D’origine néerlandaise Jan de Boer est historien, écrivain et poète. Il a enseigné l’histoire pendant quatre ans aux Pays-Bas, puis y a exercé diverses activités professionnelles. Il a notamment travaillé pour le Port de Rotterdam. Dans les années 60, il cofonde un mensuel littéraire avant-gardiste, etc. Il s’installe en France (département de l’Aude) en 1996 et il se consacre à la poésie.
On peut dire que l’apocalypse a commencé insidieusement avec l’avènement de l’Anthropocène : l’ère géologique de l’homme, qui s’accompagne de changements massifs dans le temps de rotation des matières premières, d’extinctions des espèces végétales et animales, etc., qui a commencé avec l’industrialisation du XIXe siècle et ses émissions de gaz à effet de serre. En 1950, 65 % des gaz à effet de serre émis provenaient de deux pays : le Royaume-Uni et les États-Unis. Ce n’est qu’à la fin des années 1970 que les émissions de gaz à effet de serre du reste du monde ont dépassé celles des deux puissances dominantes des XIXe et XXe siècles. Les épaisses veines de charbon complétées plus tard par le pétrole et le gaz ont créé la prospérité industrielle avec un système économique capitaliste et la promesse d’une croissance et d’une consommation infinies : plus qu’assez pour tout le monde. Cette promesse a donc fait disparaître la pensée malthusienne et a ainsi conduit à une gigantesque explosion démographique mondiale. Et le tout sur une planète totalement limitée qui peut satisfaire les besoins frugaux de chacun, mais certainement pas la cupidité de tout le monde.
Dès le XIXe siècle, on mettait déjà en garde contre une foi illimitée dans la science, dans ce « progrès ». Tel fut le cas par exemple de l’avocat français Eugène Huzard avec son livre à succès La Fin du monde par la science (1855) où il annonçait la catastrophe planétaire.
En 1972, paraissait le rapport Les limites à la croissance de Dennis Meadows et alii (Massachusetts Institute of Technology) au Club de Rome, déclarant qu’une croissance économique débridée créerait des problèmes insurmontables d’ici à une centaine d’années. Ce rapport qui a fait l’effet d’une bombe, a bien sûr été fortement critiqué et vite oublié dans la pratique quotidienne : la croissance économique et la consommation associée ont continué de gronder comme jamais auparavant. Cette année-là, le commissaire néerlandais à l’agriculture et vice-président de l’Union européenne, Sicco Mansholt, a écrit dans une lettre ouverte au président de l’UE de l’époque qu’« il est clair que la société de demain ne peut pas être basée sur la croissance » et a déclaré dans ce contexte, des mesures pratiques qui ont été rejetés avec une cascade de critiques assassines.
C’est à la fin des années 1970 que, moi – directeur des services sociaux Leeuwarden – aux Pays-Bas, ai commencé ma croisade contre la destruction de l’environnement et la pauvreté (les deux faces d’une même médaille), mettant déjà en garde contre le réchauffement climatique et prêchant l’austérité. Il en résulta un livret Vivre ensemble et survivre, une histoire de l’économie, de l’écologie et du pouvoir, qui, entre autres, donna lieu à d’interminables discussions sur le VPRO (radio et télé) et tomba ensuite dans l’oubli ; et aussi une documentaire Tv : Jan de Boer, le visage des années 80. Torturé par une conscience impitoyable, pensant à ma descendance et à celle des autres, j’ai jusqu’ici continué par la parole (également en France : ma seconde patrie) et par l’écrit, sans aucun résultat. Et il en va de même pour quiconque a prévenu de l’apocalypse qui se déroule comme l’expriment en France le philosophe Dominique Bourg ou l’agronome Pablo Servigne ; et, récemment, aux Pays-Bas la philosophe Lisa Doeland avec son livre Apocalypsofie : l’humanité a initié la sixième extinction de masse de 70% à 80% de toute la vie sur cette planète, et de manière irréversible. A quoi réponde l’indifférence de la société du spectacle, où les gens courent d’un événement à l’autre sans vouloir connaître la réalité sous-jacente.
Les Nations Unies (ONU) ont également tiré la sonnette d’alarme avec les rapports successifs du GIEC, une collaboration unique de scientifiques et de représentants des États membres de l’ONU. Au cours d’une grande manifestation, cela a abouti à l’accord de Paris de 2015 : sur la base de données douteuses et incohérentes fournies par l’industrie, qui a d’ailleurs oublié le maritime et l’aviation. Des promesses non contraignantes (et jamais tenues) de lutte contre le réchauffement climatique, avec les prétendues COP censées faire avancer le traité sur le climat, dans lesquelles, un nombre considérable de pays, notamment les pays producteurs d’énergies fossiles, déclarent formellement leur refus d’agir. Il y a plus à dire sur les rapports IPPC. L’IPPC elle-même n’enquête sur rien, ne produit pas de recherche mais évalue les études publiées sur l’évolution du climat, donc toujours en décalage avec les tous derniers travaux. Lorsque les rapports de l’IPPC sont publiés, les États participants ont toujours en matière d’action le dernier mot, ce qui signifie qu’une solution ne peut être trouvée pour le réchauffement climatique qui ne cesse d’augmenter avec ses conséquences de plus en plus catastrophiques, car les États se donnent encore du temps pour vraiment agir. Ils ne peuvent pas faire savoir à leurs citoyens qu’il y a un sacrifice infini à faire dans la lutte contre le réchauffement climatique, ou qu’il est maintenant trop tard pour inverser la sixième extinction de masse initiée par l’humanité sur cette planète.
De plus, la principale cause du réchauffement climatique est certainement politiquement oubliée dans les rapports du GIEC : notre système économique et de consommation (capitaliste), basé sur une croissance infinie dans laquelle l’utilisation des énergies fossiles est incontournable. Jamais auparavant autant de combustibles fossiles – charbon, pétrole et gaz (de schiste) – avec leurs émissions de CO2 – n’ont été utilisés comme aujourd’hui ; les investissements dans des projets de combustibles fossiles se poursuivent sans relâche. A quoi s’ajoute le méthane, dû en partie au dégel du pergélisol et plus encore à l’excès de vaches, etc.
Notre société préfère rêver, entre autres, d’une énergie verte inexistante qui permettrait de maintenir indéfiniment notre système économique de consommation, un « marché du CO2 » irréel et frauduleux, et ainsi de suite. Triste pour les personnes qui ont cru et croient aux actions personnelles et à la frugalité pour contrer cette apocalypse.
Il est triste de devoir constater que les rapports du GIEC n’ont jamais fait avancer la société dans la lutte contre le réchauffement climatique. C’est également le cas, pour les mêmes raisons, de l’IPBES, la Plateforme Scientifique Intergouvernementale sur la Biodiversité et les Services Écosystémiques. Les COP biodiversité n’avancent pratiquement pas non plus dans la lutte pour la conservation des écosystèmes et de la biodiversité, dont dépend tout autant notre civilisation. L’état déjà très alarmant des écosystèmes et de la biodiversité est bien plus grave que ne le décrivent les rapports de l’IPBES. Une étude publiée en juin 2023 dans la revue Nature Sustainability (Simon Willcock & alii, “Earlier collapse of Anthropocene ecosystems driven by multiple faster and noisier drivers”, Nature Sustainability, June 2023,https://doi.org/10.1038/s41893-023-01157-x) montre que plus d’un cinquième des écosystèmes mondiaux sont au bord de l’effondrement en raison d’interactions qui se renforcent, lesquelles à leur tour ont des conséquences désastreuses pour d’autres écosystèmes. Ces scientifiques ont développé des modèles numériques de deux écosystèmes aquatiques et de deux écosystèmes forestiers et les ont testés plus de 70’000 fois, en faisant correspondre toutes les variables. L’étude indique ainsi que l’effondrement des écosystèmes (et donc aussi de la biodiversité) se produit cinq fois plus vite qu’on ne le pensait auparavant. John Dearing, co-auteur de cette étude et professeur de géographie physique à l’Université de Southampton, en Angleterre, affirme que l’étude indique que là où les « points de non-retour » étaient prévus vers 2100, ceux-ci et les effondrements consécutifs devraient être atteints dans un délai de 23 à 62 ans, selon le type de stress. L’effondrement climatique pourrait se produire d’ici à15 ans, laissant aux gouvernements divisés très peu de temps pour réagir. Gregory Cooper, co-auteur de cette étude et scientifique des systèmes climatiques à l’Université de Sheffield, en Angleterre, n’est pas moins pessimiste : « La pression croissante sur les écosystèmes est extrêmement néfaste et peut donc avoir des conséquences catastrophiques pour l’humanité ».
Retour aux rapports IPPC. L’un des principaux scientifiques de l’IPPC, le climatologue Michael Mann, directeur du Center for Science and the Environment de l’Université de Pennsylvanie, aux États-Unis, est convaincu que selon les rapports de l’IPPC, les gouvernements peuvent continuer jusqu’à la fin du siècle à prendre des mesures contre la poursuite du réchauffement climatique. A moins que des points de non-retour soient atteints beaucoup plus tôt, si nous continuons à utiliser de plus en plus les énergies fossiles. Et cela arrive. Dans cette interview au quotidien français Le Monde du 24 juillet, il dit qu’il ne croit pas à une accélération du réchauffement climatique : c’est constant et c’est déjà assez grave. En revanche, il reconnaît que les événements extrêmes sont plus intenses, à savoir les vagues de sécheresses, les inondations, les ouragans, etc. Ils sont beaucoup plus graves que prévu et que nous devons faire tout notre possible pour faire face à l’inévitable, pour nous ajuster à leurs conséquences aussi longtemps que possible.
En termes de durée de la civilisation humaine, dit-il, nous entrons dans un territoire inconnu. Même, dit-il, si on arrêtait immédiatement d’utiliser les énergies fossiles, certains effets du réchauffement climatique se poursuivraient pendant des siècles, comme le réchauffement des océans, la disparition des calottes glaciaires, la montée du niveau des mers, l’acidification des océans, la désertification, etc.
En ce qui concerne les dernières remarques de Michael Mann, de nombreuses études scientifiques ont déjà été publiées, que j’ai régulièrement tenté de porter à la connaissance de mon lectorat. L’une d’elles concerne la fonte de l’Inlandsis du Groenland et des glaciers de l’Antarctique, et par conséquent l’énorme afflux d’eau douce dans les océans, perturbant les courants océaniques qui déterminent en grande partie le climat (le courant sous-marin du sud au nord a déjà perdu 30 % de sa force). Avec le résultat final que les courants océaniques de l’hémisphère sud à l’hémisphère nord cesseront d’exister avec le résultat inévitable d’un hémisphère sud surchauffé et d’un hémisphère nord frappé par le climat polaire, jusqu’à ce que l’équilibre soit rétabli et que les deux hémisphères subissent la même terrible augmentation de température.
