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La prolifération des laboratoires de haute sécurité sur les pathogènes mortels pour l’homme et l’animal

Par Nicolas Bouleau, mathématicien et épistémologue

 

 

 

 

Enfin un outil clair et factuel pour une prise de conscience de la dangerosité de la biologie moléculaire : un tableau bien fait de la réalité internationale sur la façon de gérer la sécurité dans les labos dangereux ! C’était un vide béant que vient occuper, partiellement, ce rapport. Évidemment le sujet

est très politique et il faut tenter de ne pas tomber dans la naïveté. Même bien documenté ce travail montre qu’on ne dispose que d’informations très lacunaires et que le chemin vers la transparence est encore long. L’option prise par l’équipe Global Biolabs est de décrire ce qui est observable et de tenter d’influencer les organisations internationales pour que celles-ci établissent des recommandations, des normes et des directives sur la sûreté et la sécurité.  

Intitulé Global Biolabs Report 2023, le document, d’une vingtaine de pages, a été réalisé par une petite équipe d’universitaires du King’s College à Londres et de l’Université George Mason près de Washington. J’encourage la lecture complète du rapport 2023 dont les conclusions insistent sur l’idée de transparence comme enjeu majeur.

Précision de vocabulaire : le terme biosûreté (biosafety) désigne plutôt les bonnes manières, disons les règles de l’art de ces activités à risque, alors que la biosécurité (biosecurity) concerne la lutte contre les mauvais usages. Évidemment les notions se recouvrent pour partie : c’est la question du double usage (dual-use) relevé à plusieurs reprises dans le rapport.

Ici dans ce billet je donne à lire d’abord le résumé introductif fourni dans le rapport, puis livre quelques commentaires personnels. 

 

Résumé et propositions

Tendances et messages clés

Depuis son lancement en mai 2021, l’initiative Global BioLabs a permis d’identifier des tendances dans les données mondiales sur les laboratoires de niveau de sécurité biologique 4 et 3+ et sur la gestion des risques biologiques, tant au niveau national qu’international. Dans l’ensemble, plusieurs tendances sont inquiétantes en matière de biosûreté et de biosécurité, compte tenu de l’essor mondial de la construction de laboratoires de niveau de sécurité biologique 4 et 3+, en particulier là où la surveillance de la gestion des risques biologiques est insuffisante.

Laboratoires BSL4

Le nombre de laboratoires BSL4 augmente rapidement, la plupart des nouvelles constructions ayant lieu en Asie. L’Inde, à elle seule, a annoncé la construction de quatre nouveaux laboratoires BSL4. En outre, environ 75 % des laboratoires BSL4 opérationnels existants sont situés dans des villes où la densité de population pourrait aggraver l’impact d’une libération accidentelle.

Plus de la moitié des laboratoires BSL4 qui travaillent avec des animaux infectés (les laboratoires ABSL4) se trouvent aux États-Unis.

Nous avons également identifié deux caractéristiques spécifiques des laboratoires de niveau de sécurité biologique 4. Tout d’abord, environ la moitié des laboratoires de niveau 4 ont une superficie inférieure à 200 mètres carrés, et seuls neuf d’entre eux ont une superficie supérieure à 1 000 mètres carrés. En d’autres termes, environ la moitié des laboratoires BSL4 ont une superficie inférieure à celle d’un court de tennis. Deuxièmement, en ce qui concerne l’équipement de protection individuelle, la majorité des laboratoires BSL4 exigent que le personnel travaille dans des combinaisons à pression positive couvrant tout le corps et disposant de leur propre alimentation en air. Seuls sept laboratoires de niveau de sécurité biologique 4 travaillent uniquement dans des enceintes de sécurité biologique.

Laboratoires BSL3

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les laboratoires « BSL3+ » et « BSL3 amélioré » sont des laboratoires BSL3 qui prennent des précautions physiques et/ou opérationnelles supplémentaires en matière de biosûreté et de biosécurité lorsqu’ils mènent des recherches particulièrement risquées, mais où les risques ne justifient pas nécessairement des précautions de niveau BSL4.

Il existe très peu de directives nationales en matière de biosécurité, et aucune directive internationale, sur ce qui constitue le niveau de sécurité biologique 3+, et peu ou pas de recherches démontrant que ces perfectionnements offrent réellement un niveau de sécurité supplémentaire adéquat pour les recherches plus risquées menées dans ces laboratoires.

Les laboratoires BSL3+ sont principalement utilisés par les institutions de santé publique et les universités, et se concentrent davantage sur la recherche en santé animale que les laboratoires BSL4. La majorité des laboratoires BSL3+ se trouvent en Europe, dans des centres urbains.

Gestion des risques biologiques et contexte national

Les scores de gestion des risques biologiques sur la base de la législation nationale révèlent que la gouvernance de la biosûreté est beaucoup plus forte que celle de la biosécurité. Toutefois, la composante la plus faible de la gestion des risques biologiques est la recherche à double usage qui est préoccupante. Un seul des 27 pays disposant de laboratoires de niveau de sécurité biologique 4 dispose d’une législation nationale complète en matière de surveillance de la recherche à double usage.

L’essor de la construction de laboratoires de niveau de sécurité biologique 4 ne semble pas encore s’être accompagné d’un renforcement de la surveillance de la gestion des risques biologiques. En outre, la plupart des laboratoires BSL4 en projet se trouveront dans des pays dont les résultats en matière de gouvernance et de stabilité sont relativement faibles.

Gouvernance internationale de la gestion des risques biologiques

Les réseaux internationaux jouent un rôle important dans la gouvernance de la biosûreté et de la sécurité biologique. Plusieurs groupes multinationaux informels, dont le Groupe international d’experts des organismes de réglementation de la biosécurité et de la biosûreté (IEGBBR), l’Agenda mondial pour la sécurité sanitaire (GHSA), le groupe de travail sur la biosécurité (BSWG) du Partenariat mondial et la Fédération internationale des associations de biosécurité (IFBA) mettent l’accent sur la gestion des risques biologiques dans le cadre de leurs missions, mais leurs membres sont peu nombreux ou n’ont pas l’autorité et/ou les ressources nécessaires pour imposer des changements significatifs à l’échelon national ou international.

Les organisations internationales disposant de plus de ressources, d’une composition plus large et de mandats officiels qui pourraient couvrir la gestion des risques biologiques, notamment l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’Organisation mondiale de la santé animale (OMSA) et Interpol, placent la gestion des risques biologiques plus bas dans leur liste de priorités. Avec un éventail diversifié d’acteurs aux agendas concurrents, il est souvent difficile de coordonner l’action et de parvenir à un accord sur les questions clés.

Principales recommandations

Les recommandations suivantes proposent des mesures concrètes que les laboratoires, les autorités nationales, les entités non gouvernementales et les organisations internationales peuvent prendre pour renforcer la gestion des risques biologiques.

1°/ Les laboratoires qui effectuent des travaux à haute conséquence avec des agents pathogènes devraient adopter la norme internationale pour la gestion des biorisques : ISO 35001.

2°/ Les États devraient intégrer les normes mondiales volontaires sur la gestion des risques biologiques dans la législation et les orientations, notamment le Cadre d’orientation mondial de l’OMS pour l’utilisation responsable des sciences de la vie (2022), les lignes directrices de l’OMSA pour une conduite responsable dans la recherche vétérinaire (2019) et les lignes directrices de Tianjin sur la biosécurité à l’intention des codes déontologiques.

3°/ Les États devraient élaborer des normes nationales pour la biosécurité sur le terrain.

4°/ Les États et leurs laboratoires biologiques à haut risque devraient mettre en œuvre et partager les meilleures pratiques et participer à l’examen par les pairs des pratiques de gestion des risques biologiques dans les laboratoires homologues.

5°/ Les États qui n’ont pas encore d’association nationale de biosécurité devraient encourager et soutenir la création d’une telle association par des professionnels de la biosécurité et de la sûreté biologique.

6°/ Les États devraient fournir des rapports complets, réguliers et transparents, comme l’exigent les mesures de confiance annuelles de la convention sur les armes biologiques et la résolution 1540 du Conseil de sécurité des Nations Unies.

7°/ L’OMS devrait prendre trois décisions concrètes pour renforcer la surveillance internationale de la gestion des risques biologiques :

  1. Élaborer des critères et des orientations pour les laboratoires BSL3+.
  2. Fournir des orientations sur la biosécurité sur le terrain.
  3. Créer des centres de collaboration pour la gestion des risques biologiques en Afrique, en Asie du Sud-Est, en Méditerranée orientale et dans le Pacifique occidental, afin que chaque région de l’OMS dispose d’au moins un centre de ce type.

8°/ Les États devraient s’appuyer sur les organisations internationales de gestion des risques biologiques existantes, telles que l’IFBA, l’Infrastructure européenne de recherche sur les agents hautement pathogènes (ERINHA), le Réseau de laboratoires de lutte contre les zoonoses de niveau de biosécurité 4 (BSL4ZNET) et l’IEGBBR, afin de renforcer les capacités mondiales de gestion des risques biologiques, et l’IEGBBR, pour renforcer la gestion des risques biologiques au niveau mondial en fournissant des informations, des formations et des bonnes pratiques en vue de l’adoption généralisée de la norme ISO 35001 et d’un mécanisme international de vérification de la conformité à cette norme.

 

Commentaires

Le double usage est sans nul doute une difficulté majeure. L’enfer est pavé de bonnes intentions. Le rapport donne la définition suivante du double usage : Nous définissons la recherche à double usage comme la recherche en sciences de la vie menée à des fins pacifiques et bénéfiques, susceptible de fournir des connaissances, des informations, des méthodes, des produits ou des technologies qui pourraient également être intentionnellement détournés de leur finalité pour mettre en danger la santé des êtres humains, des animaux non humains ou de l’environnement.

Cette définition s’appuie sur la notion d’intention, notion juridiquement délicate. Ici le registre du double usage est l’ambivalence qui peut exister entre la science et le terrorisme, compte tenu de ce que certains pathogènes peuvent être à la fois redoutables et faciles à utiliser.

Mais il y a une autre zone grise qui est à peine évoquée dans le rapport, c’est le conflit entre l’intérêt général et l’intérêt privé. Il faudrait parler de triple usage. L’absence de toute mention de la question des brevets, interroge sur un biais politique auquel souscrirait implicitement l’équipe et fragiliserait sa légitimité. Il est mentionné que deux laboratoires BSL4 sont privés ainsi que quatre de niveau BSL3+. Certes le terrorisme est une grave question, mais il est aussi des agissements secrets dans les laboratoires gouvernés par le profit qui peuvent engendrer des risques par des essais dont les dommages possibles sont dissimulés.

Dès lors que la classification BSL de 1 à 4 n’a pas de consistance claire au niveau international, il est évident que certains régimes politiques ont intérêt à faire croire à des recherches anodines du niveau BSL1 ou 2. Et qu’on le veuille ou non, on est obligé de dépasser la seule référence aux produits, et classer certaines méthodes récentes comme dangereuses parce qu’elles sont faciles à employer et qu’elles ouvrent potentiellement tout le champ des possibilités d’innovation biomoléculaire du vivant. On rencontre nécessairement pour la sûreté et la sécurité le même problème, zone de conflit juridique, entre l’importance primordiale du produit ou de la méthode, problème qui est posé en ce moment pour les nouveaux OGM.[1] Car le produit, ses caractéristiques, ses effets sur la santé et sur l’environnement ne seront connus qu’une fois les dommages constatés. Tandis que la méthode peut à l’avance commander les degrés de précaution.

La méthodologie du rapport est critiquable aussi parce qu’elle ambitionne de décrire le flou des mauvaises gouvernances au niveau des nations par des indicateurs chiffrés très réductionnistes. On a l’impression que les auteurs veulent avoir raison grâce à des nombres et des pourcentages. Mais ce qu’ils mesurent n’est-il pas plutôt leur propre ignorance de la réalité ? Et dès lors, la présentation chiffrée et les pourcentages dissimule une part de leur subjectivité.

Je relève aussi un point de détail. Le seul scientifique dont le nom figure pour ses travaux est le statisticien Karl Pearson, parce que le rapport fait usage du « coefficient de corrélation de Pearson ». Quelle maladresse ! C’est typiquement anglo-saxon d’avoir un penchant non questionné pour les savants anglais. Pearson était un eugéniste sans scrupules et son invention d’un paramètre statistique banal ne justifie pas qu’on l’honore encore. C’est lui qui écrivit notamment « que toute personne qui est née a le droit de vivre, mais ce droit de vivre ne se convertit pas de lui-même en un droit de reproduire son espèce ».[2] En matière de déontologie il eût mieux valu ne pas citer ce savant-là.

Mais je conclurai en disant que ces critiques sont, à mon avis, secondaires aujourd’hui parce qu’il s’agit bien d’amorcer une mise en place de contrôles et de transparence au niveau international avant qu’un cataclysme ne se produise. Néanmoins les discussions politiques devront par la suite prendre en compte les biais dus aux agissements privés et aux risques écologiques, sinon, comme pour le climat, les injustices seront telles qu’il ne s’agira que de belles paroles.

 

  

[1] Cf. Arrêt de la CJUE du 7 février 2023.

[2] Cf. M. Armatte « Invention et intervention statistiques ». Une conférence exemplaire de Karl Pearson (1912) » Politix, vol. 7, n°25, 1994. « L’imagination statistique », pp. 21-45.




Limites à la croissance ou limites de l’économie politique

Ce texte est extrait d’une des journées d’études consacrées en 2022 au cinquantième anniversaire du Rapport au Club de Rome, ou Rapport  Meadows, paru en 1972. Ce séminaire a été organisé le 15 décembre par le CLERSE de Sciences-Po. Lille. Merci à son auteur et à ses organisatrices. La journée en question a en majeure partie été consacrée à la réception, tout particulièrement française, du Rapport, avec notamment en juin 1972 la publication d’un Hors-série du Nouvel Observateur entièrement dédié à ce document. Rappelons encore que les gouvernements occidentaux ont à l’époque été attentifs à ce rapport ; par exemple une personnalité comme Serge Antoine en France, qui a joué un rôle important dans la création de Ministère de l’environnement en octobre 1971, était membre du Club de Rome. La survenue du choc pétrolier de 1973-1974 a, semble-t-il, par la suite détourné les élites dirigeantes de ces préoccupations écologiques. LPE

 

Par Patrick MARDELLAT (Directeur des Relations Internationales, CLERSE – Sciences-Po. Lille)

 

Résumé : le rapport Meadows n’a pas été révolutionnaire, ce n’est pas une étape de la prise de conscience des dégâts que la croissance capitaliste fait peser sur la terre. Cela n’est qu’une apparence. Ce rapport se situe dans le prolongement du projet de l’économie politique, qui lui-même adopte les méthodes quantitatives des sciences physiques. Le réel est réduit à des nombres exprimant des quantités, qui sont mises en relations causales dans des modèles théoriques explicatifs, en vue de manipuler ces grandeurs pour obtenir les résultats désirables les plus élevés possibles. Ce Rapport est parfaitement inscrit dans l’ère de la calculabilité de toute chose, y compris du temps futur, au même titre que la science économique. La nature n’apparaît dans le rapport que sous forme strictement quantitative, ce sont des ressources, un fonds de ressources à exploiter. La notion de limites qui apparaît dans le titre originel, n’est rien d’autre que celles qu’utilisent les sciences économiques depuis le 19è siècle. Il s’agit d’une limite externe, d’une limitation ou d’une contrainte. La théorie économique fera même du calcul de la limite sa méthode privilégiée de résolution des problèmes économiques. Le Rapport n’interroge pas du tout l’économie, qui implicitement est l’économie capitaliste comme forme naturelle de la société ; il ne réfléchit pas non plus la notion de limite, qui est prise simplement comme une contrainte externe ; il ne comporte aucune réflexion sur le commun. Les Limites à la croissance ne sont que l’illustration des limites de l’économie politique.

 

 

 

Introduction. Aujourd’hui, lorsqu’on se retourne sur le Rapport Meadows de 1972, on y voit une première alerte sur les conséquences désastreuses et insoutenables de la croissance économique. Pour la première fois, sur la base d’un modèle global croisant données économique, démographiques et physiques, une équipe d’économistes et ingénieurs montrait, chiffres à l’appui, l’insoutenabilité du modèle de croissance physique occidental (la croissance soviétique ne différait pas dans ses conséquences environnementales de la croissance occidentale, ses effets étaient peut-être même pires). L’extrapolation des données de la croissance de l’époque, sur la base d’une généralisation de ce modèle à d’autres parties du monde, conduisit les auteurs du rapport à proposer 12 scénarii, qui tous concluaient sur un arrêt de la croissance dans le courant du XXIe siècle. En gros, le scénario central, qu’on pourrait dire au fil de l’eau, correspond à la trajectoire qu’a prise l’économie mondiale au cours des décennies qui nous séparent de la publication initiale du Rapport en 1972.

Au centre du Rapport, jusque dans le titre même, il y a le concept de « limites », entendu au sens d’une frontière (le limes latin qui marque la bordure extrême d’un terrain), frontière sur laquelle viendrait butter la croissance. C’est la notion standard de frontière de production qu’il s’agit de repousser le plus loin possible pour lutter contre la rareté et améliorer notre sort individuel et collectif, par une amélioration technique de la combinaison productive, selon la représentation familière de la science néoclassique. Mais, selon l’équipe de Meadows, le déplacement de la frontière de production ne serait pas extensible à l’infini, car le dépassement « des » limites ferait entrer l’économie mondiale dans des scénarii catastrophes : épuisement des ressources naturelles, effondrement de la fécondité, incapacité de la terre à absorber les émissions industrielles et agricoles, etc. Il y a une limite absolue à la croissance économique, qui ne peut pas être exponentielle, sur une terre finie. En conséquence, la croissance devrait s’arrêter, non par choix, mais par impossibilité physique et économique de poursuivre sur la trajectoire de croissance sur laquelle s’était engagé le monde (en fait surtout les superpuissances de l’époque avec leurs pays satellites). Le Rapport ne contient pas de réflexion sur cette notion de limite, malgré les quelques remarques en fin du chapitre IV : la limite est naturelle ou terrestre, elle correspond aux capacités limitées de la terre à fournir les ressources alimentant la croissance (disons les avances naturelles en langage physiocratique), et à absorber les nuisances rejetées par la croissance de la production industrielle et agricole. Les limites sont des limitations dans l’esprit des rapporteurs. Mais il ne s’agit en aucun cas d’une limite morale à rechercher, c’est-à-dire d’une limite interne à la conduite humaine, d’une vertu dans la conduite, de ce qu’Aristote nomme la médiété (mesotès), soit le propre d’une vertu, consistant entre les extrêmes à choisir le moyen terme ou le juste milieu. Il ne s’agit pas d’une moyenne ni d’une médiocrité du comportement, le choix du juste milieu se trouve au contraire sur une ligne de crête, qui suppose des dispositions morales et intellectuelles, que seule une bonne éducation peut éveiller en nous. Rien de tout cela dans le Rapport qui nous rassemble aujourd’hui. La méthode de modélisation employée est tellement globale qu’il n’y a pas d’agents économiques, et lorsqu’il y est question de comportement, il s’agit du comportement du modèle. Les limites à la croissance dont il y est question sont des limites externes à notre conduite et action. Limites à la croissance n’est pas dans un rapport précis à l’éthique, qui pourrait donner à l’économie son sens et sa destination. Tout le long du Rapport l’enjeu de l’économie n’est que celui de la croissance physique ou matérielle de l’économie, et l’économie y est sans discussion l’économie productive en régime capitaliste (bien que la question n’y soit pas abordée, l’accumulation soviétique du capital n’est pas de nature différente : c’est une économie d’accumulation du capital en vue de la croissance et de la puissance). Aussi, « l’esprit » de ce rapport n’est pas en rupture avec les fondements de l’économie politique, et d’une certaine manière, il n’est pas en rupture non plus avec les conclusions des économistes classiques sur la croissance économique et l’enrichissement. Je dis donc que ce Rapport ne pouvait pas avoir plus d’effet sur les opinions publiques et les gouvernants qu’il n’en a eus. Les économistes l’ont absorbé et digéré sans mal, c’est-à-dire sans même que cela leur fasse mal. C’était un Rapport très digeste pour les économistes de l’époque, qui n’a pas non plus eu de réels effets sur les développements de l’économie politique.

Ce Rapport n’est pas un adieu au mirage de la croissance. Il ne remet pas en question les fondements de la science économique. Il n’est pas et il n’était pas à la hauteur des enjeux. Il traduit surtout les limites de l’économie politique. C’est ce que je vais montrer en cinq points : tout d’abord, la question des limites de la croissance était déjà au fondement de la pensée économique classique, que le Rapport prolonge sur ce point, deuxièmement, la représentation de la terre, de l’environnement et des ressources y est la même que tout au long des discours qui ont fait l’histoire de la pensée économique, troisièmement, il n’y a aucune réflexion critique sur l’économie et le capitalisme qui apparaît comme la forme « naturelle » des sociétés, en particulier il n’y a rien sur les limites internes à ce régime d’accumulation, et quatrièmement, j’avancerai quelques propositions de rupture par rapport à la science économique : on ne peut pas manquer une réflexion sur l’essence de l’économie lorsqu’on aborde les limites en rapport avec la Terre, le Ciel et les milieux, car c’est ce qui est au cœur des questions que soulèvent la perspective de la catastrophe.

 

La question des limites de la croissance, une question fondatrice de l’économie politique.

La problématique fondatrice de l’économie politique est celle des conditions de possibilités de la reproduction de l’économie conçue comme un système de relations d’échanges entre classes (Quesnay puis l’école classique) ou entre individus (Walras puis l’école néoclassique). Ce qu’il s’agit de reproduire, c’est ce que les physiocrates nomment les avances qui permettent d’amorcer le cycle de la production courante. Les avances forment le capital de départ, la part de la richesse sociale qui n’est pas consommée, mais qui est destinée à former le capital du prochain cycle de production. Cela signifie que la richesse n’est pas déjà-là, elle n’est pas certaine, elle est placée sous les conditions de sa répartition et circulation dans l’espace marchand. Des proportions doivent être respectées dans la dépense de la richesse sociale afin qu’au terme de la période économique, on retrouve au minimum ce qui a permis d’amorcer le cycle de production. Tout cela tient dans la recherche d’une formule arithmétique pour Quesnay, dont on trouvera une descendance dans la règle d’or de Solow, qui détermine le taux d’épargne s d’une économie associée au taux de capital par tête k qui permet à chaque instant de maximiser la consommation par tête c : à ce taux d’épargne, la productivité marginale du capital est égale au taux de croissance de l’économie, et si enfin le taux d’intérêt réel est déterminé par la productivité marginale du capital, alors la règle d’or stipule que le taux d’intérêt réel est égal au taux de croissance de l’économie. Tout cela est bien connu des économistes, et je n’entre pas dans la discussion de ces nombres d’or, dont la quête remonte à Platon.

Ce qui est remarquable dans l’approche économique, c’est que l’existence même de la société n’est en rien assurée, non pas ici pour des raisons environnementales ou climatiques (sauf peut-être pour les physiocrates, pour qui ce sont les lois de la nature qui s’imposent à la société), mais pour des questions d’accumulation du capital. Le chaos, donc l’effondrement d’une certaine manière, nous guette en permanence, et pour l’éloigner les économistes construisent des modèles pour faire apparaître les conditions d’une croissance économique, conditions qui s’expriment en règles ou en nombres, disons en indicateurs. Les économistes depuis l’entrée dans la Modernité ont une confiance pythagoricienne dans les nombres. Les nombres doivent indiquer la trajectoire des sociétés et guider la politique économique. D’où la permanente querelle des nombres ou des chiffres entre les économistes, qui a gagné nos politiques. Passion pythagoricienne qui a envahi tout le champ des affaires humaines, de la politique, de la sociologie, et bien sûr de l’économie. Les économistes étant probablement ceux qui sont allés le plus loin, ne voyant de réel que ce qui peut être saisi dans des nombres. Hors les nombres il n’y aurait qu’illusions.

C’est là une inquiétude profonde qu’expriment les économistes depuis les débuts de l’économie politique, héritiers en cela de Hobbes : l’état de nature n’est que l’autre nom du chaos, et il n’est pas situé à la fin de l’histoire, mais au début de la réflexion. L’économie politique est une entreprise intellectuelle, théorique, pour nous protéger de l’effondrement qui en permanence nous menace. Il se pourrait que nous ne réunissions pas les conditions pour que l’économie se reproduise et donc pour que la société perdure. Le salut réside dans la croissance, voilà ce que pensent les économistes, et la réalisation de la croissance repose sur le respect de certaines conditions qui sont exprimées en chiffres ou en règles de proportions dans les dépenses de la richesse sociale en vue d’assurer l’accumulation du capital. Selon la représentation que les économistes se font de la réalité, l’existence de la société repose sur le stock de capital et sa reproduction, quoi que l’on mette derrière cette notion de capital, et j’ajoute, que cela vaut pour les économistes bien au-delà du cercle de l’école néoclassique ou standard. Si l’on appelle capitalisme le type d’économie qui repose sur la reproduction du capital, alors le capitalisme est pour les économistes la forme naturelle de la société. L’accumulation du capital n’est que l’autre nom de ce qu’on nomme croissance. Les théories économiques s’interrogent toutes sur les limites de l’accumulation du capital, donc sur les limites de la croissance.

C’est peut-être la théorie de Ricardo qui est la plus explicite sur ce point. Selon cette théorie, que je rappelle ici très succinctement, l’horizon de l’économie tient dans un taux, le taux de profit moyen de l’économie, qui est unique (puisqu’il y a péréquation des taux de profits), puisque les profits sont réinvestis dans le capital pour amorcer la période suivante de production. La croissance de l’économie, soit la croissance de la richesse par tête (= l’enrichissement), dépend de l’évolution du taux de profit moyen de l’économie. Ce taux de profit pour Ricardo mesure la plus ou moins grande difficulté à se procurer de la nourriture, donc à nourrir la population : plus il est élevé plus la nourriture est facile à se procurer et plus il est bas plus il est difficile pour la population de se nourrir (difficile ou facile signifient cher ou bon marché, donc les efforts à consacrer à la production agricole en unités de travail). Les profits que réalisent l’économie nationale selon un taux moyen dépendent en conséquence des conditions de la production agricole, et plus précisément encore du rendement de la terre marginale. Le taux de profit moyen de l’économie est commandé par le taux de profit agricole qui lui-même dépend des conditions de production sur la terre marginale. Ce sont donc les profits agricoles qui déterminent les profits dans toutes les autres activités : les activités agricoles expliquent le taux de profit moyen de l’ensemble de l’économie. Les lecteurs de Ricardo savent que c’est la rente qui joue le rôle central dans la péréquation des taux de profits : ceux-ci varient en fonction de la difficulté à produire sur les terres agricoles qui sont inégalement fertiles, et la rente – qui rémunère le propriétaire qui loue l’usage du pouvoir primitif de la terre (la fertilité de la parcelle en question) – égalise ou aligne le profit moyen sur celui de la terre marginale, qui elle, ne paie pas de rente. La rente est différentielle, et elle est déduite des variations des taux de profit. C’est la rente qui assure la péréquation des taux de profits dans l’économie, toujours par le bas, c’est-à-dire par rapport à la parcelle de terre la moins fertile : c’est ce que veut dire Ricardo lorsqu’il affirme que le taux de profit s’explique par la difficulté à se procurer des nourritures ou les biens nécessaires pour l’entretien de la force de travail que fournit l’agriculture. La productivité du travail sur la terre marginale est moindre que la productivité de la même quantité de travail dans l’industrie. Les profits dans toute l’économie, qui servent à former le capital pour la période économique suivante, dépendent ultimement de la quantité de travail nécessaire pour produire la nourriture des travailleurs sur la terre marginale. La baisse des taux de profit conduit l’économie à un état stationnaire, qui correspond à l’arrêt de la croissance, telle que l’entendent les économistes, c’est-à-dire à la stabilisation des grandeurs économiques par tête.

On voit que la problématique initiale de l’économie politique est la relation entre l’accumulation du capital et le taux de profit : pour Ad. Smith l’augmentation du capital employé devait mécaniquement entraîner une baisse du taux de profit, pour Ricardo cette baisse du taux de profit s’explique par la nécessité de mettre de nouvelles terres en culture qui sont de fertilité inférieure et nécéssitent des quantités croissantes de travail. Pour Smith l’extension des marchés, donc la multiplication des échanges, et l’approfondissement consécutif de la division du travail permettaient d’espérer la poursuite du progrès économique. Pour Ricardo l’état stationnaire, donc l’arrêt de la croissance, était inéluctable. On ne pouvait espérer que repousser temporairement l’avènement de cette issue, notamment par l’ouverture au commerce international qui constitue un substitut à l’immobilité des terres cultivables et à leur rareté. Il y a donc bien des limites à la croissance pour Ricardo. C’est la difficulté à se procurer de la nourriture, ou plus largement les biens nécessaires à l’entretien de la force de travail, qui constitue cette limite. Dit autrement, le développement du capitalisme industriel est freiné par le capitalisme agricole. Une part croissance du capital doit être consacrée à la production agricole au détriment de la production industrielle. L’investissement du capital dans la production agricole vient buter sur l’inégale fertilité des terres et sur la limite physique absolue des terres disponibles pour leur mise en culture. L’idée de « limite écologique » est bien présente, même s’il n’est pas question d’empreinte écologique ni de pollutions, etc.

La démarche de l’équipe réunie autour de Meadows n’est pas la même que celle de Ricardo, puisqu’ils construisent des scenarii sur la base d’extrapolations de données collectées et d’hypothèses. La question sous-jacente au Rapport est : que se passerait-il si la croissance économique se poursuivait, sous certaines hypothèses qu’ils font varier pour avoir différents scenarii ? Jusqu’où peut-on aller dans la poursuite de la croissance ? C’est finalement la même question que se pose Ricardo. Quel est le terme du processus de croissance (d’accumulation du capital) ? Rencontre-t-il des limites et de quelle nature sont ces limites ? Ces limites sont des contraintes, qui sont à la fois naturelles (la fertilité des terres chez Ricardo, l’épuisement des ressources et la limite de la capacité d’absorption des rejets polluants pour l’équipe de Meadows) et techniques (la reproduction et accumulation du capital pour Ricardo comme pour Meadows). Dans l’esprit, ce Rapport n’était en rien novateur, il n’était que le prolongement du questionnement inquiet des économistes quant à l’enrichissement et au chaos qui nous guette : dans un « esprit » tout à fait ricardien, les rapporteurs écrivent d’ailleurs que « la population ne peut croître sans nourriture, la production de nourriture augmente par la croissance du capital, davantage de capital nécessite des ressources, les ressources exploitées deviennent des polluants, la pollution interfère avec la croissance tant de la population que de la nourriture. » (Limits to Growth, p. 89). Il n’est pas jusqu’au chapitre IV sur les effets du progrès technique sur les limites à la croissance qui ne puisse être considéré comme ricardien dans l’esprit, si l’on pense à l’ajout du chapitre « Des machines » à la deuxième édition des Principes de Ricardo, comme solution éventuelle à l’arrêt de la croissance : la limite fondamentale à la croissance pour l’équipe de Meadows, c’est finalement qu’au fur et à mesure que la population mondiale croît et qu’apparaissent des rationnements de la nourriture, une partie croissante du capital est détournée de l’investissement dans l’industrie au profit de l’agriculture, faisant diminuer le produit manufacturé par tête : or, comme pour Ricardo, c’est ce produit manufacturé par tête qui constitue la source de l’enrichissement, alors que la nourriture ne fait qu’entretenir la force de travail. Ce rapport repose sur les aprioris de la pensée économique depuis ses origines. C’est la raison pour laquelle il a d’ailleurs été reçu par les économistes de manière critique, et qu’ils se sont acharnés à en dénoncer les hypothèses et la méthodologie, comme ils le font pour toute modélisation économique. La critique majeure a été un procès en malthusianisme, si je puis dire : Malthus qui a fourni à Ricardo sa théorie de la rente différentielle, dans son Essai sur le principe de population, fait l’hypothèse de taux de croissance de la population et de la production des moyens de subsistance qui restent fixes dans le temps, sans tenir compte de l’adaptation des économies à ces évolutions, notamment du progrès technique. La pression démographique sur l’économie et l’environnement conduit à l’adaptation des techniques de production et des modes de consommation, comme cela a été très bien montré dans les travaux d’Esther Boserup (Évolution agraire et pression démographique, trad. fr. 1970 [1965], Paris, Flammarion). Autrement dit, la familiarité du Rapport avec les modèles standards en économie et avec les sources intellectuelles du questionnement des économistes a totalement occulté l’alarme qui était tirée. Les économistes ont ouvert la boîte à outils de cette modélisation, ils en ont montré les insuffisances, et en conséquence ils en ont rejeté les conclusions comme étant mal fondées et invraisemblables. Les rapporteurs se sont placés sur le terrain des modèles de croissance et de la pensée classique, jusque dans la solution qu’ils proposent et nomment « état d’équilibre » qui n’est autre qu’un état stationnaire. Le Rapport a logiquement été lu comme cela et a reçu les mêmes critiques que les théories de Malthus[1] et Ricardo.

 

La terre, la nature et les ressources dans le Rapport Meadows : où sont les communs ?

La lecture du Rapport cinquante ans après ne laisse pas de nous surprendre quant aux représentations de la terre et de la nature qu’il charrie. La terre n’apparaît que comme un stock de ressources disponibles en quantités limitées et comme un centre de stockage de nos rejets polluants, agricoles et industriels. Le terme de nature est absent ou pratiquement, en tout cas elle n’apparaît que comme un synonyme de la terre, c’est-à-dire comme un stock dont l’exploitation doit nous fournir des services productifs. L’épuisement des ressources non renouvelables y est abordé comme un problème d’épuisement de réserves de capital, que des substituts synthétiques pourraient remplacer, toujours dans certaines limites. Il n’y a pas de substituabilité absolue entre les ressources naturelles et les ressources synthétiques, mais surtout, leur mise au point et production est consommatrice de capital, et au cours du processus de croissance et d’épuisement des ressources, détourne toujours plus de capital de son affectation à la production industrielle qui seule contribue à l’élévation des niveaux de vie. Là aussi, le Rapport est dans la continuité des travaux et de la conception que les économistes depuis le XIXe siècle se font de la terre et des ressources. Il s’agit de gérer de manière optimale un stock valorisé grâce à un apport croissant de capital. Ce qui pose un problème d’arbitrage dans l’affectation du capital entre différents usages alternatifs ou concurrents. Problème classique d’optimisation, dans la continuité des travaux de Jevons sur la question de l’épuisement du charbon, et de ceux de Hotelling. À mesure que l’on affecte davantage de capital à l’extraction de ressources et à la production de substituts, de moins en moins de capital est affecté à l’industrie et à l’augmentation du bien-être moyen de la population.

Il n’y a aucune réflexion sur les limites de l’appropriation de la terre, des terres arables et des ressources de manière générale. Rien non plus sur les enclosures. Les limites sont uniquement perçues en termes de contrainte physique et de capacités d’absorption des rejets polluants. Ces limites imposent des choix qui sont des arbitrages qui peuvent être déterminés par des calculs et orientés par des indicateurs. Ce qui revient à dire qu’il convient d’internaliser ces limites à nos choix et orientations de politiques : plutôt que de subir les conséquences éventuelles d’un dépassement des limites physiques à la croissance, il convient de nous fixer des limites par des politiques de limitation volontaire de la croissance, par une « transition » vers un état d’équilibre global, compris comme un état stationnaire. L’option retenue n’est donc pas le progrès technique, encore que celui-ci ne soit pas écarté, mais il est imprévisible, non programmable et coûteux. La solution est celle d’une technologie politique ou d’une ingénierie politique. La solution techno-politique pour opérer la transition vers l’état d’équilibre sans croissance est programmable, planifiable. C’est de la biopolitique au sens foucaldien. La population et la nature sont placées sous cette politique, dont elles deviennent des sujets.

Ce qui est frappant dans le Rapport, c’est que la notion de commun est totalement absente. C’est d’autant plus surprenant que les auteurs citent un article de Gareth Hardin de 1963, mais pas celui de 1968 paru dans Science. Comment ont-ils pu passer à côté ? Peu importe la conception des communs et de la tragédie des communs de Hardin, qui a fait l’objet de critiques justifiées de la part d’Ostrom, ce qui surprend c’est que cet article et cette notion soient totalement ignorés. S’ils ont lu l’article de 1968 d’Hardin, ils n’en ont rien retenu pour la rédaction du Rapport, parce qu’ils n’étaient pas en mesure de le recevoir, cela n’appartenait pas à leur jeu de langage. Cela traduit le fait que l’équipe de chercheurs réunis par les époux Meadows n’a pas rompu avec la conception économique de la terre et de la nature, comme stock, à la fois comme stock de ressources à exploiter et comme lieu de stockage de nos rejets polluants. Il faut choisir les limites de notre modèle de développement plutôt que d’avoir à subir les conséquences d’un dépassement des limites de la terre, certes. Mais la terre et la nature ne sont que des pourvoyeurs de ressources et de services pour vivre : c’est une conception purement instrumentale de la terre et de la nature. Et comme tout instrument, il s’agit de s’en servir, à bon escient. D’en tirer le bénéfice des utilisations que nous en faisons. Tout est affaire d’appropriation pour se rendre disponible ce qui est utile à l’amélioration de notre sort, sans réflexion sur l’inappropriable, qui passe par une définition du commun.

La terre et la nature subissent la croissance économique. Elles ne sont traitées que comme des objets passifs auxquels nous nous rapportons en vue de maximiser le bien-être général de la population : nous leurs faisons face, mais jamais n’est suggéré l’idée que nous sommes sur terre et englobé par la nature. L’économie ici est ce métabolisme avec la nature dont parle Marx pour la définir. Terre et nature n’ont d’autre signification que celle de constituer le fonds duquel nous tirons des services productifs en vue de nous enrichir. Ce sont des utilités, des fournisseurs d’utilité. Mais la capacité à fournir de l’utilité est limitée. C’est finalement le vieux concept de rareté qui sert le mieux à définir la terre et la nature. Elles se caractérisent par l’insuffisante capacité à fournir de l’utilité en vue de l’enrichissement. Encore une fois, à aucun moment du Rapport la terre n’apparaît comme notre habitat, comme un bien commun, ni même comme un don. À aucun moment non plus la nature n’apparaît pour sa beauté, précisément ce qui résiste le plus à la réduction utilitariste, puisque le beau ne sert aucune fin.

