en étant moins diversifiés. Autrement dit ces génomes forestiers ont une dispersion plus faible mais plus ancienne.

Cependant d’autres auteurs sont beaucoup plus optimistes et considèrent (Quince et al. 2008) que l’accélération du perfectionnement de l’informatique et des méthodes de séquençage rapide, fait qu’on peut raisonnablement espérer une modélisation complète du micro-biote du sol. Il suffira pour cela que le séquençage aille 10’000 fois plus vite qu’actuellement !

Est-on sur le point de connaître la combinatoire intime de la planète ?

Il s’agit d’une perspective scientiste totalement illusoire comme il y en a beaucoup. Car le microbiote du sol évolue, se transforme, en permanence. Et même rapidement pour certaines bactéries courantes comme les streptomyces (Tidjani 2020). C’est toujours cette pensée schématique qui consiste à réduire la nature à un algorithme. Avec l’idée qu’on tiendra alors la règle du jeu (voir ma vidéo Ce que Nature sait n°4).

Lorsqu’il y a mutation, transfert de gènes, par contact ou par le véhicule d’un virus, la réalité change, alors que les bases de données restent ce qu’elles sont. Une copie de la nature ? Idée naïve. La copie d’un fragment de terre évoluera selon des règles artificielles et divergera tout de suite de l’évolution du vrai fragment.

Une des erreurs de cette pensée réductionniste qui motive tant d’articles dans les revues de biologie, est de croire que la difficulté tient à ce nombre considérables d’ADN à séquencer pour déjà un gramme du sol et à celui plus grand encore à l’échelle de la prairie, de la forêt, de la région etc. Ces nombres sont en effet très grands. Et on ne les connaît pas.

Mais ce qui est définitivement inaccessible c’est le nombre des éventualités combinatoires parmi lesquelles la nature choisit quand elle évolue. Là ce n’est pas quelques ordres de grandeur de plus, c’est hors de portée de ce que l’informatique fera jamais (cf. Bouleau 2021, p158-160 et 168-174). Autrement dit l’évolution naturelle dans un site naturel est nécessairement une surprise au niveau moléculaire pour le modélisateur. C’est dire qu’on ne sait pas du tout aujourd’hui quelles molécules sont dans le sol, comment elles peuvent réagir aux pesticides sophistiqués et aux OGM en culture ou en élevage en interaction avec l’air et l’eau à la surface du sol à grande échelle. On néglige ce qu’on ne comprend pas, ce qui conduit à des décisions étayées sur une science apodictique qui prétend savoir plus qu’elle ne sait.

La forme des interstices du milieu, leur texture, leur composition chimique, les dispositions des bactéries et archées entre elles, la structure des ces grappes, les détritus de la vie microbienne ancienne, le rôle des enzymes, les réseaux trophiques, les symbioses bactériennes et mycologiques, l’activité de la rhizosphère, la provenance des spores, tout cela fait une richesse naturelle dont les copies seront toujours maladroites et incomplètes.

Cette notion d’incomplétude est fondamentale, nous devons maintenant faire avec. C’est à propos de l’arithmétique qu’elle a été démontrée, on ne fait pas de l’arithmétique avec des algorithmes. Mais cela vaut aussi pour la combinatoire biologique qui est encore plus complexe. Seulement les biologistes – mis à part quelques-uns – n’ont pas encore intégré cette incomplétude. Elle se traduit très simplement dans le rapport concret à ce qui nous entoure, le monde microscopique nous impose cette évidence : un peu plus loin c’est radicalement nouveau, et un peu après c’est fondamentalement différent.

Le temps et l’espace sont là, comme ils sont, comme ils vont, avec leur propre potentialité, à côté, en dehors, de ce que nous savons. 

Comment peut-on affirmer l’innocuité d’une molécule qu’on répand largement dans l’environnement alors qu’on ignore la composition moléculaire de la nature ?

Remarquons que dans chaque motte de terre l’effet collectif complexe de la coévolution est tellement présent qu’on a l’impression que l’évolution naturelle spontanée y est en régime routinier. Parce que les bactéries et archées sont peu mobiles, l’essentiel des changements semble n’avoir de conséquences que locales.

Néanmoins les interactions proches et lointaines de la motte avec le reste du vivant sont permanentes. Sans en faire ici un tableau (cf. Coleman et al. 2018), il n’est que de citer le vaste monde des acariens, des insectes et de leurs larves, les autres arthropodes, les spores, les maladies telles que le charbon, le tétanos, etc.