Alors que les Nations Unies, avec leurs rapports rédigés par l’IPPC et l’IPBES, échouent complètement à le faire, d’autres chercheurs (universitaires) que les scientifiques mentionnés ici sont occupés à cartographier les conséquences catastrophiques de la non-action, avec la perspective d’une fin de la civilisation humaine. J’en nommerai quelques-uns :
Une étude (auteur principal Luke Kemp) du Center for the Study of Existential Risk de l’Université de Cambridge ; des études du think tank australien Center for Climate Restoration de Melbourne, du Center for Resource and Environmental Studies, National University Australia, de la Tenner School of Environment and Society. Brief Answers to the Big Questions par le génie et cosmologue Stephen Hawkings.
Leurs conclusions générales : nous sommes trop nombreux sur Terre, détruisons les écosystèmes et la biodiversité et sommes pleinement responsables du réchauffement climatique. La grande extinction de la vie sur Terre a commencé et est irréversible : la sixième extinction induite par l’humanité de tous les êtres vivants – 70% à 80% – sur cette planète. Le résultat : quelque part entre 2030 et 2050, la civilisation humaine telle que nous la connaissons se désintégrera : faim, guerres, maladies, désintégration des États et des infrastructures, telles que l’approvisionnement alimentaire, des millions de réfugiés, la mort et la destruction à l’échelle mondiale. Frank John Tenner : « Nous allons disparaître quoi que nous fassions. » Bien sûr, cette désintégration de la civilisation humaine ne se produira pas simultanément et uniformément partout, mais finalement aucune région n’échappera à cette apocalypse.
Bien entendu les Chefs d’État continuent de nier l’apocalypse, politiquement ils ne peuvent pas l’assumer et recherchent assidûment des solutions possibles : après tout, la science, la créativité humaine existent ! « Il doit sûrement y avoir une solution qui permette de continuer comme avant », clament-ils. Et la plupart des gens aimeraient aussi y croire. La méthode la plus drastique pour lutter contre le réchauffement climatique et éviter l’apocalypse est à l’étude depuis un certain temps déjà par un comité d’une quinzaine de membres, anciens commissaires européens, chefs d’État et ministres des pays du Nord et du Sud…, au sein du Paris Peace forum. On réfléchit désormais officiellement aux modalités d’utilisation de la géoingénierie, c’est-à-dire des méthodes de changement climatique à grande échelle, en fonction de leur faisabilité, de leurs avantages et de leurs risques. (J’ai déjà informé mon lectorat sur la géoingénierie, etc.). Le simple fait que ces techniques soient désormais officiellement à l’ordre du jour signifie d’abord que les espoirs de protection d’une évolution catastrophique du climat s’évanouissent. Ces techniques sont maintenant officiellement sur la table. Pas encore au cœur de la diplomatie onusienne, mais certainement dans son antichambre. Dans le dernier rapport de l’IPPC, la géoingénierie est également brièvement évoquée.
Ce comité travaille principalement sur le principe proposé par le chimiste néerlandais Paul Crutzen – co-lauréat du prix Nobel de chimie 1995 –, à savoir injecter des aérosols dans la haute atmosphère, destinées à occulter une partie de la lumière solaire, afin d’abaisser la température. Cela a bien sûr un prix très élevé : envoyer régulièrement des dizaines de milliers de ballons dans la stratosphère pour y brûler du soufre et ainsi disperser de très fines particules de soufre, ou utiliser une gigantesque flotte d’avions-cargos pour larguer des millions de tonnes de particules de soufre à une altitude de plus de 10 Km chaque année. Ce qui fera que notre beau ciel bleu prendra une couleur jaunâtre. Et cela sans tenir compte des effets associés et prévisibles, mais aussi inconnus avec des conséquences probables catastrophiques : destruction des écosystèmes et de la biodiversité, modifications des courants marins qui déterminent notre climat, acidification accrue des océans, etc. De plus, cette technologie nous place dans une situation extrêmement dangereuse : si au bout d’un certain temps il devient globalement impossible de poursuivre ces injections complexes et très coûteuses d’aérosols dans la stratosphère, par exemple en raison d’une guerre (ce qui arrive assez souvent), ou d’une crise économique (ce qui n’est pas rare non plus), les températures remonteront à un rythme vertigineux qui rend tout ajustement illusoire. Sans parler des problèmes majeurs de gestion globale et d’application de tels systèmes de géo-ingénierie : qui tiendra notamment le thermomètre de la planète ?
Dans ma ferme conviction, ce type de géoingénierie, dans le but de continuer sur le vieux pied d’une croissance économique et d’une consommation infinie, est une fuite en avant impossible et périlleuse. Les scientifiques de l’IPPC ont déposé une motion à l’Assemblée générale de l’IPPC pour interdire l’utilisation des méthodes de géoingénierie pour lutter contre l’accélération du réchauffement climatique. Cette motion a été rejetée par les chefs d’État qui, comme je l’ai déjà écrit, compte tenu de la structure de la CIPV, ont toujours le dernier mot sur le contenu des rapports et des recommandations de la CIPV.
Autre face de l’apocalypse, la sixième extinction de masse es espèces vivantes sur cette planète est enclenchée et ne peut plus être non plus arrêtée, malgré d’éventuelles tentatives totalement irréalistes des responsables politiques.
Quand tout le monde se réveille dans le cauchemar de ce qui est irrévocablement à venir, je crains des réactions individuelles et collectives catastrophiques. La reconnaissance que la bataille contre le réchauffement climatique et ses conséquences catastrophiques est définitivement perdue, qu’il ne reste plus qu’une adaptation coûteuse à ces conséquences aussi loin et aussi longtemps que possible, que l’apocalypse est une réalité, sera sans doute inaugurée avec un krach boursier inédit.
Dans cette sixième extinction de masse sur cette planète due aux activités humaines, où 70 à 80% de tous les êtres vivants meurent, que nous reste-t-il à faire ? Je pense un peu plus que ce que disent Dominique Bourg et Pablo Servigne dans une publication : là où cela sera encore et restera possible sur Terre – c’est impossible à prévoir compte tenu des conséquences catastrophiques de cet horrible réchauffement climatique –, cela s’organise dans les décennies à venir avec des groupes locaux autosuffisants, dans l’espoir qu’ils survivent et puissent à l’avenir tracer la voie d’une nouvelle société humaine plus solidaire, avec en harmonie de ce qui reste de la nature sur cette planète dévastée par l’homme.
Ou est-ce aussi un rêve ?
Postface.
Voici donc mon dernier article sur l’apocalypse, vis-à-vis de laquelle je mets en garde depuis plus de quarante ans, en vain. Mes lecteurs et leur postérité éprouveront malheureusement que mes vains avertissements et ceux des autres (le Club de Rome, Sicco Mansholt, etc.) étaient fondés et que l’humanité a été sourde et voyante aveugle.
Les Soulèvements de la Terre : qui est violent et pourquoi ? Une indignation asymétrique.
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Par Jean-Pierre Raffin, ancien député européen Vert, ancien membre du cabinet de Dominique Voynet.
Il m’est apparu opportun de publier ce bref témoignage de Jean-Pierre Raffin qui rappelle les violences dont sont coutumiers certains chasseurs et agriculteurs, parfois aux personnes. De telles violences sont notamment impulsées par la FNSEA depuis des décennies. Je rappellerai aussi l’incendie du Palais du Parlement de Bretagne à Rennes, et donc une atteinte frontale au patrimoine, dans la nuit du 4 au 5 février 1994, lors d’une manifestation de marins-pêcheurs, incendie accidentel semble-t-il. Autrement dit des violences au matériel, et a minima des pressions sur des personnes, quand il ne s’agit pas de menaces de mort et même d’agressions physiques, sont des moyens auxquels recourent diverses professions de façon récurrente, avec en général des suites judiciaires faibles. Toutes ces violences sont catégorielles, visent à défendre les intérêts de ceux qui les commettent, ce qui n’est pas le cas des activistes se réclamant des Soulèvements de la Terre. Je rappellerai ensuite que ces « violences » dont on accuse les écologistes se déroulent dans un contexte inouï : la Terre brûle, les océans se réchauffent, l’expression du dérèglement climatique est bien plus forte qu’attendue, elle est très inquiétante ; or, l’actuel gouvernement est un incapable écologique chronique et fier de l’être, condamné par la justice ; « Qui aurait pu prédire la crise climatique ? » s’interrogeait Macron, effectivement pas lui ! ; enfin, je soulignerai la dérive illibérale de l’actuel gouvernement (voir Jean-François Bayart : https://www.letemps.ch/opinions/va-france), dont la dissolution des Soulèvements de la Terre est un des symptômes : elle entrave la liberté constitutionnelle de manifester. Ce contexte éclaire d’un jour pitoyable et inique la décision de dissoudre les Soulèvements de la Terre.
Pourquoi ce gouvernement ne laisse-t-il pas faire la justice avec ses procès et ses juges, lesquels permettent d’instruire les faits et leurs circonstances ?
Dominique Bourg
La violence exercée ces temps derniers à l’encontre d’élus et de proches de M. Macron est insupportable. Elle a suscité, à juste titre, une réprobation quasi-générale.
Mais Il n’en fut pas toujours de même.
Membre du Parlement européen, je fus jadis publiquement traité d’assassin et pendu en effigie, lors de manifestations de chasseurs mécontents d’un rapport sur le protection des oiseaux sauvages que j’avais rédigé et fait adopter. Je fus également caillassé lors d’une visite sur le terrain Le contexte de ces manifestations était le suivant. En janvier 1994, un arrêt de la Cour de Justice des Communautés européennes constatait que les dates d’ouverture et de fermeture de la chasse aux oiseaux migrateurs dont usait la France étaient incompatibles avec la directive « Oiseaux » de 1979 à laquelle elle devait se conformer. M. Balladur, premier ministre s’employait alors à convaincre M. Delors, président de la Commission européenne d’engager une procédure d’urgence de modification de la directive qui satisfasse les chasseurs français. Une proposition sera transmise au Parlement européen qui la refusera. A la même période, mon rapport demandant la bonne application de la directive Oiseaux était adopté le 10 février 1994. Ce refus de modifier la directive entrainera de violentes manifestations de chasseurs en France dont je fus l’une des cibles. Pour les mêmes raisons, j‘étais matraqué en effigie lors d’une nouvelle manifestation de chasseurs quelques années plus tard. Et puis toujours comme parlementaire européen, lors d’une manifestation pacifique en vallée d’Aspe, je fus violenté par un élu pyrénéen et menacé d’être jeté à l’eau à quelques mètres de forces de l’ordre restées impassibles. La plainte déposée n’eut aucune suite. Dans tous les cas les responsables politiques « de droite » comme « de gauche » ne s’en émurent point.