 

L’oubli du capitalisme et les insuffisances sur la notion de limite.

Limites physiques externes vs contradictions internes au mode de production capitaliste.

Un autre aspect surprenant du Rapport est l’absence totale de discussion de l’économie à l’origine de cette quête éperdue de croissance, ni de ses fondements éthico-politiques. L’économie n’est pas interrogée. Le terme de capitalisme n’est pas employé dans le livre. Le capitalisme est l’impensé du Rapport, ce qui surprend quand on pense à l’intensité et à la prégnance des débats autour de la critique marxiste du capitalisme à l’époque. Mais il est clair que l’économie sous-jacente à la société de croissance économique est une économie capitaliste. L’économie capitaliste est la forme naturelle de l’économie pour les auteurs, ils n’en envisagent pas d’autre. L’état d’équilibre global qu’ils envisagent dans la dernière partie, soit l’état stationnaire, est encore une économie capitaliste. L’état stationnaire pour Ricardo, comme pour Stuart-Mill (qui est cité), n’est pas la sortie du capitalisme, c’est l’état final du capitalisme. Rien n’est dit sur la durée de cet état stationnaire dans le Rapport : il semble simplement qu’il doive durer le temps que la terre et la population mondiale ait trouvé cet équilibre, permettant la régénération des capacités de la terre à nous fournir ce dont nous avons besoin pour repartir sur un chemin de croissance équilibré, en état d’équilibre avec ce que la nature peut nous fournir, et avec ce qu’elle peut absorber de nos polluants. Il n’y a donc ni bonne ni mauvaise économie pour les rapporteurs, il n’y a que l’économie capitaliste.

Si Ricardo avait clairement posé la question de la limite du processus d’accumulation et d’enrichissement, comprise comme une limite externe à ce processus, liée aux conditions naturelles dans lesquelles se fait l’accumulation, à savoir la rareté absolue des terres agricoles, Marx, injectant la dialectique hégélienne au sein même du processus d’accumulation capitaliste, fera quant à lui apparaître les limites internes à l’expansion capitalisme. Les limites sont ici comprises comme des contradictions internes aux rapports de production capitalistes. Contradictions entre l’accumulation du capital constant devant croître plus rapidement que le capital variable (=travail vivant qui seul ajoute de la valeur), pour en stimuler la productivité et faire face à l’interruption prématurée de la rotation du capital (la durée de vie morale du capital est raccourcie par rapport à la sa durée de vie physique, qui est le temps nécessaire à la réalisation de la part fixe du capital constant, soit à son amortissement), correspondant à une modification de la composition organique du capital, soit du rapport entre le capital constant et le capital variable, pour faire face à la concurrence. Ainsi, selon Marx, la logique même de l’accumulation capitaliste, qui repose sur la concurrence, conduit à une exploitation croissance du travail ou, dit autrement, à une augmentation du rapport entre le capital constant et le capital variable, alors que seul ce dernier engendre de la plus-value : la conséquence en est la baisse tendancielle du taux de profit (c’est la même variable, le taux de profit, qui chez Ricardo et Marx constitue l’horizon du capitalisme, mais il est expliqué différemment, ainsi que son évolution au cours de l’histoire). Il faut toujours plus de capital fixe pour une même quantité de capital variable afin d’en accroître la productivité et comme tous les capitalistes ne sont pas en mesure de faire face à ce coût d’investissement, une partie croissance des capitalistes disparaît pour rejoindre la classe prolétaire. Ces contradictions internes au capitalisme sont en fait les contradictions entre le capital et le travail dans le processus productif. La masse des prolétaires s’accroît face à des capitalistes de moins en moins nombreux, mais concentrant toujours plus de richesses (de capital), exacerbant les inégalités, politiquement insoutenables. Ces contradictions manifestes trouvent leur expression politique dans la lutte des classes, entre capitalistes et prolétaires, devant conduire à la rupture avec le système d’exploitation capitaliste du travail.

Dans le livre III du Capital intitulé Le procès d’ensemble de la production capitaliste, Marx analyse les crises du capitalisme comme « des solutions violentes et momentanées des contradictions existantes, de violentes éruptions qui rétablissent pour un instant l’équilibre rompu. » (1974, p. 262). Le processus est analysé comme suit : « La baisse relative du capital variable par rapport au capital constant, qui va de pair avec le développement des forces productives, stimule l’accroissement de la population ouvrière, tout en créant constamment une surpopulation artificielle. L’accumulation du capital, au point de vue de sa valeur, est ralentie par la baisse du taux de profit, qui hâte encore l’accumulation de la valeur d’usage, tandis que celle-ci, à son tour, accélère le cours de l’accumulation, quant à sa valeur. » (ibid.) Les contradictions internes à la production et croissance capitaliste sont ici patentes, entre le travail mort et le travail vivant, ou entre le capital constant et le capital variable, entre la valeur d’échange et la valeur d’usage, etc. Marx conclut ce passage en affirmant, que « la production capitaliste tend sans cesse à dépasser ses limites qui lui sont immanentes, mais elle n’y parvient qu’en employant des moyens, qui, de nouveau, et à une échelle plus importante, dressent devant elle de nouvelles barrières. » (id., p. 263). Les limites immanentes au capitalisme, qui sont des contradictions internes, le conduisent à rechercher des solutions en vue de les dépasser, qui ne font en fait qu’amener le capitalisme au-devant de nouveaux obstacles, mais qui se font sentir à une échelle supérieure de la production, fragilisant toujours davantage le mode de production capitaliste. L’accumulation du capital ou sa croissance est intenable et doit conduire à l’effondrement même du capitalisme sur ses propres bases. Est-ce que le capitalisme s’effondrera de lui-même du fait de ses contradictions internes, ou bien est-ce qu’il s’effondrera parce qu’il aura rencontré les limites physiques externes de la Terre ?

Le Rapport ignorant totalement la problématique du capitalisme, soit du régime de production qui est sous-jacent à la croissance, en ignore donc également les contradictions. Ce qui a pour effet que les rapporteurs sont totalement silencieux sur les inégalités de ce monde. Il n’y a pas une ligne sur les inégalités économiques internes aux sociétés capitalistes, mais il n’y non plus aucune mention des inégalités abyssales entre les pays riches et les pays pauvres. La situation de ce qu’on appelait alors le Tiers-Monde n’y est pas évoquée. Le défaut de questionnement sur le régime économique de la croissance conduit à l’aveuglement.

Limites externes vs finalité interne de l’économie.

Par ailleurs, les auteurs ont mis en exergue du cinquième chapitre une citation d’Aristote sans en donner la source, même pas le titre de l’ouvrage dont elle est tirée. Il s’agit du Livre VII, chapitre 4 de La Politique. Le texte cité porte sur la taille de l’État, y a-t-il une taille optimale de l’État ou de la Nation ? La seule chose qui semble intéresser les rapporteurs dans la citation, c’est l’idée de limite : il y a une grandeur limite pour l’État, « comme il y en a une aussi pour tout le reste, animaux, plantes, instruments » (1326a35, p. 485 de la trad. Tricot). La grandeur dont il est question ici c’est la taille de la population de cet État. La citation qui est faite est coupée. Elle commence par : « La plupart des hommes assurément s’imaginent que l’État heureux ne peut être qu’un grand État ; mais en admettant qu’ils soient dans le vrai, ils ignorent totalement ce en quoi consiste un grand ou petit État. » (1326a9, p. 483). Puis ils reprennent la citation deux pages plus loin : « Mais il existe en fait une certaine mesure de grandeur pour un État, comme il y en a une aussi pour tout le reste, animaux, plantes, instruments : aucun de ces êtres, s’il est trop petit ou d’une grandeur excessive, ne conservera sa capacité à remplir sa fonction, mais tantôt il aura entièrement perdu sa nature, et tantôt verra sa condition viciée. » (1326a35 – 1326a39, p. 485). La citation incomplète n’est absolument pas reprise par les rapporteurs, qu’elle soit écrite par Aristote ne semble pas les concerner, or, elle fait directement écho au tout début de La Politique, au Livre I, 1, lorsqu’Aristote discute et conteste l’opinion courante qui distingue l’économie de la politique par le nombre d’individus concernés. Cela appelle plusieurs remarques :

  • D’abord ce dont il s’agit ici c’est de l’État heureux, c’est-à-dire de la finalité de la politique, qui est de permettre aux citoyens de s’épanouir sous des lois justes, donc de vivre une bonne vie, d’être heureux. Paul Ricœur dirait qu’il s’agit de viser une vie bonne avec et pour les autres dans des institutions justes. Un État heureux c’est un État dans lequel il est donné aux citoyens de viser la vie bonne avec et pour les autres, donc dans une communauté où l’État est un Tout qui est plus que la somme d’individus juxtaposés, sous des institutions justes. Ce n’est donc en rien une question d’ordre démographique ou de dénombrement.
  • Le fait qu’un État ait une fin, indique qu’il a une limite. Tout ce qui a une fin a une limite, une limite naturelle, c’est-à-dire une limite qui est dans la nature de la chose ou de ces êtres dont parle Aristote à la fin de la citation. Que cette limite soit dans la nature de l’être qui est considéré (ici l’État, donc la politique), veut dire qu’il est donné dans l’essence de cet être. Il convient donc d’interroger cette essence, d’en donner la juste définition. Tout être a donc sa mesure propre : elle ne lui vient pas de l’extérieur, contrairement à ce qui est écrit dans le Rapport qui stipule que la croissance de l’économie a sa limite dans la surface limitée de la terre. Cette assertion traduit l’absence de réflexion sur l’être de l’économie, pour en trouver la limite, ce qui accompagne une recherche de la finalité de l’économie.
  • Si l’on dépasse la mesure, non pas une contrainte externe comme l’est la limite de la croissance à laquelle il est fait référence dans le Rapport, mais la mesure interne, propre à l’être considéré, alors il ne peut plus atteindre sa finalité, ou accomplir sa fonction, fonction qui est sa vertu : ce par quoi cet être atteint l’excellence dans son être, ici l’État heureux. Par défaut il perd sa nature, par excès il est vicié comme le dit Aristote. Soit, par défaut, lorsque l’État est trop petit, se réduisant à la communauté familiale – qui est la communauté naturelle la plus petite pour Aristote – l’homme politique en vient à se confond avec le despote ; soit, par excès, lorsque l’État devient trop grand et par là-même trop puissant, il devient un empire au service de la seule expansion et de l’accumulation de pouvoir et de domination.
  • Ce qui est passé sous silence dans la citation, c’est ce qui est écarté et mis entre parenthèses. L’État a une œuvre à accomplir, c’est-à-dire une vertu qui est de permettre à une vie humaine d’exceller dans l’action, et d’être de ce fait heureuse. Ce qui passe par une certaine mesure dans la Loi, qui est un bon ordre, qui est de l’ordre du bon. Un ordre bon a nécessairement une « juste limite », comme le suggère Aristote. Il faut entendre cette juste limite en plusieurs sens : d’abord, l’ordre bon est un ordre juste, et la justice est toujours dans un rapport à une limite, qui ne lui est pas extérieure mais dont elle est la recherche interne ; ensuite, cette juste limite s’inscrit dans une grandeur qui l’accueille ou dont elle fait partie, cette grandeur est ici le bien d’une vie qui cherche le bonheur.

Tout cela s’applique aussi à l’économie. Et c’est d’ailleurs l’objet du Livre I de La Politique, à laquelle le passage cité fait écho, qui est une recherche sur la nature de l’être qu’est l’économie, passant par la découverte de sa finalité interne, et donc de sa mesure propre et de sa juste limite. C’est cette recherche qui permet à Aristote de distinguer une bonne économie d’une mauvaise économie. Or, la mauvaise économie est précisément une économie de croissance, qui ne se réfère plus à sa limite propre et à la juste mesure qui est dans sa nature d’être économique, qui a perdu cette limite et qui est viciée, ne permettant plus à l’économie de remplir sa fonction, d’être juste et bonne pour la vie humaine.

L’état stationnaire ou l’état d’équilibre global est-il cette bonne économie ? La réponse est simple et négative. L’état stationnaire ne se comprend que comme l’aboutissement d’une économie de croissance, comme l’interruption du cycle de la croissance. C’est donc effectivement par épuisement des ressources de la croissance que l’on atteindra cet état stationnaire. C’en est le terme naturel, parce que c’est à l’extérieur que se situe cette limite contre laquelle la croissance vient buter. L’économie capitaliste de croissance, qui n’est autre que l’économie chrématistique faite système, s’entretient d’elle-même précisément au-delà de la juste mesure et de la limite propre à la bonne économie. C’est dire que l’on est déjà dans « la condition viciée » de l’économie. Que l’accumulation du capital s’interrompe – soit parce que l’on a dépassé les capacités de la terre à fournir le nécessaire et à absorber les polluants, soit parce que l’on aurait décidé de volontairement arrêter temporairement le processus pour en éviter les conséquences vicieuses –, ne nous fait pas revenir mécaniquement à la bonne économie, à sa limite propre ou à sa juste mesure.

L’équipe réunie autour des Meadows reste confiante dans la capacité à piloter l’économie et à la faire atterrir doucement vers cet état stationnaire. Ils considèrent donc l’économie comme un être technique qui se laisse piloter comme une machine. L’économie est vue comme un objet de maîtrise. Selon cette représentation l’économie n’est pas une dimension de notre condition humaine. C’est simplement un artifice qui pourvoit à nos besoins, une sorte de machinerie à laquelle nous faisons face, un instrument de médiation avec la terre pour satisfaire nos besoins illimités. Nous sommes dans un monde fini, nous avons des besoins infinis, nous nous rapportons à ce monde fini par l’économie. L’économie est une technologie médiatrice entre nos besoins et les ressources pour les satisfaire. Elle est entre nous et la nature ou la terre. Comme toute technologie nous pouvons en améliorer les performances, le rendement, et en changer. Ce que proposent les rapporteurs, c’est une amélioration des performances de notre économie capitaliste, notamment des performances énergétiques, en diminuant l’empreinte que nous laissons sur la terre (ce qui est d’ailleurs salué dans les rapports ultérieurs de 1992 et de 2004), et un ralentissement de cette machine pour éviter la surchauffe et surtout au-delà d’un certain point la pénurie de carburant alimentant la machine. C’est l’impression que laisse le modèle qu’ils ont construit pour définir les différents scenarii de trajectoire du monde. C’est une solution technocratique à l’échelle du monde. Ce rapport est l’expression de l’esprit de la calculabilité et planification de toutes choses caractéristique des Temps modernes. À aucun moment, le capitalisme n’est discuté et remis en cause.

Dans le Rapport, l’économie est une réalité qui nous est extérieure, c’est un être technique et la connaissance de cet objet technique, de son mode d’existence pour paraphraser Simondon, s’appelle la science économique. C’est une science de la régulation fonctionnelle de l’économie. La machine économique s’est emballée, il convient de la réguler pour qu’elle fonctionne en état d’équilibre global. La terre n’est que le « local » où cette économie est logée, entreposée. Elle n’appartient pas ou ne relève pas de notre condition humaine, c’est-à-dire de ce que font les humains, de ce qu’ils font en commun pour faire monde. L’économie n’y est pas le monde de la vie.

Sortir de l’économie politique et retrouver l’économie du monde de la vie.

Le Rapport Meadows de 1972 a fait grand bruit au moment de sa publication. Mais, s’il a d’abord impressionné par ses conclusions alarmistes, il a vite été repris par les débats théoriques internes à l’économie politique, qui ont discuté la pertinence de la méthodologie et les graphiques, extrapolations, et indicateurs chiffrés. L’économie politique étant une science de la mesure et de quantités, une science de la mise au point de mesures en vue d’orienter les politiques et choix collectifs, c’est bien entendu sur ces mesures chiffrées que les économistes se sont opposés. Cela a aussi eu pour effet de déplacer les débats de l’écologie sur le terrain de ces mesures. Pour gagner en crédibilité les discours de l’écologie se sont placés sur le terrain des mesures, des chiffrages et de la recherche d’indicateurs alternatifs. Cela est d’ailleurs salué par Meadows dans le dernier Rapport de 2004. Or, on ne sortira pas des querelles de chiffres qui sont aussi des querelles de méthode. Cela divertit les discussions académiques de l’essentiel : quel est « l’être » de l’économie, pour le formuler à la manière d’Aristote ? Quelle est la vertu propre à l’économie ? Ou encore quelle est l’œuvre à réaliser de l’économie ? Car, tout être – on dirait plutôt aujourd’hui tout étant, et l’économie est un étant – a une finalité, c’est ce que veut signifier la demande en direction de l’œuvre à réaliser.

Il est manifeste que la croissance ou l’accumulation du capital, ou encore l’enrichissement ne peuvent fournir la réponse à cette question, puisque la croissance, l’accumulation ou l’enrichissement n’ont pas de limite ou de mesure propre, ils se perdent dans le mauvais infini, alors même que la finalité donne la mesure propre de toute chose. La fin est toujours en même temps le terme. Or, puisque l’économie est une dimension de notre condition humaine, il faut que cette finalité corresponde à celle de la condition humaine. Cette fin, selon Aristote c’est le souverain bien ou la bonne vie. La finalité de l’économie est donc essentiellement liée à la vie, mais pas la simple vie ou juste le vivre, c’est-à-dire les seules fonctions vitales. Pour l’homme, la vie ce n’est pas seulement fonctionner, ce n’est pas réaliser des fonctionnements comme le pense Amartya Sen, ce n’est pas non plus produire, mais c’est un accomplissement par l’action. Je n’entre pas plus avant dans la philosophie de l’action (d’Aristote à Blondel et Arendt), mais j’indique seulement que l’action suppose un monde, ce qui n’est pas la même chose que la nature. Ce qu’on appelle monde ne se confond pas avec la Terre ou avec la nature, mais suppose la nature et notre condition terrestre. Les tentatives de relocalisation des activités économiques, de communautarisation de la vie économique autour de communs locaux à l’écart ou en marge de la marchandisation sans limite des rapports inter-individuels, peuvent probablement se réclamer de certaines dimensions de l’économie éthique d’Aristote, mais ne constituent pas des solutions à la hauteur du défi inouï qu’est aujourd’hui la menace pesant sur le commun de la Terre, du Ciel et des climats, ainsi que de la biosphère. Nous n’avons pas de science pour ce qui est un commun global. Nous avons des savoirs et des pratiques pour préserver des communs locaux, mais le commun global qu’est la Terre – pour désigner le Tout de ce qui permet à la vie en général et à la vie humaine de se déployer et de s’épanouir –, échappe à nos sciences sociales, à nos mesures et indicateurs. Et donc, nous ne savons pas « construire » une politique de la Terre, ou mieux, une économie politique de la Terre. Nous ne sommes tout simplement pas équipés intellectuellement pour relever ce défi. Il ne peut en conséquence être question de proposer une troisième voie, qui serait autre que l’économie domestique « naturelle » ou le capitalisme, avec sa variante planificatrice centralisée qui a malencontreusement été désignée comme socialisme, avec laquelle il est maintenant confondu. Il s’agit plutôt de retrouver sous les constructions conceptuelles et sous nos indicateurs et mesures d’économie politique, destinées à nous rendre comme « maîtres et possesseurs », ou plutôt aujourd’hui comme « maîtres et liquidateurs » de la nature, la vérité d’une économie à la mesure de l’homme et de sa nature terrestre. Cette économie n’est pas construite, elle n’est pas artificielle, mais elle est toujours déjà-là, et jamais perdue, mais cachée, recouverte, oubliée. Il s’agit donc de la rendre manifeste, à même cette économie capitaliste qui la masque.

Husserl a formé l’expression de « monde-de-la-vie », soit la Lebenswelt. Le monde de la vie, c’est le monde qui nous est donné d’avance, antérieurement à toutes nos constructions scientifiques et savoirs, c’est le monde, « le » monde qui nous est commun à tous. Au fond de notre expérience et sous-jacent à nos connaissances scientifiques, il y a quelque chose qui nous est commun, et qui permet de comprendre que nous puissions agir en commun, c’est ce monde de la vie. Ce monde de la vie est le monde vécu, ou encore le monde qui est éprouvé, à la différence du monde construit dans nos concepts par les sciences : les sciences procèdent par expérimentations, ce qui n’a rien à voir avec l’expérience que nous faisons du monde commun. Tout nous vient dans ce monde de la vie par don. Tout nous est donné. Mais dans le monde professionnel, dans le monde scientifiquement élaboré, dans la vie quotidienne guidés par le souci de s’adapter à un monde « piloter » par nos sciences et techniques, notre rapport au monde est totalement médié par nos connaissances, dont celles de l’économie politique, qui nous éloignent totalement de ce que nous éprouvons ou vivons du monde de la vie. Or, le fond de validation de tout ce que nous vivons, c’est le monde donné d’avance éprouvé dans nos vécus. Ce monde de la vie est aussi une économie. Dans l’économie du monde de la vie, nous éprouvons la vraie richesse comme donation d’un donné. Ce donné c’est le commun de l’épreuve du monde, qui, n’étant pas conceptuellement ni scientifiquement construit, est un monde naturel. Cette économie du monde commun de la vie est une écologie, une économie écologique.

Je ne peux pas développer ici ce qu’il faut entendre par là. Mais il me suffit de dire que dans l’économie du monde de la vie nous éprouvons la nature terrestre, avec son Ciel et la Terre, et les différents milieux avec les vivants, non seulement comme donnés – or, ce qui est donné est ce qui est le plus éloigné de ce qui est produit ou de ce que nous pouvons produire, donc le plus éloigné de la croissance et de ses mesures – mais aussi comme commun, ce qui appelle l’altérité des autres et le besoin d’autrui. Les mesures construites par la science économique et les sciences sociales en général, ainsi que par les sciences naturelles, ne prennent leur sens que dans le monde abstrait de nos constructions théoriques, mais pas dans le monde vécu et éprouvé en deçà de ces constructions. A chaque fois que nous ajoutons de nouveaux indicateurs, nous nous éloignons davantage de ce monde de la vie. Ces indicateurs, indices et autres mesures sont construits en vue de nous rendre précisément maîtres de ce qui nous échappe, à savoir notre condition humaine, notre condition naturelle et terrestre, notre condition de vivant, etc. Or, l’économie du monde de la vie, éprouvée dans le vécu sans la médiation des constructions théoriques et en particulier des quantifications et des mathématiques, est une économie non seulement vécue, mais également reçue, c’est une économie du don. Le don est hors de toute mesure, il est incommensurable à nos mesures théoriques, il est immense au sens propre de ce qui dépasse toutes les mesures. Il ne se laisse pas enfermer dans les mesures et indicateurs. La Terre avec sa nature nous sont données, nous ne savons pas réparer le don. Nous savons prendre, transformer, détruire, mais nous ne savons pas réparer le don. Cela nous échappe et échappe à toute science.

Retrouver cette vérité de l’économie du monde de la vie n’est pas fait pour nous aider à trouver une solution à un problème auquel nous faisons face. D’une part, (a) la catastrophe écologique, le dérèglement climatique, l’extinction des espèces, etc., ne constituent pas un problème au sens de ce qu’il faut résoudre par une technique (toute solution de problème est technique), mais constituent désormais la condition dans laquelle nous vivons : nous ne sommes pas face à un dérèglement climatique ou face à l’extinction des espèces, mais nous sommes dans le dérèglement climatique et dans cette histoire d’extinction des espèces et de perte de biodiversité. Nous ne sommes donc pas extérieurs à cette réalité, mais nous faisons partie de cette réalité, nous y vivons. Un problème est toujours quelque chose de construit face à nous : ne pas résoudre un problème ne nous empêche pas de vivre. La catastrophe écologique n’est pas un problème extérieur qu’il s’agirait de résoudre, mais c’est la nouvelle réalité dans laquelle nous devons vivre, et qui trouve dans notre manière de vivre collectivement (parce que la catastrophe en question s’explique en grande partie par ce que nous ne nous considérons que comme une collection d’individus juxtaposés menant des vies séparées, n’ayant aucun dessein commun) sa cause profonde. En retrouvant la vérité de l’économie du monde de la vie comme d’une économie du commun du monde éprouvé dans la vie, et qui pour cela met la vie en commun – ce que le capitalisme n’est pas totalement parvenu à détruire, et qui resurgit sous des formes fragiles en ce monde –, nous pouvons espérer faire reparaître le caractère manifeste du commun de ce monde et de la vie. Comme tel, cette redécouverte de l’économie du monde de la vie est un (second) manifeste communiste. À savoir être une source d’espérance. L’espérance n’est pas dans la construction et l’empilement de nouveaux indicateurs en vue d’orienter des choix politiques, fussent-ils cosmopolitiques. D’autre part, (b) une vérité, puisqu’il y va ici de la vérité du monde de la vie comme don du monde et de la vie, don de la vie dans un monde et don d’un monde à la vie, une vérité donc, n’est pas faite pour agir ou pour produire des effets. La vérité n’est pas du côté de l’effectivité. Mais une vérité, quelle qu’elle soit, est faite pour être entendue, pour être méditée. Il ne s’agit pas bien sûr d’opposer à l’hyper-activisme des sociétés contemporaines une attitude de retrait hors du monde ou une posture méditative, mais la vérité doit se diffuser et être entendue dans ce qu’elle dit. Ce qu’elle dit porte sur le don, comme fait d’une donation : le terre, le ciel, les milieux, les vivantes, nos semblables et l’altérité, nous n’en sommes pas les fabricants ou producteurs, nous ne les avons pas choisis. Nous n’avons pas choisi notre condition. Cela ne nous donne pas de droit d’appropriation de ce qui est là jusqu’à épuisement ou destruction, mais cela nous confie une responsabilité ou même un devoir – auquel le capitalisme et les discours de l’économie politique nous soustraient, fondant leur logique du discours sur l’individualisme propriétaire –, qui n’est pas simplement de conservation au sens où cela devrait rester intact, car nous devons toucher cela pour en faire usage, bon usage. La lucidité de l’usage c’est de na pas détruire, mais d’entretenir, car n’ayant pas de droit exclusif sur ce qui se trouve là à notre disposition, cela, ce qui est donné, ce qui arrive par don, doit conserver sa signification de donné en commun. Il faudrait trouver un mot pour exprimer que le donné n’est jamais exclusif, mais toujours commun, un peu comme les Grecs avaient un verbe pour dire l’agir en commun, to koinonein. La donation nous arrive peut-être toujours singulièrement, mais à un « je » qui est un autre parce qu’il est un « nous ». La vérité de l’économie du monde de la vie éveille en soi le nous sans lequel il n’y a pas de je. C’est là l’espérance que peuvent susciter ces retrouvailles avec l’économie du monde de la vie.

 

 

Références :

Aristote, (1995, [1962]). La Politique, trad. J. Tricot. Vrin, Paris

Boserup Esther, (1970 [1965]). Évolution agraire et pression démographique, trad. Métadier. Flammarion, Paris

Hardin Gareth, (1968). “The Tragedy of the Commons”, Science, Vol. 162, n°3859, pp. 1243-1248

Malthus Thomas R., (1992 [1803]). Essai sur le principe de population, trad. P. et G. Prevost, 2 vol. GF-Flammarion, Paris

Maréchal Jean-Paul, (1992). Préface in Malthus (1992 [1803]), p. 7-55.

Marx Karl, (1974 [1933]). Le Capital. Critique de l’économie politique. Livre Troisième : Le procès d’ensemble de la production capitaliste (Tome I), trad. C. Cohen-Solal et Gilbert Badia. Éditions sociales, Paris

Meadows Donella H., Meadows Denis, Randers Jörgen, Behrens William W., (1972). Limits to Growth. Universe Books, New York

Ricardo David, (1970 [1817]). Principes de l’économie politique et de l’impôt, trad. non renseignée. Calmann-Lévy, Paris

 

[1] Jean-Paul Maréchal dans sa préface à l’édition de l’Essai de Malthus chez GF-Flammarion en 2 volumes termine celle-ci en écrivant : « Mais si l’on pense, au contraire, que la substance de l’Essai réside dans l’avertissement que la Terre constitue un espace clos et un fonds borné, alors Malthus précède d’un siècle et demi le Club de Rome et ses courbes exponentielles. » (1992, p. 55).




Penser la science à l’heure de l’Anthropocène

Par Alexis Kraft (professeur agrégé au lycée français de Zurich)

 

 

 

Parler de science est, aujourd’hui, périlleux. On la voit à la fois farouchement attaquée et fermement défendue. Ses énoncés sont mis en doute, relativisés, décrédibilisés par les uns et sa méthode et ses résultats sont ardemment défendus par les autres. Qui donc a raison ? Faut-il trancher entre les sceptiques radicaux qui refusent d’admettre les conclusions des études scientifiques ou bien faire ce que toute raison humaine devrait faire : adhérer aux propositions de la science comme à ce qui, seul, échappe au doute ? Ou bien y a-t-il là une fausse alternative ? D’un côté, les premiers semblent aller trop loin en relativisant la vérité scientifique, invalidant sans analyse précise les développements de la médecine par exemple. De l’autre, les scientifiques nous livrent aujourd’hui un étonnant spectacle : tantôt dans leur rôle de chercheurs ils publient des études, tantôt dans celui de citoyens ils prennent position sur des sujets qui leur échappent autant qu’ils échappent à la méthode scientifique elle-même[1]. Pourtant, refuser de prendre position sur cette question, ou bien suspendre son jugement, c’est donner raison aux premiers. Il faut donc examiner le problème et se demander ce qui a bien pu se passer pour que la science – ou plus exactement la vérité scientifique – entre en crise[2]. Il faut dire que le contexte n’aide pas. Nous sortons, pour un temps au moins, d’une crise sanitaire d’ampleur et nous avons eu comme seuls moyens pour comprendre ce qui se passait les discours parfois contradictoires de certains scientifiques qui, ne sachant plus très bien ou s’arrêtait leur champ de compétence, se sont aventurés par moments dans les zones où la vérité n’est plus aussi claire et distincte, celles de l’éthique ou de la politique notamment ; première imprudence. Allons même encore plus loin : qu’il s’agisse de la crise sanitaire ou bien encore de la crise environnementale – qui fait davantage l’objet de cet article – la science se donne à voir sous deux fonctions : celle qui progresse, qui transforme et que l’on écoute parfois avec fascination et celle qui alerte, qui propose et qui semble pourtant prêcher dans le désert. On se sent sommés de faire un choix mais encore une fois qui doit-on croire ? Ceux qui annoncent pouvoir résoudre les problèmes climatiques par davantage de science, alors même qu’elle semble être la cause par son mariage largement consommé avec la technique des difficultés que l’on cherche à résoudre ? Ou bien ceux qui prennent le risque d’avertir nos sociétés de l’excès, du danger qu’il y a à vivre comme on le fait, alors même que les avantages que nous promet la technoscience n’ont jamais été aussi alléchants ? Car enfin, les preuves du succès de la science ne sont plus à faire ! Si nous accordons à la science ce privilège de nous dire la vérité, alors acceptons ses promesses avec la foi d’un transhumaniste ! Mais là se glisse peut-être un autre problème. Affirmer que la science énonce des vérités ne signifie pas pour autant qu’elle est seule à pouvoir le faire, ni qu’elle tient le seul discours pertinent pour comprendre le monde : deuxième imprudence. Tout d’abord parce qu’elle explique, et ne comprend donc pas, mais aussi parce que les théories qu’elle énonce peuvent et doivent être discutées. En un mot, parce que ses vérités ne sont pas absolues. Avons-nous, en disant cela, franchi la ligne à ne pas franchir ? Avons-nous donné raison aux sceptiques en reléguant la science au rang des opinions ? Assurément non. Clarifions notre propos : si deux voix discordantes se font entendre, c’est peut-être parce qu’il y a bien deux locuteurs différents. Nous distinguerons donc assez simplement d’une part la technoscience, c’est-à-dire la méthode destinée à l’élaboration de lois (science) et finalisée par la transformation du donné naturel au moyen de la technique (pratico-utilitaire), et d’autre part ce que, faute de mieux pour l’instant, nous appellerons la science. Nous tenons le mélange des discours pour responsable de cette confusion qui fait que nous ne savons plus à quelle science nous vouer. Une fois posée la distinction, il nous faudra d’abord comprendre ce qui caractérise la science moderne à son apparition et montrer par-là pourquoi elle nous apparaît définitive et indépassable. Mais il ne nous échappera pas qu’elle entre dans un nouvel âge que d’aucuns qualifient de nouvelle ère. L’Anthropocène amène la redoutable question des conditions de possibilité de la vie humaine telle que nous la connaissons. Que cette nouvelle ère conduise les scientifiques à exercer leur savoir différemment, voilà qui paraît assez sage. N’est-ce pas d’ailleurs au fond le message que le célèbre mathématicien Grothendieck nous laisse au seuil de ce XXIe siècle ? Mais justement, nous dira-t-on, cet homme aussi brillant fût-il a osé poser la question redoutable : « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? »[3]. Et bien nous répondrons qu’il a cessé de participer à la recherche scientifique sous le prisme de l’utilité pour continuer à penser comme mathématicien. Nous devrons donc analyser les critiques adressées à la technoscience pour montrer en quoi la questionner n’est pas refuser tout discours scientifique mais simplement faire ce que notre époque exige : penser la science. Ce faisant, non seulement nous échappons aux critiques d’antihumanisme souvent associées à cette démarche critique, mais nous montrons que l’absence de critique ruinerait les possibilités même d’exercice de la science. Reprenant Arendt, sans qui cette réflexion ne saurait être menée, nous postulerons enfin l’existence d’une autre science, d’une autre manière de faire de la science, qui mettrait la « mortalité de fait (de l’homme) au rang des conditions élémentaires qui rendent possible chacune de ses tentatives scientifiques »[4]. Une telle discussion n’est encore une fois pas neuve. La théologie médiévale, et particulièrement celle de Bonaventure, nous aidera à tracer les contours de cette science-là qui existe pleinement comme discours sur le monde mais pas comme seul discours. Réinscrire la science dans la pluralité des discours sur le monde sans pour autant nier sa vertu heuristique et son rôle dans la poursuite du vrai nous semble une des leçons bien utiles que nous a transmise la pensée médiévale.

Saint François d’Assise

  1. Où la science se sépare de la théologie.
  • La naissance de la science moderne : d’un étonnement à un autre.

            S’il est si difficile de proposer un discours critique sur l’action de la technoscience, ce n’est pas seulement parce qu’un tel discours heurte ce que l’on appelle l’humanisme, mais aussi parce qu’elle a produit des bienfaits que nous mesurons tous – du moins en Occident – quotidiennement. Qu’il s’agisse des prouesses de la médecine, de la facilité déconcertante des moyens de transports, ou bien encore des multiples objets qui nous entourent, tout semble louer non plus un Créateur transcendant mais plutôt la raison humaine capable de tant de merveilles. Là se trouve l’argument redoutable : critiquer cette science-là reviendrait à faire œuvre de mauvaise foi. Imaginez-vous revenir au temps d’avant la technoscience après avoir profité du confort qu’elle apporte à l’humanité. On voit l’argument : il consiste à lister tout ce qui, dans le monde moderne, apporte la preuve du succès de la science. Mais il cache un autre argument plus subtil : s’attaquer à la technoscience c’est aussi s’empêcher de découvrir, s’amputer de possibilités encore inconnues. On pourrait presque dire que ce sont là les arguments de la science moderne à sa naissance, en tout cas au moment où elle est pensée comme telle. C’est en effet en des termes proches que s’exprime Bacon dans La Nouvelle Atlantide dans laquelle il assigne à la technoscience – pensée ici de manière utopique – une finalité bien précise : « Notre fondation a pour fin de connaître les causes, et le mouvement secret des choses ; et de reculer les bornes de l’Empire humain en vue de réaliser toutes les choses possibles. »[5] Réaliser toutes les choses possibles par l’union de la technique et de la science, voilà qui résonne particulièrement à nos oreilles modernes. N’est-ce pas ce que prétend faire l’ingénierie la plus évoluée en promettant l’augmentation de nos capacités, de notre espérance de vie, et même de nos horizons qui ne se limiteraient plus à la Terre seule ? Évoquant la biologie, la chimie, la mécanique, l’optique et l’imagerie médicale, Bacon insiste toujours sur la nouveauté des outils comme des savoirs. La nouveauté dont il est question n’est pas simplement relative à ce qui est alors connu en Europe, il s’agit d’une nouveauté radicale, d’un saut dans l’inconnu des combinaisons possibles au sein d’une nature devenue presque entièrement artificielle. Les manipulations sur les végétaux et les animaux sont un bon exemple de ce que Bacon entend par nouveauté : « Nous avons aussi l’art de faire pousser des plantes par simples mixtures de terres, sans y mettre de semence, et nous parvenons ainsi à produire de nouvelles plantes, différentes des variétés communes, ou à changer certaines espèces en d’autres. » Il y a là une fascination dans le récit qui rappelle cette fascination toute contemporaine de nos chercheurs en biologie de synthèse qui, à en croire N. Bouleau, ont un goût avéré et immodéré pour « l’innovation combinatoire » : « Cette propension est impressionnante. Cela dépasse infiniment ce que la culture avait coutume d’appeler la libido sciendi, il s’agit d’une véritable addiction. »[6]

Deux choses sont remarquables dans le récit que fait Bacon de cette cité tout entière consacrée à la science et à la technique. La première est l’apparent paradoxe entre d’une part les résultats de cette nouvelle technoscience et les propos d’ordre éthique que l’on trouve quelques lignes plus loin. En effet, pour atteindre les résultats promis, c’est-à-dire produire « ce qui nous paraît bon et propre à guérir diverses maladies et à conserver la santé », il faut aller explorer des lieux encore inconnus au sein de la nature. Il faut aller plus loin que là où seul l’œil nu peut nous amener : « Nous avons même le moyen de voir des objets situés au loin, dans le ciel par exemple, ou dans des endroits éloignés, et de faire paraître les objets proches lointains, et les objets lointains proches : ainsi nous falsifions les distances. » Nous sommes familiers des télescopes et des microscopes, il n’y a rien là de très utopique pour nous aujourd’hui. Mais si l’on prête attention à la formule qui clôt cette citation, on peut toutefois être surpris. Que veut dire ici « falsifier les distances » ? En quoi sont-elles rendues fausses ? Il est évident qu’elles ne sont falsifiées que par rapport à notre œil qui, sans l’aide de la technique ne parviendrait pas à voir ce qu’il voit au moyen de l’instrument. C’est donc l’instrument qui falsifie. On pourrait dire aussi que ce qui est donné à voir n’est pas conforme à ce que nos sens seuls perçoivent. Autrement dit pour atteindre l’efficacité attendue, la technique couplée à la science, à la manière d’une cause instrumentale (conjointe, faudrait-il oser), se doit de s’éloigner du réel tel qu’il se donne à percevoir par les seuls sens. Le paradoxe apparaît quand, quelques lignes plus loin, Bacon écrit : « nous détestons toute tromperie et tout mensonge. » Ce précepte impose à « tous les confrères de présenter les choses telles quelles, sans adultération, sans leur prêter en rien une allure usurpée de prodige ». Alors de deux choses l’une : soit les instruments ne falsifient ni les distances ni les phénomènes, et les savants – qu’il faudrait presque appeler ingénieurs – peuvent ne pas mentir ; soit les phénomènes sont d’emblée falsifiés – ce qui semble être le cas – et alors les ingénieurs n’ont pas vraiment d’issue. A moins que l’injonction porte en réalité sur autre chose. C’est la seconde chose à remarquer dans le récit. Car finalement ce qui ne doit pas être présenté comme prodigieux, c’est le phénomène naturel. C’est d’ailleurs ce que l’on retrouve exprimé chez Descartes, le contemporain de Bacon, dans son Traité du monde et de la lumière :

Sachez donc, premièrement, que par la Nature je n’entends point ici quelque Déesse, ou quelque autre sorte de puissance imaginaire, mais que je me sers de ce mot pour signifier la Matière même en tant que je la considère avec toutes les qualités que je lui ai attribuées comprises toutes ensemble, et sous cette condition que Dieu continue de la conserver en la même façon qu’il l’a créée.[7]

Absolument rien ne doit apparaître comme prodigieux dans la nature. La nouvelle physique est nécessairement démystifiante. Voilà la première leçon. L’enjeu est de taille : il en va de l’émancipation de la théologie qui ne doit plus exercer sur la science sa domination, sans quoi les possibles seraient irrémédiablement réduits à peau de chagrin. Et pourtant le récit de Bacon fait étale de prodiges continuellement. Cependant, ce qui est prodigieux n’est plus à chercher dans la nature mais dans la technoscience elle-même. Le lecteur ne peut que s’émerveiller des tours et des bassins, des laboratoires et des espaces consacrés aux instruments les plus perfectionnés. Bacon détourne l’émerveillement aristotélicien : plus d’étonnement face au vivant dans sa composition comme le fait le Stagirite au début des Parties des animaux, mais une admiration nouvelle face aux pouvoirs de la technoscience.