Il y a donc une relation durable à établir avec le sol muni de sa créativité spontanée. Et d’ailleurs le même phénomène d’incomplétude pourrait être illustré en ville. La zone urbaine n’est pas propre. C’est une promiscuité avec un monde microscopique en évolution, réparti différemment que dans le sol végétal. Cela demande de compenser notre ignorance par une veille, une écoute et un suivi, pour une « gestion » dans le temps long.

Bibliographie :

Angel R.,  M. I. M. Soares, E. D. Ungar, O. Gillor, Biogeography of soil archaea and bacteria along a steep precipitation gradient, The ISME Journal (2010) 4, 553–563.

Bouleau N., Ce que Nature sait, La révolution combinatoire de la biologie et ses dangers, Presses Universitaires de France 2021.

Coleman D. C., Mac A. Callaham, Jr. D. A. Crossley, Jr.  Fundamentals of Soil Ecology Acad. Press 2018.

Fierer N, Jackson RB.. (2006). The diversity and biogeography of soil bacterial communities. Proc Natl Acad Sci USA 103: 626–631.

Gans J, Woilinsky M, Dunbar J. (2005). Computational improvements reveal great bacterial diversity and high metal toxicity in soil. Science 309: 1387–1390.

Green J, Bohannan BJM. (2006). Spatial scaling of microbial biodiversity. Trends Ecol Evol 21: 501–507.

Quince C., Th. P. Curtis, W. T. Sloan, The rational exploration of microbial diversity, The ISME Journal (2008) 2, 997–1006
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Tidjani A.-R., Évolution génomique au sein d’une population naturelle de Streptomyces
, Thèse Univ. de Lorraine 2020, HAL tel-02461512.

van Elsas J.D., A. Hartmann, M. Schloter, J. T. Trevors, J. K. Jansson, The Bacteria and Archaea in Soil,  in Modern Soil Microbiology, p49-64, Taylor & Francis 2019.


[1] D’autres études avancent jusqu’à 2 milliards de cellules bactériennes par gramme (Coleman et al. 2018). Les auteurs de ce traité font remarquer que « la distribution et l’abondance des microorganismes sont si variables qu’il est très difficile de déterminer avec précision leurs abondances moyennes sans tenir compte d’une très grande variance autour de cette moyenne, lorsqu’on se place à une échelle macroscopique ». Il est vrai que les estimations dans la littérature sont elles-mêmes très dispersées. Et certains auteurs (von Elsas 2019) soulignent qu’on est très loin de la connaissance exhaustive de la diversité bactérienne dans le sol.




Des passages pour la faune ! Comment réduire l’effet dramatique des routes sur la biodiversité

Par Margaux d’Ambly (marg.dambly@gmail.com) & Andréa Poiret (andrea.poiret@gmail.com)

L’article de Margaux d’Ambly et Andréa Poiret s’inscrit, comme elles le suggèrent elles-mêmes, dans le cadre plus large de l’infrastructure écologique qui comprend suffisamment d’aires protégées reliées entre elles par des couloirs biologiques constitués de forêts, cours d’eau naturels, haies et terres agricoles ouvertes et diversifiées, ainsi que par les passages à faune au-dessus ou au-dessous des routes. Il s’agit de pallier la réduction et la fragmentation des espaces sauvages et la pression grandissante du public sur ces derniers ilots de liberté. Les autorités sont appelées à cartographier et réaliser une infrastructure écologique sur l’ensemble des territoires dont elles ont la responsabilité.

Philippe ROCH (ancien directeur de l’OFEV, ancien secrétaire d’État à l’environnement de la Confédération)

La multiplication des infrastructures de transport au cours des dernières décennies a radicalement modifié le paysage. Le réseau routier, en particulier les autoroutes, fragmente les écosystèmes naturels et entrave les déplacements essentiels à la survie des populations animales. De plus, les collisions avec les véhicules entrainent la mort de millions d’animaux chaque année, ce qui peut engendrer un déficit démographique important et augmenter le risque d’extinction chez les espèces rares et menacées.

L’ « effet barrière »

 La survie des populations animales dépend de leur capacité à se déplacer librement sur le territoire, pour rechercher de la nourriture, un abri ou un partenaire pour se reproduire. La construction d’infrastructures de transport engendre un « effet barrière », induit par le clôturage des routes et/ou la pollution sonore et lumineuse de la circulation automobile.