De même peut-on rappeler les affiches, tracts et inscriptions ordurières et/ou menaçant de mort Mme Dominique Voynet, ministre de l’Aménagement du Territoire et de l’Environnement, dus à des mouvements cynégétiques sans que leurs auteurs ne soient inquiétés. Quant aux agriculteurs qui avaient saccagé des bureaux de son ministère (dont le sien mais heureusement elle était absente à ce moment), sans que n’interviennent les forces de l’ordre, certains ne furent que mollement condamnés.
L’on pourrait ajouter le cas de bénévoles associatifs pacifiques pratiquant une écologie réparatrice en butte aux violences ( locaux saccagés notamment ) de membres de la FNSEA en présence de forces de l’ordre restées passives. Ce fut le cas le 17 février 2023, où, à Toulouse, des responsables de ce syndicat d’agriculteurs déversaient un monceau de fumier devant le local de France-Nature-Environnement-Midi-Pyrénées et en vandalisaient la façade.
L’indignation serait-elle à sens unique ?
Jean-Pierre Raffin (26/05/2023)
Rester nomade : un éloge de la liberté et du courage
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Comme l’indique son nom de famille « Kouchi » (migrateur), Ebrahim Salimikouchi est un nomade : toujours en déplacement, marcheur enthousiaste en quête de l’Autre. Il voyage, que ce soit dans différentes géographies ou à l’intérieur de son âme, en lui-même. Il a étudié les mathématiques, le droit et la littérature comparée. Il a été d’abord instituteur d’enfants nomades, puis est devenu professeur. Écrivain, il est aussi photographe (les photos insérées sont de son cru). Âgé d’une quarantaine d’années, il est pétri d’histoires des plaines, des montagnes, des gens qu’il a rencontrés. Dès qu’il est seul, les mots tombent sur lui comme une pluie ardente. Il se hâte de mettre certains de ces mots sur papier. Ce sont souvent des mots à propos des femmes et des hommes dont les histoires n’ont pas été racontées ; et si elles ne sont pas racontées, quelque chose manquera au monde.
Par Ebrahim Salimikouchi (Maître de conférences de littérature comparée, Université d’Ispahan, Iran)
LPE : Ebrahim Salimikouchi vous êtes Maître de conférences en littérature comparée, écrivain et activiste écologique. Vous êtes né au Sud de l’Iran, sous une tente, au sein d’un peuple nomade, à la culture joyeuse, vitale, riche et ancestrale Pourriez-vous nous présenter ce peuple, sa culture et ses pratiques, son histoire ?
ES : Tout d’abord, je tiens à remercier la revue La Pensée Écologique. Non seulement pour l’occasion qu’elle me donne de parler d’un peuple oublié, mais aussi pour être au service moral et scientifique des questions écologiques qui sont à mon avis les méga-questions de l’avenir.
Je suis né dans une grande tribu composée de cinq clans de langue arabe, farsi et turque, appelés « la tribu Khamsah ». Le mot « Khams » signifie « cinq » en arabe. J’ai eu la chance de faire partie de la dernière génération des migrateurs. Mon nom de famille « Kouchi » signifie « homme migrateur ». Nous nous déplacions presque toute l’année. Au début de l’été, nous migrions vers des endroits frais, principalement vers les hauts plateaux du Nord, et en hiver vers la chaleur réconfortante du Sud. Nous passions la meilleure saison de l’année, le printemps, dans notre région ancestrale, une grande plaine entourée par les montagnes du Zagros Central.
Ce style de vie exigeait une vie altruiste, pluraliste et démocratique. Même dans le domaine linguistique. Notre tribu était composée d’un ensemble de cinq groupes ethniques, avec des apparences différentes, des coutumes diverses et même des langues et des accents différents. Alors, c’était un peuple qui avait atteint une coexistence très efficace qui a duré pendant des siècles.
Au sein de cette tribu, cette symbiose avait abouti à l’instauration d’un lien profond entre les gens : vous étiez pratiquement un frère ou une sœur pour quiconque portait le suffixe « Kouchi ». En ce sens, partout dans le monde vous rencontriez quelqu’un que vous ne connaissiez pas du tout, mais vous aviez la responsabilité de le recevoir chez vous, de lui fournir un endroit pour se reposer et dormir, et de lui apporter toute l’aide que vous pouviez. Pourquoi ? Simplement parce que le sang qui coulait dans ses veines était le sang de vos ancêtres.
Imaginez que je vivais à Téhéran, et des fois je rencontrais quelqu’un dans le bus, un enfant de notre tribu. Selon la même règle non écrite, il rentrait à la maison avec moi. Plusieurs fois dans d’autres villes et même une fois dans l’un des pays arabes, j’ai été l’invité de personnes que je n’avais jamais rencontrées, et seul un nom, un petit suffixe du nom de la famille faisait de nous des frères.
La vie de notre tribu jusqu’à, il y a à peine vingt ans, était l’un des modèles de vie les plus enviables que l’on puisse imaginer. Une vie qui, malgré tous ses challenges et ses difficultés, était un exemple d’harmonie avec la nature et la Terre. C’était vraiment une existence écophile, pleine de liberté, d’aventure et de santé physique et mentale.
Les nomades vivaient dans les meilleurs pâturages, dans les parties intactes et vierges de la nature. Le pain, la viande et les produits laitiers étaient de la plus haute qualité alimentaire que l’on puisse imaginer, et l’eau provenait de sources pures. Nous étions très fiers d’être capables de boire « l’eau des neiges » et pas « l’eau des égouts ». Les déplacements quotidiens dans la nature (un berger marchait au moins 30 kilomètres par jour), la nourriture saine et l’étonnante santé de l’âme, les aventures et l’expérience quotidienne de l’inconnu, nous donnaient un bonheur sans réserve.
Les femmes et les hommes de la tribu avaient de longs horizons dans leurs regards, leurs cœurs et leurs âmes. Peut-être parce que l’espace physique qu’ils voyaient chaque jour aussi était de vastes plaines, aptes à accueillir tout le monde.
Dans ce système de vivre, les relations étaient plus humaines, plus complètes et plus opérantes. Peut-être en raison de l’essence minimaliste de cette vie-là. Les rares objets et les nécessités d’une famille étaient transportés sur le dos de deux ou trois quadrupèdes. Ces choses qui étaient principalement fabriquées à partir des matières naturelles (bois, laine, cuir, etc.) étaient les dispositifs les plus nécessaires et pratiques. Prenez la tente noire, par exemple. C’était une petite maison portative qui pesait au maximum 10 kilos. Elle était tissée à partir de poils de chèvre, et il fallait à peine une heure pour l’assembler. Elle avait une capacité étonnante à s’adapter au climat. Pendant l’été, son tissu s’ouvrait et l’air passait facilement par les trous et l’espace en-dessous restait frais. En hiver, lorsqu’il pleuvait et qu’il faisait froid, les poils se pressaient et se transformaient en une texture imperméable, empêchant le froid et l’humidité.
L’absence d’objets, de choses, accentuait la présence humaine, l’importance de l’élément humain dans la vie de tous les jours. Les gens faisaient plus attention les uns aux autres. Et cela était d’un des grands atouts de cette vie.
L’un des éléments sacrés d’une tente nomade noire était le « four ». C’était une petite fosse située dans le coin d’entrée de la tente. Toujours après le dîner, tout le monde s’asseyait autour du feu (sacré dans la civilisation perse et Zoroastrienne). Des gens y racontaient des histoires, se remémoraient, récitaient de la poésie ou même composaient de la poésie. Des poèmes qui se transitaient souvent oralement d’une poitrine à l’autre. Malheureusement beaucoup de ces poèmes se sont perdus aujourd’hui.
Les objets et équipements d’une tente noire pouvaient facilement passer par dix ou onze articles. Ce genre de vie n’avait pas de place pour ramasser et transporter des choses qui n’étaient pas nécessaires. Vous pouvez imaginer que ce contentement et satisfaction avec peu de choses était tellement important en ce qui concernait les déchets. Je crois que le modèle le plus naturel et vrai de « vie zéro déchet » était la vie nomade. Une vie presque sans plastique, sans pollutions chimiques, sonore, lumineuse, et toute autre sorte de contamination. C’était aussi une vie productive et donc sans les problèmes physiques et mentaux de la consommation débridée.
Un autre aspect admirable de la vie nomade était que l’art, en particulier la fabrique des tapis, la musique et la poésie, occupait une place particulière parmi les gens et constituait une partie importante de la vie quotidienne. Les femmes, en particulier, portaient un regard artistique sur les textiles qu’elles tissaient. La tente noire, les tapis, les bandeaux, les petits sacs et autres étoffes tissées à la main étaient pour elles l’occasion d’exprimer leur créativité et même d’exprimer leur vision sur le monde. Imaginez un tapis tissé à partir de la laine de nos moutons. Toutes ses étapes étaient créatives et « personnelles » au sens littéral du terme. De la filature et de la teinture des laines aux dessins nés dans l’esprit de nos mères, tout était de la pure créativité. Les femmes ajoutaient de la couleur, de la beauté et du « sens » à la vie quotidienne. Grâce à elles, la question importante d’« être au monde» (capacité de saisir une existence significative) se conjuguait avec « faire au monde» ou « avoir au monde ».
La poésie et le storytelling avaient une présence profonde dans la culture nomade. L’un des souvenirs les plus amusants que j’ai gardé de mon enfance est que pendant un certain temps, certains composaient des poèmes satiriques derrière le dos des gens. Des poèmes qui racontaient d’une façon très humoristique l’histoire de la vie de ces gens-là ou quelques aventures de leur vie. Des gens qui n’aimaient pas quelqu’un ou qui voulaient se moquer de lui se rassemblaient et faisaient des rimes. Ils faisaient une longue ode sur ce type et la récitaient ici et là. Bientôt, tout le monde connaissait ce poème par cœur. Dans une période où ces poèmes étaient très à la mode, de très grande bagarres ont eu lieu. Il fallait l’intervention de la gendarmerie pour calmer la situation. Un groupe de poètes délinquants (!) ont été arrêtés. Le gouvernement a donné un ordre strict pour que personne ne fabrique et ne récite de poèmes. N’importe quels poèmes.