  • A l’origine de la science moderne : le rapport de force avec la nature.

La deuxième grande leçon que l’on peut tirer de ce nouveau rapport à l’étonnement nous est transmise par Kant. Il faut à ce propos prendre le temps de relire la Préface de la Seconde édition de la Critique de la raison pure. On peut distinguer très schématiquement dans ce texte trois parties. La première analyse les raisons pour lesquelles les sciences que sont la logique, les mathématiques et la physique ont atteint un degré de stabilité et se sont effectivement constituées comme sciences. La deuxième montre pourquoi il n’en est pas allé de même pour la métaphysique et élabore une critique de cette discipline. La troisième enfin montre quels sont les enjeux pratiques d’une critique de la raison pure telle que la propose l’auteur. C’est essentiellement la première partie qui nous intéresse ici. Remarquons d’emblée que le propos de Kant n’est pas aussi lyrique que celui de Bacon. Ceci ne veut toutefois pas dire que l’émerveillement est absent du texte kantien, bien au contraire. L’auteur admire les prouesses des sciences logiques et mathématiques et ne tarde pas à décrire le changement de la physique opéré par Galilée, Torricelli ou Stahl en termes forts élogieux. D’où vient cet éloge ? Du fait, pour le dire synthétiquement, que la physique a suivi les mathématiques. Kant résume ainsi la trouvaille de Thalès : « pour savoir sûrement quoi que ce soit a priori il ne devait attribuer aux choses que ce qui résulterait nécessairement de ce que lui-même y avait mis, conformément à son concept. »[8] Il n’est pas trop difficile de comprendre cette démarche pour nos intelligences formées à la géométrie déductive. Nous apprenons précisément cela lorsque nous passons de l’observation des figures dans les premières années de collège à la formalisation des énoncés à partir d’axiomes ou de définitions. L’élève qui réalise ce passage des sens au concept réalise du même coup la puissance démonstrative des mathématiques et entre de ce fait dans l’apprentissage de cette science après la longue propédeutique des années qui ont précédées. Ceci est pour Kant le signe évident que les mathématiques ont avancé et continueront de le faire sur une voie sûre. Il ne reste qu’à appliquer cela à la physique. En dépit du changement d’objet – la physique porte sur les êtres sensibles et non plus sur les êtres de raisons comme les mathématiques – Kant fait l’éloge de ces savants qui ont fait entrer la physique dans cette ère nouvelle. Il est à noter que le passage en question débute par une référence à Bacon et ce qui est dit ici éclaire nous semble-t-il de manière évidente le propos de l’auteur de la Nouvelle Atlantide. Tout d’abord le propos reprend ce qui a été dit au sujet des mathématiques : les pionniers de la nouvelle physique « comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans et qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu’elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle. » Ces quelques lignes sont essentielles pour comprendre ce qui est advenu à la science moderne. Le point de départ est clair : la physique a pris la voie des mathématiques en partant à la recherche de lois immuables fondées non plus sur l’enquête minutieuse menée à partir des faits observés et conforme à la méthode inductive, mais bien plutôt sur la déduction pure à partir d’hypothèses formulées par la raison seule. Ce qui est premier dans cette physique naissante n’est plus le donné naturel en tant qu’il est puissance d’engendrement (phusis), mais la raison elle-même comme puissance de législation. Suivons encore la lettre de ce texte : il faut bien convenir que la raison ainsi posée change de place et devient, à l’instar du soleil pour Copernic, le centre du système de la connaissance. On pourrait dire qu’elle n’a en quelque sorte rien à apprendre de la nature. Plus exactement qu’elle ne trouve dans la phusis aucun savoir. La nature devient une simple occasion de découvrir son propre savoir. La raison s’en sert, elle en use comme d’un expériment. Pour le dire encore autrement, c’est à l’occasion d’expériences sur les objets de la physique que la raison développe une connaissance qui prend, par le fait même de cet éloignement de principe avec le phénomène physique, les contours d’une science sûre. C’est ici qu’il faut prêter attention aux analogies. Kant suggère deux comparaisons : l’une avec le maître et l’autre avec le juge (plus loin viendra celle du policier).

Il faut donc que la raison se présente à la nature tenant, d’une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordants entre eux l’autorité de lois, et de l’autre, l’expérimentation qu’elle a imaginée d’après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qui plaît au maître, mais, au contraire, comme un juge en fonctions qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose.[9]

Évitons d’abord le contre-sens qui consisterait à dire que le physicien pourrait faire abstraction de la nature. Il perdrait de ce fait son objet. La nature est certes présente mais dans un face-à-face bien différent : non plus celui du maître face à son élève mais plutôt celui de l’accusé face à son juge. Pourquoi rejeter d’emblée l’analogie avec l’écolier ? Deux raisons semblent pouvoir être avancées : la première porte sur la nature du savoir du maître et l’autre sur ce qu’un tel apprentissage implique du côté de l’écolier. Tout d’abord, le maître enseigne ce qui lui plaît, comme si la connaissance était le fait du désir et non pas de la raison. Il y a quelque chose de très indécis dans ce savoir qui vient apparemment du fait que la nature n’enseigne pas : à la rigueur, elle suggère. Ce n’est pas elle qui opère les liaisons entre les phénomènes ; et se mettre à son école, c’est tâtonner bien plus que savoir. Par suite, l’écolier à la merci d’un tel savoir croit apprendre mais ne progresse pas. Il se voit dépendre du maître de sorte que nulle autonomie dans le savoir n’est possible. Il faut donc rejeter cette analogie au motif, nous semble-t-il, qu’il y aurait là retour à la minorité et perte de cette autonomie dont l’auteur fait une finalité de toute philosophie pratique.[10] Il reste donc l’image du tribunal. La nature se voit forcer de répondre aux questions de ce « juge en fonctions » qu’est la raison. Nous proposons de garder de cette analogie deux éléments : d’une part l’éloignement du juge et d’autre part la contrainte subie par l’accusée. Au tribunal, bien plus encore que dans la relation de maître à l’élève, la distance se donne à voir. La nature ne revêt plus la robe du savoir mais porte les vêtements de l’accusé. C’est la raison qui trône revêtue des signes du pouvoir. De même que le juge se doit d’être à distance, surélevé au-dessus de l’accusé pour symboliser la contrainte et le pouvoir qu’il a de le condamner, la raison se pense distante du phénomène naturel, plus haute que lui puisque seule capable de modifier son état en en comprenant les lois. Le juge ne poursuit pas un but théorique en interrogeant mais celui, pratique s’il en est, de rendre la justice par l’imposition d’un châtiment. Si l’on suit donc cette analogie, la science progresse à mesure qu’elle interroge la nature non pas dans le but de la connaître mais de la transformer. On doit donc pouvoir évaluer la science à partir de ses résultats, ce qui est précisément le sens de la première phrase de la Préface : « Si dans le travail que l’on fait sur des connaissances qui sont du domaine propre de la raison, on suit ou non la voie sûre d’une science, c’est ce qu’on peut juger bientôt d’après le résultat. »

  • Un nouveau rapport à la vérité : de la theôria à l’efficacité.

Le lien entre la science et la théorie, ou les théories, est pour nous une évidence. On parle d’ailleurs de « théories scientifiques » comme d’autant de produits de la science. Il faut donc faire un petit détour par le sens de ce terme. Le concept de théorie nous vient des penseurs de l’Antiquité grecque pour qui la theôria évoquait un certain regard, la contemplation d’un ordre, plus précisément celui du cosmos. Cette contemplation n’était pas séparée de la pratique, au contraire, de sorte que l’on peut définir la théorie comme un certain regard de l’intelligence conduisant à une pratique imitant ce qui est contemplé. Ne nous trompons pas ici sur le sens du terme « pratique » : il s’agit pour les philosophes Grecs, du domaine de l’action humaine, de l’activité par laquelle l’homme s’humanise : l’éthique et la politique.

Le sens commun est souvent méfiant face à la théorie et nous exprimons cette méfiance par ce proverbe souvent répété : « C’est vrai en théorie mais ça ne l’est pas en pratique ». Nous sommes soupçonneux face aux théories soient au motif qu’elles paraissent se contredire soit encore qu’elles ne produisent pas suffisamment d’effets dans la réalité. Nous voulons des théories qui soient efficaces, et notre éloignement de l’Antiquité grecque se mesure aussi à cela : nous semblons n’avoir que faire d’un savoir qui se veut contemplatif. Deux choses nous séparent donc des Anciens sur ce point : nous avons construit nos théories sans nous appuyer sur l’idée presque religieuse d’un ordre cosmique et nous nous méfions de tout discours qui pourrait nous y ramener. D’où vient alors notre fascination pour les théories scientifiques ? Probablement du fait qu’elles n’ont pas grand-chose à voir avec cette theôria grecque mais qu’elles nous placent comme transformateurs du réel plutôt que contemplatifs d’un monde auquel nous appartenons. Essayons de cerner chez ceux qui inaugurent la science moderne le sens qu’ils donnent à ce concept-là. C’est bien en fonction de ce nouveau sens que nous apparaîtra alors le véritable but de la science moderne.

Dès la Lettre préface aux Principes de la philosophie, Descartes note sa volonté de s’éloigner des théories anciennes et particulièrement de celles d’Aristote, au motif qu’elles ne peuvent plus s’appuyer sur des fondements solides. Il s’agit de fonder une nouvelle science, qui trouve son appui dans l’évidence, c’est-à-dire dans la clarté et la distinction avec laquelle la raison saisit une proposition. La méthode est intuitive puis déductive et ne s’apparente plus à cette quête aristotélicienne qui partait des effets pour remonter aux causes avec le souci du sensible qui caractérise le Stagirite.  Une fois encore, l’exigence de mathématiser la science est cruciale. Les fondements étant posés, la nouvelle physique se chargera de supporter les autres sciences que Descartes se propose de rebâtir : la mécanique, la médecine et la morale. C’est donc parce que la science antique dépendait trop de son objet et ne fondait pas assez son propos sur la puissance de l’intuition et de la déduction qu’elle n’a su produire ni physique solide (elle s’est même révélée comme un obstacle dans l’élaboration du modèle copernicien) ni médecine efficace. Pour ce qui est de la morale, il convient d’en discuter plus loin. Cet argument selon lequel la théorie digne de ce nom se doit d’être efficace se retrouve dans le texte que Kant écrit pour invalider le proverbe que nous citions au début de ce paragraphe : « C’est vrai en théorie mais non en pratique ». Pourquoi est-il irrecevable ? Justement parce qu’il néglige le fait que la pratique n’est rien d’autre que l’accomplissement de la théorie. Kant prend l’exemple suivant : celui d’un artilleur. Qu’est-ce au fond qu’un bon artilleur ? N’est-ce pas celui qui parvient à atteindre la cible qu’il vise et à causer les dommages qu’attend son général ? A l’évidence il n’est point besoin qu’il connaisse pour ce faire les lois de la gravitation exprimées dans les équations de Newton, ni celles des forces de frottement qui vont s’exercer. Il faudrait étudier longtemps la physique et la météorologie avant de pouvoir participer à la bataille, ce qui semble absurde. L’artilleur se forme autrement : il pratique. Il apprend l’efficacité à l’école de la pratique bien plus qu’en apprenant des théories. Mais, dit Kant, il y a là une incohérence. En effet, si l’artilleur échoue dans son tir c’est justement qu’il ne possède pas encore le contenu théorique. Pour le dire en termes kantiens, il faudrait même tenir que la pratique est la véritable théorie au sens de la théorie complète. Ceci paraît convainquant et difficile à réfuter. Nous avons en effet plutôt tendance à valider une théorie par sa capacité à agir sur la réalité dont elle parle. Remarquons toutefois dans cet exemple le glissement de sens : nous ne parlons pas de pratique dans le même sens lorsque nous comparons Kant et Aristote. Les Grecs avaient en vue la praxis, l’activité humanisante de l’éthique-politique. Kant ici s’intéresse à la capacité qu’a l’entendement de produire les lois qui nous permettent de transformer le réel. Bien sûr, l’auteur de Théorie et pratique est au fait de la distinction qu’il formalise lui-même entre la raison qui légalise (théorie de l’entendement) et la raison qui légifère (théorie de la raison). Mais justement, ce point nous paraît fondamental, il sépare nettement les deux rôles au point que la théorie scientifique ne se mesure plus à sa capacité de faire agir politiquement ou éthiquement l’homme mais plutôt à sa capacité à agir sur l’objet physique, à le transformer. Et il ne peut en être autrement si l’on veut que la science reste science. Ce faisant, la science renonce à être théorie pure et peut tout à fait devenir la technoscience que nous connaissons. C’est d’ailleurs ce que montre bien Husserl dans la Crise des sciences européennes : sa critique porte justement sur le fait que la science a pris pour finalité des intérêts techniques perdant ainsi de vue la theôria qui, sans cesser de guider l’action humaine, n’en demeure pas moins contemplation.

Le problème de la contemplation est qu’elle nous place apparemment dans un champ que nous, Modernes, souhaitons voir bien séparé de celui de la science : celui du religieux. C’est d’ailleurs le sens de la démarche kantienne : cartographier la raison pour en montrer les limites de telle sorte que la science, la métaphysique et par suite la religion cessent de pénétrer dans le territoire de l’une ou de l’autre, semant au passage la plus grande confusion. Il y a bien là un changement dont la modernité naissante est parfaitement consciente. La question que nous posons est celle de savoir si une telle démarche est toujours pertinente à l’ère de l’Anthropocène.

Il est important pour conclure de remarquer les conséquences contemporaines des thèses que nous avons abordées. Il semble pertinent, à partir de cette opposition entre la technoscience et la theôria, chargée d’une signification religieuse, de revenir sur quelques passages d’un des mathématiciens les plus importants du siècle précédent, Bertrand Russell. Dans un texte fameux intitulé The Scientific Outlook, on lit ceci :

Nous pouvons chercher la connaissance d’un objet parce que nous aimons l’objet ou parce que nous souhaitons avoir du pouvoir sur lui. La première impulsion conduit au genre de connaissance qui est contemplatif, la deuxième au genre qui est pratique. Dans l’évolution de la science l’impulsion qui vise le pouvoir l’a emporté de plus en plus sur l’impulsion qui cherche l’amour. L’impulsion qui vise le pouvoir est incarnée dans l’industrialisme et dans la technique gouvernementale. Elle est incarnée également dans les philosophies connues sous les noms de pragmatisme et d’instrumentalisme. Chacune de ces philosophies soutient, au sens large, que nos croyances concernant un objet quelconque sont vraies dans la mesure où elles nous rendent capables de le manipuler de façon avantageuse pour nous-mêmes. C’est ce que l’on peut appeler une conception gouvernementale de la vérité. De la vérité ainsi conçue, la science nous offre une quantité importante ; effectivement il ne semble pas y avoir de limite à ses triomphes possibles. À l’homme qui désire changer son environnement la science offre des outils d’une puissance étonnante, et si la connaissance consiste dans le pouvoir de produire des changements que l’on a en vue, alors la science nous procure la connaissance en abondance.[11]

Ce texte vient préciser un point que nous avons pour l’instant laissé de côté : celui du rapport qu’entretiennent science et technoscience relativement à la vérité. S’il est vrai qu’une science est une connaissance vraie, il est crucial de définir le vrai. Or c’est ici que la comparaison entre Anciens et Modernes prend son sens. Si le but assigné à la science physique était pour les Grecs et jusqu’au Moyen-Âge de « sauver les phénomènes » pour reprendre l’expression fameuse de la pensée platonicienne, il n’en va plus de même au seuil de la modernité. Il s’agit plutôt de définir les lois non plus dans une posture contemplative – qui confine un peu trop à la compréhension – mais dans une volonté d’agir par la maîtrise des éléments[12] qui correspond bien à la démarche explicative. Si l’explication est la bonne, alors elle doit pouvoir permettre maîtrise et prédiction. Remarquons alors que seule la science a été capable d’atteindre cet objectif avec éclat. C’est donc à elle que revient le droit de se dire vraie. De là à penser qu’elle est la seule à pouvoir se qualifier ainsi, il n’y a qu’un pas… que nous ne franchirons pas. Car s’il est une chose que la crise environnementale nous apprend, c’est que la technoscience n’est plus en mesure de maîtriser les conséquences des actions qu’elle permet, sauf si elle retrouve un certain contact avec le réel, si elle décide de s’en rapprocher (contrairement à ce que nous disait Bacon), de se remettre à son école (contrairement à ce que nous disait Kant), de le voir avec un regard plus contemplatif (contrairement à ce que Descartes nous disait dans son Traité du monde et de la lumière). Nous proposons donc de retenir, au terme de ce premier point, le constat que Russell exprime dans son texte : « Graduellement, cependant, l’aspect de la science comme connaissance est repoussé à l’arrière-plan par l’aspect de la science comme pouvoir de manipuler la nature »[13]. La conséquence qu’il pointe plus loin dans son ouvrage est à relever aussi : « Par conséquent, c’est seulement dans la mesure où nous renonçons au monde en tant qu’amoureux de lui que nous pouvons le conquérir comme ses techniciens. Mais cette division dans l’âme est fatale à ce qu’il y a de meilleur en l’homme »[14]. Il nous reste donc, après avoir élaboré les critiques que la période que nous traversons nous donne à penser, à rétablir la fonction et la valeur d’une science véritable pour notre temps.

 

  1. Éléments de critique.

2.1. La contradiction du scientisme et la nécessité de repenser la science.

La technoscience est donc devenue notre monde. Tout d’abord parce que nous sommes environnés de ses productions et que la technologie polarise une part importante de nos activités ; ensuite et surtout parce que notre regard sur le monde est devenu technoscientifique. Lire le monde par le prisme du calcul, de la raison instrumentale, est désormais pour nous monnaie courante. Raisonner sur les éléments naturels en termes de ressources, sur les humains au travail en termes similaires ne choque plus, du moins plus assez pour faire prendre conscience qu’il y a là un réductionnisme à l’œuvre. Mais ceci n’est pas le point le plus saillant. S’installe désormais dans les discussions une attitude révélatrice d’un rapport au monde marqué par ce qu’il convient d’appeler le scientisme. En bref on pourrait situer le propos à partir de deux prémisses. 1. Nous avons besoin de propositions vraies (la vérité étant comprise comme vérité pratique au sens moderne) pour lutter contre l’obscurantisme et transformer efficacement le monde. 2. Seule la science (technoscience) est capable d’atteindre cette vérité ; elle seule possède la capacité de dire le vrai et, par son lien étroit à la technique, de rendre efficaces les propositions. De ces deux prémisses on tire aisément la conclusion suivante : la technoscience porte les promesses de résolution des problèmes qui touchent notre temps (et qui toucheront les temps suivants). Prenons quelques instants pour montrer logiquement l’invalidité d’un tel raisonnement. Tout d’abord, affirmer que seule la technoscience est capable de déterminer ce qui est vrai implique que la méthode scientifique est suffisante pour cela. Mais la proposition elle-même : « seul ce qui peut être démontrer scientifiquement est vrai » ne peut être démontrée scientifiquement. Il y a là un cercle logique qui suffit à invalider la prémisse. Nous pouvons également analyser non plus la proposition mais l’attitude de confiance qu’elle suppose. Russell, dans un texte célèbre qui oppose la science et la religion écrit ceci :

Un credo religieux diffère d’une théorie scientifique en ce qu’il prétend exprimer la vérité éternelle et absolument certaine, tandis que la science garde un caractère provisoire : elle s’attend à ce que des modifications de ses théories actuelles deviennent tôt ou tard nécessaires, et se rend compte que sa méthode est logiquement incapable d’arriver à une démonstration complète et définitive.[15]

L’objet de la critique est le suivant : la religion prétend atteindre un degré de vérité tel que nulle réfutation ne peut être entreprise. Voilà ce qu’il faut entendre ici par vérité absolue : une proposition admise, tenue pour vraie, de manière immuable et par conséquent irréfutable. La science, nous dit l’auteur, ne peut pas tenir un tel propos puisque par définition, elle procède par conjectures et réfutations, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Popper. Si les énoncés de la science peuvent – et même doivent – être discutés, remis en question et, le cas échéant, remplacés on peut dire en toute logique que la vérité atteinte n’est que provisoire. Cependant prêtons attention à l’opinion qui prévaut depuis quelques décennies sur la place publique et que dénonçait déjà Grothendieck dans un article de 1971. L’objet de son texte est de montrer la forme que revêt le scientisme et les risques qu’il fait peser sur notre civilisation. Pour décrire cette idéologie scientiste, il énonce six mythes qui viennent appuyer le discours scientiste pour en faire une nouvelle église universelle comme le propose le titre de cet article. Regardons un peu plus en détail ce premier mythe :

Seule la connaissance scientifique est une connaissance véritable et réelle, c’est-à-dire, seul ce qui peut être exprimé quantitativement ou être formalisé, ou être répété à volonté sous des conditions de laboratoire, peut être le contenu d’une connaissance véritable. La connaissance « véritable » ou « réelle », parfois aussi appelée connaissance « objective », peut être définie comme une connaissance universelle, valable en tout temps, tout lieu, et pour tous, au-delà des sociétés et des formes de cultures particulières.[16]

Nous n’avons pas de peine à admettre cela : seule la connaissance scientifique – comprise comme le résultat d’études quantitatives et fondées sur des analyses mathématiques – peut mériter le statut de connaissance. Ce-faisant, nous installons la science dans une place qui est dévolue à la religion si l’on en croit le propos de Russell. L’attitude de confiance en ce discours que décrit Grothendieck n’est rien d’autre que le credo religieux opposé à la démarche scientifique d’après Russell. Ce n’est donc pas simplement logiquement mais aussi pratiquement que le scientiste se contredit. Une telle contradiction implique donc de penser à nouveaux frais la science, sa nature, sa fonction et sa valeur. Commençons donc par cerner l’autre erreur incluse dans le premier mythe du scientisme posé par Grothendieck.

  • Ce que savoir scientifiquement veut dire.

Si l’on reprend la formulation du premier axiome scientisme, on trouve en substance ceci : seul ce qui peut être exprimé quantitativement peut être qualifié de connaissance véritable. Il y a là un point qu’il faut examiner plus attentivement. Une telle affirmation est dans la droite ligne des premiers penseurs de la science moderne. En effet parler de quantité implique qu’il y ait mesure ce de cette quantité. Comment alors mesurer le réel, ou pour faire plus simple, disons, la nature ? Première étape : la réduire à de la matière. C’est l’équivalence cartésienne : la nature n’est rien d’autre que la matière. Comme telle, elle peut être soumise à une mesure. Elle ne se traduit d’ailleurs que dans ce langage de la mesure que sont, en partie, les mathématiques. Ceci rejoint la fameuse phrase de Galilée : « le grand livre de la nature est écrit en langage mathématique ». Il y a donc au seuil de la rupture moderne avec la science classique héritée d’Aristote cette préférence accordée à la quantité sur la qualité. Il n’est alors pas étonnant que Kant fasse des mathématiques le modèle sur lequel les autres sciences doivent se former, comme on l’a vu dans le texte de la Seconde Préface de la Critique de la raison pure. Lorsqu’il analyse un peu plus en détail cette posture intellectuelle, Grothendieck tire un autre postulat, un autre mythe du scientisme, du précédent. Dans l’article précité, il écrit :

La conception « mécaniste », « formaliste » ou « analytique » de la nature est le rêve de la science (…) En dernière analyse, toute la réalité, comprenant l’expérience et les relations humaines, les événements et les forces sociales et politiques, est exprimable en langage mathématique en termes de systèmes de particules élémentaires, et sera effectivement exprimée ainsi dès que la science sera assez avancée. A la limite, le monde n’est qu’une structure particulière au sein des mathématiques.[17]

            Nous pouvons lire dans ce que décrit le prolongement de l’idée galiléenne poussée dans une plus grande complexité mais toujours dans cette tradition d’interprétation quantitative du réel. Prenons alors cette thèse au sérieux et voyons ce que les mathématiques ont à apprendre aux sciences qui les ont choisies pour modèle. Il ne s’agit pas ici d’exposer les problèmes complexes abordés par les mathématiciens du XXe siècle sur la question des fondements des mathématiques mais de partir de quelques conclusions issues de travaux qui détaillent ces points[18]. Repartons de l’idée principale que tout phénomène naturel peut être appréhendé de manière quantitative par les mathématiques couplées aux sciences physiques ou bien à celles du vivant selon l’objet naturel étudié. Il reste à montrer que les mathématiques sont non seulement fiables mais de surcroît complètes. Ainsi nous disposerons d’un langage parfaitement adéquat à la réalité qu’il veut décrire et expliquer. N. Bouleau montre dans son travail d’analyse que cette idée domine dans les mathématiques du XIXe et du début du XXe avec l’idée d’une clarification de la syntaxe mathématique. Ce projet culmine dans ce qu’il est convenu d’appeler le programme de Hilbert[19]. La conviction qui anime le mathématicien allemand réside dans le fait que tout problème mathématique peut recevoir une solution. L’enjeu de la clarification de la syntaxe mathématique culmine ici dans cette volonté de résoudre tout problème. Ce n’est pas sans raison qu’il est écrit sur l’épitaphe de sa tombe : « Nous devons savoir. Nous saurons. » Tout le problème est qu’une telle certitude résiste mal aux travaux qui suivront et qui seront publiés en 1931 par Gödel. Les profanes savent que ses travaux traitent d’indécidabilité, d’incomplétude, mais il est peu aisé de comprendre ce que cela implique. Il convient donc d’aller directement à la conclusion que tirent N. Bouleau et D. Bourg dans Science et prudence :

            Le système de l’arithmétique, pour autant qu’il dépasse les seules addition et soustraction, au fondement de toute science, est un système incomplet. Quelle que soit la clarté et la fermeté de ses axiomes, ils n’en permettent pas moins d’engendrer, suivant les règles rigoureuses qui sont celles de la discipline, des énoncés dont il est impossible de décider de la vérité ou de la fausseté. Le système est ainsi incomplet. Autrement dit, notre connaissance des entiers est et sera toujours limitée.[20]

            On pourrait dire qu’il y a un problème qui concerne uniquement les mathématiques et même plus particulièrement l’arithmétique. Mais il faut tout d’abord noter avec N. Bouleau que « depuis les années 1930, on a montré que de nombreux systèmes, autres que les théories mathématiques, sont assez complexes pour posséder ces propriétés d’incomplétude et d’indécidabilité. »[21] On pourrait enfin noter que les mathématiques en tant qu’elles permettent la mesure de toute la réalité réduite à de la seule matière informent toutes les sciences. Il apparaît donc évident que les sciences physiques mais aussi la biologie se voient engagées dans la voie d’un nouvel apprentissage : celui de l’humilité d’un savoir qui se sait limité. S’il est une leçon à retenir des développements mathématiques des années 1930 c’est bien celle d’un paradoxe : la science nous conduit à l’acceptation que nous ne savons ni ne saurons complètement ; et d’une proposition, qui résonne comme un écho lointain du haut Moyen-Âge : celle d’une docte ignorance.

  • La fonction de la science : perspective critique

Derrière l’idée que la science – comprise ici comme technoscience aidée par les mathématiques – est l’arme contre toute ignorance se cache en réalité une autre représentation véhiculée par le scientisme : l’idée que seule la technoscience peut répondre aux problèmes posés à l’humanité. La fonction de la science devient là encore religieuse : sauver l’humanité en proie à ce que la nature lui impose. Il semble d’ailleurs difficile d’attribuer une autre fonction à la science. En effet, pourquoi vouloir percer les secrets de la nature sinon pour améliorer la vie de l’homme ? Penser qu’il y a une autre fonction possible de la science ne risque-t-il pas de conduire à la fin d’un progrès de la civilisation considéré pour nombre de contemporains comme une évidence ? Il y a là pourtant ce que l’on pourrait, à la suite d’Habermas, appeler proprement une idéologie. Avant d’examiner en quoi consiste l’idéologie, il faut bien partir d’un constat qui vient réfuter le mantra du progrès. La technoscience peut bien évidemment améliorer la vie de l’homme sur Terre mais elle peut aussi conduire à la disparition des conditions d’habitabilité de la planète – comme nous le montre l’époque que nous traversons. Quoiqu’il en soit, elle suppose définie ce qu’est la vie bonne pour l’homme, une vie de bien-être assurée par ses soins. C’est précisément ici qu’elle tombe dans l’idéologie, étant incapable de fonder théoriquement la réponse qu’elle présuppose comme évidente. Elle prétend voir alors qu’elle est aveugle.

Réglons tout d’abord ce point. Comprendre la technoscience comme autoréférentielle suppose qu’on ne puisse pas justifier son apparition dans le monde des hommes. Or Jaspers montre bien qu’elle apparaît comme « volonté primitive de savoir, dont la science ne peut apporter de justification ». C’est qu’en fait « la science ne peut pas répondre à la question de sa propre signification ».[22] Nous reviendrons plus loin sur ce que peut signifier cette « volonté primitive de savoir », qui semble être la caractéristique propre du regard scientifique et qui pourtant prend une autre forme dès lors que l’on examine la technoscience.

Pour préciser ce point, partons de l’analyse que fait Marcuse de l’essor de la science moderne. On pourrait dire, pour résumer le propos dense de L’Homme unidimensionnel, que la rationalité moderne a élaboré un nouveau paradigme : celui de la domination. L’auteur se propose d’analyser comment cette nouvelle rationalité, après avoir réuni technique et science dans un même projet de domination de la nature, engendre des rapports sociaux eux-mêmes marqués par la domination.[23] Ce projet prend racine dans la méthode propre de la technoscience, nous dit l’auteur. Il nous fait alors remonter à la logique qui préside à la méthode scientifique moderne. Il oppose la logique « mathématique » à celle qu’il appelle « dialectique ».[24] Les deux formes de logiques s’opposent relativement à leur prise en compte de l’objet. La logique mathématique, poursuit Marcuse, élimine ce qu’il appelle la négativité de l’objet. Qu’est-ce à dire ? On pourrait éclairer le propos par deux compléments. Tout d’abord, cela semble assez simple à première vue, la logique mathématique simplifie le donné réel. En ce sens, un mathématicien comme Grothendieck souligne aussi ce caractère réducteur de toute démarche scientiste – comprenons ici de la réduction de tout discours épistémique à celui de la technoscience. Dans le fameux article déjà mentionné il liste les mythes caractéristiques du scientisme. Ce sont ces mythes (particulièrement le troisième intitulé : « la conception mécaniste, formaliste ou analytique de la nature est le rêve de la science ») qui « introduisent des simplifications énormes dans la complexité fluctuante des phénomènes naturels et de l’expérience humaine ». [25] En second lieu, la logique mathématique implique qu’il ne soit fait aucun cas des jugements que nous portons sur le réel. Il s’agit de le traiter comme s’il nous était étranger, comme si lui faisions face dans une extériorité radicale. Or c’est précisément sur ce point que la logique dialectique vient s’opposer à la logique mathématique. Il est pertinent à ce stade de citer un passage plus long dans lequel Marcuse indique une voie qu’il nous faudra bientôt explorer :

« La réalité donnée a sa logique propre et sa vérité propre ; pour les comprendre en tant que telles, pour les transcender, il faut une logique différente, une logique contradictoire. Elles appartiennent à des formes de pensée, qui dans leur structure même sont non-opérationnelles ; elles sont étrangères aux méthodes opérationnelles de la science et au même titre aux comportements opérationnels ; leur concrétude historique s’oppose à un mode de pensée où l’ordre de la quantité et des mathématiques devient la norme. La logique dialectique s’oppose à toute organisation administrative de la pensée ; elle s’oppose en même temps à tout empirisme « pur », à tout positivisme qui soutient un monde où règnent le mensonge et la domination ».[26]

Commençons par éclairer la fin du passage. On pourrait interpréter le propos en revenant à la notion de réalité. La technoscience fondée sur la logique mathématique déréalise l’objet en le simplifiant, en l’extériorisant. Mathématiser l’objet, c’est en fin de compte l’idéaliser. Mais il ne s’agit pas alors, pour la nouvelle science à fonder sur la logique dialectique, de revenir à un strict rapport sensible à l’objet. Il y aurait là une confusion car le réel ne se donne ni simplement comme objet pour les sens, ni simplement comme objet pour la raison : le réel est un hybride de rationnel et d’irrationnel au sens où il est saisi par la raison autant qu’il lui échappe. Si la technoscience est née d’une démarche dualiste (qui consiste en l’occurrence à penser la séparation entre le rationnel et le réel sensible), il semble donc pertinent de situer la logique dialectique non pas dans le monisme strict que serait un matérialisme positiviste mais dans ce que D. Bourg appelle un monisme réflexif.[27] Ces quelques lignes de Marcuse paraissent en même temps indiquer un passage, une volonté d’ouvrir une voie. Habermas, commentant le propos de l’auteur, le remarque immédiatement : « Marcuse a parfois la tentation de suivre cette idée d’une Science nouvelle en relation avec la Promesse d’une « résurrection de la nature déchue », cette dernière étant une idée que la mystique juive et protestante a rendue familière ».[28] Habermas y voit là un vœu pieux et en aucun cas un projet pertinent ; il relève d’ailleurs certains passages dans lesquels Marcuse ne semble plus aussi aventurier. Mais qui serait sûr de lui au moment de penser un nouveau paradigme ? Les arguments que retient Habermas peuvent s’énoncer ainsi : il n’y a pas de substitut plus humain que la science liée à la technique puisqu’il faudrait, pour que la proposition d’une nouvelle science puisse voir le jour, renoncer à la nature technicienne de l’agir humain. Prenons l’argument d’Habermas et voyons si, dans un temps où la science et la théologie se parlaient encore, il était possible de penser une science et une technique déliées de toute recherche de domination.

  1. Quelques propositions de résolution : Où la science renoue le dialogue avec la théologie.

Résumons notre propos : la science moderne place dès ses débuts l’étonnement non plus sur l’objet de la connaissance mais sur le sujet connaissant, ou plus exactement sur la raison humaine. Le statut accordé à la raison devient alors problématique : fuyant le caractère théorique du savoir qui ne saurait aller sans une perspective contemplative, la modernité naissante s’oriente vers une visée pratique de la connaissance qui se donne notamment à voir dans les conceptions de Russell et sa réflexion sur la vérité pratique atteinte par la science. Pour autant, l’usage du qualificatif « pratique » ne va pas sans poser problème puisqu’il est entendu sans lien avec les domaines du politique ou de la morale qui, pourtant, informent toute action humaine. La technoscience prend donc sa source dans une rationalité ni théorique ni pratique, au sens classique du terme. Notre époque semble nous inviter à un renouvellement de la pratique et la crise environnementale que nous traversons depuis déjà plusieurs décennies a mis en évidence cette exigence de responsabilité[29]. Il convient donc de réfléchir à une autre manière de penser la science qui s’inscrive dans une visée définitivement pratique, c’est-à-dire non séparée d’une réflexion morale et politique. Nous voudrions soutenir qu’une telle conception de la science ne pourrait se faire que si elle retrouve en même temps une portée théorique, au sens classique du terme.