En conséquence de quoi, le paysage est subdivisé en îlots : c’est ce qu’on appelle la « fragmentation du paysage ». Outre qu’elle réduit la quantité d’habitats, de ressources et de partenaires sexuels disponibles, elle déconnecte les habitats naturels et leurs populations les uns des autres. Et aboutit à un isolement qui augmente la consanguinité, affaiblissant ainsi les populations animales et favorisant le risque d’extinction locale à long terme.

La fragmentation du paysage est l’une des principales causes du déclin de la biodiversité dans le monde (Wilson, et al. 2015).

La fragmentation du paysage réduit les territoires des animaux, les habitats disponibles et les partenaires sexuels. La concurrence pour les ressources augmente, ainsi que la consanguinité. (Référence : Mouvement Norwex).

Construire des passages à faune pour des raisons économiques et environnementales

La France a été l’un des premiers pays à construire des passages à faune, dès les années 1960. Ces structures sont construites exclusivement pour la faune, afin de favoriser son passage en toute sécurité au-dessus ou en dessous des infrastructures de transport infranchissables. Afin qu’elles soient attractives pour les animaux, des aménagements spécifiques sont réalisés : écrans pare-bruit et pare-lumière, substrat en terre, végétalisation de l’ouvrage, présence de bois morts et de mares.

À l’origine, la création de ces passages répondait à deux enjeux majeurs : accroître la sécurité des conducteurs et réduire les coûts économiques liés aux collisions, et indirectement préserver la biodiversité. Le réseau ferroviaire a également pris en considération les collisions, car elles ont un impact économique. Celles-ci détériorent le matériel roulant et l’infrastructure, et chaque collision représente un retard, donc un remboursement. Des passages ont donc été construits pour permettre aux animaux de s’échapper des rails.

Mais ce n’est que récemment que la cause du problème, la fragmentation du paysage, l’« effet barrière », a été pris en compte. Depuis le réseau européen Natura 2000 et les plans nationaux de protection de l’environnement, les raisons poussant à construire de tels passages ont évolué, passant des préoccupations de sécurité routière à la volonté de répondre à une urgence mondiale : l’érosion de la biodiversité. C’est dans ce contexte écologique et juridique que les passages pour la faune sont désormais pris en compte dans les projets de développement. Des conventions ont même été signées entre gestionnaires d’infrastructures de transport et écologistes pour le suivi de l’utilisation par la faune de ces ouvrages.

L’écopont de Pignans, passage supérieur pour la faune, construit par Vinci Autoroutes. Ce type de structure est préféré par la plupart des espèces. Ils sont construits aussi larges que possible, avec un substrat naturel et une végétation indigène. Des murs en bois sont placés des deux côtés du pont afin de réduire le bruit de la circulation automobile.

Le suivi naturaliste des écoponts de Brignoles et de Pignans sont, par exemple, assurés par le Conservatoire d’espaces naturels de Provence-Alpes-Côtes-d’Azur : il s’agit de suivre la fréquentation animale des passages grâce aux indices de présence (empreintes, fèces, poils) et à un système de pièges photographiques.

Depuis 2009, la Ligue de protection des oiseaux (LPO) a créé un partenariat avec ASF Vinci pour l’accompagner dans son programme de requalification de son réseau autoroutier en faveur de la biodiversité et assurer les suivis naturalistes de ces aménagements.

Réaménager des ouvrages conventionnels déjà existants pour pallier le frein économique lié à la construction des passages à faune

L’utilisation efficace des structures dédiées au passage de la faune est bien documentée et la littérature scientifique regorge de données indiquant le rôle positif de ces passages sur les mouvements de la faune (Glista, DeVault, DeWoody, 2009). Pour autant, ces ouvrages sont encore très rares à l’échelle mondiale en raison de l’investissement coûteux qu’ils représentent (plusieurs millions d’euros).

C’est pour cette raison que certains écologistes se sont intéressés aux ouvrages conventionnels déjà existants au travers des autoroutes, passages souterrains et supérieurs destinés à l’usage humain, et se sont demandés s’ils pourraient être utilisés ou non par les animaux. Des pièges photographiques ont été placés aux entrées de ces passages et ont révélé que certains animaux les utilisent déjà – notamment les blaireaux, les renards, les coyotes, les sangliers et les cerfs, pour n’en citer que quelques-uns.