En ce qui concerne la musique, partout on jouait du Ney (roseau ; l’instrument de musique le plus simple qui venait directement de la nature et sans aucun traitement). Des hommes et des femmes qui avaient une bonne voix chantaient avec cet instrument leurs propres couplets ou les poèmes d’autres poètes.
En général, la vie nomade était une vie très « significative ». Une vie qui, malgré toutes ses épreuves, accordait une grande importance aux « signes » ; à la musique, à la danse, aux formes, à la couleur, etc. Les vêtements des femmes nomades, contrairement aux vêtements uniformes des femmes des villes de la révolution islamique, étaient pleins de motifs joyeux et de couleurs vives. Les danses rituelles et joyeuses lors des mariages et autres événements heureux étaient l’une des activités courantes et régulières des nomades. Ce que le gouvernement avait carrément interdit dans les villes et les citadins l’avaient facilement oubliées.
Vous pouvez imaginer à quel point la vie quotidienne et surtout les rassemblements et les célébrations des nomades, en particulier dans les saisons productives et bénies comme le printemps, étaient pleines de joie. Nous avions l’habitude de danser avec les filles de la tribu lors des fêtes. Nous les embrassions comme c’est le cas des cultures libérales. Alors que le gouvernement islamique encourageait profondément la séparation des hommes et des femmes et le caractère pécheur de tout type de relation avec les femmes. Pour les religieux, la femme était une source de tentation et de péché, un objet malsain. Ils punissaient sévèrement les moindres liens entre hommes et femmes.
La vie nomade, au contraire, nous donnait l’occasion de regarder la femme avec beaucoup de respect. Nous avions cette chance inégalable de vivre de véritables expériences d’aimer les femmes et d’être aimés par elles. La culture islamique des villes était fortement anti-femme, une sorte de misogynie dégoutante. Alors que dans la communauté nomade, les femmes étaient les principales gardiennes de la vie. Les hommes étaient au maximum de bons bergers, mais c’étaient les femmes qui étaient chargées de la plupart des responsabilités de l’existence familiale et communautaire.
LPE : Pouvez-vous développer les relations à la nature, la proximité au milieu ?
ES : Les nomades que j’ai connus étaient littéralement des « enfants de la Terre ». Ils n’avaient pas d’abri, pas de soutien, pas de « maison » sauf la Terre. Ils mangeaient et buvaient d’elle et ils ne la considéraient pas comme un « instrument », un outil ou un objet à leur service. Cette relation « enfant-mère » était une relations d’attachement à double sens.
Certains pourront dire que ce sentiment d’attachement était plutôt dû au destin, aux exigence de ce modèle de vie. C’est-à-dire qu’ils devaient respecter la Terre car toute leur existence, leur survie en dépendait. À mon avis, même si tel est le cas, ce genre de relation est encore très progressiste, morale et constructive. Surtout par rapport à ce qu’on voit aujourd’hui dans les relations de l’industrie, de l’économie et des gens avec la Terre.
Les nomades étaient trop « proches » de la Terre. Leur présence dans les espaces naturels les plus vierges les faisait partie intégrante de la Terre. Comme des enfants qui font partie de l’existence de leur mère.
Ils savaient qu’elle offrait tout ce qui était en son pouvoir pour les protéger et les soutenir. Alors, leur expérience quotidienne leur apprenait que personne n’en était propriétaire. Personne n’avait cette mère généreuse en sa possession.
D’ailleurs, l’un des types de vie possibles fondés sur la « pensée d’abondance », c’était la vie nomade. La pensée destructrice de thésauriser et de vouloir tout transformer en argent n’avait pas sa place dans ce système de vie. Les membres d’une famille savaient tous que chaque jour au réveil, ils auront du pain, du lait, des œufs, de la viande, etc. Il suffisait énormément. Ce genre de perspective basée sur la pensée de l’abondance et non sur la mentalité de la pauvreté et de l’inquiétude était réconfortante et pleine d’espoir en soi.
Parfois je pense que pendant les années où nous étions nomades dans les déserts et les montagnes, nous ne vivions que dans « le moment présent ». Comme si demain n’avait pas encore été inventé. Aujourd’hui, toutes les connaissances de la psychologie et les tendances ou approches spirituelles émergentes, tentent d’enseigner aux gens à être conscients de la profondeur du « temps présent » et à ne pas être rattrapés par le passé ou l’avenir. La vie nomade avait automatiquement cette fonction en elle-même. Elle ne souffrait de cette inquiétude existentielle de la vie urbaine.
Ainsi, dans l’imaginaire des nomades, la Terre était l’étreinte ouverte d’une mère solidaire. Et en général, cette relation ne menait pas à l’exploitation, aux abus et à la destruction. Quand je regarde les habitudes, usages, coutumes et même les règles coutumières des nomades, je m’aperçoit que beaucoup de ces faits sont avant tout conformes au respect de la Terre. Je vous donne un exemple. Les arbres isolés ont toujours été sacrés pour notre tribu. Et non seulement personne n’avait le droit de les casser ou de les brûler, ne serait-ce qu’une petite branche, mais chacun était obligé de sacrifier la moitié de l’eau qu’il emportait avec lui aux pieds de ces arbres. Beaucoup de gens attachaient des tissus colorés à ces arbres uniques. Ils croyaient que lorsque le nœud de ces tissus se dénouaient ou que le vent les emportait vers le ciel, leurs souhaits auraient été exaucés.
Maintenant, quand je regarde tout cela d’un point de vue éco-sémantique, je vois que cette sacralisation c’était une stratégie intelligente pour préserver les arbres isolés au sommet des collines, au milieu des plaines ou le long des ruisseaux pour les générations futures. Si jamais vous voyagez dans les plaines d’Iran, vous verrez à quel point un seul arbre est toute la beauté d’un paysage. Parfois au cœur d’une vaste steppe, un arbre forme un écosystème revigorant, plein de sympathie et d’espoir. Un arbre unique, avec son ombre, avec ses fruits, avec des nids d’oiseaux dans ses branches, avec la vie à peine perceptibles des insectes autour de son tronc, dissipe parfois toute la mélancolie et l’ennui de l’existence.
LPE : Quand êtes-vous devenu citadin ? Quels problèmes la vie en ville vous posait-elle ?
ES : Notre poussée vers la périphérie de la ville a commencé par des sécheresses successives et le manque de gestion gouvernementale appropriée de l’eau et des ressources naturelles. Nous avons soudainement repris nos esprits et avons vu que nous avions vendu nos troupeaux et que nous étions forcés de vivre dans des quartiers ressemblant à des ghettos, à la périphérie des villes.
Une nouvelle crise sociale a commencé à partir de là et nous avons réalisé que non seulement le gouvernement ne nous aimait pas, mais qu’il essayait en quelque sorte d’arrêter la vie nomade.
LPE : Pourquoi ?
ES : Comme je l’ai dit, l’essence de la vie nomade est une vie libre. Il est naturel qu’un gouvernement islamique fondé sur les restrictions de toutes sortes ait des problèmes avec ce peuple. Un peuple qui parcourait librement la Terre, qui avait des fusils et des milliers d’années de rituels et de modes de vie. Bien sûr qu’il réprimait un peuple qui avait sa propre langue, qui ne votait pas, ne payait pas d’impôts et ne « consommait » à peu près rien … ni marchandises, ni propagandes.
Lorsque nous nous sommes installés en ville, cette animosité a augmenté. Les vêtements, l’apparence et beaucoup d’autres aspects de la vie des nomades étaient encore différents de ceux des citadins. Nos femmes portaient encore des vêtements traditionnels colorés, nos hommes portaient de grandes moustaches et de jeans américains. Tout cela était intolérable pour le gouvernement islamique. Il ne voulait que des hommes dociles et peureux avec des vêtements conservateurs et des barbes. Nous aimions toujours jouer de la musique, danser et tirer au fusil dans nos rassemblements. Et en ville, chacun de ces actes, chacun de ces gestes était un acte de courage. Un acte de courage au sein du totalitarisme par la « peur » et le contrôle total du corps.
Alors, notre nouvelle existence était un challenge, un défi envers l’ordre établi.
Dans mon roman L’Automne de l’hirondelle blanche, publié en persan, j’ai dépeint cette période de marginalisation difficile et tendue. Durant cette période, j’ai été témoin de drames sociaux, émotionnels et humains auxquels je pense souvent.
Beaucoup de gens étaient victimes de cette inefficacité du gouvernement pendant cette période. Imaginez des gens déplacées et étrangers qui ne savaient rien faire dans la ville. Alors, ils devenaient soit des trafiquants, soit des ouvriers ou encore des délinquants. La discrimination et l’oppression abolissaient leurs âmes. Ils étaient seuls, chagrinés, déprimés. Ils étaient loin de tout ce qu’ils aimaient.
Alors, beaucoup d’hommes et de femmes sont retournés dans les déserts. Avec un petit nombre de moutons et avec les difficultés terribles cette fois-ci du manque d’eau et la disparition des trajets de migration en raison de l’expansion des villes et des industries, et de la destruction des ressources naturelles due à leur exploitation effrénée par le gouvernement. Alors, la plupart d’entre eux enduraient de terribles épreuves. Cependant, ils étaient heureux d’être encore « nomades », de se sentir de nouveau « kouchi ».
En ville, ma mère a été diagnostiquée avec une maladie mentale complexe. Un psychiatre très célèbre de Shiraz lui a conseillé de retourner à sa vie d’autrefois, dans les plaines et les montagnes qu’elle aimait.
J’ai rapporté l’histoire de ce drame humain et écologique dans mon roman récent, Seul, mais debout, publié à Paris en français (référence svp Ebrahim). C’est l’histoire des derniers « gladiateurs », des derniers résistants de la tribu Khamsa.
Ceux qui vivaient maintenant en ville ou étaient obligés d’y revenir à nouveau, voulaient à tout prix préserver leurs racines : en portant des vêtements autochtones, en récitant de la poésie ou en chantant dans leur propre langue, et en passant par la musique et la danse, toutes deux interdites par l’Islam des mollahs.
Laissez-moi vous raconter un souvenir inoubliable. Pendant longtemps, le gouvernement n’avait autorisé personne à jouer de la musique et à danser, même lors des invitations ou des mariages privés. Quelques tentatives avaient entraîné des amendes, des arrestations et des punitions. Une année, pendant Nowruz (le premier jour de l’année iranienne), les habitants du quartier ont décidé d’aller dans un désert à l’extérieur de la ville et d’y danser loin des yeux du gouvernement.