            3.1. Un lointain écho médiéval : le débat entre Bonaventure et R. Bacon.

            Pourquoi revenir à une discussion vieille de sept siècles sur un sujet, qui plus est, où le progrès scientifique et technique a rendu obsolète bien des propositions ? Cet argument est souvent utilisé pour discréditer d’emblée tout recours à une étude des penseurs médiévaux. Pourtant les penseurs du XIIIe siècle que nous allons lire ici se placent justement à une croisée des chemins qui n’est pas si différente de celle qui se dessine devant nous. L’article de L. Solignac, sur lequel nous nous appuyons ici, souligne en quoi le débat entre nos deux auteurs montre « une différence d’approche qui ne distingue pas seulement Bonaventure et Roger Bacon[30], mais les tenants d’une conception de la nature plus qualitative à ceux qui accordent une importance grandissante à la quantité, et donc aux mathématiques, qui constituent « la porte et la clef » des sciences, pour Bacon. »[31] S’orienter aujourd’hui dans un nouveau paradigme qui serait plutôt celui d’une science qualitative suppose que l’on ait compris la teneur des arguments de Bonaventure hier.

            Le point de départ de l’article comme de notre réflexion est l’interrogation sur la connaissance de la nature. Est-elle possible ? Quelle forme prend-elle ? Quel usage permet-elle de la nature elle-même ? Pour ce qui est de sa possibilité, il ne fait aucun doute que nos deux auteurs tiennent une position similaire. La nature est comme un livre – l’expression n’est pas particulièrement galiléenne – dans lequel il est possible et éminemment désirable d’y lire l’œuvre de Dieu. Ce livre n’est pourtant pas d’une lecture aisée et ce en vertu des secrets qui l’émaillent. Toute la question porte donc sur la possibilité de déchiffrer ces secrets et sur la pertinence d’un tel projet. Le désaccord entre nos deux auteurs apparaît tout d’abord dans l’usage qu’ils font de la notion d’expérience. L. Solignac explique que « Bacon a étendu la notion d’expérience, si prégnante dans la spiritualité franciscaine en général et dans la théologie symbolique et mystique de Bonaventure en particulier, à la pratique de la science : la « science expérimentale » doit permettre non seulement de connaître la nature en général, mais de la mettre à l’épreuve et, si possible, d’agir sur elle. »[32] Remarquons ici que la connaissance des secrets de la nature va de pair avec l’idée du salut de l’homme. Mais c’est précisément sur ce point qu’un élément saillant distingue Bonaventure et Roger Bacon. Là où Bonaventure considère qu’il n’est pas pertinent pour le salut de l’homme de vouloir lever tous les secrets de la nature, Roger Bacon considère au contraire que, ce faisant, il mène une exploration qui pourrait être utile au salut. Il y a, dans cette position, quelque chose qui rejoint l’émerveillement de celui qui se sait capable de percer tous les secrets d’un monde que le vulgaire ne parvient pas à connaître. Il n’est pas impossible de voir dans cette conception de la science expérimentale le rejet de l’ignorance ou plutôt de l’inconnaissance. Qu’il existe de l’inconnu ne résonne pas comme un appel à l’humilité, mais bien au contraire comme une incitation à l’expérience. Il nous faut dire un mot ici de la manière dont est conçue cette science : elle prend la forme, dans le propos de Roger Bacon, d’une science alchimique qui imite les capacités de transmutations qui sont dans la nature. Un passage de l’Opus minus, cité par L. Solignac, montre parfaitement cela. Roger Bacon convient que la fonction de l’art – il faut entendre ici celle de la technique – est d’imiter et de perfectionner la nature. Par la connaissance des propriétés de la nature, il devient alors possible de prolonger la vie des corps infirmes, mais aussi de fabriquer de l’or bien plus facilement que ne le fait la nature elle-même.[33] Deux choses sont à noter ici : premièrement, la science expérimentale revendiquée par Bacon va de pair avec un art, une certaine technique. Il y a bien là les prémisses d’une technoscience. Deuxièmement, cette science expérimentale et technique se montre capable de produire en quelque sorte une autre nature, en imitant les processus qui sont à l’œuvre dans la nature créée. Troisièmement, cette science semble se poser comme fin en soi. Tentons cette hypothèse de lecture : si la science couplée à la technique perfectionne la nature, c’est qu’elle la conduit à un achèvement. Cet achèvement pourrait tout à fait être le bien-être de l’homme et son salut. Mais les exemples relevés dans le passage orientent plutôt vers la finalité du bien-être de l’homme, ce qui semble corroboré par la critique que fait Bonaventure du propos de Roger Bacon. Vers la fin de l’article, L. Solignac revient sur la critique que Bonaventure énonce contre ceux qui veulent violer les « secrets de la nature » et les « secrets des cœurs » :

« La mise en parallèle du « secret des cœurs » qu’entendent violer les astrologues, et des « secrets de la nature » que prétendent connaître et utiliser les alchimistes est très significative et doit être mise en relation avec la condamnation de la connaissance in experientia : il s’agit d’une condamnation du vol et de l’appropriation. Bonaventure entend restituer le combat que doivent mener les frères mineurs à son niveau, celui du combat spirituel contre la cupidité – dont l’équivalent intellectuel est la curiosité – qui s’oppose directement à la charité. »[34]

            Il y a donc, au cœur de la critique bonaventurienne, une condamnation de l’orgueil humain qui œuvre dans une science faussement utile à l’homme, car elle l’éloigne de sa véritable fin qui n’est pas la contemplation de la raison mais celle du Créateur. Il ne faudrait pas pour autant en conclure que Bonaventure néglige et la connaissance de la nature et la technique ; mais il leur donne une certaine place. Science et technique entrent dans le processus de reductio cher au Docteur séraphique. Que peut-on comprendre par-là ? L’idée est simple : il s’agit de faire de la science et de la technique l’occasion d’un retour à Dieu. On ne voit cependant pas très bien ce que cela peut impliquer, du moins pour ce qui est de la technique. Que la science puisse reconduire à Dieu, l’Itinerarium le montre déjà. L’homme considère les êtres sensibles et leurs propriétés sous l’aspect où ils renvoient à Dieu comme un signe vers son signifié. C’est ainsi que Bonaventure conclut le deuxième chapitre de l’Itinerarium : « Or les créatures de ce monde sensible signifient les réalités invisibles de Dieu (Rm 1, 20) » et plus loin : « Par nature, toute créature est, en effet, une certaine effigie et ressemblance de cette sagesse éternelle » (II, 12). La connaissance de la nature nous invite donc à la contemplation. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y ait aucune portée pratique à une telle approche. Tout d’abord, si l’on entend par pratique le caractère moral de l’action humaine, il est clair que la science comprise par la théologie se doit de montrer à l’homme « l’usage droit des choses sensibles »[35] comme aime à le dire Bonaventure. On peut aussi entendre l’adjectif pratique comme la possibilité pour la science de contribuer à l’élaboration d’objets techniques. En ce sens, que peut vouloir dire être reconduit à Dieu par la technique ? L. Solignac précise ainsi la valeur des arts mécaniques : « Les arts mécaniques acquièrent une noblesse qui ne réside pas dans leur amélioration concrète ni ne la suppose, mais dans ce qu’ils sont, même de façon rudimentaire : un projet conçu par un artifex et extériorisé dans une matière ou incarné et exprimé par quelqu’un, une œuvre belle, utile et stable. »[36] Là encore, la contemplation est possible : partant de l’objet, elle conduit l’homme à Dieu dans une posture non pas de maître, mais de fils. Il est à noter qu’un tel usage de la technique ne fait pas de Bonaventure un ennemi de l’utilité, mais le défenseur de ce que L. Solignac appelle un utilitarisme contemplatif. Il y a là pour Bonaventure une volonté assumée de sauver la science et la technique d’une conception uniquement pratique qui priverait l’une comme l’autre de tout sens.

Nous nous sommes arrêtés sur le débat qui anime l’école franciscaine dans la deuxième moitié du XIIIe siècle pour une raison simple : la technoscience que nous connaissons est arrivée à un point de son développement qui pousse à la réflexion. Comment ne pas entendre dans le propos de chimistes ou de biologistes de synthèse un lointain écho – déformé par la distance de la sécularisation – d’un Roger Bacon émerveillé par les possibilités de modification de la nature qu’offre la science expérimentale ? Comment ne pas lire dans l’assurance des Modernes l’idée baconienne d’une connaissance qui perce les secrets de la matière cachés au vulgaire et sans limite ? Pourquoi ne pas voir aussi dans l’orgueil que dénonce Bonaventure l’imprudence de ceux qui pensent savoir ce que seule Nature sait ? Ce débat entre le Docteur séraphique et Roger Bacon nous montre qu’il y a au moins une autre manière de penser la science. Arrivés au seuil d’une crise qui nous surprend, il nous paraît bon de revenir à cette autre possibilité d’une science contemplative.

 

            3.2 Ce que serait une science plus contemplative.

             Le propos peut résonner étrangement à nos oreilles modernes. Nous ne voyons pas très bien ce que pourrait être une science contemplative et encore moins une technique contemplative. C’est la raison pour laquelle nous voudrions tenter maintenant de cerner un peu mieux la forme que pourrait prendre non plus la technoscience, mais la science à proprement parler.  Par science, nous entendons un certain regard sur le monde qui, loin de nous en donner la maîtrise, nous aide à l’habiter. Partons des conclusions de notre premier point. La technoscience se fonde sur un déplacement de l’objet vers le sujet qui le connaît. L’émerveillement d’un Francis Bacon se comprend davantage comme un étonnement face à la puissance cognitive de l’homme et son ingéniosité dans la confection d’objet technique. Il est important de souligner dès l’abord que la voie bonaventurienne ne nous conduit à rejeter ni la connaissance ni la technique, mais plutôt à les réorienter vers une fin compatible avec notre vie dans le monde.

                        3.2.1 Un autre rapport à l’objet.

            Il est assez évident que la plupart de nos disciplines scientifiques empruntent désormais la voie de la modélisation. On peut expliquer de plusieurs manières cette caractéristique du savoir moderne : le lien qu’entretiennent ces disciplines avec les mathématiques, l’apparente capacité prédictive du modèle, l’esthétique du système ainsi envisagé, etc. Mais ce qui nous intéresse ici est plutôt que ces disciplines se sont peu à peu éloignées de leur objet à mesure qu’elles se sont senties investies du devoir de modéliser. Rappelons que l’enjeu de toute modélisation est de simplifier le réseau qui insère chaque objet d’étude dans un environnement pour pouvoir atteindre l’objectif de toute connaissance scientifique : expliquer, c’est-à-dire déterminer les causes qui produisent les effets observés. A cela s’ajoute l’avantage non négligeable dans un projet de maîtrise de la nature de pouvoir anticiper un état futur à partir d’une modification des variables qui composent le modèle. Une telle conception de la science laisse de côté d’une part l’insertion de l’objet d’étude dans un système complexe d’éléments qui ne peuvent être assimilés dans le modèle, et d’autre part érige la complétude du savoir comme condition de sa scientificité. Le premier temps de cette reductio pour parler comme Bonaventure, de cette reconduction de la science vers la contemplation, consiste donc en un retour à l’objet. Revenir à l’objet signifie alors au moins deux choses : 1. Considérer la connaissance comme toujours contextualisée, c’est-à-dire prise dans un réseau d’autres connaissances 2. Inclure l’incertitude dans le savoir lui-même puisque l’objet ainsi pensé ne saurait être circonscrit dans un discours qui se prétendrait complet. On pourrait bien évidemment penser ici à une reprise de la distinction kantienne entre la chose en soi et le phénomène, entre le réel tel qu’il est et la manière dont il nous apparaît. Il semble pourtant que cette distinction kantienne ne nous ait pas empêcher de manquer de prudence dans notre volonté de connaître. Peut-être simplement parce que la modélisation portant sur les phénomènes et se mesurant à partir des effets observés, encore les phénomènes, n’a plus prêté attention à cet objet dont elle postulait l’existence pour satisfaire à la logique tout simplement. L’approche bonaventurienne nous ramène donc à l’objet en tant qu’il est signe d’autre chose. Connaître l’objet, c’est précisément l’approcher comme une occasion de faire retour à Dieu. L’homme considère les êtres sensibles et leurs propriétés sous l’aspect où elles renvoient à Dieu comme un signe vers son signifié. C’est ainsi que Bonaventure conclut le deuxième chapitre de l’Itinerarium : « Or les créatures de ce monde sensible signifient les réalités invisibles de Dieu (Rm 1, 20) » et plus loin : « Par nature, toute créature est, en effet, une certaine effigie et ressemblance de cette sagesse éternelle » (II, 12). On pourrait interpréter le propos du docteur franciscain d’une fausse manière : en concluant qu’il invite à négliger les choses sensibles en elles-mêmes, objets de connaissance, pourvu qu’elles servent correctement, qu’elles soient utiles à l’homme qui les observe. Mais il y aurait méprise : en effet, pour pouvoir être signes, il faut que ce vers quoi elles renvoient soit contenu d’une certaine manière en elles. C’est le sens de l’analyse de Bonaventure dans l’Itinérarium.

Loin de nous conduire à négliger l’être des choses, la nouvelle science, contemplative, nous y ramène, sans pour autant pouvoir le circonscrire – Kant l’avait bien vu – ni pour autant se contenter de la manifestation, de l’apparaître de la chose. Revenir à l’objet, c’est donc entrer dans ce que l’on pourrait appeler sa négativité. Précisons : l’objet de la connaissance – qui se donne à connaître par les sens – est porteur d’une signification qui excède la raison. Il y a donc une forme de connaissance qui, à mesure qu’elle progresse, entre dans une saine ignorance.[37] Cette connaissance contemplative du vivant aiguisée à sa beauté trouve un écho dans les mots de Bonaventure dans l’Itinerarium : « Celui donc que n’éclairent pas les si nombreuses splendeurs des créatures est aveugle. Celui que n’éveillent pas de si nombreuses clameurs est sourd. » (I, 15) Il ne s’agit toujours pas d’un retour au savoir antique ou médiéval mais d’une posture particulière : celle de l’enquêteur minutieux qui n’oublie pas que l’objet de son enquête le dépasse. Il n’y a là aucune frustration ni tristesse pour le celui qui s’engage dans cette voie : qu’il suffise à nouveau de penser à des figures comme Aristote ou Bonaventure pour s’en convaincre.

Revenir à l’objet, c’est enfin penser chaque réalité sensible dans le monde qui la contient. Commentant à nouveau le docteur séraphique, L. Solignac précise : « Toutes les choses sensibles sont concernées, prises ensemble comme « monde » ou séparément. »[38] Les avancées auxquelles nous sommes parvenues dans la connaissance des choses de la nature indique un chemin

            3.2.2 Le scientifique comme veilleur.

Il est temps de proposer une figure qui se substituerait à celle du démiurge de la technoscience. C’est désormais acquis, le scientifique ne peut plus assumer le rôle de ce Prométhée déchaîné que décrit Jonas[39], qui transforme la promesse de la technoscience en menace pour la vie sur Terre. Quel peut être son rôle alors ? Rappelons ce que nous ont appris les penseurs qui nous ont accompagnés jusqu’ici : 1. La science est l’expression d’un désir primordial, d’une « volonté primitive de savoir » pour reprendre les mots de Jaspers. Il n’est donc aucunement question de remettre en cause son existence mais tout au contraire de la réhabiliter, de lui rendre ce que la technoscience lui a enlevé : son humble grandeur. 2. La science ne saurait bannir de son discours l’incertitude avec laquelle elle compose[40]. Elle sait, tout autant qu’elle sait être dans l’ignorance. 3. La science ne saurait être un savoir qui sépare l’homme de l’objet ni qui pense les objets séparés les uns des autres. Elle est un regard profond sur l’objet. Elle fait entrer le monde dans l’âme à l’image de ce qu’en pensaient les philosophes grecs et les médiévaux. 4. Enfin, tourné vers ce qu’elle ne connaît pas, la science s’appuie en même temps sur ce qu’elle a pensé. Elle est donc située dans la temporalité de la conscience. On pourrait même dire d’elle ce que Bergson disait de la conscience : elle est « un trait d’union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l’avenir. »[41] Ces quatre points nous permettent de proposer une nouvelle figure pour remplacer celle de Prométhée déchaîné : le scientifique est en réalité un veilleur, il guette. Son rôle est à la fois de voir au loin – il essaye, il entrevoit – et d’avertir. Le veilleur peut alors prendre la figure du prophète. Notre époque semble en avoir besoin. Mais il faut ici se rappeler des enseignements bibliques sur les faux prophètes. Qu’est-ce donc que cette science prophétique ? Pour le comprendre, empruntons le chemin que J-P. Dupuy trace son ouvrage, L’avenir de l’économie[42]. L’auteur distingue trois manières de proposer une connaissance de l’avenir : la prévision, la prospective et la prophétie. Le prévisionniste, excellent modélisateur, conçoit le réel et donc également le possible sur le modèle de l’algorithme. Parfait déterministe, il oublie que ce qu’il modélise n’est pas le réel à proprement parler. Le prospectiviste se refuse à un tel déterminisme et préfère penser l’ensemble des « futurs possibles » selon les scénarios qu’il envisage. L’auteur précise que « le perspectiviste croit (trop) dans le libre arbitre humain » et conclut ainsi : « La démarche du prophète se trouve quelque part entre ces deux extrêmes ». Pour comprendre ce que veut dire ici Dupuy, il faut affronter le paradoxe de la prophétie. Le prophète est celui qui annonce ce qui va se passer comme si cela était certain, pour que ces contemporains, en l’écoutant, changent leur pratique, se convertissent afin que le désastre annoncé n’ait pas lieu. Il est remarquable de noter qu’il y a là une manière très éclairante de comprendre à la fois le rôle de la science et son incapacité à transformer l’agir de l’homme moderne. Pourquoi cela ? Peut-être précisément car elle continue de se penser comme pure modélisation – donc inexacte – ce qui laisse l’espoir que les choses ne se passeront pas comme prévues ou bien parce qu’elle laisse croire aux hommes bernés par son pouvoir qu’elle sera en mesure de lutter contre la catastrophe qu’elle-même annonce. Pourquoi donc les scénarios qu’elle propose ne produisent pas leur effet ? Dupuy répond : « Ce n’est pas le manque de connaissance qui explique que l’on n’agisse pas, mais le fait que le savoir ne se transforme pas en croyance. C’est ce verrou qu’il s’agit de faire sauter. »[43] Il y a là un nouveau paradoxe qui apparaît aux yeux du scientiste : comment la science pourrait-elle aboutir à une croyance quand précisément elle se fonde sur son rejet au profit d’une connaissance exacte et méthodique ? Mais du point de vue du veilleur, ce paradoxe n’en est plus un puisqu’il sait que ce qu’il entrevoit au loin n’a pas encore l’exactitude de l’objet présentement devant lui. Il se doit d’alerter et de susciter la discussion qui seule pourra permettre de faire face librement à la nécessité. Et l’auteur de conclure : « Obtenir par la futurologie scientifique et la méditation sur les fins de l’homme une image de l’avenir suffisamment catastrophiste pour être repoussante et suffisamment crédible pour déclencher des actions qui empêcheront sa réalisation, à un accident près. »[44]

La science comprise comme contemplation est donc essentiellement consciente des limites de son discours, limites que lui impose l’objet auquel elle demeure fixée. Mais ce qu’elle sait de l’objet, ce qu’elle tient fermement à son sujet, fonde son action dans le monde humain. Elle avertit pour mieux laisser au champs politique la possibilité d’assumer sa fonction propre. Si la science ne nous a pas encore fait suffisamment agir (pour préserver ce qui doit l’être) c’est aussi parce qu’on a cru bon de lui attribuer le rôle du politique.[45] Son humilité ne vient pas simplement du fait qu’elle est impuissante à épuiser le réel, mais aussi du constat qu’elle a besoin d’autres discours pour atteindre l’objectif qu’elle s’était – pour un temps – donné à accomplir seule : augmenter le bien-être de l’homme. Il est temps de tirer une dernière leçon de cette transformation que la science accomplit quand elle accepte de renoncer à être une technoscience.

3.2.3. Remarques conclusives sur le nouvel enjeu technique.

            Il n’est pas impossible, même pour nos intelligences modernes, de penser une science plus contemplative, si l’on entend par là une science attentive, rompue aux analyses fines des milieux qu’elle observe, et capable d’alerter sur ce qui vient. Cette science existe déjà. Il est évident que la crise environnementale a mis en lumière le travail des écologues ; qu’il nous suffise de citer les études d’un pionnier comme Leopold pour suggérer cette forme nouvelle que prend la science[46]. Mais une conséquence de cette redéfinition de la science doit être soulignée : elle invite à un tout autre rapport à la technique. L’enseignement de Leopold peut nous être ici très utile. Cette nouvelle science qu’il appelle de ses vœux ne renonce pas à l’explication au sens où elle poursuit le même objectif de saisir les mécanismes à l’œuvre dans le donné naturel. Cette science-là est grosse d’un avenir immense puisque nous ignorons beaucoup de ces « petits rouages » comme le dit l’auteur qui relient les vivants entre eux – humains et non-humains – au sein d’un même territoire. Dans une de ses conférences intitulée La préservation de la nature il note ceci : « Conserver tous les rouages du mécanisme est la première précaution à prendre pour bricoler intelligemment. »[47] A première vue, on ne voit pas vraiment de différence entre l’ingénieur qui transforme, améliore, modifie avec une certaine frénésie et ces hommes nouveaux passionnés par les rouages du mécanisme naturel. N’y a-t-il pas là d’ailleurs un relent cartésien tout droit sorti du Discours de la méthode ou du Traité du monde ? Il suffit de lire encore quelques pages du penseur américain pour s’apercevoir que cette envie de connaissance, cette volonté primitive de savoir mène en réalité à une expérience esthétique. C’est en cela que la science leopoldienne pourrait tout à fait trouver sa place dans une réflexion qui n’isole plus la science des autres discours sur le monde mais qui, au contraire, l’insère dans un tableau plus grand et plus bigarré des connaissances qu’il faut bien nommer sagesse. Le temps du Novum organum de Bacon est peut-être révolu, il nous faut à présent un Novum itinerarium. Ceci ne va pas sans un corollaire important : la technique souvent définie comme un savoir-faire pourrait l’être tout autant comme un savoir-ne-pas-faire[48]. Il n’y a là aucune démission de l’intelligence humaine mais bien au contraire un savoir, une sagesse qui, loin d’engager l’avenir sur les pentes dangereuses d’une prétendue maîtrise, maintient l’homme dans cette posture de veille, attentif à ce qu’il ne voit pas, à ce qu’il ne connaît pas. Régler son action en tenant compte de cette ignorance n’est humiliant, on l’aura compris, que pour celui qui pense que la science peut et doit rendre raison de tout, que pour le simplificateur de la réalité qui aime son modèle plus que ce qu’il a sous les yeux. Ici encore la pensée contemporaine trouve dans la théologie bonaventurienne un appui bien plus qu’une menace. Si la lutte contre un utilitarisme étriqué doit s’engager alors la science et la théologie, si longtemps tenues à l’écart l’une de l’autre, peuvent trouver dans leur vocation contemplative respective une arme en même temps qu’un horizon.

           

           

 

 

 

 

 

[1] C’est ainsi que l’on peut comprendre à la fois la position du conseil scientifique lors de la période de pandémie du Covid 19 en France et les regrets formulés par son président sur les ondes de Radio France à la fin du mois de juillet 2022.

[2] Nous entendons par là la crise de confiance que l’on peut percevoir dans l’opinion publique sur les sujets traités par les scientifiques. Nous partons donc de l’expérience courante que fait tout enseignant de philosophie dans ses classes, à savoir arbitrer la discussion entre d’un côté les adversaires d’une science perçue comme autoritaire et manipulatrice et de l’autre les défenseurs acharnés d’un certain scientisme. Ce procès adressé à la science se retrouve bien évidemment en dehors des salles de cours et motive certains scientifiques ou philosophes des sciences à prendre position publiquement. Cf. Etienne Klein, Le goût du vrai, tract Gallimard n. 17, 2020.

[3] Nous nous référons ici à la conférence donnée au CERN le 27/01/1972 ainsi qu’aux articles publiés dans la revue Survivre et vivre publiés dans l’ouvrage Survivre et vivre, Critique de la science, naissance de l’écologie, coordonné par Céline Péssis, L’échapée, 2014. Plus précisément : « Science et Société » (p. 129) ; « La Nouvelle église universelle » (p. 145) ; « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? » (p. 155).

[4] H. Arendt, La crise de la culture, ch. VIII, La conquête de l’espace et la dimension de l’homme, Folio essais, p. 354.

[5] F. Bacon, La Nouvelle Atlantide, traduction de M. Le Dœuff et M. Llasera, GF Flammarion. Les citations qui suivent sont extraites des pages 118 à 129.

[6] N. Bouleau, Ce que Nature sait, La révolution combinatoire de la biologie et ses dangers, PUF, 2021, p. 188. Nous analyserons plus loin certaines critiques que l’auteur développe sur les risques d’une telle technoscience.

[7] Descartes, Traité du monde et de la lumière (posth. 1664), dans Œuvres philosophiques, tome I, Classiques Garnier, 2018, p. 348-358.

[8] Kant, Critique de la raison pure, Préface de la seconde édition, traduction de Barni et Archambault, GF Flammarion.

[9] Ibid.

[10] Nous nous permettons ici d’interpéter le propos de cette Préface de 1787 à partir des thèses défendues par l’auteur trois ans auparavant dans son texte fameux : Qu’est-ce que les Lumières ?

[11] B. Russell, The Scientific Outlook, George Allen & Unwin, London, 1931, p. 270. Cité par J. Bouveresse in A temps et à contre-temps, Conférences publiques : « Promesses et dangers de la société scientifique », Open Edition Books, 2012.

[12] Qu’il nous soit permis ici de renvoyer à ce passage des plus célèbres du Discours de la méthode de Descartes : “Car [ces connaissances] m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative, qu’on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie.” Nous ne citons pas cet extrait pour accuser Descartes de renoncer à la vérité mais pour montrer qu’il lance la science sur le chemin d’un autre rapport à la vérité. En effet, sans renoncer à la recherche de l’exactitude des propositions, permise par la méthode, il ouvre une voie nouvelle : celle de la vérité anthropocentrée.

[13] B. Russell, The Scientific Outlook, George Allen & Unwin, London, 1931, p. 10-11

[14] Ibid, op. cit. p. 10-11.

[15] B. Russell, Science et religion, trad. de l’anglais par P.-R. Mantoux, Gallimard, coll. « Folio essais », 1990, p. 12-13.

[16] A. Grothendieck, « La Nouvelle église universelle », Survivre…et Vivre n. 9, août-septembre 1971, p. 3-7 reproduit in Survivre et vivre, Critique de la science, naissance de l’écologie, coordonné par C. Pessis, L’Echappée, 2014, p. 147.

[17] C. Pessis, op. cit., pp. 148-149.

[18] Nous nous référons ici aux travaux de N. Bouleau notamment dans Ce que Nature sait. La révolution combinatoire et ses dangers, Puf, 2021. Certaines des thèses défendues dans ce maître-ouvrage sont reprises et explicitées dans un dialogue avec D. Bourg publié sous le titre Science et prudence. Du réductionnisme et autres erreurs par gros temps écologique, Puf, 2022. Nous sommes reconnaissants à l’auteur de nous avoir partagé ses thèses et nous nous appuyons sur ces deux ouvrages pour la suite de notre propos.

[19] Nous renvoyons ici au chapitre particulièrement éclairant de Science et prudence intitulé « La réfutation du réductionnisme et les mathématiciens écologistes des années 1970 », op. cit. pp. 155-186, plus précisément, pp. 159-168.

[20] N. Bouleau et D. Bourg, Science et prudence, op. cit. p. 182. C’est nous qui soulignons.

[21] Ibid, p. 166.

[22] Karl Jaspers, Science et vérité, in Essais philosophiques, trad. de l’allemand par L. Jospin, Payot, 1970, p.77.

[23] Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel, Éditions de Minuit, 1968, p. 189 : « Ce que j’essaie de montrer, c’est que la science à cause de sa méthode et de ses concepts, a fait le projet d’un univers dans lequel la domination sur la nature est restée liée à la domination sur l’homme et qu’elle a favorisé cet univers – et ce trait d’union a tendance à devenir fatal pour cet univers dans son ensemble ».

[24] Pour le passage qui suit nous nous appuyons sur l’étude des pages 163 à 166 de L’Homme unidimensionnel.

[25] A. Grothendieck, La Nouvelle église universelle, Survivre…et Vivre n. 9, août-septembre 1971, p. 3-7 reproduit in Survivre et vivre, Critique de la science, naissance de l’écologie, coordonné par C. Pessis, L’Echappée, 2014, p. 150.

[26] Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel, Éditions de Minuit, 1968, p. 166. 

[27] On trouve des développements autour du concept de « monisme réflexif » dans son ouvrage Une nouvelle Terre, Desclée de Brouwer, 2018, notamment au chapitre 4. Le propos est repris ensuite dans l’ouvrage co-écrit avec S. Swaton, Primauté du vivant, essai sur le pensable, PUF, Paris, 2021. Principalement le chapitre 5. Qu’il nous soit permis ici de renvoyer à un précédent article qui rapproche cette conception de la pensée théologique de Bonaventure auquel nous reviendrons plus loin. Cf. A. Kraft, « Habiter culturellement le monde : une contribution théologique à la crise environnementale », La Pensée écologique, vol. 8, no. 1, 2022.

[28] J. Habermas, La technique et la science comme « idéologie », Tel Gallimard, Paris, 1973, p. 11.

[29] Qu’il suffise de noter les nombreuses références à un penseur comme H. Jonas depuis la parution en 1979 du maître-ouvrage de l’auteur, Le principe responsabilité. Nous renvoyons le lecteur aux discussions éclairantes sur la postérité de cet ouvrage entre l’auteur lui-même et plusieurs organes de presse. Ces discussions sont publiées dans Une éthique pour la nature, Arthaud Poche, Paris 2017. Première traduction chez Desclée de Brouwer en 2000.

[30] On ne confondra pas Roger Bacon (1220-1292), théologien franciscain, et son homonyme Francis Bacon (1561-1626), philosophe anglais évoqué plus haut.

[31] L. Solignac, Nature et technique selon Bonaventure et Roger Bacon. Pour les lignes qui suivent je m’appuie sur cet article et je remercie l’auteur de me l’avoir communiqué.

[32] Ibid. p. 6.

[33] L’extrait de l’Opus minus se trouve p. 21.

[34] Ibid. p. 32.

[35] Nous renvoyons, pour l’analyse de cette expression à un autre article de L. Solignac : « De la théologie symbolique comme bon usage du sensible chez Saint Bonaventure » in Revue des sciences philosophiques et théologiques, 95 (2011) 413-428.

[36] L. Solignac, Nature et technique selon Bonaventure et Roger Bacon, p. 22.

[37] Cette ignorance se fonde sur le caractère incomplet de la connaissance et pourtant elle porte en elle quelque chose d’admirable. Une manière de comprendre ce point consiste à relire ces lignes d’Aristote dans les Parties des animaux I, 5, 645a, GF, Paris, 201. Le Stagirite s’émerveille de ce qui constitue le vivant et complète le propos en ces termes : « C’est pourquoi il faut éviter un dégoût puéril en considérant les animaux les plus ignobles. Car dans tous les êtres naturels il y a quelque chose de merveilleux, et, comme on rapporte qu’Héraclite l’a dit à des étrangers qui voulaient le rencontrer, mais qui s’arrêtèrent en entrant, le voyant se chauffer près de son four (il les invita, en effet, à entrer hardiment, car « là aussi il y a des dieux »), de la même manière aussi il faut aborder la recherche sur chacun des animaux sans répugnance, parce que chez absolument tous il y a quelque chose de naturel, c’est-à-dire de beau » (p. 131) Il est possible de lire dans ces lignes non pas simplement la trace d’un étonnement caractéristique de la pensée philosophique grecque mais aussi la condition de possibilité d’une connaissance contemplative. Pour notre propos, retenons l’idée d’une connaissance qui accepte d’aller vers ce qui n’est apparent pas noble – et qui ne tolère pas de démonstrations mathématiques fondées sur une nécessité qu’Aristote refuse d’attribuer aux vivants puisque précisément la nature et principe et se distingue ainsi de la matière. En ce sens il est intéressant de remarquer que le rejet d’Aristote et d’une certaine manière de concevoir l’ordre à l’intérieur du vivant va de pair avec un nouveau regard qui rend difficile ou impossible tout regard contemplatif sur le vivant.

[38] « De la théologie symbolique comme bon usage du sensible chez Saint Bonaventure » in Revue des sciences philosophiques et théologiques, 95 (2011), p. 419.

[39] H. Jonas, Le principe responsabilité, Cerf, 1990. On trouve dans la préface ce texte fameux : « Le Prométhée définitivement déchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore connues et l’économie son impulsion effrénée, réclame une éthique qui, par des entraves librement consenties, empêche le pouvoir de l’homme de devenir une malédiction pour lui. La thèse liminaire de ce livre est que la promesse de la technique moderne s’est inversée en menace, ou bien que celle-ci s’est indissolublement liée à celle-là. Elle va au-delà du constat d’une menace physique. La soumission de la nature destinée au bonheur humain a entraîné par la démesure de son succès, qui s’étend maintenant également à la nature de l’homme lui-même, le plus grand défi pour l’être humain que son faire ait jamais entraîné. »

[40] On trouve des pages très claires dans l’ouvrage de N. Bouleau et D. Bourg, Science et prudence, PUF, 2022 notamment au chapitre 3 « Biologie et écologie ». Les auteurs critiquent la conception du Rn-isme que N. Bouleau définit une volonté de saisir le réel à partir de modèles à n dimensions, négligeant ainsi ce qui n’était pas compris du réel pour intégrer dans le modèle les seuls éléments compris. Les auteurs relient cela à ce qu’ils appellent le scientisme d’ingénieur « qui consiste à dire qu’on a le droit de penser de façon simplifiée, avec une approximation, puis de l’affiner » (p. 125). Et N. Bouleau de conclure sur ce point qui nous intéresse ici : « Mais nous n’avons pas beaucoup de grandes figures scientifiques qui soient capables de dire : « la science ne sait pas. » Parce que les journalistes ne veulent pas de ces gens-là, ils ne les feront pas parler. Les médias veulent des scientifiques qui disent : « Moi, je sais. » Les gourous sont pléthore, mais un savant ou un groupe capable de dire : « Non, on ne sait pas, et il y a des raisons profondes à cela », c’est nouveau et capital pour l’avenir. » (p. 126)

[41] Bergson, L’Energie spirituelle, Ed. Alcan, p. 6.

[42] J-P. Dupuy, L’Avenir de l’économie, Champs Flammarion, 2012. L’auteur reprend ici la thèse qu’il a développé dans son précédent ouvrage : Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Seuil, 2002. Je m’intéresse pour les lignes suivantes aux pp. 81-84 de L’Avenir de l’économie.

[43] Ibid. p. 229.

[44] Ibid. p. 252.

[45] Qu’il suffise ici de rappeler la confusion entourant l’instauration du conseil scientifique et l’exercice du pouvoir en France durant la période de mars 2020 à juillet 2022. Il est probable que cette manière d’associer les scientifiques au pouvoir, loin de tout débat public, n’ait servi ni la science, ni le projet de la rendre plus audible pour les citoyens.

[46] Il est intéressant de remarquer que Leopold déjà voyait apparaître une nouvelle génération de penseurs. On peut ainsi lire dans La Terre comme communauté, Wildproject, 2021, p. 170 : « Aujourd’hui un groupe de penseurs entièrement nouveau est en train d’émerger. Il est composé d’hommes qui commencèrent par se faire une réputation dans la science et qui cherchent maintenant à interpréter le mécanisme de la terre dans des termes qui soient acceptables pour n’importe quel scientifique et compréhensibles pour n’importe quel profane. Ces hommes s’appellent Robert Cushman Murphy, Charles Elton, Fraser Darling. Est-il possible que la science, qui ne cherchait autrefois qu’à faciliter notre usage de la terre, cherche désormais de meilleures manières de vivre avec elle ? »

[47] Ibid. p. 160. Il fait même de ce « penchant pour les mécanismes de la nature », « le symbole des générations futures. » Cf. Ibid. p. 101.

[48] Ibid. p. 14. Nous reprenons cette expression à J-C. Génot et D. Vallauri qui, dans l’avant-propos du livre cité écrivent ceci : « l’éthique leopoldienne qui pouvait admettre une certaine gestion » de la nature était freinée « par la recherche de l’esthétique qui commande souvent un savoir-ne-pas-faire. »




Le changement climatique comme violence écologique

Par Gesa Lindemann (Professeure de sociologie à l´Université d´Oldenburg, gesa.lindemann@uni-oldenburg.de)

Texte traduit par Alexis Dirakis (ald@cmb.hu-berlin.de), publication originelle : « Klimawandel: Die ökologische Gewalt fordert längst Opfer » dans Die Zeit online, le 11 novembre 2022.