Des associations naturalistes ont alors eu l’idée de travailler sur le réaménagement d’ouvrages conventionnels déjà existants afin de les adapter pour le passage des animaux et faciliter ainsi leur utilisation.

Pont sur infrastructure linéaire de transport aménagé avec une bande enherbée. Source : Setra, 2007.

Ce type d’aménagements a déjà été réalisé en France. Le département de l’Isère, par exemple, a mené le projet « Couloirs de vie » entre 2009 et 2015, dont l’une des actions a été la « modification des passages inférieurs et supérieurs ou d’ouvrages sur des infrastructures routières ou autoroutières, destinée à faciliter leur utilisation par la faune ». Cette action a consisté entre autres à créer des banquettes naturelles à l’intérieur d’ouvrages hydrauliques, à installer des panneaux pour occulter le bruit, à adoucir les pentes des berges, etc.

La création de ces passages à usage mixte (faune-être humain) et/ou l’adaptation pour la faune de passages déjà existants à usage humain pourrait permettre d’augmenter considérablement la perméabilité des infrastructures de transport, sans être trop coûteux. Pour autant, la construction de passages dédiés exclusivement à la faune reste le moyen le plus efficace pour reconnecter les habitats naturels et les populations sauvages et ainsi réduire l’effet barrière lié aux infrastructures de transport. Préserver et restaurer la biodiversité c’est aussi maintenir les nombreux services qu’elle nous fournit et qui sont nécessaire à notre quotidien et à celui des générations futures (pollinisation, fertilité des sols, qualité de l’air et de l’eau, promenade et cueillette etc.).

Mobilisons-nous pour convaincre élu.e.s et gestionnaires d’infrastructures de la  nécessité d’aménager des passages à faune et/ou réaménager des passages mixtes pour lutter contre l’érosion de la biodiversité.

Création de bandes enherbées sur un ouvrage routier passant au-dessus de l’autoroute, afin de faciliter le passage de la faune. Aménagement réalisé en 2011 par le département de l’Isère, projets de restauration et de préservation des corridors biologiques du Grésivaudan intitulé Couloirs de vie.

 

 

 

 

 

Pour en savoir plus :

Carsignol J., Pauvert S., 2008, « TRAME VERTE ET BLEUE : Les suites du GRENELLE de l’environnement, Le rétablissement des perméabilités écologiques par des passages à faune », DIREN PACA, CETE de l’Est et CETE Méditerranée

Carsignol J., 2012, « Passages à faune, trame verte et bleue, statut de l’animal sauvage », colloque Cohabitation hommes – faune sauvage, vendredi 27 janvier 2012, université Paul Verlaine de Metz

Dumont A.G., Berthoud    G., Tripet    M.,    Schneider   S.,   Dändliker   G.,   Durand   P.,   Ducommun  A.  Müller  S.  &  Tille  M., 2000, «  Interactions  entre  les  réseaux  de  la  faune  et    des    voies    de    circulation    »,    Manuel,    Département   fédéral   de   l’Environnement,   des    Transports,    de    l’Énergie    et    de    la    Communication,  Office  fédéral  des  routes,  194 p., Lausanne

Glista D, DeVault T, J. DeWoody A (2009). A review of mitigation measures for reducing wildlife mortality on roadways. Landscape and Urban Planning 91, 1–7

Hosy C., Urbano S., Guerrero A.,  Oumhand A., 2012, « Biodiversité et grands  projets ferroviaires  intégrer les enjeux écologiques  dès le stade des études », Ed. FNE, RFF, en ligne URL : http://www.gpso.fr/guide_biodiversite_projets_ferroviaires.pdf

Bhardwaj M, Olsson M, Seiler A (2020). Ungulate use of non-wildlife underpasses. Journal of Environmental Management 273 111095

Sétra, 2007, « Fragmentation des habitats due aux infrastructures de transport »,  Manuel européen d’identification  des conflits et de conception de solutions, 179 p., En ligne URL : http://www.trameverteetbleue.fr/sites/default/files/references_bibliographiques/faune_et_trafic.pdf

Wilson M.C., Chen XY., Corlett R.T. et al. Habitat fragmentation and biodiversity conservation: key findings and future challenges (2015). Landscape

 




Covid-19 : la thèse de l’accident

Par Éloi LAURENT

 

L’étau se resserre autour de la vérité de l’épreuve que nous traversons depuis près d’un an. Le 9 février dernier, lors d’une conférence de presse destinée à rendre compte de leur mission d’enquête sur les origines de la pandémie de Covid-19, à Wuhan, les experts de l’Organisation mondiale de la santé ont présenté le tableau le plus clair jusqu’à présent des connaissances acquises.