Peu importait à quel point c’était cher et difficile, ils ont invité des musiciens. Nous sommes allés au milieu du désert avec plusieurs bus et voitures. Pas même une demi-heure ne s’était écoulée lorsque les forces révolutionnaires nous ont attaqués. Mais les gens ne semblaient pas vouloir arrêter leur danse à mi-chemin. Les forces répressives battaient les hommes et les femmes avec des matraques. Mais ils continuaient à chanter et danser. Même lorsque les forces ont déchiré la peau du tambour et cassé les instruments.
Je me souviens d’une scène glorieuse et unique de ce jour-là : un jeune homme avec du sang jaillissant de son front, riait et dansait toujours avec sa cousine. Ils dansaient joyeusement dans leur sang. Je pense souvent à ce jour plusieurs fois et à chaque fois je me sens fier d’être un enfant de ce peuple-là. Ce peuple qui m’a appris, à plusieurs reprises, que la liberté est plus importante que toute autre chose. C’est vrai. Plus tard, j’ai compris surtout que la liberté était si importante qu’elle méritait de tout sacrifier pour elle. Aujourd’hui, la valeur d’une nation pour moi se mesure seulement à ceci : qu’est-elle prête à donner le nécessaire pour gagner la « liberté » ?
J’ai vécu la subversion d’une riche culture et d’un mode de vie de plusieurs milliers d’années contre le phénomène d’urbanisation, qui a été intensifié directement et indirectement par le gouvernement. Certains disent que la vie nomade n’aura pas d’autre sort que celui-là. Le capitalisme libéral et la dissuasion par le marché finissent par transformer tout modèle de vie en esclavage. Cette opinion peut être vraie. Mais je pense toujours qu’en tant qu’activiste environnemental, je veux raconter l’histoire de ce qui est arrivé à un grand peuple. Je peux et je dois narrer l’histoire de ces personnes qui, à mon avis, ont marché sur Terre de manière plus humaine, plus écologique, plus courageuse et plus indépendante. Nombre des valeurs auxquelles ils croyaient et qu’ils pratiquaient peuvent nous être encore utiles aujourd’hui : des valeurs comme le respect pour l’Autre, l’hospitalité, le courage de s’exprimer et la quête de joie.
LPE : Pouvez-vous nous parler de votre grand-père, d’une vie de décennies à cheval ?
ES : Au milieu de tous les challenges et crises que cette sédentarisation à la périphérie de la ville a suscités pour nous, j’ai eu une grande chance : un grand-père qui approchait ses quatre-vingt ans et qui avait dans sa tête un réservoir sans borne de souvenirs aventureux et un pouvoir magique de raconter.
Depuis son adolescence, il était devenu carabinier à cheval d’un chef de tribu, puis escorteur des caravanes, et ensuite le chef d’une petite équipe pour protéger les voies télégraphiques avant de revenir à la tribu pour être un grand éleveur des moutons. Il avait passé à peu près toute sa vie sur la selle d’un cheval. Il aimait les chevaux, les fusils et les femmes parmi les désirs que le monde nous offre. Il avait une admiration profonde pour les armes. Surtout un fusil nommé « Brno ».
C’était un fusil tchèque qui était arrivé dans les années 20 dans nos tribus. Il faisait désormais partie des familles nomades. C’était un monstre d’une portée et d’une précision extraordinaire. C’était vraiment beaucoup plus qu’un fusil. Les filles qui étaient jolies, sveltes et élégantes, on les appelait « Brno ». On disait que chaque homme nomade rêvait de deux Brno ; l’un sur son épaule et l’autre dans son lit ! Et pendant longtemps un campement (un ensemble de tentes et un enclos en pierre appartenant à une famille) n’était pas évalué par le nombre d’habitants, mais par le nombre de fusils Brno ! Un vrai homme était celui qui en avait un ! Même aujourd’hui, lorsqu’un des vieillards me voit lors d’une cérémonie ou une invitation, il ne me pose que deux questions n’ayant rien à voir avec mon éducation, mon travail ou mes activités. Il demande seulement : de qui suis-je le fils et ai-je un Brno ou pas ?
Grand-père était une source inépuisable et merveilleuse d’histoires qui étaient des souvenirs de nombreux aventures et incidents qu’il avait vécus. Imaginez un adolescent sur un cheval il y a environ 110 ans et n’arrêtant jamais de partir, d’aventurer. Une personne dont chaque jour chaque nuit et parfois chaque instant était une histoire intéressante et inattendue. Quelqu’un qui était tout le temps sur son cheval, avec le doigt sur la gâchette de son arme.
Il ne cessait de se déplacer au milieux des déserts, des montagnes et des sentiers les plus dangereux de la nature. Sous le chaud soleil d’été et la neige et la pluie d’hiver. Avec des chevaux, des fusils et de temps en temps des femmes formidables.
Toute la vie de cet homme s’était passée dans l’aventure, dans un voisinage et une profonde amitié avec la nature, les saisons, le Ciel et la Terre. Avec des nuages, des vents, des arbres, des arbustes, des animaux et des couleurs au cœur du silence des montagnes, des déserts et des plaines.
Il possédait un pouvoir de narration incroyable. Il avait une mémoire étonnante et une habileté naturelle de description qu’on peut seulement trouver chez les écrivains de premier ordre au monde. S’il avait eu la capacité de lire et d’écrire, il aurait été quelqu’un comme le Colombien Gabriel Garcia Marquez. Il était vraiment un Marquez oral, avec la même force de description, de surprise et de charme dans le récit.
Il avait une étrange voix rauque qui m’emmenait magiquement dans les univers qu’il avait vécus, et ce au milieu des gens qui étaient autour de lui, au milieu du désert, à côté d’un réservoir, sous cet arbre unique au fond de la colline, à côté du feu qu’ils avaient fait. Je sentais la chaleur du feu sur quoi grillait le gibier qu’ils avaient tiré et la fraicheur des gouttes de la pluie qui tombaient sur leurs épaules. Les formes, les couleurs, les goûts, les odeurs, toutes les choses qu’il décrivait, étaient vivantes et tangibles. Le parfum des cheveux de la femme qu’il avait embrassée dans l’ombre d’un minuit loin des yeux de tous, l’odeur de la poudre à canon, l’odeur de la pluie sur le sol assoiffé, l’odeur des léopards aux saisons de l’accouplement, l’arôme des herbes près des sources qui se balançaient dans la brise, l’odeur des chevaux, etc. Tout cela était tellement clair et perceptible. Je respirais la lune, la nuit, les plantes et les fleurs, le thym, la noix de pécan et la menthe du bord des rivières dans mes poumons.
Bref, il racontait si bien que plus tard, même quand nous avions une télé chez nous, je n’ai jamais regardé la télé et je ne la regarde toujours pas. Chaque jour, je rentrais de l’école. Je jetais mon sac dans le coin de la pièce et allait chez mon grand-père qui habitait juste à côté. Grand-mère m’apportait à manger et en mangeant j’écoutais la suite des histoires du grand-père. Il racontait des histoires, épisode par épisode. Tout comme une série d’aventure captivante. Par exemple, il racontait l’histoire d’un des voyages qu’il avait entrepris en tant qu’escorteur d’une caravane chargée de sucre et de farine. C’était un long trajet du nord de l’Iran vers le sud et qui avait duré deux mois. Il racontait ce voyage pendant deux mois ou plus, avec tous les détails possibles, tous les dialogues, la description physico-mentale des personnages, etc. Chaque épisode avait son incipit, son corps, son dénouement et sa chute finale.
J’ai découvert plus tard qu’en racontant, il revivait le passé. Il le revivait jour après jour, et sans doute instant après instant. Pour quelqu’un comme lui, vivre en ville entre quatre murs de béton était mortel. Il savait peut-être que la seule façon de survivre était de refaire ce passé en le partageant avec l’auditeur avide et curieux que j’étais. Il avait compris que la seule façon de tolérer cette nouvelle vie urbaine était de se souvenir et de se raconter. Et en ce sens, il était comparable à ce célèbre mythe oriental, Shahrazade la raconteuse : cette femme qui racontait des histoires pour sauver sa vie, pour acheter ainsi un jour de plus. Raconter des histoires était pour lui comme pour Shahrazade un sauvetage. Le sauvetage de sa vie et peut-être celle de ses proches et amis. C’était aussi un acte contre l’oubli, contre la négligence et l’indifférence.
Il n’était jamais à l’aise en ville. Il détestait les files d’attente, la police, toutes les voix de propagande du gouvernement. Il détestait les bureaux et la bureaucratie. Il haïssait toutes les choses qui humiliaient et rabaissaient les gens. Pour lui, tous les espaces de la ville étaient exigus, petits et insupportables. Il était toujours cet homme de grands horizons. Il n’avait pas la patience de rester aux bureaux administratifs, ne serait-ce qu’une heure. Le jour où nous l’avons emmené lui chercher un acte de naissance (car il n’avait pas d’acte de naissance enregistré), il a cassé le bureau d’un employé qui a insulté un pauvre vieil homme. Avant qu’on puisse le rattraper, il a donné de terribles coups de poing et de pied à l’employé, et il a dit quelque chose dont je me souviens encore : « C’est dommage qu’il n’existe plus un de ces rebelles du passé pour te mettre deux balles de Brno dans la poitrine. »
Après ce jour-là, il soupirait souvent à la fin d’une histoire : « Hélas fiston ! Notre temps est passé ! Nous n’avons rien à foutre avec ces villes-là et avec ces gens-là ! J’aimerais que ça ne finisse pas comme ça, que nous soyons disparus au milieu de nos déserts, à côté d’un ruisseau, quelque part parmi nos montagnes ». Il disait cela et quelque chose brillait au fond de ses yeux.
Malheureusement, je n’avais aucun outil à cette époque, pas même un petit magnétophone pour enregistrer sa voix et ces mots, et je ne pensais pas qu’un jour la partie la plus précieuse de ma vie serait de me rappeler de ces histoires et de les écrire. C’est un regret qui ne me quitte jamais. Mais en même temps je me vois comme l’une des personnes les plus heureuses du monde. Quelqu’un qui a écouté pendant des milliers de jours les histoires d’un homme dont chaque cellule sentait le soleil, le sol, le feu, la femme, la pluie, le cheval, le fusil, la poudre à canon, la rébellion et l’aventure.
Je rêve de lui plusieurs nuits. Je le vois marcher avec ses deux amis fiables, le long d’une longue vallée, sous une neige abondante dans l’obscurité totale. La neige repose sur leurs fortes épaules et la vapeur monte des flancs de leurs chevaux. Ils s’en vont, ignorant la meute de loups qui les suit, pas à pas, sur la crête de la montagne. Les yeux du loup alpha devant le troupeau brillent comme deux flammes. Il sait très bien que ces trois personnes ne tardent pas à tirer ni que leurs balles ne ratent.