 

 

Le débat sur la violence et le changement climatique possède un étrange point aveugle. On discute abondamment et intensément du changement climatique comme source de conflit (https://www.swp-berlin.org/themen/dossiers/klimapolitik/klimawandel-als-sicherheitsproblem), du recours des militants écologistes à la violence et de la légitimité de celle-ci. (https://www.spiegel.de/politik/deutschland/klimakrise-aktivist-andreas-malm-verlangt-die-eskalation-des-protests-a-b763021e-94b0-4361-97c6-2a78ed6a045e, https://www.spiegel.de/kultur/letzte-generation-und-die-anschlaege-auf-museen-in-potsdam-dresden-london-wer-bestimmt-wie-viel-gewalt-okay-ist-a-6561b170-d026-4b41-bde4-b11a710fc708). Or, la question de savoir si le changement climatique lui-même doit être considéré comme une violence exercée par l’homme, c’est-à-dire une violence écologique menaçant massivement les moyens de subsistance d´une majorité de personnes, n´est pas discutée. Même si le changement climatique est interprété juridiquement comme étant le fait de l’homme, cela ne s´est traduit, jusqu’à présent, que par des procédures civiles visant les auteurs des dommages en vue de compensations. (https://www.spiegel.de/ausland/weltklimakonferenz-in-aegypten-entwicklungslaender-fordern-schadensersatz-fuer-klimawandel-a-6acba79b-d527-44f7-90a4-03ddc8a92495). Au regard des multiples effets destructeurs du changement climatique, cet état de fait peut surprendre. Les États insulaires sont littéralement menacés de disparition (https://www.tagesschau.de/wissen/klima/tuvalu-klimakonferenz-103.html) et l’Europe n’est pas en reste : l’intensification des vagues de chaleur due au changement climatique induit déjà une surmortalité (https://www.spiegel.de/wissenschaft/mensch/uebersterblichkeit-durch-hitze-die-toedlichen-folgen-der-klimakrise-in-deutschland-a-2ef47011-8042-4094-b7d6-09a32e8253e8,

https://www.spiegel.de/wissenschaft/cop27-der-klimawandel-kostet-menschenleben-und-viel-geld-schon-jetzt-a-2704f1c0-ae63-4954-b473-a10c5cd66e32). Bref, le changement climatique fait déjà des victimes.

A contrario, il est non moins étonnant de constater avec quelle intensité le débat public condamne comme violence illégitime les actions des défenseurs du climat depuis que ceux-ci entravent la circulation en se collant à la chaussée (https://www.bild.de/bild-plus/politik/inland/politik-inland/spitzenpolitiker-fordern-klima-kleber-in-den-knast-81802912.bild.html) ou « attaquent » à des œuvres d’art à coup de purée ou autres mets   similaires ou se collant à des tableaux. (https://www.spiegel.de/kultur/letzte-generation-und-die-anschlaege-auf-museen-in-potsdam-dresden-london-wer-bestimmt-wie-viel-gewalt-okay-ist-a-6561b170-d026-4b41-bde4-b11a710fc708). Le débat s´est en outre radicalisé en Allemagne depuis qu´un blocage de la circulation, organisé par des militants écologistes, a interdit à une ambulance d’arriver à destination ; les activistes ont alors été tenus pour coresponsables de la mort cérébrale de la patiente (une victime de la route). (https://www.tagesschau.de/inland/letzte-generation-kritik-101.html)

Cet exemple démontre que la violence est une notion politique. Celui qui exerce la violence doit être condamné. C’est pourquoi, dans le cadre d’un débat politique, il est importe toujours de savoir quels actes sont qualifiés de violents. Dans l´affaire évoquée, le débat public ne porte pas sur l’automobiliste qui a provoqué l’accident et qui est donc responsable de la mort de la cycliste, mais sur les défenseurs du climat dont la protestation doit être délégitimée (https://www.spiegel.de/politik/deutschland/berlin-toedlicher-unfall-und-letzte-generation-die-falsche-aufregung-kommentar-a-6fb181d8-bcc2-4bfa-bdb5-d918c69b7637). Le fait que la violence soit un concept politique ouvre de nouvelles perspectives dans le débat sur la protection du climat et sur la protestation des militants écologistes. Je souhaiterais formuler une proposition en ce sens en introduisant la notion de violence écologique.

 

La conception moderne de la violence

La notion de violence écologique peut revêtir une importance décisive dans le débat sur la protection du climat. Pour le comprendre, il est nécessaire de revenir sur la conception moderne de la violence. L’ordre moderne se caractérise par l’existence d’un monopole étatique de la violence garant de la cohabitation pacifique des citoyens. Tel est le fondement de notre confiance en la non-violence, comme le souligne l´essayiste Jan Philipp Reemtsma. Mais, il y a ici un paradoxe. Car la confiance en la non-violence s´appuie sur le pouvoir central[1] de l’État. L’État doit (pouvoir) recourir à la violence pour assurer la confiance en la non-violence. La violence de l’État est légitime parce qu’il lui incombe de s’opposer à toute violence mettant en péril la confiance en la non-violence. Il doit triompher de cette violence. En d’autres termes, les hommes sont, en tant que citoyens, soumis à la violence de l’État. Celle-ci doit empêcher le recours à la violence privée et autoriser un vivre-ensemble pacifique. L’État se soumet à la loi, notamment par l’institutionnalisation des droits fondamentaux qui assurent le rôle de garde-fou à son action. Les citoyens se voient ainsi garantir des droits de défense contre l’État, en particulier des droits à la liberté. En outre, les citoyens jouissent également de droits publics subjectifs, c’est-à-dire qu’ils doivent pouvoir faire face à l’État en tant que sujets politiques potentiellement séditieux.

Dans le cadre de cet ordre socio-politique, la question de savoir ce qui peut être considéré comme de la violence est récurrente et nécessaire. Elle est d’une importance politique capitale, car la violence désigne ce qui est problématique par excellence. Elle doit être évitée quelles que soient les circonstances. C’est pourquoi l’État devrait également renoncer à la violence dans son effort d´assurer l’ordre public. Prouver que des policiers commettent des actes de violence suffit à délégitimer leur action. Ainsi, la question de savoir qui a exercé la violence émerge de façon quasi inéluctable lors de protestations politiques. En ce sens, il n´est pas surprenant que, suite aux violents affrontements entre la police et les manifestants lors des protestations contre le sommet du G20 de 2017, Olaf Scholz, alors maire de Hambourg, ait nié tout usage de la violence par la police. (https://taz.de/Realitycheck-zu-G20-Polizeigewalt/!5427171/). L´action de la puissance publique n’est légitime que si elle renonce à la violence et se contente d’exercer, par exemple, une contrainte. La violence légitime de l’État en devient presque invisible, du moins dans le débat public. Si l’on parvient à identifier sur le plan discursif quelque chose comme relevant de la violence, le pouvoir de l’État est, en toute circonstance, appelée à y mettre un terme. Cela vaut également dans le cas où les organes de l’État font usage de la violence. Ici, l’État doit agir contre ses propres institutions, par exemple contre la police, afin de préserver la confiance en la non-violence. Car elle représente l´une des principales sources de légitimité de l´État de droit démocratique. Les débats évoqués ci-dessus, relatifs aux actions de groupes tels que Last Generation ou Ende Gelände (littéralement « terminus »), mettent en évidence l´impact politique direct de notre conception moderne de la violence. Car parvenir à faire reconnaître le caractère violent de leurs actions suffit à délégitimer et à criminaliser celles-ci. Toute crédibilité en tant participants au débat politique leur est dès lors refusée.

 

La violence écologique

Si le concept de violence écologique parvenait à s´imposer, l´autorité publique devrait agir contre les protagonistes de cette violence de la même manière qu’elle le fait actuellement contre les défenseurs du climat.

Peut-on, pour autant, parler de violence écologique ? Ne s´agit-il pas d´une extension abusive et sans fondement du concept de violence ? De mon point de vue, il existe de bons arguments en faveur de ce concept, car les conditions élémentaires sont remplies : il existe des auteurs et des victimes identifiables de cette violence et il est possible d´identifier l’effet des actions de l’auteur sur ses victimes ; sans quoi aucune action civile ne serait possible (https://www.spiegel.de/ausland/weltklimakonferenz-in-aegypten-entwicklungslaender-fordern-schadensersatz-fuer-klimawandel-a-6acba79b-d527-44f7-90a4-03ddc8a92495).

La violence est une notion politique. Elle est, par conséquent, toujours contestée. Deux brefs exemples historiques en témoignent : à la fin du 19e siècle, les autorités impériales allemandes considéraient la grève comme une violence illégitime et donc illégale (https://www.dhm.de/archiv/ausstellungen/streik/html/streikgruende1.html, https://www.dhm.de/archiv/ausstellungen/streik/html/kaiserzeit1.html). Ce n’est qu’au fil du temps que la grève est devenue une forme reconnue et donc non violente de conflit collectif. Autre exemple : jusque dans les années 1990, le viol conjugal n’existait pas en Allemagne. C´est grâce à l´action politique du mouvement féministe que le Bundestag allemand décida, le 15 mai 1997, de faire de ce viol un délit et donc une violence illégitime (https://www.deutschlandfunk.de/sexualstrafrecht-vergewaltigung-ehe-bundestag-100.html). Dans les deux cas, il s’agissait d’une question politique : celle de savoir ce qui doit ou non être définit comme violence. De la même façon, le fait de reconnaître ou non la violence écologique relève aujourd’hui d’une question politique. Jusqu’à présent, c’est la Cour constitutionnelle allemande qui est allée le plus loin dans ce sens

 

L’arrêt de la Cour constitutionnelle allemande sur la protection du climat

Dans son « jugement sur la protection du climat », la Cour constitutionnelle fédérale allemande a développé le concept de « garantie intertemporelle de liberté » (point 182 et sq.), lequel contient en substance le concept de violence écologique. Dans l’arrêt, les conséquences connues du changement climatique, démontrées par des modélisations mathématiques, sont exposées en détail (note 16 et sq.). Le tribunal se rallie ensuite à l’idée que le changement climatique est d’origine humaine.

La Cour constitutionnelle allemande analyse dans quelle mesure l’engagement de l’État contre le changement climatique, prescrit par les droits fondamentaux, entre en conflit avec la protection de la liberté. Car cette dernière assure également par principe « l’usage de la liberté relative au CO2 », c´est-à-dire la liberté d´actions productrices d´émissions de CO2. Or cet usage doit être limité pour prévenir le changement climatique (point 122). Concrètement, cela signifie que la protection du climat exige des restrictions de cette liberté, restrictions qui doivent être imposées avec le soutien du pouvoir central de l’État. Or, plus ces mesures seront retardées, plus l’atteinte aux libertés individuelles sera massive.

Le concept de garantie intertemporelle de liberté, développé par la Cour, signifie donc que les personnes actuellement vivantes devraient accepter de l´État des limitations conséquentes de leur droit à la liberté, afin de préserver les générations futures d´atteintes plus graves encore à celui-ci (cf. arrêt sur la protection du climat, point 186). En clair, si l’on souhaite accorder aux générations futures une liberté d´actions productrices d´émissions de CO2, il faut procéder dès maintenant à la restriction de celle-ci. Il s’agit donc de répartir sur plusieurs générations l´action du pouvoir central nécessaire à la prévention du changement climatique, afin d’empêcher que, dans le futur, des mesures drastiques, voire dictatoriales, ne doivent être prises.

La Cour constitutionnelle avance un autre argument : le législateur est conscient des conséquences désastreuses du réchauffement climatique (sécheresses, inondations, vagues de chaleur intenses et prolongées, émigration depuis les régions touchées) sur les conditions de vie et la liberté des générations futures. Si l’État refuse aujourd’hui de prévenir ces conséquences – par exemple en omettant de modifier les structures juridiques autorisant un usage de la liberté relative au CO2, notamment la liberté d’extraction, de vente et d’utilisation du pétrole et du gaz naturel -, les conséquences devront également être imputées à ceux qui n´ont pas agi pour les éviter : « Au premier plan figurerait le législateur pour ne pas avoir insuffisamment réduit les gaz à effet de serre : une action par omission » (https://verfassungsblog.de/die-freiheit-der-anderen/).

Le caractère révolutionnaire de l’arrêt de la Cour constitutionnelle réside donc dans le fait que le principe de la « garantie intertemporelle de la liberté » (point 182 et sq.) lui permette d´intégrer également les effets à long terme du changement climatique. C’est pourquoi les futures victimes de la violence écologique peuvent d’ores et déjà être reconnues comme telles.

 

Les auteurs de la violence écologique

Si l´on suit l’argumentation de la Cour constitutionnelle fédérale et que l´on prend au sérieux la nécessité d’une garantie intertemporelle de la liberté et de la vie, de graves conséquences en résultent. De ce point de vue, en effet, la politique du ministère fédéral des Transports est explicitement hostile aux jeunes générations. Un ministère qui n´en est même pas à l´ébauche d´une proposition de réduction, de façon sectorielle, de l’utilisation de la liberté relative au CO2 exerce de fait une violence écologique par omission (https://www.tagesschau.de/inland/klimaplan-wissing-101.html).

Mais si le fait que l’État ne prenne pas de mesures suffisantes pour prévenir le changement climatique représente déjà une violence, à combien plus forte raison faut-il considérer comme une violence le fait de défendre, sans plus de considérations, l’usage de la liberté relative au CO2.

Une étude publiée par Science direct (https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S2210422422000636), et dont l’essentiel du contenu a été rendu public par le magazine Spiegel, désigne les principaux protagonistes d’une telle violence. Il s’agit d’un groupe d’organisations et d’États tirant profit du changement climatique par l’extraction et la vente de pétrole, de gaz et de charbon : des entreprises publiques en partie cotées en bourse tels que ARAMCo (Arabie saoudite) ou Gazprom (Russie), des compagnies pétrolières privées (notamment Shell, BP), des prestataires de services financiers privés (notamment Blackrock) ou des États comme l’Arabie saoudite. (https://www.spiegel.de/wissenschaft/mensch/fossile-energie-die-katastrophe-ist-doch-so-lukrativ-a-29c90e7b-6f0d-408e-87bf-97759aee88cf). Ces protagonistes, opulents, bien informées et pleinement conscients des conséquences de leurs actes, investissent massivement et publiquement dans la promotion du changement climatique (https://www.spiegel.de/wirtschaft/energiemesse-in-abu-dhabi-oelindustrie-feiert-sich-selbst-und-will-gross-investieren-a-33dc0a24-9b90-4880-9af1-226105f7a2c1).

La liste des acteurs de la violence écologique est internationale. Le gouvernement fédéral est-il pour autant dégagé de toute responsabilité ? Aucunement, car la Cour constitutionnelle souligne qu’il appartient au gouvernement d´œuvrer à la garantie de la liberté intertemporelle dans le cadre des relations internationales. Il est donc du devoir de la politique allemande, par souci des citoyens, de s’opposer à la violence écologique à un niveau global.

 

Tel est précisément le sens des actions de Last Generation ou de Ende Gelände : rappeler aux responsables politiques allemands que la Cour constitutionnelle fédérale les oblige à s’opposer à la violence écologique : aux niveaux à la fois fédéral et international. Ces activistes ne luttent pas seulement pour la protection du climat, mais également pour la protection de la Constitution, conscients que ce n’est qu’en luttant efficacement contre la violence écologique que l’on pourra préserver l’ordre constitutionnel moderne fondé sur la confiance en la non-violence. C´est avec la même nécessité qu´une alliance contre la Russie et Poutine en réponse à l´invasion de l’Ukraine, que doit être forgée une alliance contre les protagonistes de la violence écologique. Conformément à notre ordre international, cette alliance doit lutter en interne contre l’État allemand afin d’endiguer la violence écologique. En même temps, cette alliance doit intégrer l’État national, c’est-à-dire l’Allemagne, afin de forger une alliance internationale contre les acteurs de la violence écologique. En d´autres termes, ce ne sont pas les militants écologistes, mais les auteurs de la violence écologique qui devraient être traduits devant un tribunal pénal (national ou international).

 

 

[1] En allemand : « Zentralgewalt ». Le terme « Gewalt » renvoyant, selon les cas, à la violence, au contrôle, à l´autorité ou encore au pouvoir. N.d.t.

 

 




Interroger la trajectoire politique de l’alerte. Du lanceur d’alerte au rapport de forces

Par Francis Chateauraynaud et Daniel Ibanez

 

 

 

 

 

 

L’alerte a partie liée avec l’action. Cette liaison insécable nous a été spectaculairement rappelée par ce jeune homme qui n’a pas hésité, au printemps 2018, à escalader la façade d’un immeuble pour sauver in extremis un enfant suspendu dans le vide. A défaut d’intervention immédiate, il faut tout faire pour mobiliser des secours et, s’il n’y a pas d’urgence immédiate, informer les services compétents de la gravité de la situation. Toute alerte repose sur une évaluation de l’urgence et de la gravité, ce qui engage à la porter à la connaissance de celles et ceux qui peuvent intervenir pour éviter ou limiter des conséquences irréversibles. 

Lorsqu’une alerte parvient à s’imposer dans l’espace public, en donnant lieu à des manifestations de soutien et à un minimum de couverture médiatique, on a tendance à penser qu’elle trouvera une forme de résolution. En réalité, l’observation des nombreux cas de figure qui se sont accumulés depuis l’émergence de la formule francophone de lanceur d’alerte, il y a plus de vingt-cinq ans[1], montre que médiatisation et expression de soutiens ne règlent pas à elles seules la question du traitement de l’alerte elle-même. Les exemples sont multiples, même lorsque le processus d’alerte semble avoir pleinement réussi : dans le domaine du médicament si le Mediator a été retiré grâce à la détermination d’Irène Frachon, les problèmes de conflit d’intérêt dans les procédures d’autorisation de mises sur le marché ou de retrait d’autres produits sont loin d’être résolus et de nouvelles affaires surgissent faisant apparaître des dysfonctionnements similaires ; en matière de finance publique, malgré les révélations d’Antoine Deltour sur la systématisation de l’optimisation fiscale, celles de Nicolas Forissier et Stéphanie Gibaud, ou encore les Panama puis les Pandora Papers, les scandales d’évasion fiscale et de blanchiment s’enchaînent, témoignant d’un déplacement continu des technologies de contournement. Chaque nouvelle affaire, fonctionnant comme une sorte de surenchère, contribue à faire oublier et à minimiser le scandale précédent. Sur le climat, les pesticides, la pollution de l’air, le harcèlement managérial, les violences conjugales, des droits de l’homme aux fondamentaux de l’écologie, de la vie au travail aux détournements des biens publics en passant par la maltraitance institutionnalisée, dans toutes les sphères de la vie sociale, on voit se multiplier des alertes et des affaires non traitées ou tombées dans l’oubli – comme le fut l’amiante pendant près de 20 ans entre 1975 et 1995. Le sentiment de tout citoyen soucieux des biens communs qui observe ces processus est qu’ils font beaucoup de bruit sans permettre de transformer le « système » qui les a rendus possibles, ou seulement de manière superficielle.

 

L’alerte seule ne peut suffire à changer la donne

En France, en moins de dix ans, trois lois se sont succédé autour de la protection des lanceurs d’alerte. La dernière loi votée en mars 2022, issue de la transposition de la directive européenne, entre en vigueur à l’automne 2022. Il conviendra de l’évaluer au regard de l’interprétation qu’en fera l’institution judiciaire. Le recours au procès engage des durées assez longues, et, notamment lorsque les services de l’État se révèlent défaillants face au problème soulevé par l’alerte, la première des protections pour les lanceurs d’alerte est la prise en charge d’actions par la société civile et les organisations politiques, syndicales ou associatives.

La plupart des lanceurs d’alerte révèlent des situations dont l’urgence et la gravité requièrent une intervention des pouvoirs publics dans les délais les plus brefs, intervention qui doit se prolonger par des changements de comportement et le plus souvent par des sanctions. Les séries d’accusations de violences et de harcèlements sexuels en fournissent un exemple patent, de même que les multiples départs d’alerte concernant les produits chimiques utilisés en agriculture. Si nombre d’alertes suscitent de l’émoi via une médiatisation parfois intense, dans une majorité de cas c’est un constat amer qui est fait : aucune interdiction d’exercer chez Servier, pas de sanction de la hiérarchie policière, des pratiques d’évasion fiscale persistantes, des clusters de maladies infantiles, de la maltraitance dans les EHPAD restées sans réponse. Que dire du changement climatique, plus de 30 ans après les premières alertes du GIEC et la longue série des COP, alors que les températures constatées mettent en péril toutes les formes de vie sur terre, en passant par la biodiversité, l’agriculture, les pôles et les glaciers, les ressources en eau et même les centrales nucléaires ?

La seule méconnaissance des faits ou des situations peut-elle suffire à expliquer que les « mauvaises pratiques » perdurent au-delà des alertes ? L’existence de précédents – mobilisés sur le mode du « plus jamais ça » – serait ainsi la garantie que les choses vont changer dans un délai plus ou moins proche, que la population n’acceptera plus de défaillances ou de débordements, et que les administrations prendront les mesures nécessaires. Comment, en démocratie, la référence à des principes fondamentaux ou des lois pourrait-elle ne pas être prise au sérieux ? 

En alertant le public, les lanceurs d’alerte sont persuadés que des mesures seront prises contre la corruption, pour la santé publique, pour l’environnement, contre les pollutions industrielles, pour le climat … bref pour l’intérêt général, les biens publics ou les biens communs. La déception souvent observée ne résulte pas seulement de situations personnelles, en dépit des représailles auxquelles s’ajoutent des problèmes familiaux et financiers consécutifs aux sanctions infligées. Elle provient, pour une part, du silence, de l’inaction ou de mesures cosmétiques qui ne changent finalement pas les dispositifs pratiques et les dispositions normatives sur lesquelles repose la vie collective, et pour l’autre, de l’absence de prise en charge par la société civile, par les organisations politiques, syndicales ou environnementales de l’alerte elle-même. Les prises de position ne se transforment pas toujours en action, n’engagent pas le combat nécessaire pour que de réelles mesures soient prises afin que les situations problématiques ne se reproduisent pas. Souvent soutenu formellement, le lanceur d’alerte se retrouve souvent seul par la force de l’inertie ou la croyance dans sa capacité providentielle à porter « son » alerte et à mener « son » combat.

 

Des moyens disproportionnés et déséquilibrés

Quelle que soit l’ampleur de la médiatisation, quelle que soit la gravité des faits ou des situations, les lanceurs d’alerte restent très (trop) souvent seuls. Il y a plusieurs explications à cela. Comme ils connaissent parfaitement les dossiers dans les moindres détails et ont eu le courage de s’exprimer publiquement dans les médias, ils sont en quelque sorte héroïsés, mis en scène individuellement dans des récits qui mettent en valeur leur singularité. Disant tout haut ce que beaucoup perçoivent et pensent tout bas, ils font figure d’êtres providentiels pour leurs concitoyens et deviennent ou sont présentés comme propriétaires de la cause.

Admettons que, par naïveté ou par civisme, la population pense elle aussi que l’État et ses services vont faire quelque chose : c’est leur mission, il suffit donc d’attendre. Après le scandale sorti au début de l’année 2022, plus personne ne doute que la maltraitance dans les EHPAD, produit direct de la loi du profit, celle de l’ « or gris », au détriment des patients, va être éradiquée… Mais qui se souvient de l’aide-soignante Hella Kherief qui témoignait en 2018 sur ces faits dans « envoyé spécial » ? Quelles suites ont été données à son alerte publique pour que les mêmes faits soient dénoncés en 2022 par un journaliste ? Les exemples sont légion. Des livres et des dossiers documentent parfaitement les alertes et pourtant les évolutions, les corrections sont marginales voire inexistantes, jusqu’à ce qu’une nouvelle affaire enterre la précédente.

Du côté des mis en cause ou « personnes concernées » selon la définition de la Directive européenne[2], les publications discréditant les lanceurs d’alerte ou créant le doute font de plus en plus masse, les outils de communication au service des intérêts privés, parfois contre la science elle-même, ayant désormais une véritable efficacité[3]. Les révélations du journal Fakir sur le cabinet « iStrat »[4] le démontrent, ou plus récemment encore l’affaire des Uber Files. Au-delà des scandales, les budgets de lobbying et de communication dépensés chaque année pèsent sur le déploiement des débats et des controverses que doit susciter tout processus d’alerte. Les lanceurs d’alerte sont donc confrontés selon les cas à l’omerta, au contrefeu médiatique ou aux représailles – certains cumulant au fil du temps les trois logiques de contre-alerte.

On peut citer ici l’affaire « Alerte aux Toxiques », association condamnée avec sa porte-parole Valérie Murat au paiement de 125.000 € assorti d’une mesure d’exécution provisoire interdisant de facto un recours en appel avant le paiement de l’intégralité de l’amende[5], pour avoir révélé  la présence de toxiques dans des vins certifiés HVE (Haute Valeur Environnementale). Cette décision de première instance contraint l’alerte et fait suite à la procédure lancée par le Conseil Interprofessionnel des Vins de Bordeaux (CIVB) pour « dénigrement de la filière viticole ». Cela montre que, même dotés d’un collectif de soutien, face au déploiement de moyens par des organisations professionnelles ou sectorielles, les lanceurs d’alerte se trouvent souvent isolés et démunis pour faire face, au tribunal comme dans les médias, plus regardant sur leurs réponses que sur les allégations des textes rédigés par les agences de communication de crise.

Lorsque l’alerte engage des valeurs et des biens communs facilement identifiables, les lanceurs d’alerte bénéficient la plupart du temps du soutien des organisations politiques, syndicales, environnementales. Mais le constat s’impose d’un déséquilibre des moyens et des actions entre, d’un côté, un lanceur d’alerte devenu « porteur de l’alerte », entouré de soutiens héroïsant son combat dans leurs déclarations, et de l’autre, des organisations cherchant surtout à agissant concrètement pour influencer des médias, organisant des colloques et des rendez-vous avec les décideurs politiques – l’exemple des néonicotinoïdes montrant l’étendue de cette emprise sur les mesures correctives.

Devant les urgences contemporaines, climatiques, économiques, sociales ou politiques qui donnent lieu à des contre-alertes et des controverses artificiellement créées, conduisant à l’absence de mesures réelles et efficaces, dans le but de protéger « l’économie » (en réalité la version de l’économie qui recoupe les intérêts d’une minorité), il convient de ne pas idéaliser la figure du lanceur d’alerte. Au lieu d’en faire un personnage providentiel, il est décisif d’interroger individuellement et collectivement le déficit d’engagement des citoyens et des organisations concernées, afin que les alertes ne viennent pas simplement nourrir une succession d’affaires qui ne cessent de se recouvrir les unes les autres, à l’instar des catastrophes industrielles ou des scandales financiers.

 

Rééquilibrer les forces et les moyens

Repartons du mot alerte lui-même. Il ne s’agit pas d’une simple transmission d’information mais d’un appel à l’action, à une réaction urgente engageant des mesures adéquates. Les personnes et les groupes mis en cause ont bien compris le sens et la dimension du mot alerte. Les réseaux qui flairent le danger d’une alerte pour leurs intérêts individuels et collectifs ne se satisfont pas de manifestation de soutien, mais agissent au plus vite, souvent discrètement, pour « éteindre l’incendie qui se prépare » ou encore pour limiter la portée de l’alerte – à la manière des amendements qui viennent changer le sens d’un texte de loi.

Les cas sont indénombrables à propos des produits de traitements agricoles, des énergies fossiles, des médicaments, des contrôles dans les abattoirs ou les élevages… Cela va parfois très loin : on a ainsi vu apparaître sous le ministère de Christophe Castaner la cellule « Demeter » destinée à protéger le monde agricole de l’ « agribashing », dans une collaboration douteuse entre gendarmerie et syndicats professionnels majoritaires… Les exemples de colloques organisés par le monde économique ou ses organisations ne manquent pas : on s’y exerce à désamorcer les questions posées par la dangerosité de produits et toute une économie s’est développée, via le consulting, pour assurer les moyens matériels et financiers des campagnes visant à contrer les alertes. Ce qui est sûr, c’est que ces opérations sont stratégiques et ne s’attardent pas sur les valeurs et les principes fondamentaux : ce qui importe, comme dans le greenwashing, c’est d’abord de limiter l’alerte.

Les soutiens des lanceurs d’alerte voient trop souvent l’alerte comme LE combat DU lanceur d’alerte et lui assignent de facto la mission de porter sa cause en agissant en fédérant autour de « son » alerte. Si la communication des soutiens est souvent rapide, l’action en vue du traitement de l’alerte est laissée entre les mains des lanceurs d’alerte. Irène Frachon a porté et porte encore, souvent seule, le combat contre des empoisonneurs professionnels, luttant contre tout un système où l’impunité ou les sanctions de surface recouvrent de multiples conflits d’intérêts.

Le courage des lanceurs d’alerte reçoit souvent le « soutien » d’élus ou d’associations. S’il est indispensable pour les lanceurs d’alerte (notamment pour subvenir aux frais de justice), le soutien doit se transformer en action. Toute confusion entre soutien au lanceur d’alerte et action concrète pour que l’alerte porte ses fruits doit être dissipée. Les tweets et les selfies de soutien ne remplacent pas l’action auprès des pouvoirs publics, de la presse, du monde politique local et national voire européen. Penser en termes d’action, c’est renvoyer aux textes célèbres de Hannah Arendt et c’est faire de chaque processus d’alerte, l’occasion d’un rapport de forces et de légitimités, dans lesquels les acteurs politiques, syndicaux ou associatifs ont pour mission de faire aboutir des mesures correctives radicales[6]. Le soutien moral est indispensable pour la personne qui a alerté mais il est insuffisant pour trouver des réponses aux problèmes soulevés par l’alerte et faire évoluer la situation.

Les soutiens doivent devenir les acteurs et porteurs de l’alerte, les organisations devant utiliser leurs moyens pour organiser la résistance face aux responsables de l’inaction ou des représailles. Cette résistance est légitime dès lors qu’elle s’appuie en droit et en fait sur l’état de nécessité – comme l’a reconnu le tribunal de Foix en relaxant les prévenus pour une action contre les produits de traitement phytopharmaceutiques malgré la décision inverse de la Cour d’appel de Toulouse le 31 mai 2022.

Les organisations sont bien présentes pour traiter de certaines alertes. Elles déploient des stratégies parfois coûteuses pour participer à des COP où se réunissent pollueurs et ONG, responsables politiques et scientifiques, comme elles participent à des assises et autres commissions nationales – on se souvient du rôle instituant des associations lors du Grenelle de l’environnement. Elles sont souvent partagées sur le rôle des procédures de démocratie participative, notamment via le tirage au sort[7]. L’exemple malheureux, et même confondant, des suites de la convention citoyenne pour le climat freine le traitement de l’alerte climatique. De la même manière, les assises de l’alimentation ont montré les limites face à l’usage intensif des pesticides et plus généralement la malbouffe.

Comme on l’observe en particulier à Bruxelles, les associations et organisations ont souvent dirigé leurs moyens vers le « plaidoyer » comme réponse au « lobbys industriels » en tentant de s’imposer selon les mêmes procédés. Face à des assemblées qui ont fait montre de leur incapacité à gérer des alertes y compris sur le long terme, du fait de multiples liens d’intérêts, économiques ou idéologiques, il est urgent d’interroger cette voie au vu des bilans et des mesures effectives pour traiter les alertes et remédier aux dysfonctionnements.

Qu’en est-il des organisations qui apportent leur soutien aux lanceurs d’alerte ? Une fois encore, les alertes elles-mêmes, les dysfonctionnements, les dérèglements qui les engendrent, subsistent la plupart du temps et les lanceurs d’alerte, malgré les évolutions en matière de protection, restent souvent victimes de représailles et de sanctions.

 

Inventer de nouvelles formes de résistance

On comprend que l’alerte est une nécessité, un devoir, lorsqu’il est porté atteinte de façon grave aux principes qui nous permettent de faire société, à l’environnement, à la santé. A ce propos, il n’est pas inutile de rappeler que le code du travail édicte que « Le travailleur alerte immédiatement l’employeur s’il estime, de bonne foi, que les produits ou procédés de fabrication utilisés ou mis en œuvre par l’établissement font peser un risque grave sur la santé publique ou l’environnement. » On peut d’ailleurs s’interroger, à la lecture de ce devoir d’alerte, sur l’absence d’alerte de la part des employés de Lactalis fin 2017 lorsque la salmonelle pullulait sur le site de Craon et que les rapports internes l’avaient identifiée[8]. La même remarque vaut pour les activités polluantes ou les dépôts de déchets par des entreprises, comme dans le cas de l’affaire Arcelor révélée par Karim Ben Ali. Mais cette alerte obligatoire doit être reprise par les différents acteurs, de l’entreprise d’abord, puis de l’ensemble des services de l’État et des organisations concernées par l’alerte, selon leur domaine d’intervention[9]. Comment parvenir à des mobilisations collectives adéquates ? C’est évidemment la question centrale[10].

Les urgences auxquelles nous sommes confrontées pour le climat ou la santé publique ne peuvent trouver de réponses dans la seule communication ou le soutien aux lanceurs d’alerte. L’urgence et la gravité rendent l’action impérative. C’est pour cette raison que l’on assiste de plus en plus à des actions de blocage par des organisations ou des collectifs – l’enchaînement d’Alysée à Roland Garros (qui lui a valu 40 heures de garde à vue), le blocage de l’assemblée générale de Total Énergie, l’occupation de voies de circulation, les ZAD… Toutes ces radicalités le plus souvent non-violentes et portées par le modèle de la désobéissance civile, sont révélatrices d’une profonde exaspération – laquelle s’exprime jusque dans des corps d’élite autour de ce mot d’ordre bien de notre temps : « bifurquer ! » Il convient d’étendre ce mouvement que l’on peut qualifier de résistance parce qu’il instaure, par des actions ponctuelles et marquantes, une communication et un rapport de force. L’étendre et le développer sous d’autres modalités, plus durables, car ces actions restent isolées et que les collectifs qui les organisent ne mobilisent pas largement le tissu associatif. L’isolement des collectifs qui entreprennent des actions de résistance justifiées par l’urgence, fait ressortir la question de la réponse à l’alerte.

Les organisations concernées par les dégradations et la gravité des situations révélées par les alertes doivent ainsi s’investir directement aux côtés des lanceurs d’alerte, en devenant des porteurs d’alerte, les moteurs d’actions permettant d’aboutir à la mise en œuvre des mesures indispensables. Le recours au contentieux est une des voies possibles- comme l’a montré l’affaire du siècle. Mais devant les urgences climatiques, sociales et politiques, il est aujourd’hui nécessaire d’organiser des actions de résistances en prise avec les formes de vie au quotidien, que ce soit au travail ou dans la cité, face aux bilans catastrophiques que révèlent les alertes, à la surdité des pouvoirs publics, à la déficience des services de l’Etat voire de l’institution judiciaire.

Climat, alimentation, santé publique, pauvreté, justice fiscale, droits fondamentaux, démocratie, surveillance de masse … sans basculer dans la paranoïa ou la dépression, le bilan n’est pas brillant – et on comprend qu’il soit tentant désormais d’adopter le point de vue de l’effondrement et de la collapsologie. Si l’on partage l’analyse de la dégradation et du recul général sur les enjeux majeurs, on est conduit à revoir les réponses apportées pour la prise en compte des alertes et la mise en place de mesures pérennes qui s’imposent. Ces changements de méthodes doivent pouvoir compter à la fois sur des médias indépendants, sur des milieux de recherche affranchis des normes de la compétition et sur des formes renouvelées de citoyenneté à toutes les échelles, capables tour à tour de relayer, questionner, prendre en charge les dossiers. La tâche est immense mais l’urgence nous l’impose.

 

 

[1] Voir F. Chateauraynaud, Alertes et lanceurs d’alerte, Paris, Humensis, 2020 ;

[2] Directive 2019/1937 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union européenne.

[3] Voir M. Girel, Sciences et territoires de l’ignorance, Paris, Quae, 2017 ; S. Foucart, S. Horel et S. Laurens, Les gardiens de la raison. Enquête sur la désinformation scientifique, Paris, La découverte, 2019.

[4] https://www.fakirpresse.info/moi-journaliste-fantome-au-service-des-lobbies

[5] https://www.gofundme.com/f/soutien-aat-sa-porteparole-valrie-murat?utm_campaign=p_lico+share-sheet&utm_medium=copy_link&utm_source=customer

[6] H. Arendt, Condition de l’homme moderne (The Human Condition, 1958), Paris, Pocket, 1988.

[7] F. Chateauraynaud, « Des expérimentations démocratiques en tension. L’oeuvre des citoyens dans le travail politique des bifurcations», Cahiers du GRM, n°18, septembre 2021.

[8] https://www.quechoisir.org/actualite-affaire-lactalis-des-salmonelles-passees-sous-silence-n61790/

[9] C’est le sens que donnait John Dewey, le grand philosophe pragmatiste américain, à la formation des publics par l’engagement dans un processus d’enquête et de résolution autour d’un problème public, dont les liens avec l’état d’une société ou d’un système social donné sont dès lors réinterrogés. Voir J. Dewey, Le public et ses problèmes, trad. et introd. J. Zask, Pau : Farrago / Léo Scheer, 2003 (1927)

[10] Pour une analyse en profondeur des processus de mobilisation collective et des théories sociologiques élaborées pour les penser, voir D. Cefaï, Pourquoi se mobilise-t-on ?, Paris, La Découverte, 2007 ; F. Chateauraynaud, Argumenter dans un champ de forces. Essai de balistique sociologique, Paris, Pétra, 2011.




Y a-t-il et y aura-t-il un écologisme d’extrême-droite ?

Par Fabrice Flipo *

 

 

 

 

 

Avec 90 députés du Rassemblement National dans l’hémicycle, les idées conservatrices sont plus présentes que jamais dans le débat public. Si elles le sont, c’est en partie à la faveur de confusions entretenues dans l’espace public, notamment autour du « social », dont le parti de Marine Le Pen serait subitement devenu le défenseur. Le social, après avoir été le marqueur de la gauche, serait-il passé à droite ? L’écologie politique a également fait l’objet d’accusations de collusion avec des idées conservatrices, dont le livre de Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique, a longtemps été le symbole. Des publications récentes vont de nouveau en ce sens[1], et des articles de presse s’inquiètent régulièrement de la montée d’un écologisme d’extrême-droite[2]. Localisme, ordre naturel, survivalisme, etc. Il y aurait urgence. Vraiment ? Ne s’agit-il encore une fois de confusions, qui risquent de profiter au camp que l’on dit combattre ? Evoquer un « réenracinement antifasciste » comme le propose Paul Guillibert[3] permet-il réellement de clarifier ? Est-il bien prudent d’utiliser le même mot, « écologie politique » ou « écologisme », pour évoquer des mouvements qui n’ont dans le fond que l’apparence d’une convergence avec ce que l’on désigne usuellement par ce concept ? L’objet de cet article est de faire le point sur le sujet et proposer quelques pistes, car non, à la différence de ce que soutient Pierre Madelin[4], nous ne pensons pas que la pensée soit désarmée, loin de là.