Ce tableau confirme le très large consensus scientifique qui pointe vers « un réservoir naturel » du Sars-Cov-2 (virus à l’origine de la Covid-19) soulignant l’existence de « virus similaires dans la population de chauves-souris ». Forte de cette quasi-certitude, l’équipe de l’OMS a travaillé sur quatre hypothèses principales quant à la manière dont ce virus a été introduit dans l’espèce humaine.

Trois hypothèses sont considérées comme sérieuses : un débordement zoonotique direct, autrement dit une transmission virale sans intermédiaire d’un réservoir animal ou d’une espèce animale vers les humains ; l’introduction du virus par une espèce « hôte », c’est-à-dire une espèce plus proche de l’environnement humain que les chauve-souris et dès lors à même d’avoir facilité l’adaptation et la circulation du virus avant transmission à l’homme ; enfin, une transmission par la chaîne alimentaire, en particulier les produits congelés, en clair par la consommation de la chair d’animal sauvage abattu et conditionné.

La quatrième hypothèse, celle de l’accident de laboratoire, est jugée, après examen approfondi, « hautement improbable » au point où elle ne mérite pas d’être investiguée plus avant.

Des trois hypothèses retenues, celle de la transmission par un hôte intermédiaire est considérée comme la plus vraisemblable, la recherche de l’hôte en question étant toujours en cours dans la communauté scientifique. Le vrai point de litige concerne la chronologie des évènements, qui met en jeu la responsabilité du gouvernement chinois à l’égard des autres pays de la planète.

La pandémie de Covid-19 n’est donc pas le fruit empoisonné d’un accident technique mais la résultante de l’exploitation méthodique du vivant par les humains. C’est un message essentiel que l’on a trop peu relayé. Sans doute entre-t-il dans ce déni collectif une part de blessure narcissique. Comment penser que l’humanité toute entière puisse être mise à l’arrêt, puis mise aux arrêts par autre chose qu’elle-même ? Les variations incessantes du virus nous administrent en outre une leçon humiliante quasi-quotidienne d’adaptation fulgurante, là où nos sociétés sont doublement inertes, du fait de la pesanteur de leurs inégalités sociales et de la lenteur de leurs structures de gouvernement. Mais que l’humanité se rassure : sa responsabilité est pleinement engagée.  

Les rédacteurs du Rapport de l’IPBES, L’ère des pandémies, le disent sans détour : « Ce sont les mêmes activités humaines qui sont à l’origine du changement climatique, de la perte de biodiversité et, de par leurs impacts sur notre environnement, du risque de pandémie. Les changements dans la manière dont nous utilisons les terres, l’expansion et l’intensification de l’agriculture, ainsi que le commerce, la production et la consommation non durables perturbent la nature et augmentent les contacts entre la faune sauvage, le bétail, les agents pathogènes et les êtres humains. »

Il est d’autant plus capital d’entendre cette vérité scientifique que la plupart des gouvernements de la planète ont imposé à leurs populations des politiques autoritaires comme jamais dans un silence assourdissant. La brutalité mutique des politiques de confinement, qui détruisent le tissu des liens sociaux, trame de l’humanité, sans jamais expliquer ce qui nous a conduits vers cette souffrance collective, ne peut que nourrir tous les complotismes, c’est-à-dire la recherche frénétique de boucs-émissaires à qui faire payer le prix de nos incompréhensions. A l’inverse, admettre la réalité est aussi libérateur qu’apaisant : nous sommes privés de nos liens sociaux parce que nous avons cru pouvoir faire abstraction de nos liens naturels, c’est en renouant les seconds que nous renouerons les premiers.

C’est ici qu’intervient la seconde thèse de l’accident. Si la Conférence de presse de l’OMS est tellement importante, c’est qu’en invalidant la thèse de l’accident sanitaire, elle invalide du même coup la thèse de l’accident économique.