LPE : Et votre mère disparue plus tôt mais dont le souvenir n’est pas moins marquant pour vous ?
ES : Elle était la fille de cet homme. La fille d’un homme qui avait vécu pleinement et comme il le voulait. De sa propre façon et avec les gens qu’il aimait. Et au cœur des aventures, dont chacune peut être un grand roman, un film merveilleux.
Ma mère, comme la plupart des mères nomades, était un mélange d’intelligence, de travail acharné, de savoir-faire et de gentillesse. Permettez-moi de vous dire quelque chose d’intéressant mais de terrible. Je n’ai jamais vu ma mère dormir. Elle se levait toujours plus tôt que nous et on ne savait pas quand elle dormait après nous. La première et dernière fois que je l’ai vue dormir, elle est morte trois jours plus tard. Elle avait un étrange génie dans le tissage de tapis, le rapport avec les autres, l’hospitalité et l’aide aux gens. Pendant la période où les gens de la tribu vivaient en ville, elle était l’une des femmes les plus populaires et les plus bienveillantes du quartier.
Elle avait une étrange capacité à sympathiser et à comprendre les autres. A une époque de notre vie urbaine, beaucoup de jeunes étaient devenus trafiquants. Ils avaient l’habitude d’aller à Bandar Abbas (un grand port au sud de l’Iran) et d’apporter des marchandises de contrebande, afin de pouvoir payer leurs frais de subsistance. Ils se battaient constamment contre la police. Pendant cette période, nous avons perdu beaucoup de jeunes. La police leur tirait dessus de manière vindicative. Parfois on se levait le matin et on voyait les cadavres de nos jeunes qui étaient allés apporter de la contrebande la veille. Ma mère était profondément attristée par ces incidents. Parfois elle ne parlait pas pendant plusieurs jours et fumait terriblement. Elle vivait le chagrin des autres comme son propre chagrin et son propre malheur.
Elle était très libertaire et n’acceptait pas les réponses toues faites des mollahs. C’était une personne de prière et de spiritualité. Mais juste à sa propre manière. Imaginez qu’à ce temps-là, elle était de cet avis que derrière la bruyante propagande et l’hypocrisie des politiciens religieux, il y avait des réalités sombres et amères. Elle était très radicale dans ces choses-là et beaucoup n’aimaient pas cette ouverture d’esprit. Plus tard, cependant, presque tout le monde a réalisé à quel point ses prédictions et ses opinions étaient correctes.
Elle était tellement dépendante de la nature, du grand air et du pur ciel au-dessus de nos montagnes, qu’elle est tombée malade quand nous nous sommes sédentarisés en ville. Selon les conseils d’un psychiatre, mon père est revenu avec elle à une nouvelle vie nomade sous une tente noire. Nous, les enfants, sommes restés en ville et avons continué nos écoles. Nos parents s’étaient retournés dans les plaines, sous le vaste ciel des steppes. Mais rien n’était plus comme avant. Rien. Il n’y avait plus d’eau potable et il n’y avait plus de pâturages pour les bêtes. La manipulation terrible de la nature et l’exploitation aveugle et brutale des ressources par le gouvernement et les profiteurs liés au régime avaient poussé la nature au bord de la destruction.
Par conséquent, ils n’ont pu survivre dans les plaines et se sont retournés de nouveau en ville. C’est à cette époque que ma mère, à l’âge de quarante ans, a commencé à apprendre l’alphabet et a pu lire. Et c’est là qu’elle a trouvé une solide foi dans l’éducation. C’était vraiment une grande motivation d’étudier pour moi et mes frères et sœurs. Elle faisait tous les sacrifices possibles pour que nous puissions avoir une bonne éducation.
De plus, notre maison accueillait d’autres enfants de la tribu. Surtout des enfants de tantes et d’oncles qui s’étaient retournés dans les déserts et voulaient être nomades à tout prix. Mes parents avaient eux-mêmes onze enfants et il y avait toujours au moins cinq autres enfants chez nous pour qu’ils puissent aller à l’école comme nous.
Voilà, notre maison ressemblait à une pension gratuite. Ma mère devait cuisiner pour une vingtaine de personnes à chaque repas. Et pendant toute la journée, elle lavait des linges, cousait des vêtements et assistait à nos devoirs scolaires.
Les enfants qui vivaient et étudiaient chez nous à cette époque sont aujourd’hui parmi les meilleurs médecins, ingénieurs, avocats et enseignants d’Iran. Quand ma mère était vivante, partout on l’a remerciée et félicitée pour ses efforts et sacrifices pour les enfants des autres.
Ce jour pluvieux de l’hiver où nous étions en train de l’enterrer, un vieillard est venu et s’est tenu à notre côté. Il a tiré fort sur sa cigarette et a dit, les larmes aux yeux : « Ce n’est pas une femme que vous enterrez. C’était un monde plein de sacrifice, de générosité et d’humanité. Mille ans doivent s’écouler avant que la nature puisse livrer quelqu’un comme elle au monde. »
LPE : Votre peuple comme d’autres peuples en terres d’Islam n’en a pas moins gardé des racines préislamiques, chamaniques, porteuses d’une grande proximité avec la nature. Le rôle joué par les femmes y est aussi particulier et on peut même évoquer quelque chose de matriarcal ? Pouvez-vous nous en parler ?
ES : En général, l’aspect politique et idéologique des religieux et les phénomènes qui en découlent, tels que le fondamentalisme, le fanatisme et les visions fascistes, ne pouvaient pas avoir leur place parmi les nomades. Comme je l’ai dit, l’essence de cette vie était une existence libre et indépendante. Ce genre de vie ne pouvait s’inscrire dans le cadre commun des vues limitées. La vie nomade était une vie « sans murs », une vie sans bornes, ni frontières, ni antagonismes.
Le quotidien d’une société nomade était exactement le contraire. Déménager tout le temps nécessite avant tout d’être profondément pacifique, d’être respectueux envers les autres et d’avoir une vision relativiste du monde.
Le changement constant vous apprenait que rien dans le monde n’est certain et il n’y a pas de vérité unique. Pour les nomades, le monde était un monde de possibilités, de diversités, de différences. Un monde pluriel. Mon père disait toujours : « le monde est une grande forêt. Tout ce que tu peux imaginer est là. De toutes les formes, de toutes les couleurs. Et ça, c’est bien. » Ils croyaient que l’existence était extrêmement vivante, variable et relative.
Par conséquent, les visions religieuses qui revendiquaient les certitudes absolues n’étaient pas compatibles avec ce qu’il pensait et faisait chaque jour. Ma tribu parcourait au moins 3000 kilomètres chaque année, sur diverses routes migratoires. Cette marche sur la Terre s’était toujours accompagnée de découvertes de nouveaux territoires, de nouvelles rencontres, de nouvelles expériences, de nouvelles attitudes, croyances et rituels. Ces « voyages » longs et continus rendaient les gens plus « humains », plus « réalistes » dans tout ce qui avait des rapports avec l’être humain. Leur vision du monde devenait ainsi plus réelle, plus universelle et plus corrélative. La « migration » n’était pas seulement un déplacement physique et réalisé à l’extérieur. C’était aussi et avant tout une aventure intérieure. Une re-découverte spirituelle de soi et de l’Autre. Alors, tout en respectant les religions (pour la même raison de voir le monde de manière relative et pluraliste, et de considérer les autres comme ayant des droits et choix) les nomades ne pouvaient jamais être des adeptes parfaits des religions politiquement instaurées.
Le contact quotidien avec la « vie profonde », avec l’ampleur de la vie et avec des phénomènes tels que la naissance et la mort, leur avait appris à voir la vie comme plus ouverte ; et nullement d’essayer de la limiter aux formats étroits et étriqués des gardiens officiels des religions.
J’ai écrit quelque part que la seule vie où il n’y avait pas de « mort » était la vie nomade. Je le répète ici. Je ne veux pas dire que le phénomène de la mort n’existait pas. Non. Ce que je veux dire, c’est que la mort n’y existe pas en tant qu’événement horrible, durable et dérangeant. Imaginez qu’une tribu est en train de se déplacer et que quelqu’un tombe malade et meure. Sans vouloir prendre cette affaire très au sérieux et organiser des cérémonies et des rituels ultérieurs, les membres de la tribu enterrent immédiatement cette personne sous un arbre ou au sommet d’une colline, ou à côté d’un rocher, et ils continuent leur chemin. Et souvent aucun signe sur ce tombeau pour le retrouver après.
A mon sens, cette « humiliation de la mort » était une sorte d’« éloge à la vie ». Un éloge de la naissance. Car, au contraire de la mort, la « naissance » est une affaire durable et honorable. Chaque enfant nomade assiste à des naissances dès qu’il ouvre les yeux sur le monde : naissance de jeunes animaux, celle de bêtes et d’insectes, et re-naissance perpétuelle de la nature.
Un nomade prêtait peu d’attention à la mort. Peut-être parce qu’il s’occupait de la naissance tous les jours. Il savait au fond de lui qu’avec la mort rien n’était perdu à jamais. La vie coulait toujours et quelque chose venait immédiatement prendre la place de ce qui disparaissait.
D’ailleurs, cette attitude n’est pas sans rapport avec la pensée de « l’incarnation » dans les spiritualités naturalistes et les religions comme le bouddhisme. Le quotidien des nomades est la rencontre directe avec le caractère cyclique de la vie. La nature y est un cycle visible et perceptible. Tout s’y transforme et change constamment pour que ce cycle puisse continuer. Un mouton meurt et un chevreau naît. La jambe d’un cheval se casse et un autre poulain est prêt à monter. Un renard vole un poulet le soir, et le matin suivant, tout un tas de poussins naissent. Et cela continue.
Vous pouvez imaginer à quel point le fait de ne pas avoir peur de la mort et l’acceptation de la mort comme la routine de la vie rend une personne courageuse. Tandis que, les gardiens officiels des religions, les institutions de contrôle et le système de marché nous font constamment peur avec la pensée de la mort, de la disparition, de la perte. Surtout de nos jours, le système capitaliste nous fait peur à chaque instant : avons-nous suffisamment acheté et consommé avant de mourir ?
On peut dire que la vie des nomades ne pouvait pas être incluse dans les cadres étroits, obligatoires et imposés des religions. Car, ils vivaient au cœur d’une grande spiritualité universelle qu’était la nature. Même l’éthique qu’ils observaient dans leur vie quotidienne n’avait guère de fondement religieux. Des valeurs telles que le courage, la détermination et le respect envers les autres étaient intrinsèques aux moindres gestes du quotidien.