 

Le Rassemblement National compte désormais 90 députés au Parlement. A entendre les commentateurs, le virage « social » du parti compte pour beaucoup dans ce succès[5] : retraites, hausse du minimum vieillesse etc. Il y aurait une grande différence entre Marine Le Pen et son père, admirateur de Ronald Reagan et partisan du marché[6]. Le problème est que cette lecture de l’évolution du parti est superficielle et repose sur des confusions, tant du côté de certains politologues tels Gilles Ivaldi que des médias. Des confusions qui sont ont probablement joué en faveur du vote RN, en accréditant son discours auprès des votants. En effet, quand on examine le programme de manière structurée (analyse de la logique « systémique » sous-jacente) et non de manière statistique comme le fait par exemple Gilles Ivaldi, on s’aperçoit que le financement de ce qui est présenté comme du « social » ne repose en rien sur la redistribution des richesses, ni même sur du « keynésianisme » – cela, alors qu’Ivaldi affirme que 66 % des mesures RN relèvent de la redistribution. En réalité les mesures sont conditionnées en large part à un retour de la croissance, laquelle est obtenue par un « assainissement » du budget de l’État (tel que supprimer la redevance TV) et la réduction des « charges »[7]. Marine Le Pen le dit clairement : le pouvoir d’achat qu’elle évoque ne concerne que le salaire net, c’est-à-dire la case « en bas à gauche » de la feuille de paie, suivant son expression imagée. Il n’y a donc pas vraiment de contradiction à ses yeux à ce qu’il baisse partout ailleurs, notamment du côté des services de l’État. Cette position est clairement « libérale », au point de vue économique. L’autre grande condition de financement du supposé « social » est la baisse des coûts liés aux frais supposément occasionnés par les étrangers, en particulier en matière de santé. Que se passera-t-il si la manne est moins élevée qu’espéré, ce qui a toutes les chances d’être le cas ? En tout cas, difficile d’y voir de la redistribution. Le RN ne prévoit pas de remettre en cause les profits des grandes entreprises de santé qui vivent grâce à la sécurité sociale, ni le secteur privé en général, ni les riches – sauf peut-être ceux qui sont excessivement « mondialisées » et donc apatrides. Le RN est en réalité autant à droite qu’avant, comme le notent à juste titre les politologues Emmanuel Négrier et Julien Audemard[8]. La différence avec Jean-Marie est donc bien moins importante que ne le prétendent les commentateurs évoqués, qu’ils soient politologues ou œuvrant dans le monde des médias.

L’histoire montre en outre que la défense du marché n’est guère un marqueur fiable, en ce qui concerne l’extrême-droite. Celle-ci a très bien su utiliser l’État à des fins de puissance nationale, au XXe siècle (Vichy, Allemagne nazie, Italie fasciste)[9]. Et le XIXe montre que c’est plutôt à grand regret que le conservatisme consent au marché défendu par les libéraux. Son attitude en matière économique est en réalité assez opportuniste, suivant que les marchés ou l’État viennent (ou pas) renforcer cette puissance ethnique qui est le cœur de son positionnement. Donald Trump glorifiait à la fois la saine concurrence et la puissance de l’État américain sur les marchés, dès lors qu’il s’agissait d’agir contre les étrangers. Cette position n’a pas tant connu un revirement qu’une adaptation pratique et rhétorique aux circonstances, ce qui est très différent : d’un côté la mondialisation des chaînes de valeur impliquant l’impossibilité de relocaliser la puissance sur le seul territoire national, de l’autre la « dédiabolisation », dans le discours et l’exercice des responsabilités, en attendant des jours plus favorables à la reprise des fondamentaux. Le RN reste axé sur quatre points cardinaux : puissance nationale, travail, famille et patri(moine). La question des retraites ne figure même pas en tant que telle dans le programme 2022. La démagogie a porté ses fruits jusque chez les « Décodeurs » du Monde que nous avons cités, puisqu’ils prennent pour argent comptant ce qui relève pourtant de déclarations opportunistes ou de montages idéologiques astucieux[10]. Louis Alliot pouvait ainsi expliquer sans être contredit par Appoline de Malherbe le 12 avril 2022 que son programme comportait des mesures « socialistes », puisqu’il y avait « du social »[11]. La confusion est donc totale, et doublement avalisée par les chercheurs et les médias. Avec les effets performatifs, puisque le social est bien l’une des motivations qui a contribué à porter le RN au pouvoir[12].

Notre conviction est que l’on ne peut pas s’enorgueillir de coproduire les faits que l’on croit ensuite ne faire que commenter. L’urgence est au contraire de sortir de la confusion.

Il y eut Luc Ferry, en 1992, auteur libéral dont nous avons déconstruit les confusions pas toujours bien intentionnées[13], avec d’autres. Il y a aujourd’hui le politologue Stéphane François, convoqué par Reporterre. Cet auteur veut aussi attester d’une ambiguïté doctrinale fondamentale dans « l’écologie (politique) », qui relèverait de la pensée conservatrice. De là des « porosités » voire des « convergences » entre la « filiation progressiste » et l’autre, « ouvertement réactionnaire et/ou antimoderne, née de l’héritage du romantisme », dont l’étude aurait été négligée (p. 9). Le problème tient à ce que ces affirmations reposent en grande partie sur deux types de confusions.

La première consiste à procéder par l’amalgame. Celui-ci consiste à ne retenir de deux idées distinctes que ce qui les rassemble, et à conclure qu’elles sont similaires voire identiques, ou en tout cas que des « porosités » existeraient, voire des « convergences ». Par exemple : l’écologie politique de gauche évoque parfois la nature-mère ce qui est à tendance néopaganiste comme l’extrême-droite d’Alain de Benoist ; c’est donc que l’écologie politique (de gauche) comporte des « porosités » voire des « convergences » avec l’écologie politique d’extrême-droite. Le raisonnement sous-estime les différences, et en retour surestime les convergences. En effet le paganisme d’extrême-droite renvoie à une nature mythologique, ancrée dans un passé nostalgique. Rien de tel chez les écologistes (« de gauche »), qui usent certes de la métaphore de la nature-mère, mais en s’appuyant sur une critique scientifiquement argumentée (par l’écologie, entre autres), débouchant sur l’objectif d’un métabolisme équilibré, à l’échelle globale, des modes de vie avec la biosphère. Cela passe par exemple par une réduction mesurable et mesurée des émissions de GES. A la base, donc un cosmopolitisme séculier, et non pas un réenracinement fantasmatique prétendûment « écologique ». Rappelons en effet que rien ne démontre que les modes de vie pré-industriels étaient forcément « écologiques ». Le néolithique a vu disparaître la mégafaune et les incendies causés par l’humanité se voient dans les couches géologiques, à tel point qu’un débat existe pour savoir quand faire commencer l’Anthropocène[14]. L’Europe pré-industrielle a rasé ses forêts, ce qui l’a poussé à s’intéresser au charbon de terre[15]. Et on pourrait multiplier les exemples de ce genre[16].

Le raisonnement pourrait être reproduit à l’identique pour toutes les « porosités » alléguées : le « localisme », le « survivalisme », le « respect de la terre », l’enjeu de la « paysannerie », la terre comme « espace culturel », la critique du christianisme, « l’organicisme », « le végétarisme » (Hitler était végétarien donc l’écologisme partage avec Hitler etc.), « les médecines douces », etc. On comprend qu’il serait très fastidieux de reprendre chacune des confusions, qu’il faudrait resituer dans son contexte, etc. L’amalgame fonctionne d’autant mieux que le nombre de rapprochements résonne comme autant de preuves apparentes d’une « convergence »… alors qu’il s’agit du renforcement d’un biais cognitif ou méthodologique de l’auteur vers le lecteur. Il n’y a pas de nombreuses convergences, mais de nombreuses confusions. Ceci, parce que le thème apparemment similaire n’est pas replacé dans le contexte général de gauche ou de droite qui lui donne son sens précis. Faute de définition précise, le lecteur non-spécialiste n’a plus à sa disposition, pour chaque mot discuté (« localisme » etc.), que le sens commun, nourri des confusions véhiculées par les médias et les candidats, comme nous en avons donné quelques exemples plus haut. Le sens précis et spécifique que l’écologie (politique) peut avoir aux yeux d’un spécialiste ou simplement d’un connaisseur du sujet est absent. Pour notre part nous proposons, de longue date, avec d’autres auteurs tels que Sylvie Ollitrault[17], de définir l’écologisme comme un militantisme cosmopolitique pour la planète[18]. C’est l’esprit du Sommet de Rio ou des « sociétés soutenables » revendiquées par les Amis de la Terre ou même France Nature Environnement, repris dans l’idée « d’espace écologique »[19], popularisé par les Friends of the Earth dans les années 1990[20], qu’Oxfam met désormais en avant sous le nom de « donut economy »[21] : des modes de vie dont l’empreinte écologique est limitée par en bas par les besoins essentiels, et par en haut par le partage des communs. Cet idéal égalitaire planétaire n’a rien de commun avec le fascisme ni avec la simple « défense de la nature », qui est certes un bon slogan mais aussi un objectif complètement vague. D’autant que la distinction entre écologistes et environnementalistes (simple protection de la nature) est attestée tant par les militants eux-mêmes[22] que par l’analyse[23].

Passer ces différences sous silence, ce n’est pas constater de manière objective l’existence de porosités : c’est les construire, c’est les apporter et les fabriquer dans l’esprit du lecteur, là où elles n’existent pas dans la réalité. Il est donc fondamental de disposer de définitions qui soient précises et qui rendent bien compte des divergences et des points d’accord, de manière représentative. Ceci, en tenant compte du fait que les concepts politiques sont « essentiellement contestés », à savoir que les mêmes mots ont un sens divergent suivant le parti considéré, et cela, en fonction de l’effet que chacun des acteurs veut produire sur le contexte partagé d’action[24]. Sans cela, l’analyse est faussée ; ce qui est de gauche est confondu avec ce qui est de droite. Et au final il est peu surprenant de constater combien l’extrême-droite est éloignée des thèses écologistes (« de gauche »)[25], même s’il peut y avoir des cas d’alliance objective – comme il y en a avec tous les autres partis d’ailleurs. On accordera par exemple que les modes de vie promus par le GRECE peuvent se rapprocher, de loin, sur plusieurs points, de ceux défendus par l’écologie politique (de gauche). Par exemple, une économie « locale ». Mais on trouvera difficilement un écologiste partisan du retour au localisme moyenâgeux et traditionnaliste. Sous des mots identiques, et quelques ressemblances superficielles dans les pratiques, des thèses fortement distinctes, et avec des implications très différentes sur l’ordre social. D’un côté le localisme du repli mythologique sur soi, de l’autre une relocalisation à fondement cosmopolitique, ancré dans un souci de justice planétaire, ce qui n’a rien à voir et représente même tout ce que l’extrême-droite déteste… Que resterait-il de commun, finalement ? Une critique commune de la dépendance à l’automobile ? Il s’agirait alors d’une alliance objective, ponctuelle, et non d’une « porosité ». Maurras, quand il défend la CGT[26], ne devient pas socialiste pour autant. Il cherche à détourner un combat de gauche à ses fins personnelles. Faut-il que le syndicat arrête les manifestations pour autant ? Bien sûr que non, l’alliance objective n’est que partielle et ne met nullement en danger son projet.

Rappelons les idées principales de l’extrême-droite, que Jean-Philippe Vincent qualifie à juste titre « d’illibérales »[27]. Suivant Jean-Pierre Azéma et Michel Winock, sept points sont plus particulièrement significatifs du régime de Vichy, qui fut pourtant moins violemment fasciste que les régimes usuellement regroupés sous ce concept (l’Allemagne nazie, l’Italie de Mussolini et l’Espagne de Franco) : « le rejet de l’individualisme, le refus de l’égalitarisme, une conception très fermée du nationalisme, un projet de rassemblement national, la défiance à  l’égard de l’industrialisme, l’anti-intellectualisme, le refus du libéralisme culturel »[28]. Expliquons brièvement. L’individualisme conduit à l’oubli de la communauté, à laquelle l’individu doit se soumettre. Comme l’énonce Bonald, les individus ont essentiellement des devoirs envers la société et non des droits, parce qu’ils reçoivent tout d’elle, et sont donc en dette : « l’homme n’existe que pour la société, et la société ne le forme que pour elle : il doit donc employer au service de la société tout ce qu’il a reçu de la nature et tout ce qu’il a reçu de la société, tout ce qu’il est et tout ce qu’il a »[29]. Le souci de régénération (et non de « la nature ») conduit le régime à soutenir les activités sportives et les organisations d’encadrement de la jeunesse, telles que le scoutisme. L’esprit n’est pas au « libéralisme culturel » (l’expression est postérieure) : l’esprit de jouissance est condamné, ainsi que les bals ; la place de la femme est au foyer, l’avortement et l’adultère sont sévèrement réprimés. La défiance à l’égard de l’industrialisme vient de ce que celui-ci prône l’innovation et le changement. Mais le régime de Vichy démontra tout autant que les autres fascismes combien cette défiance n’est plus que de façade, à l’époque industrielle, puisqu’il joua un rôle majeur dans l’industrialisation du pays. La méfiance affichée envers l’industrialisme (y compris agricole) va donc finalement de pair avec une modernisation planiste[30]. La démocratie est évidemment un régime honni. Pour Louis de Bonald, « la démocratie est le gouvernement des faibles, puisqu’il est le gouvernement des passions populaires ». Elle éveille partout l’ambition, puisqu’elle ouvre les places à tous ; elle apporte donc le malheur au plus grand nombre, là où la monarchie n’excluait personne, chacun étant à sa place, et rien qu’à sa place. « La société existe : elle est donc dans la nature de l’homme ; les lois de son existence sont nécessaires, comme la nature de l’homme » ; à l’opposé un système fondé sur des raisonnement ou des débats peut être détruit par d’autres raisonnements, car ce sont des abstractions, qui affaiblissent l’autorité. « La société est donc la réunion des êtres semblables par des lois ou rapports nécessaires, réunion dont la fin est leur production et leur conservation mutuelles ». Joseph de Maistre acquiesce[31] : « ce qu’il y a de plus admirable dans l’ordre universel des choses, c’est l’action des êtres libres sous la main divine. Librement esclaves, ils opèrent tout à la fois volontairement et nécessairement : ils font réellement ce qu’ils veulent, mais sans pouvoir déranger les plans généraux. Chacun de ces êtres occupe le centre d’une sphère d’activité dont le diamètre varie au gré de l’éternel géomètre, qui sait étendre, restreindre, arrêter ou diriger la volonté, sans altérer sa nature ». Le régime de Vichy est donc anti-républicain : le parlement ne joue plus aucun rôle, et la religion catholique a désormais droit de cité dans les affaires publiques, en particulier en matière d’éducation (associations de jeunesse et écoles) ; les adversaires de 1789 exultent[32]. Le suffrage universel n’est maintenu que dans les communes de moins de 2000 habitants. On le voit, difficile de concilier ces idées avec la défense de « droits de la nature » entendus comme droit des vivants et des écosystèmes, humains inclus.

La seconde manière d’entretenir la confusion est de s’en tenir aux idées sans mesurer leur poids politique, et donc leur influence réelle, tout en se laisser aller à faire des annonces ici et là à ce sujet. Ainsi, à partir de quelques déclarations isolées, issues de personnalités atypiques qui n’ont nullement eu d’influence dans les partis d’extrême-droite où elles ont tenté de « s’enraciner » (Laurent Ozon, Hervé Juvin…), S. François conclut que l’écologie deviendrait un « enjeu majeur » de l’extrême-droite »  au cours des années 2000 ; ou encore que la nouvelle Droite aurait été « le levier d’influence intellectuelle le plus important de la droite radicale française » (p. 16). Reporterre explique de son côté que la « tentation » « écofasciste » est là[33], comme si le danger était majeur et imminent et, pire, que les publics habituellement de gauche pourraient être tentés. L’article ne documente pourtant que des groupuscules et des auteurs sans grande influence, si ce n’est celle que les colonnes de gauche leur accordent. L’article de Reporterre cite à témoin le coordinateur national du renseignement, Laurent Nunez ; las ! Celui-ci, quand il atteste d’un certain développement des groupes d’ultra-droite, sans le chiffrer (il s’agit d’une brève, pas d’un rapport fouillé), ne fait aucun rapprochement avec l’écologie[34]. Tout semble donc indiquer que le supposé danger est mal évalué. Reporterre semble ne pas assez prendre au sérieux la stratégie « métapolitique » revendiquée par Alain de Benoist ou Eugénie Bastié un temps membre de la revue Limite, qui consiste principalement à laisser entendre au public de gauche que la droite est leur allié[35] – exactement comme le RN qui fait croire qu’il propose des mesures « sociales ».

La compréhension des enjeux, de gauche comme de droite, semble donc superficielle, dans ce débat. Certains sujets montent certes un peu sur l’agenda mais ne sont nullement surprenants sur le fond. Comment s’étonner en effet de ce que l’extrême-droite soit obsédée par l’invasion de « populations » immigrées ? Et qu’elle finissent par voir dans le réchauffement climatique une source d’inquiétude, alors que des « réfugiés climatiques » sont annoncés par toutes les agences de l’ONU ? Pour s’inquiéter du climat, devient-elle « écologiste » pour autant ? Certainement pas. Elle réagit comme elle l’a toujours fait, sur la base de sa xénophobie. Elle ajoute un paramètre nouveau à son analyse, rien de plus. Qu’y a-t-il de commun avec la gauche ? Où voit-on un problème majeur de discernement ? La question des migrants climatiques posera et pose déjà aux écologistes les mêmes questions de différenciation que celles que posent les migrations à la gauche. Dans le même ordre d’esprit, la droite notamment extrême, voulant sauver les sources de sa puissance, se posera peut-être la question des moyens tels que les énergies fossiles qui renforcent cette puissance, mais qui la détruisent dans le même temps. Pour le moment la balance semble clairement faite : le fossile prime sur le climat, et plus généralement l’écologie est absente de l’extrême-droite. Si l’intérêt national est en jeu, ce n’est pas quelques espèces en voie de disparition qui pèseront lourd dans la balance, sauf si leur défense sur un mode patrimonial n’entrave pas les moyens de la puissance – par exemple, une espèce vivant dans une zone désertique sans autre intérêt que touristique. Certains milliardaires achètent ainsi des zones protégées pour leur propre compte. Si la biodiversité représente un obstacle sur la route de la sécurité, ces partis regretteront peut-être son sort mais ils ne s’arrêteront pas pour autant. Les priorités ne sont pas aux droits de la nature, mais à celle de l’ethnie humaine. Qu’Hitler ait été végétarien ne l’a pas empêché de dévaster les écosystèmes, tant par la guerre que par l’industrialisation rapide, dont les autoroutes sont l’un des symboles les plus voyants. Sur le plan philosophique également, un conservateur tel que Roger Scuton peut se dire en affinité avec l’écologisme[36], mais l’on découvre bien vite que les proximités ne sont que superficielles, dans la mesure où l’attachement à un mode de vie qu’il met aussi en avant désigne, à l’époque industrielle, des pratiques bien peu écologiques.

Ce qui semble gêner nos commentateurs réside plutôt dans le fait que le langage de l’écologie en tant que science semble facilement approprié par l’extrême-droite : populations, génétique, etc. Mais là encore rien de surprenant. Biologiser est dans le répertoire des droites extrêmes, même si elles ne défendent plus aussi ouvertement la hiérarchie des races – du moins, en France. Et il ne s’agit pas de n’importe quelle appropriation de l’écologie. C’est une lecture politique, normative, que peu d’écologues avaliseraient. Une lecture bien différente de celle de la gauche. Et si les conservateurs se réfèrent facilement au concept de nature, tel Bonald[37], ce que les écologistes (de gauche) entendent par là n’a rien de commun. L’enjeu est la prise en compte du métabolisme que toute société entretient dans ses rapports avec le milieu, dans la décision et la structuration sociale. Le concept de nature renvoie donc à la biosphère, saisie par la science nommée « écologie », au sens large (y compris l’ingénierie et la science des matériaux par exemple). Du côté conservateur, le concept de nature renvoie à tout autre chose : l’idée d’une essence de l’ordre social, dont l’équilibre avec la nature (au sens de la science écologique) est au mieux une composante, sans même que cela soit nécessaire[38].

 

Ne pas utiliser le même mot peut être utile pour bien différencier les idées politiques, sur le plan analytique. Surtout quand la métapolitique recommande de se saisir des mots utilisés par l’adversaire pour les remplir du sens que l’on veut y déposer, dans l’espace public, engendrant ainsi le désordre voire une chasse aux sorcières. C’est un moyen de gagner de l’influence ou d’en faire perdre aux idées que l’on combat. Ainsi, parler « d’écologisme d’extrême-droite » au motif de quelques ressemblances superficielles peut être jugé abusif et porteur de confusions, dans la mesure où le sens consacré de « l’écologisme » renvoie aux courants dominants, qui se situent à gauche et au centre-gauche. Parler « d’écologie » d’extrême-droite est déjà plus précis mais peut aussi être interrogé. En effet à un premier niveau aucune formation politique ne peut ignorer son inscription dans la biosphère puisqu’aucune n’habite en dehors. Toutes les idéologies deviendront donc « politiques » sous l’angle de l’écologie. Au moins faut-il clairement signaler de quoi on parle. Dans le même ordre de questionnement, faut-il reprendre l’idée « d’enracinement » qui est très usité du côté conservateur ? Laclau et Mouffe ont éclairé ces enjeux[39]. La pertinence politique d’un concept tient en partie à sa capacité à intégrer. La stratégie de « récupération » du contenu d’un mot dans l’espace public est à la racine de la métapolitique ou bataille culturelle et fonctionne également pour la gauche. Alors pourquoi ne pas employer ce beau terme de cosmopolitisme, qui indique clairement une différence avec l’extrême-droite ?

 

*Fabrice Flipo est philosophe, professeur à l’Institut Mines-Télécom BS et chercheur au LCSP Université de Paris-Cité. Il est notamment l’auteur de L’impératif de la sobriété numérique – l’enjeu des modes de vie (Paris : Matériologiques, 2020) et de Le développement durable et ses critiques : vers une transition écologique et sociale (Bréal, 2022).

 

 

[1]Stéphane François, Les Verts-Bruns. L’écologie de l’extrême droite française (Lormont: Le Bord de l’Eau, 2022).

[2]https://reporterre.net/Enquete-sur-l-ecofascisme-comment-l-extreme-droite-veut-recuperer-l-ecologie

[3]Paul Guillibert, « La racine et la communauté. Critique de l’écofascisme contemporain », Mouvements 104, no 4 (2020): 84‑95, https://doi.org/10.3917/mouv.104.0084.

[4]https://www.terrestres.org/2020/06/26/la-tentation-eco-fasciste-migrations-et-ecologie/

[5]Collectif Focale, Votes populaires ! Les bases sociales de la polarisation électorale dans la présidentielle de 2017 (Vulaines-sur-Seine: Le Croquant, 2022).

[6]Gilles Ivaldi, « Marine Le Pen, Eric Zemmour : social-populisme contre capitalisme populaire », Note de recherche, Baromètre de la confiance politique, mars 2022, https://www.sciencespo.fr/cevipof/sites/sciencespo.fr.cevipof/files/NoteBaroV13_GI_socialpopulisme_mars2022_V4.pdf; Adrien Sénécat, « Du FN de 2007 au RN de 2022, ce qui perdure et ce qui a changé dans le programme de l’extrême droite », Le Monde, 3 juin 2021, sect. Les Décodeurs, https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2021/06/03/du-fn-de-2007-au-rn-de-2022-ce-qui-perdure-et-ce-qui-a-change-dans-le-programme-de-l-extreme-droite_6082676_4355770.html.

[7]https://theconversation.com/le-programme-social-de-marine-le-pen-decrypter-le-vrai-du-faux-181307

[8]Emmanuel Négrier et Julien Audemard, « Marine Le Pen : la campagne de tous les paradoxes », The Conversation, 22 avril 2022. https://theconversation.com/marine-le-pen-la-campagne-de-tous-les-paradoxes-181725

[9]Nicos Poulantzas, Fascisme et dictature (Paris: Maspéro, 1970); Nicos Poulantzas, La crise des dictatures : Portugal, Grèce, Espagne (Paris: Maspéro, 1975); Gino Germani, Authoritarianism, fascism and national populism (New Brunswick (N.J.): Transaction Books, 1978); Jean-Pierre Azéma et Olivier Wievorka, Vichy, 1940-1999, Ed. Orig. 1997 (Paris: Perrin, 1997); Michel Winock, éd., Histoire de l’extrême-droite en France, Ed. Orig. 1993 (Paris: Seuil, 2015).

[10]Note méthodologique : cette importance du social ne se voit pas dans des sondages tels que ceux de l’IFOP où les questions posées restent dans le périmètre de ce que les sondeurs croient caractéristique (à juste titre) de ce courant. La question du social, jugée incongrue, n’est pas posée, et donc pas mesurée. Les sondeurs s’interdisent donc pas là de mesurer la démagogie qui est à l’oeuvre. Exemple : https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2021/03/118005-Rapport-RN-23.03.2021.pdf

[11]Fabrice Flipo, « Le « programme social » de Marine Le Pen: décrypter le vrai du faux », The Conversation, 18 avril 2022. https://theconversation.com/le-programme-social-de-marine-le-pen-decrypter-le-vrai-du-faux-181307

[12]Collectif Focale, Votes populaires ! Les bases sociales de la polarisation électorale dans la présidentielle de 2017.

[13]Fabrice Flipo, Nature et politique – anthropologie de la globalisation et de la modernité (Paris: Amsterdam, 2014).

[14]http://quaternary.stratigraphy.org/working-groups/anthropocene/

[15]John McNeill, Something new under the sun. An environmental history of the Twentieth Century world (New York: Norton, 2000); Vaclav Smil, The Earth’s biosphere. Evolution, dynamics and change (Cambridge, Mass: MIT Press, 2002).

[16]Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés (Paris: Gallimard, 2000); Diamond, Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (Paris: Le Grand Livre du Mois, 2006).

[17]Sylvie Ollitrault, Militer pour la planète : sociologie des écologistes (Rennes: Presses Universitaires de Rennes, 2008).

[18]Fabrice Flipo, Justice, nature et liberté (Lyon: Parangon, 2007).

[19]Fabrice Flipo, « L’espace écologique – Sur les relations de l’écopolitique internationale à la philosophie politique classique », Ecologie & Politique, no 26 (2002): 55‑73.

[20]EEA, The environmental spae concept, 2016. https://www.eea.europa.eu/publications/92-9167-078-2/page003.html

[21]https://www.oxfamfrance.org/actualite/la-theorie-du-donut-une-nouvelle-economie-est-possible/

[22]Dominique Simonnet, L’écologisme, Que Sais-Je? (Paris: PUF, 1979), 3; Yves Frémion, Histoire de la révolution écologiste (Hoëbecke, 2007), 13; Alain Lipietz, Qu’est-ce que l’écologie politique ? La grande transformation du 21ème siècle (Paris: La Découverte, 1999), 7.

[23]Andrew Dobson, Green political thought (London: Routledge, 2000), 11; Pierre Alphandéry, Pierre Bitoun, et Yves Dupont, L’équivoque écologiste (Paris: La Découverte, 1991), 133; Guillaume Sainteny, Les Verts, 2ème, Que Sais-Je? (Paris: PUF, 1997), 57.

[24]W. B. Gallie, « Essentially Contested Concepts », Proceedings of the Aristotelian Society 56 (1955): 167‑98.

[25]Simon Persico, « “Déclarer qu’on va protéger la planète, ça ne coûte rien”. Les droites françaises et l’écologie (1971-2015) », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques 44, no 2 (2016): 157‑86, https://doi.org/10.3917/rfhip1.044.0157.

[26]Charles Maurras, La république et la question sociale, 1908, maurras.net.

[27]Jean-Philippe Vincent, Qu’est-ce que le conservatisme ? (Paris: Les Belles Lettres, 2016).

[28]Jean-Pierre Azéma, « Vichy », in Histoire de l’extrême droite en France, éd. par Michel Winock (Paris: Seuil, 2015), 198.

[29]Louis Bonald De, Théorie du pouvoir politique et religieux, Ed. Orig. 1800 (Paris: UGE, 1965), part. Introduction.

[30]Azéma, « Vichy », 203.

[31]Joseph Maistre De, Considérations sur la France., 1797.

[32]Azéma et Wievorka, Vichy, 1940-1999, 144.

[33]https://reporterre.net/Enquete-sur-l-ecofascisme-comment-l-extreme-droite-veut-recuperer-l-ecologie

[34]https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/terrorisme/ultradroite-en-france-des-structures-qui-ont-le-culte-de-la-violence-et-qui-recherchent-l-affrontement-denonce-laurent-nunez_4257909.html

[35]https://www.nouvelobs.com/politique/20210620.OBS45477/conquerir-les-esprits-avant-de-gagner-dans-les-urnes-plongee-au-c-ur-de-l-offensive-reactionnaire.html

[36]Roger Scruton, De l’urgence d’être conservateur : territoires, coutumes, esthétique, un héritage pour l’avenir. (Paris: L’Artilleur, 2016).

[37]Bonald De, Théorie du pouvoir politique et religieux.

[38]Clarisse Berthezène et Jean-Christian Vinel, Conservatismes en mouvement (Paris: EHESS, 2016); Philippe Labrecque, Comprendre le conservatisme (Montréal: Liber, 2016); Karl Mannheim, La pensée conservatrice (Editions de la revue Conférence, 2009); Strauch-, Vous avez dit conservateur ?, s. d.; Yann Raison du Cleuziou, « Un renversement de l’horizon du politique. Le renouveau conservateur en France. », Esprit, no 10 (2017): 130‑42.

[39]Ernesto Laclau, La guerre des identités : grammaire de l’émancipation., Bibliothèque du MAUSS (Paris: La Découverte, 2000); Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste (2001) (Paris: Les solitaires intempestifs, 2009); Ernesto Laclau, La raison populiste (Paris: Seuil, 2008).




SPECULER SUR LA FIN DU PETROLE : MADAME PANNIER-RUNACHER ET LES LOGIQUES DE L’INACTION

L’affaire Pannier-Runacher vaut largement l’affaire Cahuzac. Frauder soi-même le fisc quand on a la charge de lutter contre la fraude fiscale est moralement scandaleux. Mais spéculer familialement sur la raréfaction du pétrole, avec un montage grand-père-petits-enfants qui vous exonère, quand on a la charge d’organiser la transition de la société vers l’après-pétrole, sous pression climatique, ne l’est pas moins. Tenter de protéger ses concitoyens contre la menace climatique, faire front face aux lobbies pétroliers d’un côté, et tenter de l’autre la fortune en acquérant force puits sur le déclin, ne font pas bon ménage. A quoi s’ajoute que la nomination de Cahuzac à son poste s’était faite en ignorance de cause. En revanche la nomination de la ministre de la transition énergétique a eu lieu en connaissance de cause : sa nomination n’est probablement pas étrangère à son savoir-faire en matière de création de valeur économique, à son appartenance à un monde qui n’est pas celui des gens ordinaires.

LPE

 

Par Nicolas Bouleau, mathématicien et essayiste

 

 

 

 

 

Que le problème du climat soit un jeu à intérêts divergents où chacun doit freiner mais où celui qui accélère est quand même en meilleure position, tout le monde l’a compris depuis longtemps. C’est une des raisons pour lesquelles il ne se passe rien vraiment, les émissions de CO2 dans l’atmosphère continuent globalement d’augmenter ([1]). Cela explique aussi la grande différence entre la diminution des rejets et l’adaptation. Une réduction ne peut résulter que d’accords collectifs contraignants établis lors des COP, nous en sommes à la COP27. Par rapport aux politiques d’adaptation qui sont des stratégies coûteuses mais nationales, la réduction est un effort qui porte à conséquence sur le monde entier donc une forme de générosité de la part des pays riches économiquement dynamiques.

            C’est la raison profonde véritable pour laquelle il ne se passe rien. La sagesse collective n’est pas là, la générosité encore moins.

            A mon avis la générosité ne réapparaîtra pas, même devant des dommages environnementaux énormes. Au contraire, les habitants des pays riches, vont continuer à perfectionner les techniques pour s’adapter à la violence des intempéries, et à penser sans le dire que les autres n’ont qu’à faire de même.

La situation s’est néanmoins modifiée récemment. Jusqu’à l’année 2021 il était admis d’après les rapports du GIEC que pour respecter l’objectif de un degré et demi afin d’éviter des dommages extrêmes, il était impératif de laisser une bonne proportion du pétrole et du gaz dans le sol. Seuls des politiciens et économistes libéraux très confiants dans la poursuite du progrès technique défendaient la thèse que le long terme donnerait raison au business as usual. Les réserves fossiles finissant par s’épuiser, il suffisait de tenir le coup jusque-là, position défendue par exemple par le président Valéry Giscard d’Estaing ([2]).

            Cependant malgré la prospection active de nouveaux gisements, nous arrivons dans une phase où la ressource d’énergie fossile commence à montrer ses bornes. Les restrictions dues aux sanctions liées à la guerre en Ukraine font comprendre que les réserves de pétrole et celles du gaz de schiste ne sont pas infinies et que déjà elles sont sensibles aux aléas politiques.

            Ces circonstances exceptionnelles constituaient une rare opportunité de regrouper les deux problèmes et de se servir de cette gêne sur les ressources fossiles pour aller dans le sens d’une économie moins dispendieuse d’énergie et moins productrice de CO2. Mais ce n’est apparemment pas le choix fait par le gouvernement d’Élisabeth Borne puisqu’il a séparé un ministère de la transition écologique et cohésion des territoires aidé de trois ministres délégués et deux secrétaires d’État et un ministère de la transition énergétique.

            Certes la biodiversité n’est pas cotée en tant que telle sur les marchés financiers et sa dégradation ne s’y lit pas directement. Mais les marchés sont-ils réellement une facilité pour une politique de sagesse énergétique ? La perspective de l’épuisement du pétrole a plutôt tendance à affoler les marchés que de les faire monter tranquillement comme un bon indicateur de rareté ([3]).

            Des anticipations contradictoires entrent en conflit. La rareté de la ressource fait monter les cours mais les mutations technologiques au niveau de la consommation et au niveau de la prospection agissent à la baisse. Tous les spécialistes reconnaissent que le flou de la date d’épuisement accroît l’incertitude et donc la volatilité du cours augmente.

            Vers la fin d’une ressource cotée les instruments financiers à terme, les options, qui normalement jouent un rôle d’assurance pour les risques, deviennent couteux car leur valeur est liée à la volatilité, ils ne remplissent plus la fonction qu’ils devraient avoir, pour laquelle les marchés organisés à terme ont été historiquement inventés. Une forte volatilité pourrait même empêcher l’organisme gestionnaire du marché de maintenir la cotation.

            Dans une telle situation rendue artificiellement complexe par la spéculation sur les marchés, seule une politique environnementale globale claire peut être comprise et justifier les efforts demandés.

Maintenant pour certains acteurs économiques une autre stratégie est possible : devant l’agitation désordonnée des marchés, il est profitable de pouvoir agir sur les facteurs concrets qui font cette agitation, en possédant un grand nombre de gisements proches d’être taris où des technologies spéciales pourront être utilisées.

            D’après l’enquête menée par le média d’investigation Disclose, Il semble que le groupe Perenco, auquel la ministre de la transition énergétique, Madame Pannier-Runacher, est liée de façon indirecte, soit spécialisé dans le rachat de gisements en fin de vie dont les majors du secteur cherchent à se débarrasser, donc positionné spécialement pour profiter de la pénurie, avec 3 000 gisements d’hydrocarbures dans quatorze pays et un chiffre d’affaires estimé à 7 milliards d’euros.

            Suffit-il de dire que rien de ce qu’a fait la ministre n’est interdit ? N’importe quel béotien peut comprendre qu’avec la création d’une société idoine (dénommée Arjunem) la famille a bien configuré sa niche économique, ce qui est hors de portée aujourd’hui de la plupart des agents économiques grands et petits.

            La question politique qui dès lors se pose est pourquoi Emmanuel Macron et Élisabeth Borne ont fait ce choix pour le ministère de la transition écologique. L’exemplarité clame ici clairement : dans le jeu à intérêts divergents de la préservation du climat soyez les plus malins sans vous faire prendre. Est-ce que le président et la première ministre ont bien compris ce qu’est la transition écologique ? C’est sûrement une affaire autrement plus grave que des habiletés d’acteurs.

            Le décret de nomination a été retouché de sorte que la ministre ne « connaisse » pas les firmes où sa famille serait mentionnée. Mais le conflit d’intérêt fait aussi problème dans l’autre sens, la ministre par ses déplacements, ses contacts internationaux, pourrait avoir des informations sur les tendances ou les décisions en préparation dans le secteur pétrolier, précieuses pour le réseau professionnel de son père.

Ce qui touche la sensibilité du citoyen c’est l’absence de solidarité pour les efforts, parfois les drames, pour surmonter les tracas imprévus et complexes qu’engendre la transition écologique pour les gens ordinaires. On ne sauve pas un paquebot avec un hors-bord.

 

 

 

[1] Cf. N. Bouleau, « Un, deux, trois, soleil… » Esprit, décembre 2009.

[2] « Dès lors que ces énergies fossiles sont sorties du sol, elles seront de toute manière consommées, et produiront des émissions de gaz carbonique. Si ce n’est pas fait par nous ce sera fait par d’autres et les émissions de gaz carbonique resteront au même volume. » Préface à Ch. Gerondeau, CO2 : un mythe planétaire, Toucan 2009.

[3] Sur les marchés la volatilité est toujours assez forte pour empêcher les anticipations sans risques, la rareté indique que le cours va plutôt monter mais on ne sait pas assez précisément de combien pour pouvoir en tenir compte dans les projets. Cf. N. Bouleau Le mensonge de la finance, les mathématiques, le signal-prix et la planète, L’Atelier, 2018.




Comment le contexte géopolitique actuel peut-il affecter une économie de marché peu régulée ? Quelles conséquences pour les entreprises ?

Par Patrick d’Humières

 

Le libre échange s’est développé très fortement au profit de l’économie financière dans la dernière vague de mondialisation qui a marqué la fin du 20e et le début du 21e siècle ; les entreprises multinationales ont été les grandes gagnantes de cette période qui a coïncidé avec la fin du cycle de l’hyper-puissance américaine.