Si la pandémie de Covid-19 ne résulte pas d’un accident de laboratoire mais bien de l’exploitation irrationnelle du vivant par les humains, la dépression économique qui a résulté des décisions de confinement et de ralentissement de l’activité pour y faire face est donc elle-même interne au fonctionnement du système économique. Elle est inscrite depuis des décennies dans la surexploitation croissante des ressources naturelles qui atteint aujourd’hui des sommets historiques.

Autrement dit, la crise économique sans précédent que nous vivons n’est pas un accident, mais une incidence : c’est une crise de l’économie par l’économie. Et donc, si elle ne s’est jamais produite, elle a toutes les chances de se reproduire.

Or, la grande majorité des économistes, au premier rang desquels des figures mondialement influentes comme Janet Yellen ou Esther Duflo, continuent de penser et de dire que la crise du Covid-19 est une calamité tombée du ciel pour percuter violemment une trajectoire économique harmonieuse, comme un éboulement rocheux peut faire brusquement dérailler un train qui chemine tranquillement. Une « crise sanitaire » accidentelle provoquant une crise économique. C’est exactement le contraire qui est vrai : il s’agit d’une crise sanitaire provoquée par le système économique via les écosystèmes. Le virus n’est pas tombé du ciel : il vient de ce que nous faisons de la Terre.

La thèse de l’accident économique, largement partagée, n’est pas seulement une erreur d’analyse, elle emporte deux conséquences néfastes : la première est que l’on affronte la crise sanitaire avec les réflexes de l’économisme, dont on ne voit pas le caractère irrémédiablement dépassé ; la seconde est que l’on envisage la sortie de crise à l’aune d’indicateurs économiques dont tout laisse penser qu’ils sont les vecteurs du prochain choc écologique.  

La permanence des réflexes de l’économisme explique en effet largement pourquoi un pays comme la France a échoué de manière dramatique en 2020 à contenir la première, et surtout la deuxième vague de la pandémie, tout en justifiant son échec par des arguments fumeux et malsains sur d’hypothétiques « arbitrages » entre croissance et santé (le pays est en train de commettre cette faute pour la troisième fois, au nom du même raisonnement). La réalité est pourtant claire : les pays qui ont fait le choix de laisser se dégrader les indicateurs sanitaires pour préserver la croissance économique, ont eu la double peine économique et sanitaire ; les pays qui ont affronté la crise avec comme boussole la santé (c’est-à-dire le bien-être humain) ont eu le double bénéfice économique et sanitaire. En revanche, dans cette dernière catégorie de pays, il importe de bien distinguer les pays non-démocratiques des pays démocratiques (c’est pourquoi le cas de la Nouvelle-Zélande, qui vient de décider un re-confinement éclair à Auckland, est si important).

Quant aux calculs réputés froids mais implacables sur la valeur économique de la vie humaine, ils reposent dans le débat français sur une estimation extrêmement fragile, réalisée sous l’égide de l’OCDE en 2012, agrégeant au doigt mouillé des études dont la méthodologie est disparate, pour aboutir à des valeurs nationales, dont celle de 3 millions d’euros la vie en France (et non pas, comme on continue de le répéter sur un « très sérieux rapport » de 2013, qui est en fait une étude de 28 pages se contentant de reprendre sans discussion la valeur de l’OCDE). Ces calculs, qui aboutissent à la conclusion que la France a surpayé la vie humaine face à la crise du Covid, n’éclairent en rien l’action publique : ils témoignent du mélange de naïveté méthodologique et de cynisme moral de ceux qui les reprennent à leur compte sans les comprendre.

La permanence des réflexes de l’économisme explique de la même manière pourquoi l’horizon de sortie de crise est en l’état actuel doublement aveugle. Aveugle, parce que la reprise de la croissance économique en Chine, montrée en exemple au reste du monde, est précisément la cause de la crise actuelle et ne constitue donc pas le signe de la fin de cette crise, mais l’indicateur avancé du début de la suivante. Aveugle, parce que l’horizon qui doit nous occuper est celui du prochain choc écologique, qui, une fois passée la saison des inondations, interviendra vraisemblablement à l’été sous la forme d’une canicule frappant une population européenne durement éprouvée et affaiblie. Devant ces chocs à répétition, l’impératif pour les politiques publiques est double : prévention et protection, autrement dit mise en œuvre d’une politique des liens, naturels et sociaux. Aux antipodes de la « reprise économique ».

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