Dans ma tribu, les traditions originelles du passé étaient toujours populaires. Des rites et coutumes totalement heureux et passionnés, contrairement à l’Islam politique et idéologique qui encourage plutôt le chagrin et la haine. Nos femmes ne se couvraient jamais complètement les cheveux. Elles portaient des vêtements colorés et dansaient aux côtés des hommes. Elles tendaient la main aux hommes et les embrassaient. De simples gestes qui sont strictement interdits dans l’Islam des mollahs et qui sont considérées comme des péchés impardonnables. Elles aimaient les chiens et c’était leur responsabilité de les nourrir. Alors que le chien était « impur » selon l’Islam. Cela signifiait que cet animal était à l’origine et par essence « sale » et ne pouvait pas être nettoyé et propre même avec l’eau de sept océans ! Alors les femmes, par ces gestes apparemment sans importance, mais profondément significatifs, étaient aussi les gardiennes de la libre pensée. Tout comme elles étaient les principales gardiennes de la beauté, de l’espoir et de la joie.
Ces rôles en plus de la gestion financière de la famille, qui incombait entièrement aux femmes, faisaient souvent d’elles les personnes les plus influentes d’une famille. Cela quand même était possible après des années d’efforts et de sacrifices patients et sincères, et surtout après avoir atteint l’âge de cinquante ans. Alors, contrairement à l’idée de ceux qui pensent que toutes les sociétés traditionnelles étaient des sociétés patriarcales, la vie nomade était une vie foncièrement matriarcale. Aujourd’hui encore, de nombreuses familles nomade sont connues sous le nom des mères et pas des pères. Mais bien sûr, ce privilège et honneur n’était pas héréditaire et facile à atteindre. Seule une femme qui s’était sacrifiée pour maintenir une vie pleine de challenges et qui avait été la gardienne de toutes les valeurs sur lesquelles ce modèle de vie était basé, le gagnait. J’ai eu la chance d’être souvent connu et appelé sous le nom de ma mère, Tuba : « l’arbre unique ».
Témoignage depuis l’un des cortèges de Sainte-Soline
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Lors d’une conférence sur la désobéissance civile, j’ai pu entendre le témoignage alors oral de Lise, quelques jours seulement après son retour de Sainte-Soline. Plus tard, j’ai reçu la version écrite reproduite ci-dessous avec son accord. Le contraste entre d’un côté ce témoignage (auquel bien d’autres peuvent être ajoutés), l’esprit qu’il manifeste, et de l’autre la violence guerrière de la répression policière in situ, celle de la version officielle façon fake news, celle des déclarations outrancièrement biaisées du ministre Darmanin, celle d’une presse et de médias parfois nauséabonds, est tel qu’il m’a semblé nécessaire de publier le témoignage de Lise. Sainte-Soline est une des pièces à verser à la dérive illibérale et antiécologique du gouvernement Macron-Borne : un ministre de l’écologie qui qualifie le dérèglement climatique de « naturel », un ministre de l’agriculture qui maintient l’usage d’un pesticide à la dangerosité avérée, un ministre de la mer qui cautionne l’exploitation des fonds marins protégés, une ministre de l’énergie qui spécule familialement sur la fin du pétrole (voir dans ces colonnes : https://lapenseeecologique.com/speculer-sur-la-fin-du-petrole-madame-pannier-runacher-et-les-logiques-de-linaction/), une ministre qui détourne de leur usage déclaré des fonds regroupés à la suite de l’assassinat de Samuel Paty, le tout sur fond de déni démocratique en matière de réforme des retraites (voir ces deux tribunes d’éminents juristes : https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/04/16/reforme-des-retraites-la-decision-du-conseil-constitutionnel-s-impose-mais-parce-qu-elle-est-mal-fondee-et-mal-motivee-en-droit-elle-ne-peut-pas-clore-le-contentieux-des-retraites_6169709_3232.html ; https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/04/25/reforme-des-retraites-le-conseil-constitutionnel-a-rate-une-occasion-historique-en-ne-faisant-pas-preuve-d-audace_6170892_3232.html), de politique climatique minimaliste, de doctrine calamiteuse du maintien de l’ordre, de soutien à un modèle agricole destructeur, etc. Cela commence à faire beaucoup, un an après la réélection d’un président impopulaire, réélu au nom de l’écologie et du rejet du Rassemblement national. Cherchez l’erreur !
Dominique Bourg
Je m’appelle Lise, je suis bijoutière dans le Gers, je suis partie il y a un mois pour le Poitou car ça m’a semblé être la seule chose valable à faire en ce temps de sécheresse hivernale, de crises sociales, etc. : me joindre au rassemblement, exprimer mon soutien à l’agriculture paysanne et mon non-consentement au modèle agro-industriel qui a déjà fait trop de ravages.
Voici mon témoignage du week-end du 25 mars dans les Deux-Sèvres.
Une histoire ni comptée ni contée
On est venu de partout, affluant, répondant à un appel,
masse de véhicules,
déjouant les barrières, empruntant les chemins de terre
tels ces immenses troupeaux qui, suivant un sens inné, se mettent en mouvement ;
peut-être avons-nous fait l’expérience de ce sens animal en se rassemblant, vendredi, samedi,
répondant à l’appel à être ensemble,
Soulèvements de la terre
l’appel à incarner notre détermination à changer de système, et poser les limites face aux abus,
à clamer notre appartenance au vivant.
Nous sommes la nature
Il y a eu des dizaines de tracteurs ouvrant les brèches pour nous permettre de nous réunir
il y a eu des barrages de police confisquant lunettes de piscine et masques FFP3
il y a eu un campement dans l’herbe boueuse, qui a gonflé sous les giboulées,
les tentes de toutes les couleurs qui se sont montées,
d’un campement c’est devenu un village, puis une ville, scintillant d’innombrables lumières de frontales : D Che bello !
vrombissant de joies des milliers de retrouvailles, des infos que les une·s transmettent aux autres
où les toilettes ? où on s’installe ? quelle heure demain ? des amis sont bloqués là, par où passer ? menace d’incendie sur les parking par les pro bassines, ok on monte des groupes de veille, etc.
En cette nuit on est multiplement un, on s’invente, on s’organise, encore.
Une pluie déchainée nous rend parfois visite, le vent souffle sur les toiles
Un gros 4×4 d’agriculteur du coin passe à toute vitesse, entre les voitures, les accrochant : l’intimidation ne prend pas.
Tout au long de la nuit, nous grossissons, les véhicules continuent d’affluer et leurs passagers à s’installer.
Au matin nous sommes nuée, sous les hélicos, pataugeant entre la boue et les flaques du champ/ville, c’est pas facile et on se marre, on se réunit en groupes, les infos annoncées sont transmises aux retardataires, buvant un café, croquant un wrap, bien sûr une tension est là, on sait tous et toutes que la répression aussi est au rdv, seulement les raisons de notre présence dépassent largement la crainte, je me sens profondément légitime d’être là.
L’ensemble des organisations déployées est incroyable, chœurs aveugles d’expressions, de faire ensemble.
Distribution de cartes, docs d’infos, masques et sérum phy pour celleux qui n’en ont pas, pique-nique (!), des numéros à avoir toutes et tous sur nous en cas de garde à vue, explication des différentes équipes par les uns et les autres, des astuces pour se retrouver facilement dans la foule, l’intelligence collective est immense, vive, et même palpable dans cet instant.
Avec ma bande mignonne, on est parti dans le sillage de l’outarde rose, cette sculpture mobile d’oiseau/phœnix en bois, l’un de nous était équipé d’un petit mégaphone…
Il avait préparé des notes, du type combien coûte une méga-bassine financée à 70% par l’État, combien de litre d’eau contient-elle, on a fait des petits exercices de calcul mental de bon matin, sur la route de rase campagne puis au travers d’un petit village
« Sachant qu’une méga bassine coûte 6 millions d’€ à l’hectare, et qu’un SMIC représente environ 1500€/mois, combien d’années de SMIC coûte 1 hectare de méga-bassine ? Réponse 333,33 années de SMIC ! on a converti aussi en année RSA = 1000 ans (ça fait beaucoup) (on a converti aussi en nombre de Logan d’un certain modèle achetées sur PàP…)
Les drapeaux de la Confédération Paysanne volaient fièrement tout le long d’un cortège sans début ni fin tellement nous étions nombreux·euses, il y avait aussi ceux de Via Campesina, du NPA, quelques Sud, et plein d’autres. J’ai marché un moment aux côtés d’un éleveur retraité qui était en 73 au Larzac, et avait d’ailleurs eu accès à la terre suite à cette mobilisation massive contre l’agrandissement d’une base militaire. J’ai rencontré aussi des éleveuses du coin, l’une d’elle à la retraite également.
Un péruvien se battant pour le droit international des paysans, membre et salarié de la Via Campesina.
Ça discutait de partout, ça chantait.
Des plateaux de gâteaux circulaient, préparés par l’intercantine *
*L’intercantine…. truc de dingue encore. Des cantines et asso du coin se sont coordonnées et activées pendant des jours pour préparer de quoi nourrir ces dizaines de milliers de personnes.
C’est l’intercantine qui avait préparé des tonnes de wraps pour qu’on ait toutes et tous de quoi manger dans la journée !!!
Chapeau à toutes ces équipes, tonnerre d’applaudissements !!!
Un groupe casqué aux dossards blancs remonte le flux que nous formons, l’un d’eux ralenti à mes côtés, peut-être ayant aperçu mon regard interrogateur, il a … environ 65 ans, il m’explique. Il m’explique qu’ils sont membres de la Ligue des Droits de l’Homme et ont tenu à être présents en tant qu’observateurs, qu’ils ne se positionnent pas pour ou contre les méga-bassines, ils sont là car les avertissements au sujet de la répression policière en France sont de plus en plus fréquents et alarmants. Il m’explique que ce qui s’est passé en octobre à Sainte-Soline l’a vivement interpelé, et il a sollicité la Ligue dont il est membre, pour qu’elle soit présente cette fois.
Je le remercie chaleureusement, d’oser, d’être lucide, d’avoir le courage, d’être présent, avant qu’il ne reparte en avant rejoindre les autres observateurs.
Je me dis que les choses ont évolué depuis mon passage à Notre-Dame-des-Landes en 2012… quelle organisation, quelle convergence, quel tissage fin et solide, aujourd’hui, nous rassemble !
Sentir la puissance douce qui émane de ce cortège.
C’est puissant et c’est bon de se sentir ensemble, autant, sentir qu’on n’est pas seul·e à vouloir un autre rapport au monde, à s’affranchir de l’emprise capitaliste de la surproduction/consommation.