Le nouveau cycle géopolitique qui s’organise autour de la rivalité croissante entre les États-Unis et la Chine,  met « la grande entreprise mondiale » en situation de devoir « choisir son camp » et de s’inscrire tant bien que mal dans le choc des valeurs qui caractérise cette période chaotique nouvelle.

Derrière cette pression sociétale croissante qui donne à l’entreprise internationale une responsabilité directe dans l’évolution géopolitique du monde, il y a en réalité une vision de nouveau modèle économique qui se cherche pour faire de l’utilité et de la durabilité des acteurs une finalité qui complète le paradigme du rendement qui a inspiré toute notre histoire industrielle.

 

Une rivalité semble s’installer inéluctablement entre le modèle du tout actionnarial ancien, installé pour porter la révolution industrielle, et le modèle émergent d’une économie dédiée aux attentes de toutes les parties prenantes, tel que les jeunes générations sont en train de l’inventer ; toutefois, sa dynamique n’est pas clairement lisible aujourd’hui. Rien ne dit, en effet, que les grandes entreprises occidentales, partagées entre leurs investisseurs privés et les contraintes imposées par les autres parties, versus les entreprises chinoises dédiées essentiellement à leur État actionnaire, feront le choix d’un modèle de développement durable de la planète, dans la période qui vient, caractérisée par une pression exogène aux données managériales pures, comme les limitations des ressources naturelles et les « externalités négatives », écologiques et sociales de plus en plus mal supportées. Ces dernières retirent aux entrepreneurs les marges d’action publique et le déni des risques collectifs dont ils ont très largement bénéficié jusqu’ici ; elles font même peser une inconnue sur la pérennité matérielle et politique de nombre d’opérateurs, au cœur de l’économie financière contemporaine, comme le secteur « Oil & Gaz », sans pour autant que des acteurs plus vertueux et mieux acceptés ne soient encore parvenus à remplacer leur offre et leur position dans le fonctionnement matériel et politique de nos sociétés. De fait, le cycle de métamorphoses qui se déroule en ce moment n’est pas joué ; cela peut donner aux risques systémiques identifiés une occurrence d’emballement qui recouvre toutes les tentatives de correction engagées timidement depuis une décennie pour retrouver une compatibilité régénérative avec notre biosphère. Il en dépend aussi un indispensable consensus politique autour de cette invention incroyable du 20e siècle qu’est « l’entreprise », fille de la société patrimoniale à but purement commercial et matrice inachevée d’une construction collective de biens et richesses pour la génération actuelle, respectant les générations futures, selon la définition d’une durabilité planétaire incontournable qui fait des interdépendance factorielles la clé de l’équilibre optimum à trouver entre tous…

L’asymétrie s’accroît entre le mouvement de déstabilisation de la gouvernance mondiale et la fuite en avant non moins importante des modes d’organisation économique sur la planète, que les entreprises pour la plupart ont le génie d’exploiter, sans se préoccuper de l’état de la branche qui les porte… Cet état de fait semble préoccuper seulement les organisations et les personnes qui se sont dédiées à l’intérêt général à long terme de notre planète, comme les ONG, les grandes institutions internationales, les religions et les expertises scientifiques, les entreprises se contentant de discours lénifiants et de mesures correctives partielles, à leur convenance. Il y a donc bien derrière la compétition des acteurs une compétition entre les modèles et les valeurs que seules des lois et des accords internationaux pourraient empêcher de faire diverger plus avant. L’espérance d’une solution institutionnelle, si elle existe, réside dans la prise de conscience de la part des acteurs concernés que les risques systémiques sont devenus plus importants que les opportunités du désordre actuel et qu’il faut en tirer un nouveau champ contractuel, comme le secteur des assurances l’a intégré récemment, celui des fonds de retraite et d’infrastructures aussi, dont le long terme est une condition de survie. Pour autant, au milieu du gué, l’appréhension de stratégies de changement micro-économiques, ne disposant pas encore de vraies stratégies macro-économiques négociées, se fait au cas par cas, dans des régions comme l’UE qui choisit de contraindre son industrie automobile par exemple, ou d’inciter la finance à intégrer des critères d’investissement « durables »…

Le chaos géopolitique renvoie donc, pour un certain temps encore probablement, à la responsabilité directe ces acteurs entrepreneuriaux devenus puissants et prospères, comme jamais ce ne fut le cas dans l’Histoire ; le pari a été fait pendant vingt ans d’une auto-régulation centrée autour d’engagements de bonne volonté, dont le plus célèbre est le Pacte Mondial adossé aux Nations-Unies ; l’échec est patent ; il faut en tirer les leçons évidentes, propres à toute organisation économique qui fonctionne en optimisant les opportunités qui se présentent à elle, fussent-elles nuisibles à une certaine idée de l’intérêt général, base de la gestion bien connue des « externalités »…

Tant que le modèle mondial ne posera pas en droit et en pratique les garde-fous de cet intérêt général planétaire, dans toutes ses dimensions au regard des biens communs, inutile de parler d’une entreprise vraiment durable et responsable ! A tout le moins, on pourra mesurer sa maturité et la réalité de son engament collectif, en établissant les écarts entre l’évolution de l’entreprise et les trajectoires collectives fixées, d’une façon qu’on s’apprête à mesurer de mieux en mieux, en n’oubliant pas que ce sont ces objectifs collectifs qui fixent la métrique essentielle. L’hésitation de nombre d’entrepreneurs et d’administrateurs à franchir le pas vers un modèle qui associe performance économique et performance durable, que rien ni personne n’interdit à bâtir de son mieux, interroge sur la motivation humaine, ce que le travail philosophique et spirituel éclaire depuis des temps anciens, mais surtout sur l’irrationalité intrinsèque des décideurs qui réduisent la gestion de la dépréciation inéluctable de leurs actifs à l’horizon de leur vie active.

La solution, esquissée par quelques coalitions de bonne volonté, réside mécaniquement dans la prise en charge des outils de régulation des marchés par ceux qui en sont les principaux acteurs concernés, en partant d’une certaine idée de l’intérêt général à long terme qui dicte une régulation durable de telle et telle activité, en lien avec les autres. Il s’agit là d’une réflexion géopolitique qui doit prendre le relais desdites réflexions stratégiques des entreprises, limitées actuellement à des réflexions commerciales. Le poids, l’influence, la capacité d’invention et d’adaptation des entreprises sont là pour justifier cette transformation dans la façon de penser le présent et l’avenir des organisations, indissociables du présent et de l’avenir du système social, écologique et politique qui les nourrit.

Toutes ces raisons font de la géopolitique une compétence de l’entrepreneur contemporain ; en associant la prise en compte des rapports de force entre tous les acteurs avec la connaissance de la volonté des États et une capacité à bénéficier de celle des forces sociales, il pourra ainsi dégager des démarches collaboratives qui construisent l’équilibre systémique, autour d’une négociation entre parties prenantes, destinée à remplacer la simple optimisation de la valeur crée dont Porter a fait croire que s’arrêtait là la mission entrepreneuriale. La géopolitique, autour de l’intérêt commun, devient le terrain de jeu indispensable de la conduite nouvelle des entreprises, si elles veulent continuer à être légitimes, d’une part, et à accéder aux ressources collectives d’autre part. Derrière les mises en cause très profondes que nous vivons, c’est bien le rapport privé/public qui est en jeu, d’une façon aussi cruciale que celle qui a marqué l’irruption du contrat social au sortir de l’époque féodale et qui a fondé le droit à produire et commercer en échange d’un gain patrimonial, mais aussi d’un gain matériel qui a justifié la révolution industrielle, jusqu’à ce que ses effets négatifs ne finissent par créer des révolutions et des ruptures politiques violentes.

C’est cela qui couve aujourd’hui, sauf à savoir gérer l’articulation entre la survie planétaire et la gestion du progrès matériel délégué aux entreprises. Les termes du contrat entre l’entreprise et la Société se modifient clairement : l’enrichissement individuel vaut tant que le progrès individuel et collectif est réel, mais il ne pourra continuer que si ce gain individuel et collectif est sauf et réel, et dans des conditions qui se discuteront localement et mondialement à la fois… Le vrai enjeu économique aujourd’hui n’est plus celui des techniques et des modes de production – encore que – mais bien celui de la gouvernance durable des entreprises auxquelles on a confié le soin de nous offrir un avenir commun …




Des poissons pollinisent la Californie

Par Loïc Pillard (Doctorant en philosophie du droit de l’environnement, Université de Lausanne)

 

 

 

 

Un voleur de grenouilles condamné en vertu de l’ancien article 388 du Code pénal français qui ne visait que le vol de poissons[1], du ketchup considéré comme un légume[2], des abeilles qui sont des immeubles juridiques[3] : le droit semble parfois éloigné du sens commun. Une récente décision californienne assimilant des bourdons à des poissons est l’occasion de revenir sur l’extraordinaire capacité du droit à disposer du réel selon sa propre logique. Alors, pourquoi la Cour d’appel du 3e district de Californie a considéré dans un jugement du 31 mai 2022 quatre espèces de bourdons comme étant juridiquement des poissons ?

Tout a débuté en octobre 2018 quand des groupes d’intérêt public[4] ont demandé à la Fish and Game Commission[5] (ci-après : la Commission) d’inscrire quatre espèces de bourdons[6] sur la liste des espèces en danger, tel que le prévoit le Californian Endangered Species Act[7] (ci-après : CESA). Alors que cette loi ne contient curieusement aucune disposition sur la protection des insectes, sa section 45 définit les poissons comme étant « les poissons, les mollusques, les crustacés, les invertébrés et les amphibiens sauvages, ou une partie, un frai ou un œuf de l’un de ces animaux ». Les bourdons étant des insectes, et donc plus largement des invertébrés, c’est sur la base de cette disposition que les groupes d’intérêt ont demandé l’inscription des bourdons sur la liste des espèces en danger.

Le 18 juin 2019, la Commission a rendu une décision concluant que, d’une part, l’inscription des bourdons comme espèces menacées pourrait être faite ultérieurement, et que, d’autre part, ces derniers allaient dorénavant figurer parmi les espèces candidates au sens de la section 2068 du CESA, c’est-à-dire des espèces dont on envisage l’inscription sur la liste des espèces en danger ou menacées.

En septembre 2019, les groupes d’intérêts ont contesté la décision de la Commission auprès de la Cour du comté de Sacramento, tribunal statuant en première instance. Selon eux, la Commission a commis un abus de son pouvoir discrétionnaire en inscrivant les bourdons sur la liste des espèces candidates et non sur la liste des espèces en danger.

Le tribunal de première instance, en se fondant sur les travaux parlementaires, a conclu que le terme « invertébrés » à la section 45 du CESA désigne de façon claire les invertébrés aquatiques, excluant alors les insectes tels que les bourdons. Il a rejeté l’argument de la Commission sur son expertise scientifique et son interprétation extensive de la loi depuis longtemps. Le tribunal a alors ordonné à la Commission, premièrement, d’annuler sa décision selon laquelle l’inscription des bourdons comme espèces en danger pouvaient être justifiée ultérieurement et, deuxièmement, de retirer ces derniers de la liste des espèces candidates.

La Commission, le California Department of Fish and Wildlife[8] (ci-après : le Département) et les groupes d’intérêt ont alors formé un appel contre ce jugement auprès de la Cour d’appel du 3e district de Californie, statuant en deuxième instance.

Après avoir admis la compétence de la Commission d’inscrire les invertébrés sur la liste des espèces en danger, la Cour d’appel a dû déterminer si cette inscription était limitée aux seuls invertébrés aquatiques ou au contraire à tout invertébré. Elle reconnaît que la section 45 du CESA, datant de 1969, est ambiguë. Bien que les poissons vivent nécessairement dans un environnement aquatique, la section 45 inclut également les mollusques, les invertébrés, les amphibiens et les crustacés, chacun de ces groupes contenant des espèces terrestres et des espèces aquatiques. Ainsi, si seuls les invertébrés aquatiques devaient être concernés par la section 45, comme le soutient le tribunal de première instance, il devrait en être de même pour les autres éléments de la disposition (les mollusques, les crustacés et les amphibiens). Or en 1984, l’escargot des marais de Trinity a été ajouté comme espèce menacée à la section 2067 du CESA : le législateur a donc inscrit une espèce terrestre comme espèce menacée, et cette inscription a été possible uniquement via le terme « mollusque » de la section 45. Étant donné qu’un mollusque terrestre – et donc un invertébré terrestre – figure parmi les espèces menacées par l’ajout du législateur lui-même, la Cour d’appel soutient une interprétation extensive de la loi en admettant que la définition des poissons à la section 45 n’est pas limitée aux espèces aquatiques. Par conséquent, la Cour d’appel soutient l’interprétation que la Commission a le pouvoir d’inscrire tout invertébré, comme les quatre espèces de bourdons, sur la liste des espèces en danger ou candidates.

Cette décision montre de façon remarquable comment le droit peut manipuler – dans le sens noble du terme – le réel, transcendant dans le cas présent les frontières taxonomiques afin d’atteindre le but de protection de la biodiversité visé par la loi. Ainsi la « vérité juridique » peut être très différente de la « vérité scientifique » : le droit adopte son propre point de vue sur le réel selon sa propre logique. Cette capacité à nommer les choses selon sa pertinence intrinsèque est une fonction essentielle du droit[9].

Ainsi, cette assimilation d’un groupe d’animaux – les bourdons – à un autre – les poissons – est un bel exemple d’analogie, à l’instar du vol de grenouilles et des autres exemples cités en exergue. L’analogie, ce subtil mélange de similaire et de différent, est un des plus grands ressorts de l’application du droit en lui permettant d’épouser au mieux le cas concret[10]. Personne ne niera le fait qu’un bourdon – il en va de même pour les autres animaux de la définition de la section 45 du CESA comme les mollusques et les crustacés – et un poisson sont des animaux différents, que ce soit par leur taille, leur forme, leur habitat, leur mode de locomotion, etc. Ce n’est pas leur simple réalité biologique qui a conduit les juges à considérer le bourdon comme un poisson, mais une ressemblance qu’on pourrait qualifier de fonctionnelle : les deux possèdent un rôle écologique qui nécessite une protection, bien que ce rôle ne soit pas identique. On retrouve les deux pôles de l’analogie que sont le semblable et le dissemblable : un rôle écologique à protéger, mais un rôle différent.

Cette affaire illustre l’extraordinaire pouvoir des juges d’influer sur le réel. Par le biais d’un seul jugement, ils peuvent complètement modifier la réalité concrète, dans cet exemple protéger des espèces particulières avec tous les effets que cela entraîne (budget à allouer dans la protection, etc.). En matière environnementale, le rôle du juge n’est pas à sous-estimer, notamment grâce à sa possibilité de pouvoir répondre rapidement aux enjeux : la lenteur du processus législatif n’est pas toujours adéquate face à l’urgence actuelle ; en revanche, un jugement novateur peut entraîner des changements législatifs : ce qui sera apparu « seulement » dans un jugement sera alors entérinée dans une loi, chère aux juristes positivistes. Sans oublier que si ce jugement émane d’une juridiction supérieure, tous les tribunaux inférieurs devront suivre cette nouvelle jurisprudence. Il « suffit » parfois de quelques juges éclairés et courageux pour faire avancer la cause environnementale ; cette affaire souligne l’importance d’avoir des juges ayant certaines connaissances scientifiques et conscients des enjeux lorsqu’il s’agit d’un contentieux environnemental.

En guise de conclusion, un dernier mot sur l’affaire californienne et le sens commun. Si la loi inclut les crustacés dans sa définition des poissons, ceux-là forment avec les insectes un seul taxon phylogénétique (celui des Pancrustacés) : le sens scientifique n’est donc pas si éloigné, puisque la décision de la Cour d’appel ne fait qu’étendre la définition légale à un groupe apparenté. Par ailleurs, si la section 45 du CESA contenait le terme « Pancrustacés » au lieu de « crustacés », cette affaire ne se serait pas produite puisque le texte légal aurait directement et de façon « univoque » contenu les insectes. Trois lettres peuvent parfois avoir une grande importance…

 

 

[1] Bourcier Danièle, Argumentation et définition en droit ou « Les grenouilles sont-elles des poissons ? », in : Langages N° 42, 1976, p. 120.

[2] Papaux Alain, Introduction à la philosophie du droit « en situation », Schulthess Médias Juridiques SA Genève/Zurich/Bâle, 2006, p. 56.

[3] Papaux Alain, Introduction à la philosophie du droit « en situation », Schulthess Médias Juridiques SA Genève/Zurich/Bâle, 2006, p. 141.

[4] Les groupes d’intérêt public sont la Xerces Society for Invertebrate Conservation, les Defenders of Wildlife et le Center for Food Safety.

[5] Commission de la pêche et de la chasse.

[6] Ces espèces de bourdon sont Bombus crotchii, Bombus franklini, Bombus suckleyi et Bombus occidentalis.

[7] Loi californienne sur les espèces en danger.

[8] Département californien de la pêche et de la faune.

[9] Ost François / Van de Kerchove Michel, Constructing the complexity of the law. Towards a dialectic theory, in : Wintgens Luc. J. (éditeur), The law in philosophical perspectives. My philosophy of law, Kluwer Academic Publishers Dordrecht/Boston/London, 1999, p. 161.

[10] Gadamer Hans-Georg, Vérité et méthode, Éditions du Seuil Paris, 1996, p. 495.




Un été de plus. Manifeste contre l’indécence

 

Par Johann Chapoutot (Professeur, Sorbonne Université) et Dominique Bourg (Professeur honoraire, Université de lausanne)

 

 

L’été 2022 n’aura représenté, à l’échelle de l’hémisphère Nord, qu’un été de plus, une n-ième confirmation de ce que nous savons depuis plus de 30 ans, depuis le premier rapport du GIEC ; une répétition de ce que nous expérimentons depuis 2018. Le dérèglement climatique n’est plus une abstraction, mais une dévastation (500’000 hectares de forêts brûlées en Europe occidentale), chaque année plus importante. En ce sens il ne surprend plus, ne nous apprend plus rien, mais il touche, au sens physique et émotionnel, des pans toujours plus vastes de la population : la tristesse, l’effroi et le désarroi dominent, qui peuvent déboucher, au plan psychique, sur des accablements bien compréhensibles et, sur le plan politique, sur une colère qui peut confiner à la rage.

 

Le « pouvoir, ou l’impuissance assumée

 

Jamais le pouvoir politique n’a aussi peu mérité son nom. En Allemagne, une coalition hétéroclite est empêchée d’agir par la minorité de blocage que constitue le FDP, le parti libéral-démocrate qui, depuis toujours, est la voix de l’industrie automobile, si puissante outre-Rhin, de la banque et des besserverdienende, « ceux qui ont réussi » (à hériter, généralement) et qui gagnent sensiblement plus que la moyenne, par la rente ou le salaire. Parti minoritaire de la coalition entre verts, sociaux-démocrates et libéraux, le FDP est le Juniorpartner le plus puissant de cet attelage dit du « feu tricolore » (Ampelkoalition vert-rouge-jaune) ou rien n’est possible sans l’approbation de Christian Lindner, ministre des finances et vice-chancelier effectif, qui a obtenu, de surcroît, le portefeuille des transports pour un des siens : tout ce qui est hostile à la berline du rentier ou du manager allemand (limitation de la vitesse sur autoroute, taxes sur le diesel, fin des privilèges fiscaux exorbitants pour l’usage d’une voiture de service, etc…) est exclu. Lindner reste obstinément rivé à son crédo néolibéral : baisse des impôts, déconstruction de l’État social, privatisations, dérégulation. Pour le reste, c’est l’innovation qui y pourvoira : la technologie sauvera le « climat »   ou la « planète » (qui continuera fort bien de tourner après l’extinction du vivant…). En attendant, au cœur d’un été qui a éprouvé l’Allemagne et les Allemands comme jamais (et ce n’est qu’un début), Lindner a célébré avec faste un mariage clinquant sur l’île chic et (devenue) beauf de Sylt, où le taux de Mercedes et de BMW au km2 défie l’imagination.

En Grande-Bretagne, l’échec de Boris Johnson a laissé place à une compétition interne au parti conservateur, dont les 200’000 membres, généralement âgés et aisés, doivent choisir un nouveau Premier Ministre. Chassé du pouvoir pour son mépris des principes élémentaires de la démocratie (respecter des règles que l’on a soi-même fixées, durant le confinement, par exemple, et éviter des faire des fiestas à tout casser au 10 Downing Street quand tout rassemblement est interdit dans un pays placé à l’isolement…), pour son rapport plutôt distant à la vérité, à l’honnêteté et à la dignité, Johnson a dû annoncer son retrait face à une fronde, tardive à vrai dire, de son parti. Curieuse situation : au lieu d’être décidée par le peuple britannique, par de nouvelles élections, la politique du pays le sera par un suffrage de fait censitaire (être à jour de cotisations des Tories) et selon un principe oligarchique (le pouvoir des 200’000) et non démocratique. Pour se gagner les faveurs de ce singulier électorat, les compétiteurs rivalisent d’outrances droitières : xénophobie, europhobie, fantasmes sécuritaires, sermons sur la nécessité de travailler plus (si doux aux oreilles des retraités), vitupérations contre le système social, etc. Un lamentable festival de démagogie où excelleraient les Ciotti, Wauquiez et autres Darmanin.

Aux États-Unis, le succès, mesuré mais réel, des démocrates et de Joseph Biden, qui sont parvenus à faire adopter une législation sociale et écologique minimale, ne doit pas masquer le fait que le trumpisme reste puissant, avec ou sans Trump d’ailleurs, en raison d’un mode de suffrage qui ignore la majorité et qui, dans les États républicains, est, depuis 2020, littéralement bricolé et trafiqué pour empêcher le vote de populations modestes et noires réputées voter pour les Démocrates. Ajoutons à cela le verrou de la Cour suprême où, en raison des hasards démographiques, un « président » raciste, violent, misogyne, complotiste et séditieux, a pu nommer trois juges, créant une majorité issue de la droite religieuse inconnue depuis le XIXe siècle. La situation juridique et judiciaire est résumée par ce tragique bon mot : pour les juges de la Cour suprême, qui réduisent le droit à l’avortement et la protection de l’environnement tout en encourageant la circulation des armes, la vie d’un être humain débute avec la fécondation et s’achève dans une fusillade, si l’on n’est pas mort auparavant, empoisonné par l’eau polluée du fracking ou l’air irrespirable des incendies. Le trumpisme est un possible de notre avenir politique, tant les « communicants » européens ont les yeux rivés sur tout ce qu’il se fait de pire outre-Atlantique. L’extrême droite, quant à elle, a pour le milliardaire violent et factieux, caricature extrême et bouffie du boomer égocentrique, jouisseur et inconséquent, la même tendresse que pour Poutine.

En France, contentons-nous, pour le moment, d’observer que si l’entre-deux-tours de la campagne présidentielle a été marqué par des promesses de verdissement tous azimuts, pour capter un électorat de gauche dont le ralliement était nécessaire afin de battre la candidate d’extrême-droite, ainsi que par la confession, stupéfiante, du candidat à sa réélection que, oui, enfin, il avait compris les enjeux du dérèglement climatique (mais sur quelle planète vivait-il donc auparavant ?), rien n’a été fait, comme durant les cinq ans qui avaient précédé, cinq ans marqués par une politique pro-chasseurs éhontée (ne sont-ils pas les « premiers écologistes de France » ?), par un discours du « travailler plus » et de la « croissance » hors d’époque, et une ironie lourde et sotte à l’égard des « amish » et autres amis des « lampes à huile ». Une promesse de jouissance bête, soutenue par un idéal matérialiste et consumériste obtus, sans autre vision ni horizon que l’accumulation d’argent (« Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires[1] ») et la jouissance vulgaire et veule d’un moteur polluant et bruyant. Après avoir nommé au portefeuille de l’écologie une automate sans âme, revendiquant une « écologie du quotidien » et autres balivernes de communicante, le contempteur des amish a porté son dévolu sur quelqu’un de plus connu pour sa dilection pour les pesticides que pour sa sensibilité écologique. L’insignifiance du personnage, aux abonnés absents pendant que la France brûlait – qui rappelait ce ministre de la santé de 2003 qui, en pleine canicule, répondait posément, en petit polo, de son jardin du Var, aux questions d’un JT –, a fini par devenir gênante pour le gouvernement lui-même. L’« écologie des solutions » et « du quotidien » n’avait manifestement rien à dire face à la catastrophe en cours, sinon qu’il fallait bien veiller à éteindre sa box avant de partir en vacances (rappel : plus de 50 % des Français ignorent ce que signifie partir en vacances). La solution aux méga-feux qui frappaient pour la première fois le territoire était toute trouvée.

 

Un petit geste pour la planète

 

Ce bref tour d’horizon politique pourrait se poursuivre avec le trumpisme tropical d’un Bolsonaro et l’opiniâtreté guerrière d’un Poutine assassin de masse qui, au moment où sa propre Sibérie brûle été après été, ne trouve rien de mieux à faire que d’ajouter la destruction à la dévastation, en agressant un pays voisin, l’Ukraine, où ses obus et ses missiles tuent plus sûrement et plus rapidement encore. Ce panorama trop bref a pour objet de montrer que l’on ne peut se contenter de céder au pessimisme anthropologique, une tentation bien présente, résumée par la phrase célèbre que Kant écrit dans ses considérations sur l’histoire humaine :

« On ne peut se défendre d’une certaine humeur quand on regarde la présentation de leurs faits et gestes sur la grande scène du monde, et quand, de-ci, de-là, à côté de quelques manifestations de sagesse pour des cas individuels, on ne voit en fin de compte dans l’ensemble qu’un tissu de folie, de vanité puérile, souvent aussi de méchanceté puérile et de soif de destruction [2]».

Que de vanité, de puérilité et de dévastation, en effet. Le pays brûle, et les moteurs vrombissent toujours plus. Le capitalisme consumériste, en danger de mort, invite plus que jamais à barboter dans le néant, à consommer, consumer et détruire tant et plus, car c’est la logique et c’est le projet de ceux qui, niant ou masquant le désastre, continuent à faire de l’argent – sur du vide ou de la cendre –, et ne veulent pas entendre raison, ni entendre les mots de sobriété ou de décroissance.

On peut céder au pessimisme anthropologique et, jugeant que l’on a affaire à une espèce suicidaire (certains biologistes et éthologues ont franchi le pas) ou misérable (réflexe de tant de moralistes), se réfugier douillettement dans un bonheur isolé (littéralement, sur une île, intellectuelle, artistique, familiale…) en abandonnant le vulgum pecus, ce troupeau qui ne mérite rien d’autre, à sa perte. Cet aristocratisme se défend : n’y a-t-il pas mieux à faire que raisonner un imbécile juché sur son jet ski ?

Que la majorité de l’espèce, rivée à un matérialisme sordide, soit inamendable, est une hypothèse défendue par des auteurs qui, après tout, avaient des arguments solides : Hannah Arendt pouvait préférer la « vie de l’esprit » à la « condition de l’homme moderne ». La vie contemplative, la pensée, la création continuée d’une vie bonne, soucieuse des mots, du monde et des morts, n’est peut-être pas accessible à tous. Imaginez Hannah Arendt devant une émission de télé-réalité ou consultant le compte d’un influenceur quelconque, fiscalement exilé à Dubaï… La vulgarité, le ravage croissant, la jouissance immonde et insensée de toutes les « potentialités » d’une action « libre » – tout cela, et bien plus, peut bien sûr légitimement amener à désespérer de l’humanité.

On peut aussi considérer que toutes ces horreurs (de l’influenceuse décérébrée au crétin en quad) sont promues et vendues par des supports médiatiques et financiers qui ont un intérêt pécuniaire à leur diffusion massive – pour vendre des produits et sous-produits acheminés par des porte-conteneurs, désastreux pour tous, et pour nourrir des comptes offshore.

L’expression courante le trahit bien : on « vend du rêve », ou plutôt un mirage, celui des écrans, d’un monde hors-sol, déterritorialisé, soutenu par des ressources censément illimitées et une croissance supposément infinie, dont le signal hypnotique des « pubs » et des « portables » veut nous faire accroire la réalité. Il y en a une : ces pétromonarchies du désert, où l’on construit des stades climatisés qui ne serviront qu’une fois, pour un événement absurde, et au prix de milliers de morts[3], ces skylines du désert, absurdement non viables et promises à l’abandon, paradis défiscalisés pour créatures de l’internet ou pour ex-présidents-conférenciers en quête de cachets replets.

 

Anthropocène, capitalocène, etc.

 

Il est donc facile, et faux, de désespérer in toto de l’espèce humaine qui n’en peut mais. On retrouve cette réflexion dans les débats autour de la notion d’anthropocène : depuis la fin du XVIIIe siècle, armé par une puissance thermique et mécanique inédite dans l’histoire humaine, mais aussi géologique, le genre humain est devenu une puissance tellurique, capable de déplacer, concasser, broyer et conformer plus de matière que les seuls phénomènes naturels.

Nombreux sont les auteurs à proposer d’autres termes pour désigner cette période catastrophique, des mots plus adéquats, plus propres à identifier les responsabilités et à spécifier le phénomène – car c’est moins les êtres humains qui ont broyé et détruit qu’un certain type d’humanité, mû par le désir, la compulsion, de posséder, d’exploiter et de dominer. De détruire, aussi.

On peut ainsi désigner la période que nous vivons, depuis deux siècles, par le terme de capitalocène, car la maîtrise de la vapeur a inauguré l’ère thermo-industrielle des manufactures, des usines, de la colonisation et du capital-roi – toute action humaine (préférée à toute forme de réflexion ou de méditation, du reste) ayant pour seul objectif l’accumulation d’argent, à la seule fin que cet argent lui-même en engendre encore plus, dans une course dont on voit mal le sens sinon, pour les psychanalystes, la négation désespérée de la finitude et de la mort.

On peut donc identifier l’ère géologique hâtivement attribuée à l’humanité dans son ensemble au système économique, social et culturel si particulier, si contingent, si limité qui l’a fait advenir (le capitalisme) et ce, sans exclusive (le stalinisme productiviste et prométhéen visait lui aussi l’accumulation primitive de capital, au besoin par des famines provoquées dans des régions privées de grains réservés à l’exportation, pour faire rentrer des devises…)[4]. On peut aussi la désigner par la manière dont le capitalisme colonial a mis en coupe réglée le monde, en établissant des plantations partout.

Le plantationocène est bien décrit par l’écrivain Éric Vuillard dans Une sortie honorable (Actes Sud, 2022). Maîtrise et domination de la flore, exploitation sans scrupule ni limite de la faune, dont les indigènes font d’ailleurs partie : si l’on détruit les espèces endémiques, quand elles se révèlent nuisibles à l’exploitation coloniale, on réduit les animaux bipèdes en esclavage. Eric Vuillard, là encore, le décrit admirablement à l’exemple des exploitations d’hévéas en Indochine française, pour le compte de Michelin et de ses pneus, justification majeure d’une guerre coloniale absurde et meurtrière :

« Le chemin s’enfonça dans la forêt, et les voyageurs éprouvèrent, en même temps qu’une sorte d’enchantement, une indicible angoisse. Des deux côtés de la route, c’était un défilé immobile et implacablement répété (…). Ce n’était pas une forêt comme les autres, ce n’était ni une forêt tropicale, broussailleuse ou sauvage, ni l’épaisse forêt des songes, la forêt obscure où les enfants se perdent ; c’était une forêt plus étrange encore, plus sauvage peut-être, plus obscure. À son entrée, le voyageur frissonne. Il semble que dans cette forêt, par un curieux sortilège, tous les arbres poussent exactement à la même distance les uns des autres. Un arbre, puis un autre arbre, toujours le même, et un autre, et encore un autre, comme si la forêt n’était composée que d’un seul et unique spécimen se multipliant à l’infini. La nuit, aux heures froides, des hommes marchent régulièrement d’arbre en arbre. Ils tiennent un petit couteau. En cinq secondes, ils font quelques pauvres pas, se baissent, se relèvent, et laissent une entaille dans l’écorce de l’arbre. Cela leur prend au maximum quinze secondes, et ainsi, environ toutes les vingt secondes, l’homme atteint un autre arbre, et sur la rangée voisine un autre homme le suit, et sur des centaines et des centaines de mètres, des centaines d’hommes, pieds nus, vêtus de toile, avancent, une lanterne à la main, le couteau dans l’autre, et entaillent l’écorce (…). Et chaque nuit, chaque homme saigne environ mille huit cents arbres, mille huit cents fois l’homme dépose son couteau sur l’écorce (…). Et cependant que nos inspecteurs du travail traversent en voiture l’in- terminable plantation, cependant qu’ils admirent la rationalité à l’œuvre, comment Taylor et Michelin sont parvenus à conjurer “la flânerie naturelle” de l’ouvrier annamite par une organisation rationnelle du travail, cependant que les inspecteurs admirent à quel point cette forêt, l’organisation impitoyable de cette forêt, représente une lutte inouïe contre le temps perdu, le regard attiré par l’immensité glacée de l’œuvre, ils éprouvent une sorte d’effroi ». 

D’autres termes sont aussi proposés : poubellocène, pyrocène… – car nous vivons dans ce monde dégradé que nous avons fait advenir : celui de l’objet proliférant, du déchet omniprésent et du feu qui dévore toujours plus.

 

L’extrême-centre, ou le règne des forcenés.

 

Face à cela, on est médusé par la démission d’un pouvoir qui n’est qu’impuissance. Il y a ceux qui nient, et dont la veulerie criminelle servira jusqu’au bout les intérêts et les pulsions les plus sordides. Trump, dans sa bêtise minérale et son égocentrisme pathologique, est l’archétype de ceux qui n’apprennent rien et comprennent moins encore. Leur clientèle électorale participe de cette veulerie : déni face à la catastrophe, ou négationnisme assumé leur permettent de défendre pied à pied un mode de vie qui sème la mort à grandes brassées. On placera dans la même catégorie tous les autoritaires et les illibéraux qui, de la Chine, dont la capitale est inhabitable une grande partie de l’année, à la Russie, en passant par la Turquie, les pétromonarchies ou le Brésil de Bolsonaro, qui détruit activement la forêt amazonienne, ont partie liée avec l’industrie fossile qui les finance – des carbofascistes qui lient, dans un même geste, mépris des droits humains et destruction du vivant, comme naguère les nazis[5].

Il y a aussi le trumpisme plus raffiné, moins vociférant, plus photogénique dans ses costumes ajustés, des libéraux allemands, britanniques ou français. Pour être plus présentables, ceux-là n’en sont pas moins redoutables. Là où Trump possède la franchise de l’imbécile, cette bêtise à front de taureau qui tonitrue sans complexe, les autres finassent, trichent et prétendent « travailler pour les Français », « chercher des solutions », vouloir une « écologie pragmatique », etc. L’ami de Benalla est, jusqu’à la caricature, l’incarnation de ce pouvoir qui se prétend « en même temps » de droite et de gauche, tout en menant la politique la plus brutalement droitière depuis Chirac, Pasqua et Pandraud (1986-1988). La dévalorisation du langage (il s’agit de dire absolument n’importe quoi, pourvu que cela rapporte des voix, comme citer le slogan du NPA en plein meeting…), le brouillage des repères (appeler au « barrage » contre l’extrême-droite avant de gouverner, de facto, avec elle en la retrouvant sur de nombreux textes au Parlement) et le mépris du bien commun (de l’abolition de l’ISF jusqu’à l’inaction climatique, en passant par le démantèlement de l’ONF et de Météo-France) atteint avec le « pouvoir » actuel des niveaux inégalés depuis le quinquennat de Nicolas Sarkozy, véritable matrice d’une brutalité post-politique et post-démocratique qui, à l’abri d’institutions archaïques et monarchisantes, trouve pleinement à s’épanouir depuis 2017. Le « voyou de la République », comme l’avait surnommé l’hebdomadaire Marianne, ne s’y est du reste pas trompé : « Macron, c’est moi, en mieux[6] ».

Les analystes les plus sagaces de ce qui, politiquement, se joue sous nos yeux (en France, certes, mais aussi dans d’autres démocraties libérales anciennes et, croit-on, solides) sont l’économiste Bruno Amable, qui observe la calcification d’un « bloc bourgeois » de moins en moins amendable[7], et l’historien Pierre Serna, qui a forgé la notion, a priori paradoxale, d’extrême-centre[8].

Le « centre », avec calme et componction, ne cesse de renvoyer dos-à-dos, et hors de l’espace politique, les « extrêmes », de « droite » et de « gauche ». C’est le cas, en France, depuis 1795, à un moment où, las des émotions révolutionnaires, un juste milieu, le « marais » de l’Assemblée, s’est rallié des conventionnels en quête de repos et d’oubli pour créer un parti de la raison, qui renvoyait les Jacobins et les Royalistes, ces « terroristes » (le mot est d’époque) aux marges de la République. C’est dans un général talentueux et un brin mégalomane, Bonaparte, qu’ils ont trouvé leur homme, dans une marche au pouvoir à laquelle les élections de 2007 et de 2017 ont été du reste comparées par des éditorialistes courtisans. Ce centre-là n’est pas centriste au sens où il serait un point d’équilibre, modéré, entre deux antipodes. Il veut concentrer le pouvoir à son seul profit, il veut le centraliser par des institutions autoritaires dont la constitution de 1958-1962 est un exemple rêvé. Cette volonté de pouvoir est extrême, et n’a rien de tempérée : il s’agit de défendre des intérêts sonnants et trébuchants, un état de la société et une marche du monde qui convient à merveille à ces gens-là.

L’extrême-centre peut bien fustiger l’extrême-droite, mais il s’allie à elle systématiquement contre la gauche car, avec celle-ci, il a trop à perdre. Avec les ultranationalistes ou les fascistes, on peut s’entendre sur l’essentiel : anticommunisme, écrasement du mouvement syndical et ouvrier, défense des patrimoines fiscaux, nationalisme, xénophobie, conservatisme social, promotion des égoïsmes de classe ou de race… Au Parlement français, à l’été 2022, la fin de la redevance audiovisuelle, qui finance un service public d’une qualité telle qu’il caracole dans les audiences, a été votée par la droite au pouvoir et par l’extrême-droite, qui la réclamait depuis longtemps, sans coup férir. Ce n’est qu’un exemple, et cela va continuer. On peut être sûr d’une chose : le « pouvoir » actuel maintiendra son alliance objective avec l’extrême-droite pour faire voter tout ce qu’il y a de pire en matière écologique et sociale. Ils iront au bout de leur logique : totem de la « croissance », destruction de l’État social et des services publics, xénophobie et polémiques absurdes pour amuser la galerie et parler d’autre chose.

On craignait une « chambre introuvable », alors qu’elle est toute trouvée : la droite qui est aux affaires s’allie à chaque fois avec la droite qui ne gouverne pas (LR), et avec l’extrême-droite (RN). Ces droites, de salon, présentables ou extrêmes, sont d’accord sur l’essentiel : la destruction de l’audiovisuel public, la destruction des services publics, la captation des richesses au profit de la minorité qui les finance, la course à la « croissance », l’usage politicien de la « dette » et, bien sûr, la démission générale face aux enjeux climatiques. L’État, aux mains de ceux qui, du reste, le détruisent avec méthode, poursuit donc sur son erre : l’inaction climatique avérée, actée par de multiples condamnations devant des juridictions administratives[9], la dissolution du lien social, l’aggravation logarithmique des injustices[10].

 

Du devoir d’action des États

 

Rien ne se fera, alors que ce n’est pourtant pas difficile : il suffirait de quelques mots, jetés sur le papier d’un décret, pour encadrer, pour normer, voire interdire, l’usage de véhicules à moteur thermique dont on sait la nocivité. La puissance mécanique, son perfectionnement et sa diffusion massive depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ont fait de n’importe quel quidam qui a les moyens de se l’offrir, un délinquant, voire un criminel objectif – un contributeur actif à la dévastation en cours. L’interdiction des jets privés, des SUV et autres 4×4 (ces engins démesurés dont l’usage ne peut se justifier quand dans les zones les plus difficiles d’accès) en ville et sur autoroute relève de plus élémentaire bon sens.

Est-ce à l’industrie automobile de décider du sort d’une vie qu’elle contribue à éteindre ? Le pouvoir réglementaire devrait s’intéresser au volume et au poids des voitures individuelles : par quel mystère grossissent-elles autant ? Comment justifier que la mobilité d’un corps de 70 kg exige la construction d’un monstre caréné d’une tonne, voire plus ? Au-delà, pourquoi ne pas appliquer l’obligation du contrôle technique aux motos individuelles, comme l’exige la loi européenne, que la France a décidé de violer ouvertement[11], pour ne pas s’aliéner les mordus du guidon ? Le deux-roues motorisé est un bien curieux engin : pour un seul individu, combien de nuisances sonores, de puanteur et de pollution ? Sans même évoquer le danger que les motards assument et font courir à autrui, le deux-roues à moteur thermique est la matérialisation d’un narcissisme technophile parfaitement hors de propos – archaïque, égoïste, destructeur. La liste est longue : des quads, ces horreurs qui sèment bruit, dégâts et accidents pour satisfaire la pulsion de n’importe quel abruti emporté par l’illusion de la puissance, aux jet ski, ces quads des mers promus par les locataires de Brégançon, une longue liste de réglementations et d’interdictions s’impose.

On criera à la dictature, certes, comme les libéraux américains hurlent dès que l’on prétend encadrer la détention et l’usage de leurs armes. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : d’armes qui détruisent le vivant, massivement et inexorablement, en sus de semer la laideur, le malheur et la désolation. Quiconque dispose de quelques centaines ou milliers d’euros à investir dans un tel loisir se trouve armé par des machines dont la puissance de nuisance et de destruction est inédite dans l’histoire humaine.

Dictature ? Ma liberté ne s’arrête-t-elle pas là où je commence à nuire à autrui, en l’occurrence à l’humanité et plus largement aux conditions de déploiement de la vie sur Terre ? En quoi emprunter le train ou l’avion de ligne au lieu d’un jet privé blesserait-il la dignité de Bernard Arnaud ? Sa dignité dépasserait-elle celle du vulgum pecus ? Sa conception des droits humains est-elle fondée sur l’épître aux Galates, la théologie de Salamanque, la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ou sur le bon plaisir obtus de celui qui fait parce qu’il peut, sans aucune autre considération que l’exercice de ce petit pouvoir ? Interdire à un individu de massacrer le climat à coup de dizaines de tonnes de carbone sans aucune nécessité serait-il punitif, comme le répètent des cohortes de commentateurs ignares ?

On criera au fou, également, car, remarquez-le, le réflexe immédiat est de renvoyer au délire celui qui est tout bonnement raisonnable, et d’irréaliste celui qui, humblement, rappelle les conditions du réel : la limite, la finitude, l’impossibilité, dans un monde fini, de courir une course à la croissance infinie. Prononcez le mot « décroissance » sur un plateau de télévision, on vous traitera de malade. Rappelez le droit imprescriptible de l’homme à arroser le vaste green d’un golf pendant que des éleveurs, à deux pas, abattent leurs bêtes par manque d’eau, vous obtiendrez un brevet de bienséance.

Le rappel, pourtant évident, des limites inhérentes à toute existence humaine, à toute habitation d’un monde fini, rend de plus en plus agressifs ceux qui croient, ou feignent de croire, à l’absence de limites, que ce soit par « l’innovation », par les fantasmes transhumanistes ou par l’échappée belle, vers des planètes inhabitables, comme Mars. Comme les fantasmes spatiaux de milliardaires immatures et hors sol sont difficiles à vendre sur les plateaux (ils ne concernent, de toute manière, qu’une petite caste suffisamment riche pour s’envoyer en l’air à un coût écologique désastreux), on préfère prêcher la confiance technophile dans l’innovation, mot récent dans son acception actuelle, mais omniprésent[12]. L’idée derrière ce sermon est que la seule ressource illimitée est la matière grise, qui viendra à bout de toute finitude. L’autre idée est qu’il faut répondre à la saturation d’artefacts par un nombre encore accru d’artefacts – milliers de satellites, panneaux réflectorisants géants, missiles tirés dans les nuages pour faire tomber la pluie… Nous crevons littéralement sous les objets, et nous allons en rajouter, pour nous priver de ciel.

Ce qui détruit l’habitabilité de la Terre, c’est le volume toujours croissant de nos économies, nos flux d’énergie et de matière : la masse d’objets et de services que nous produisons, les infrastructures que nous aménageons, notre alimentation trop carnée et l’artificialisation des sols, généralement irréversible (on goudronne en masse, on ne dégoudronne jamais) ; à quoi s’ajoute le poids écosystémique de la masse démographique humaine. Autrement dit, pour l’essentiel, nos richesses matérielles. La consommation de ressources croît plus vite que le PIB mondial depuis le début des années 2000[13]. Les 10 % les plus riches, dont nous faisons partie, émettent de 34 à 45% des gaz à effet de serre mondiaux, et les 50% les plus pauvres n’en émettent que 13 à 15%[14]. Alors innovons ? Mais que produit d’autre l’innovation technique si ce n’est des gains de productivité qui abaissent l’accès au marché et le coût de l’usage des biens et services et nourrissent ainsi la croissance ? Ou encore l’invention de nouveaux objets et services qui accroissent derechef les flux d’énergie et de matière ? Credo aussi grotesque et stupide que de croire que, incapables de préserver la vie sur Terre, il suffit de la créer ex nihilo sur Mars, dont la gravité rend à jamais impossible toute terraformation.

 

Quelles perspectives d’action pour les citoyens ?

 

Que faire face à la violence tranquille, assumée, du déni, de la bêtise et du saccage ?

Rappelons que le « pouvoir » est délégué et consenti à des institutions et à des représentants en vertu du contrat social. Ce contrat social stipule que je renonce à une liberté absolue pour vivre dans un espace politique qui assure ma survie et ma vie, ainsi que celle de toutes et de tous. Dès lors que la survie des membres de la société n’est plus assurée, que la réduction de l’habitabilité de la Terre est même organisée et promue, le contrat social est rompu, et chacun recouvre sa liberté naturelle. La démonstration se trouve chez tous ces philosophes et juristes contractualistes qui, de Hobbes à Rousseau en passant par Locke, ont accouché de nos constitutions et institutions. L’État dispose d’un monopole de la violence physique légitime si et seulement s’il respecte scrupuleusement ce contrat.

Nombre de nos contemporains estiment que ce n’est plus le cas, que l’incompétence, l’inaction et l’irresponsabilité écologiques des « gouvernants » menacent la survie des écosystèmes et des citoyens. C’est ce raisonnement, imparable, qui fonde, au minimum, l’appel à la désobéissance civile[15]. C’est également ce raisonnement qui pourrait fonder le recours à l’action directe chez des militants qui, choqués par la répression qui frappe les mouvements de protestations pacifiques, sont de plus en plus tentés par des actions de sabotage (de golfs, de jets privés, de SUV, de mégabassines…) qu’ils préfèrent appeler, et à juste titre, désarmement.

Notre code civil et notre code pénal sont en retard de quelques décennies sur la réalité des enjeux : les tribunaux qui auront à connaître de ces faits de désarmement n’auront d’autre choix, au regard du droit positif, du droit tel qu’il existe aujourd’hui, que de condamner les auteurs, au nom de l’atteinte aux biens. La propriété est sacrée, et la possession d’un quad me donne le droit d’en user et abuser. Il faudrait beaucoup d’audace et de courage aux juges pour invoquer l’état de nécessité (écologique et vital) et relaxer les auteurs de désarmements – ils seraient réformés en appel ou en cassation. Les juges n’en peuvent mais : le droit les lie, il faut donc changer le droit. C’est au législateur d’agir, par la loi, ou au pouvoir exécutif de prendre des mesures réglementaires, par décret.

L’inaction radicale des néolibéraux face à un enjeu qu’ils ne comprennent pas et dont ils perçoivent bien que le traitement pourrait menacer leur jouissance et leur patrimoine est délétère, car elle porte en elle rien moins que la dislocation de la société.

Dislocation par un activisme qui pourrait croître en colère et en violence et dont la pointe avancée, chez des éléments particulièrement convaincus et désespérés, pourrait déboucher sur un terrorisme qui n’est souhaitable pour personne et qui contribuerait localement à l’aggravation de la destruction environnementale et au malheur de la mort.

Dislocation par l’éloignement progressif de celles et ceux qui, devant un monde objectivement devenu fou, sombrent dans la folie pure et parfaite des récits complotistes. Quand un pouvoir se proclame « camp de la raison » alors qu’il refuse de faire le minimum qui s’impose face à la catastrophe en cours, qu’il défend l’indéfendable (Benalla fut un moment révélateur à cet égard) et qu’il tord le langage en permanence, quand les garants de la démocratie refusent de faire campagne et appellent à voter contre l’extrême-droite pour, le soir même des résultats, appeler à une collaboration avec eux au Parlement, il n’est pas étonnant que nombre de nos contemporains ne trouvent pas plus délirant que le monde soit mené par une cohorte de reptiliens hostiles dévoreurs d’enfants… Où se situe le délire ? Chez ceux qui parfois peu armés intellectuellement et culturellement, adhèrent à des explications baroques, ou chez ceux qui violent ouvertement toutes les règles de la décence politique, manipulent le langage et, oui, complotent, car les complots existent bel et bien. Comment qualifier autrement les petites manigances avec Uber, ou les cabinets de conseil qui contribuent gratuitement à la campagne électorale de 2017 avant de récolter miraculeusement des commandes publiques prodigieusement rémunérées avec l’argent du contribuable[16] ?

 

Sécession et séparatisme de « ceux qui ont réussi », sacrifice de « ceux qui ne sont rien »

 

Dislocation, enfin, par la sécession cynique de ceux qui s’estiment tout permis. L’été 2022 aura contribué, s’il en était encore besoin, à révéler l’indécence inouïe de ceux qui s’émancipent de tout sens commun et qui ignorent activement toute notion élémentaire de l’intérêt général. L’usage inconsidéré des vols en jet privé, les dérogations accordées pour l’arrosage des cours de golf, lors d’une sécheresse historique, auront choqué bien au-delà du public informé – de même que le refus obstiné, obtus, capricieux du gouvernement de taxer les surprofits inquiétants des compagnies pétrolières.

La pointe avancée de cette sécession, de ce séparatisme, ce sont les libertariens américains qui financent et soutiennent la frange radicalisée du parti dit républicain. Un compagnon de la première heure d’Elon Musk, le financier Peter Thiel, investit déjà dans des îles artificielles, réservées aux super-riches, où aucune norme ne viendra faire obstacle à la loi du plus fort et du plus bête : aucune fiscalité, aucune règle sociale ou sanitaire, aucune solidarité, aucune régulation concernant les armes à feu. Il s’agit de préparer la survie de quelques-uns dans le contexte d’un désastre assumé comme inévitable : « long before we go to Mars », annonce la communication de ce projet, appelé Seasteading, nous allons vivre, enfin ceux qui peuvent se l’offrir, sur des cités flottantes, seul recours technique après la dévastation des terres[17]. Un miroir aux alouettes de plus : les publicités du projet mettent en scène un océan calme par temps clair, une météo apaisée et bien peu crédible dans le contexte du dérèglement global. L’illimitisme de ces individus, par peur de la mort, par hantise de la finitude (des hommes et des ressources naturelles), par ignorance, aveugle et brutale, conduit à ce genre de dystopies sinistres, dont les scénarios ont été anticipés par ce que le cinéma a produit de plus visionnaire et de plus inquiétant, de Mad Max au Fils de l’homme ou à 2012.

L’étape d’après, nous le savons par ceux qui fantasment encore le pays de Cocagne, c’est Mars – mais pour quelques élus seulement : le darwinisme social est, lui aussi, pleinement assumé. Laissez-nous jouir et détruire, adaptez-vous comme vous le pouvez, et regardez-nous préparer notre fuite, notre grand sauve-qui-peut océanique puis spatial. Ce délire-là, qui assume le coût écologique exorbitant de vols spatiaux Potemkine ainsi que la privatisation du ciel, est financé à coups de millions de dollars.

            Tout cela relève certes de l’initiative isolée – on ne peut soupçonner l’existence d’un grand plan visant à laisser faire avant de fuir, au détriment du plus grand nombre. Mais les logiques sont bien à l’œuvre : technophilie, déni, culte de l’argent et de la « liberté », darwinisme social. Si certains ne voient pas aussi loin que Mars, ils peuvent être tentés, par le laisser-faire et le laisser-aller qui est une de leurs marques, de jouer la politique du pire : celle de la dégradation des conditions de vie, d’une protestation sociale de plus en plus massive, suivie d’une répression accrue – bref, un durcissement croissant de la logique néolibérale (atomisation de la société et protection des profits et patrimoines de quelques-uns par une force « publique » de fait privatisée), qui confie la gestion des externalités négatives à la police ou à l’armée.

A l’instar de celles et ceux qui, sur les plateaux de télévision, se font les messagers du fossile, on a affaire ici à de véritables forcenés qui ne peuvent être amenés à la raison ou, du moins, à un comportement raisonnable, que par la contrainte réglementaire ou légale. De cette contrainte, entend-on, il ne saurait être question en régime (néo-)libéral, où la « responsabilité individuelle », la « bienveillance » spontanée, le mécanisme autorégulateur du marché, le tout mis en musique par des « chartes d’éthique » ou des « codes de bon comportement » sont censés tout régler. La contrainte (opposée à ceux qui ont abdiqué toute décence commune) est insupportable : à la hard law de la contrainte d’État, on préfèrera une soft law molle et duveteuse, qui ne sera bien entendu jamais respectée. Dans un univers social en dérégulation accélérée depuis le triomphe du néolibéralisme aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne au début des années 1980, aucune barrière n’est opposée à tous ces passagers clandestins qui jouissent de la société sans vouloir en payer le prix. De l’évasion fiscale à l’arrosage des golfs, en passant par l’abolition de l’ISF, il y a une continuité adamantine – et dévastatrice.

Le refus principiel de la contrainte est extravaguant, et difficile à faire entendre à une société qui, par décret, a été confinée, parfois totalement, pendant de longs mois, à l’occasion d’une pandémie récente. Par rapport à la Covid, les dimensions de la catastrophe géoclimatique sont démentielles. La contrainte la plus dure s’impose déjà à toutes celles et ceux qui perdent leur lieu de vie dans les incendies, et leur maison dont les murs, placés sur des sols argileux en voie de dessiccation, se fendent. Sans parler de ceux qui perdent leur santé, voire leur vie, dans des agglomérations rendues inhabitables par la pollution de l’air et la canicule. Parler d’« écologie punitive », opposée, par les éléments de langage dominants, à « l’écologie des solutions » n’a aucun sens : la punition est déjà là, dans l’enfer des chaleurs extrêmes, des sécheresses récurrentes, de la tropicalisation des mers, avec des phénomènes jusqu’alors rares ou inconnus (récoltes en bernes, mégafeux, inondations hors normes, grêles dévastatrices, tornades, orages d’une violence inédite, glissements de terrain, etc.).

De même que l’on a su mettre sous cloche un pays pour éviter la saturation d’hôpitaux détruits par les politiques « d’économies », d’ « austérité » et de « réduction de la dette », au prix d’une dette surmultipliée (on admire, au passage, le réalisme de cette gestion exemplaire qui préfère fermer des lits), il serait possible de prendre immédiatement les mesures qui s’imposent, infiniment moins contraignantes que les confinements sanitaires ou que les conséquences de l’inaction climatique : réduction drastique du trafic aérien (on se passera des week-ends à Barcelone), de la circulation des moteurs thermiques, de l’agrochimie dont la nocivité sanitaire et écologique est avérée, etc… Il y aurait des débats et des désaccords, c’est le cas en démocratie, mais le consensus social autour de mesures que la logique la plus élémentaire impose serait massif en regard des conséquences qui sont désormais partout visibles sur le territoire.

 

L’irresponsabilité des « responsables » politiques

 

            Il faudrait pour cela des « responsables » politiques vraiment responsables, et non des managers décérébrés ou des politiciens occupés courir sans cesse derrière l’extrême-droite.

La question de l’inscription dans le temps est, ici, décisive. On sait que les « responsables » politiques ont parfois du mal à penser le long, voire le moyen-terme, car ils sont rivés au court-terme des élections. Quant à la « science » économique, la longue durée est un élément qu’elle n’intègre pas, car, comme le remarquait plaisamment Keynes, à long terme, nous sommes tous morts.

Dans le cas présent, la contradiction entre l’horizon borné des « décideurs » et la réalité des phénomènes est béante : les mesures qu’ils prendraient aujourd’hui n’auraient que peu d’effets avant une ou deux décennies, en raison de l’effet d’inertie des phénomènes géoclimatiques et du caractère cumulatif de processus que nous avons provoqués, mais que nous ne maîtrisons pas. En clair, l’arrêt total des émissions de gaz à effet de serre n’empêcherait pas la forêt de brûler ou la banquise de fondre avant longtemps.

En clair aussi, pour les générations auxquelles appartiennent les auteurs de ces lignes, c’est déjà trop tard, et peut-être même pour celle de leurs enfants : les incendies en Bretagne, en Anjou, dans les Vosges et même dans le Jura vont se répéter et s’intensifier. Ce constat décourageant peut apparaître comme une incitation à perpétuer un laisser-aller désastreux, une jouissance (pré-)apocalyptique, molletonnée dans un déni veule et confortable.

C’est un choix possible, qui semble être majoritairement celui de « décideurs » qui ne décident rien du tout, ou rien qui soit à la hauteur des enjeux. Le « pouvoir » actuel, qui n’est qu’une immense impuissance, n’a rien à dire sur le désastre écologique en cours, sinon prêcher la résignation et appeler à la nécessaire « adaptation », ce mantra néolibéral bien étudié par Barbara Stiegler[18], et qui consiste à demander d’accepter l’inacceptable, dans le domaine fiscal, social, écologique… S’adapter est le pendant d’un autre verbe, ce j’assume qu’ils ne cessent de répéter, et qui signifie : oui, c’est faux, oui, c’est mal et je le sais, mais c’est mon bon plaisir et, au fond, je m’en moque totalement. Entendons-nous : l’adaptation est écologiquement nécessaire, mais in fine inutile si nos émissions de gaz à effet de serre continuent d’augmenter chaque année, comme c’est le cas, à l’exception de l’année 2020, marquée par les confinements.

Difficile d’éduquer ces gens au désintéressement, voire à la sobriété, qu’impliqueraient des décisions réellement pertinentes et courageuses : leur inscription dans le temps est superficielle et faible et leur logiciel, métaphore informatique qui leur est chère, les rend parfaitement intempestifs, étrangers à notre temps, à ses enjeux et à ses questions. De quoi les « pouvoirs » actuels sont-ils contemporains ? Leur univers mental est quasi-unanimement néolibéral, ce qui les rend contemporains de ceux qui, entre 1945 et 1950, voulaient ressusciter le libéralisme économique, si violemment pris en défaut depuis la crise de 1929 et la Grande Dépression, pour faire face au danger communiste soviétique et à la social-démocratie keynésienne qui, à leurs yeux, était peut-être pire encore que les lointaines exclamations de Khrouchtchev. Les néolibéraux qui nous gouvernent sont donc fermement arrimés aux années 1950 ou, au mieux, à ces années 1980 qui ont vu Thatcher et Reagan réciter les textes que des universitaires épouvantés par la création de la Sécurité sociale avaient écrits pour eux trente ans auparavant. Le logiciel du « nouveau monde » est celui de la guerre froide, élaboré par des hommes qui prônaient l’exploitation illimitée des ressources et du « capital humain » pour faire advenir une société d’abondance où la consommation généralisée, la satisfaction matérielle universelle, conjureraient tout risque d’avènement de la gauche ou des communistes.

La période de haute croissance qui marqua l’occident à partir de 1945, ces fameuses « trente glorieuses » exaltées par des néolibéraux qui rêvent toujours de les retrouver, a abouti à des désastres écologiques sans précédents dans l’histoire de l’humanité, et dont la réalité est apparue manifeste dès le début des années 1970[19]. Les connaissances, les données, les « évidences », pour employer un anglicisme, étaient déjà là. On sait qu’elles furent sciemment étouffées par des intérêts privés qui assumaient, déjà, de tuer, et de tuer en masse, pour maintenir un taux de profit acceptable. L’industrie pétrolière a, on le sait désormais à l’exemple d’Exxon, à sa mesure de Total, été aussi criminelle que l’industrie du tabac, en s’opposant à toute diffusion publique d’une information scientifique et sanitaire pourtant vitale et d’intérêt public[20].

Les « décideurs » actuels, qui ne sont pas de notre temps, continuent à nous faire perdre un temps précieux. Celui qui, par opportunisme de communication, a inventé le consternant Make the Planet great again, un assemblage de mots qui fait souffrir les anglicistes et les anglophones, car il ne veut littéralement rien dire, est le même qui a demandé au président ougandais de faciliter à Total la réalisation de 400 forages pétroliers dans des zones naturelles protégées de son pays[21] et dont les gouvernements, condamnés pour inaction climatique, ont encouragé l’usage des pesticides[22]. Le contraste entre les pitreries d’un marketing politique bon marché, de slogans intellectuellement et linguistiquement aberrants, et la réalité des actes révèle un cynisme qui dépasse l’entendement.

 

Nous sommes tous affectés par la catastrophe

 

Face à ce cynisme et à cette malhonnêteté, un nombre croissant de citoyens se trouve démuni, en réelle souffrance intellectuelle et morale.

La terreur que l’on peut légitimement éprouver face à l’emballement des processus climatiques est un affect à prendre au sérieux. Il conduit à une neurasthénie, à une dépression massivement constatée, notamment chez les jeunes générations[23] : la destruction des lieux de vie, des patrimoines naturels et humains, des conditions mêmes de l’habitabilité de la Terre est une perspective, ou plutôt une réalité, qui conduit au recroquevillement et au retrait. La dépression est un choc anaphylactique de l’intelligence et de la psyché : pour éviter de souffrir démesurément, la psyché se met en veille, comme le corps face à une agression violente et brutale. Cette souffrance massive est en soi inacceptable. Elle a de surcroît un coût humain et social terrible : combien de renoncements, de démissions, d’abandons de postes chez les plus sensibles et les plus éclairés de nos contemporains, dont l’activité dans les domaines de l’éducation, du soin, de l’intelligence en général, fait tenir le lien social ? Les brutes fascinées par la domination, la puissance et l’exploitation sont généralement moins sensibles aux désastres en cours : par leur fuite en avant, ils l’alimentent, par leur aveuglement, ils l’ignorent. 

La terreur peut également se traduire en un autre affect, une colère immense, salutaire, productrice d’action politique – si tant est que les institutions le permettent et que le débat public ne soit pas saturé par les discours de ceux qui croient avoir tout intérêt au statut quo : ceux qui, coûte que coûte, veulent jouir de leur puissance mécanique, de leur argent, au mépris de l’intérêt général. Dans le cas contraire, le verrouillage des institutions et des canaux d’expression peut conduire à une rage incontrôlable, source de violence et de malheur pour tous, sauf à parier sur le succès d’une révolution que, face à malhonnêteté d’un pouvoir veule qui abîme la démocratie, beaucoup peuvent désormais légitimement souhaiter. 

Par manque d’imagination et d’empathie, par leur bêtise et leur inculture, par leur incapacité à projeter et se projeter, par leur cynisme et leur médiocrité, nos « gouvernants » sabotent un régime démocratique déjà fragile et abimé. Leur rôle serait de servir l’intérêt général et non de voler au secours des intérêts particuliers qui les financent, qui les conseillent et les influencent. Entendre un ministre défendre les vols en jet privé car « cela crée des emplois », c’est pousser décidément bien loin l’indécence : en abolissant la peine de mort, on a aussi supprimé des dizaines d’« emplois ». L’emploi, le salariat, l’économie en général ne sont rien en soi : il faut s’interroger sur leur sens et sur leur contenu moral, social, humain. Faciliter les caprices d’un quelconque puissant qui brûle du kérosène et les territoires qu’il survole sans même les voir n’a aucun sens. C’est de la pyromanie. A suivre ce raisonnement, félicitons les incendiaires qui ajoutent l’étincelle décisive aux grille-pains que sont devenues nos forêts : ils font travailler les pompiers, les journalistes et les psychothérapeutes. Eux aussi créent de l’emploi, de la richesse et du PIB.

Ce sont plusieurs fois par jour que celles et ceux qui devraient éclairer, nourrir le débat et montrer l’exemple prennent ouvertement leurs concitoyens pour des imbéciles. Au lieu de parler et d’affronter l’essentiel (la destruction de nos vies, la casse du lien social par la destruction des services publics et l’explosion des inégalités sociales), ils amusent la galerie par des polémiques stupides, des punchlines indignes ou des propositions insensées. On croule littéralement sous les exemples, car la machine à enfumer tourne à plein. Récemment, on a vu un ancien avocat devenu ministre et qui, naguère, protestait légitimement contre les conditions de détention indignes imposées par les prisons françaises, emboîter le pas à l’extrême-droite à propos d’activités offertes aux détenus de Fresnes – une prison où les effets de la canicule sont aggravés par la surpopulation et par l’impossibilité de dératiser les bâtiments… Ledit ministre a ainsi annoncé une enquête administrative sur des activités approuvées par toute la chaîne de décision, jusqu’à son cabinet : la prison, ce ne sont pas des vacances, paraît-il. Il est pourtant bien placé pour mesurer l’indécence du propos dans un pays qui est régulièrement condamné pour traitement inhumain et dégradant en raison de l’état lamentable de ses prisons[24], où le sens de la peine (l’amendement et la réinsertion) a été sacrifié.

Être plongé au quotidien dans un tel bruit, dans une telle suite de mots incohérents, de décisions absurdes et d’inactions coupables est plus qu’éprouvant pour tout citoyen raisonnable et décent. L’espace public est saturé par ces sottises et les commentaires sans fin qu’ils engendrent, pendant qu’un scandale chasse l’autre et que l’atmosphère brûle. On y reconnaît là une tactique éprouvée de l’extrême droite américaine qui, par la voix de Steve Bannon, conseiller de Trump et orateur recherché au FN/RN, expliquait élégamment qu’il fallait noyer les gens dans la merde (sic) pour qu’ils ne sachent plus quoi faire ni à quoi réagir, version scatologique de l’écran de fumée dont son maître, twitteur compulsif, usait à merveille[25]. On est interdit, médusé, face à un tel abaissement voulu, mais aussi de plus en plus systématique, algorithmique, du débat public, escamoté, subtilisé, pour permettre l’impardonnable. Le langage du « pouvoir » ne peut être un mensonge permanent, une hypocrisie structurelle, une indécence « assumée », une négation effrontée des évidences et des urgences de l’heure – au risque que le lien politique se délite. 

On pourrait y voir une politique du pire tranquillement « assumée » : après tout, face à des processus irréversibles et immaîtrisables à moyen terme, autant sauver les intérêts de leur monde (au détriment de ceux du monde) en l’armant au mieux (par les avantages fiscaux, les dérogations permanentes, et par la répression d’État), aggraver la sécession et préparer une fuite, bien improbable, quand la catastrophe aura rendu toute vie commune impossible. « Ceux qui ont réussi » imaginent bien pouvoir s’en tirer en laissant derrière eux « ceux qui ne sont rien ». 

La démocratie délibérative et parlementaire est une chance, précieuse et unique, dans l’histoire politique – une chance rare, minoritaire dans le vaste champ des régimes jusqu’ici adoptés par les sociétés humaines. Elle ne doit pas être gâchée par le jeu d’intérêts privés si manifestement contraires à l’intérêt général, par l’action incontrôlée des lobbies, par la mainmise de cabinets de conseil incapables de penser la réalité des problèmes, prompts à dégainer, pour chaque situation, peu importe le lieu ou le cas, des process préétablis, dogmatiques et ineptes, inspirés par une idéologie sclérosée, celle du profit et de la monétarisation générale, hostile aux communs et au vivant. Elle requiert, également, un minimum d’honnêteté intellectuelle et morale devant la somme proprement himalayenne des données récoltées, des savoirs accumulées et des conclusions qui, toutes, montrent le caractère mortifère d’une civilisation thermo-industrielle, capitaliste et consumériste sans frein. La démocratie a toujours été un pari, un pari risqué. C’est plus vrai aujourd’hui que jamais : ceux qui en ont la charge, au sommet des institutions, l’abiment de manière irresponsable.

Rappelons que, le 15 mars 1944, le programme du Conseil National de la Résistance, face au traumatisme de la défaite, de l’occupation et de Vichy, voulait rétablir « la liberté de la presse, son honneur, et son indépendance à l’égard de l’État, des puissances d’argent et des influences étrangères » et instaurer « une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie ». On en est toujours là, et là encore, plus que jamais.

 

*      *      *

 

            Le tour de force de l’extrême-centre est de faire passer pour raisonnable, pour modéré, pour un juste milieu ce qui est une aberration délétère, une folie dogmatique dont on voit les ravages croissants : l’impuissance politique organisée devant la catastrophe en cours, la perpétuation et défense de ce qui détruit la vie sur Terre, le laisser-faire quasi-intégral mâtiné de techno-solutionnisme béat et de destruction méticuleuse des services publics. Tout le monde sait ce qu’il en est de l’hôpital, de l’école, de la justice… mais la destruction, pour des raisons d’ « économies », touche aussi Météo-France et l’Office National des Forêts : après avoir disloqué l’hôpital en fermant des lits au cœur même de la pandémie de Covid[26], les génies qui nous « gouvernent » révèlent une fois encore leur sens de l’opportunité. Est-on nécessairement un islamo-gauchiste impénitent, un amish rétrograde ou un dangereux irréaliste quand on le dénonce ? Qui est irréaliste en l’espèce, et qui, au contraire, prend la juste mesure du réel ?

L’extrême-centre et le néolibéralisme consistent à organiser l’impuissance de l’État, de l’État tiers en surplomb, dont la fonction est d’empêcher une minorité qui se croit tout permis de se sur-enrichir au point de faire exploser la société et, désormais, de rendre la vie proprement invivable. Rien de bien révolutionnaire à cela, simplement l’expression de la pensée politique de Hegel[27] au début du XIXe siècle… Et évidemment cette organisation de l’impuissance, qui laisse filer les inégalités, a pour seul horizon la fin de la démocratie et de l’État de droit[28], comme l’illustre à merveille le trumpisme, coup de boutoir violent administré à une démocratie toujours vulnérable[29].

Précisons que les signataires de ce texte ne sont pas d’accord sur tout, c’est le cas dans toute démocratie libérale, et qu’ils en débattent. Mais ils s’accordent sur le minimum rationnel, sur l’évidence des preuves et des données, disponibles en surnombre : quelqu’un qui nierait que le feu brûle nous surprendrait beaucoup ; sauf sur certains plateaux de télévision, dans certaines matinales, ou dans les colonnes de certains journaux, où ceux qui nient ont table ouverte.

Par ailleurs, les auteurs pourraient se considérer comme des bénéficiaires de l’impuissance politique dénoncée, ne serait-ce que fiscalement : la destruction de l’État allège leur feuille d’impôts (puisqu’il faut les baisser à tout prix, tout en remboursant la dette !). Mais la bêtise ambiante ne les a pas encore conduits à préférer l’achat de quelques babioles supplémentaires à la préservation d’une vie digne sur Terre. Et le darwinisme social odieux, violent, inhumain, qui distingue « ceux qui ont réussi » de « ceux qui ne sont rien » leur fait horreur ; comme la dévastation en cours et les perspectives cauchemardesques promues par des imbéciles d’abord inconscients et, désormais résignés devant les méga-feux qui nous frappent. Nous ne nous résignons pas.

 

 

[1] https://www.lesechos.fr/2015/01/emmanuel-macron-il-faut-des-jeunes-francais-qui-aient-envie-de-devenir-milliardaires-241247 . Et, bien entendu, il « assume » : https://www.europe1.fr/politique/Macron-assume-sa-petite-phrase-sur-les-jeunes-milliardaires-765550

[2] Immanuel Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, prologue.

[3] https://www.amnesty.fr/actualites/deces-de-milliers-de-travailleurs-migrants-au-qatar

[4] Nicolas Werth, Les grandes famines soviétiques, Paris, Puf, Que sais-Je, 2020.

[5] https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2012-1-page-29.htm

[6] https://www.lexpress.fr/actualite/politique/macron-c-est-moi-en-mieux-sarkozy-blague-sur-macron_1915281.html

[7] Bruno Amable, Stéfano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois, Paris, Raisons d’agir, 2018.

[8] Pierre Serna, L’extrême centre ou le poison français, Seyssel, Champ Vallon, 2019, 296 p. et La République des girouettes, 1789-1815, et au-delà : une anomalie politique, la France de l’extrême centre, Seyssel, Champ Vallon, 2005.

[9] https://www.vie-publique.fr/en-bref/282012-changement-climatique-la-france-condamnee-pour-prejudice-ecologique et https://www.oxfamfrance.org/laffairedusiecle/

[10] Voir Lucas Chancel, Insoutenables inégalités. Pour une justice sociale et environnementale, Paris, Les Petits matins, 2021.

[11] https://www.conseil-etat.fr/actualites/la-mise-en-place-du-controle-technique-des-deux-roues-ne-peut-etre-decalee-au-dela-du-1er-octobre-2022

[12] On pourra écouter François Jarrige sur ce sujet : https://www.youtube.com/watch?v=7T6N0Ohm778

[13] Heinz Schandl et al., Global Material Flows and Resources Productivity: Assessment Report for the UNEP International Resource Panel, Nairobi, UNEP, 2016.

[14] IPCC AR6 WG 3, B.3.4 : “Globally, the 10% of households with the highest per capita emissions contribute 34–45% of global consumption-based household GHG emissions,21 while the middle 40% contribute 40–53%, and the bottom 50% contribute 13–15%. (high confidence) {2.6, Figure 2.25}.”

[15] Voir Dominique Bourg, Clémence Demay & Brian Favre (dir.), Désobéir pour la terre. Défense de l’état de nécessité, Paris, Puf, 2021.

[16] http://www.senat.fr/notice-rapport/2021/r21-578-1-notice.html

[17] https://www.theguardian.com/environment/2020/jun/24/seasteading-a-vanity-project-for-the-rich-or-the-future-of-humanity

[18] Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard, NRF Essais, 2019.

[19] Voir le collectif intitulé Une autre histoire des trente glorieuses. Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, Paris, La Découverte, 2013, 320 p.

[20] https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0959378021001655

[21] https://www.mediapart.fr/journal/economie/270921/le-discret-soutien-de-macron-au-projet-climaticide-de-total-en-ouganda

[22] https://www.lemonde.fr/planete/article/2022/03/31/presidentielle-2022-derriere-la-question-des-pesticides-deux-visions-antagonistes-de-l-agriculture_6119868_3244.html

[23] Voir The Lancet Planetary Health : https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=3918955

[24] https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/12/06/la-france-epinglee-pour-mauvais-traitement-d-un-detenu_6021903_3224.html

[25] https://www.lemonde.fr/politique/article/2018/03/10/l-ancien-conseiller-controverse-de-donald-trump-steve-bannon-present-au-congres-du-fn_5268820_823448.html

[26] https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/10/27/difficultes-a-recruter-absenteisme-et-demissions-a-l-origine-de-la-fermeture-des-lits-dans-les-hopitaux-selon-olivier-veran_6100123_3224.html

[27] Voir Dominique Bourg, Le marché contre l’humanité, Paris, Puf, 2019.

[28] Voir Johann Chapoutot, Le meurtre de Weimar, Paris, Puf, 2010, rééd. Paris, Puf, Quadrige, 2015.

[29] Voir pour les USA : Anne Case & Angus Deaton, Morts de désespoir. L’avenir du capitalisme, Paris, Puf, 2021 (2020) & Michael J. Sandel, La tyrannie du mérite, Paris, Albin Michel, 2021 (2020). Pour les inégalités en général, https://wir2022.wid.world/www-site/uploads/2021/12/Summary_WorldInequalityReport2022_French.pdf.