Sentir qu’il est temps d’agir, qu’on ne peut plus négocier le non-négociable, le climat se réchauffe, l’eau doit rester un « bien » commun.
Sentir l’attention et le soin porté collectivement, si quelqu’un n’a pas d’eau, on lui tend sa gourde ou bouteille.
On était dans la plaine, champs à perte de vue, rares haies, le moindre relief d’un talus cachait le champ suivant.
Après bien trois heures de marche lente et heureuse, on a découvert le comité d’accueil envoyé par l’État.
Vous avez vu les images, pas besoin de décrire, imaginez la surprise, un instant, un froid glaçant me parcourt :
« C’est vraiment ça la volonté de l’État, nous anéantir »
Anéantir, c’est le cri silencieux qui émanait de cette ligne de camions bleus, de tous ces casqués, armes en main, qui attendaient sous le soleil, dans le vent.
Et puis finalement, c’est tellement démesuré et absurde qu’on peut en rire, complètement pété du casque ce gouvernement, protéger un tas de boue ainsi, tout en parlant de sobriété, d’économie, de dette…
Nous sommes la nature contrainte de se défendre.
Les affrontements ont beaucoup été décrits déjà, seulement les plus violents qui étaient très localisés, de là où j’étais on ne voyait qu’un épais nuage poivré illuminé d’éclairs épars et résonnant d’incessantes détonations. Je ne pensais pas qu’il recouvrait autant de monde. Autant de monde qui n’était ni préparé, ni équipé pour être ainsi lynché par les forces de l’ordre.
Entre l’outarde et les feux grondant (400 m peut-être), c’était moins virulent, enfin, il pleuvait des palets de lacrymo, les bombes assourdissantes ou de désencerclement tonnaient, on a quand même pu faire un petit trio éphémère saxophone, triangle, tambour, on a arrêté juste avant de voir un chauve au crâne fraichement ensanglanté, heurté par un des palets sans doute.
On n’a pas réussi à faire la chaîne humaine, les craintes de s’approcher et se donner la main étaient grandes et fondées.
Une pause goûter a été annoncée, après peut-être nous réessaierons.
Nous nous sommes rassemblés
aussi pour s’assurer que les secours puissent intervenir
dans 2 champs
je m’assois pour la première fois de la journée,
en fait je m’écroule et somnole sur la terre humide
auprès de ma bande
au beau milieu de cet océan grouillant d’âmes et de blouses bleues
les hélicos tournent inlassablement, 8 a compté l’un de nous
dans l’autre champ joue une fanfare, j’y suis allée m’y réveiller
on a dansé, ça fait du bien, follement, et je découvre un autre sens à la danse
Puis l’attention est appelée, une info circule comme plein de petits feux se propageant parmi nous
trop de blessés
Les équipes de soin « medic » sont dépassées, un blessé grave, les secours n’arrivent pas
on ne peut pas risquer un·e bless·é·e de plus,
tant pis pour la chaîne humaine
il est dit qu’on fera une surprise sur le retour…
dépit parmi nous, incrédulité face à la violence rencontrée…
peu importe on est ensemble, je me sens gorgée de nous
et éreintée
7 ou 8 km pour rentrer au camp
ce qui est palpable à ce moment-là, c’est l’impact de la violence
un certain effroi persiste ou saisit
des limites ont été franchies, la main armée de l’État n’a pas peur de blesser,
de tuer?
Arrivée au camp, les feux d’artifices restants sifflent et pétaradent à l’écart, pendant qu’un bilan est dressé depuis une remorque de tracteur.
On apprend le trop grand nombre de blessé·e·s (200), les hospitalisations, les 4000 bombes lancées par les autorités (3200 mobilisés) déclarées par la préfecture, on apprend aussi que
plus de 300 mètres de haies ont été plantées durant le cortège par les paysannes et paysans de la Confédération Paysanne, car elles sont un moyen majeur pour retenir l’eau dans les sols.
Une serre a également été montée sur une parcelle de Sainte-Soline pour montrer qu’il faut plafonner et prioriser l’eau (accès à l’eau très difficile pour le maraichage).
Une pompe de remplissage de la méga-bassine a été démontée.
La répression policière était extrême, démesurée et absurde comparée à ce qu’ils étaient censés défendre : un immense cratère de boue, au milieu de champs à perte de vue. Comme beaucoup l’ont dit, si les gendarmes n’avaient pas été là, il n’y aurait pas eu de blessés, nous aurions simplement fait une chaîne humaine autour de la bassine, et quoi de plus ?
L’ampleur de ce déploiement policier cherchait à se mesurer à notre force collective.
Sur le plan de la violence, on ne peut pas rivaliser, ils seront toujours plus armés et plus déterminés à abattre que nous, car ce n’est pas notre vocation ; nous agissons pour la paix, et pour pouvoir continuer à vivre sur cette planète, ensemble.
C’est notre capacité à nous organiser, à converger, à nous unir, qu’ils craignent ; leur violence ne saura mâter notre puissance et notre sens du commun, ils ne sont pas à la hauteur, nous sommes nuées, et nous serons de plus en plus.
NOUS CONTINUERONS D’AGIR ENSEMBLE.
La suite a encore été une spectaculaire organisation collective, tout emballer, démonter ces milliers de tentes, les barnums, les chapiteaux, partir en convoi à 20 km et tout remonter. Un festival incroyable avait lieu à Melle :
3 scènes, 2 chapiteaux, 1 salle des fêtes, bal trad, metal, dj queer, une programmation s’approchant de notre diversité.
Chapeau et bravo à la mairie de Melle pour ce soutien engagé !
La nuit et le lendemain, motos, hélicos, flics et gendarmes partout, contrôlant les identités, cherchant inlassablement lunettes de piscine, opinel de pique-nique et masque FFP3, pendant qu’avaient lieu des conférences, tables rondes, débats, rencontres inter-chorales, balades, performances, projections, marché paysan au cœur de Melle.
La chasse aux responsables était ouverte, encore avec des moyens démesurés…
J’espère que les personnes actives de cette organisation formidable sont en sécurité, que les blessé·e·s pourront se remettre et guérir de ces blessures physiques et psychologiques le mieux possible (le bruit d’un hélicoptère ou d’un pétard sonne très mal après ce genre d’expérience, même lorsqu’on n’a pas été blessé).
Ce doit être la dernière fois que l’État commet une telle violence.
Depuis samedi, on a beaucoup parlé des violences.
Je voulais parler de ce qui semble tabou et peut-être ce contre quoi cette répression excessive de l’État était orientée : la merveilleuse organisation collective, inter organismes, internationale, qui a eu lieu autour de ce rassemblement, QUI EXISTE et que NOUS SOMMES !
nous sommes la terre qui se soulève
nous sommes le vivant qui s’exprime
nous sommes l’eau qui circule
nous sommes infinis
nous sommes unis
multiples
et multipliées
par
toi
Le gouvernement interdit les manifestations écologistes et paysannes, il a interdit la manifestation contre la réforme des retraites du samedi 26 mars à Toulouse, Paris, notamment, légitimant ainsi, à sa manière, l’intervention des forces armées. Aujourd’hui, ce gouvernement souhaite dissoudre Les Soulèvements de la Terre.
« Les Soulèvements de la Terre sont une grandissante coalition de forces : au fil des mois, c’est toute une constellation de collectifs d’habitant.e.s en lutte, d’associations de défense de l’environnement, de fermes, de groupes naturalistes, de cantines populaires, de syndicalistes paysans, de scientifiques en rébellion, de syndicats, de groupes autonomes, de mouvements d’éducation populaire, d’élu.e.s, de personnes de tous âges et de tous horizons, qui se retrouvent et s’organisent sous la bannière des Soulèvements de la Terre. Et ça, rien n’est en mesure de le dissoudre. »
Voici le lien pour signer la tribune de soutien aux Soulèvements de la Terre :
« Raconte-moi un futur plus apocalyptique! » : La crise des narrations catastrophistes
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Par Ebrahim SALIMIKOUCHI (Maître de conférences de littérature comparée, Université d’Ispahan, Iran)
Résumé : Les discours littéraires apocalyptiques ignorent la violence de la situation actuelle. Ils sont souvent conformes aux idéologies du capitalisme telles que la modernisation écologique et l’économie néolibérale. Ils alimentent des approches déterministes mettant l’accent sur l’adaptation des individus et non sur la modification des systèmes. De même, les narrations catastrophiques dépolitisent des questions qui sont, par essence, politiques. Ils s’abstiennent d’identifier le véritable responsable pour évoquer des pistes ambigües et non identifiables comme le consumérisme, le matérialisme, les modes de vie, etc. Dans le présent article, nous essayons de démontrer qu’une vraie prise de conscience littéraire de l’urgence écologique passe nécessairement par un nouveau paradigme narratif : une narration écorésistante et anti-catastrophiste qui encourage les textes environnementaux à ne pas suivre l’alarmisme nihiliste et paralysant.
Le catastrophisme littéraire comme toutes autres formes d’agnosticisme ne cesse d’évoquer qu’on est entré dans un processus de perte de prévention et de contrôle. Il est essentiellement lié à l’accident, à l’imprévu, au destin et ses diverses acceptions implicites renforçant la déresponsabilisation et l’inaction. Ces discours catastrophistes littéraires ignorent paradoxalement la violence de la situation existante pour noyer l’interlocuteur dans l’imaginaire d’une apocalypse effrayante mais lointaine. Ils sont ainsi liés, sans le montrer directement, aux idéologies environnementales du capitalisme actuel : la modernisation écologique, l’économie verte et le développement durable.
Le désastre futur et final prévu par le catastrophisme fictionnel est essentiellement hypothétique et antidémocratique, car il ignore l’ensemble des occasions d’agir actuelles. Dans ce catastrophisme, seule la catastrophe est prévisible. Une prévisibilité qui ne réduit, en fin du compte, rien du danger et de notre précarité.
Bien que l’écologisme n’ait plutôt qu’un seul sérieux adversaire identifiable, à savoir, les systèmes économiques et politiques actuels, les discours catastrophistes littéraires cherchent cette adversité ailleurs, souvent dans les lieux les moins probables : les gestes quotidiens des citoyens ou les incidents naturels. Ils nourrissent les approches déterministes insistant sur l’adaptation des individus et non sur la modification des systèmes. Ils ignorent que le « risque » n’est pas uniquement dans les modes de vie, mais plutôt dans les façons des gouvernances économico-politiques qui ne cessent de minimiser l’ampleur des dangers actuels.
La plupart des discours catastrophistes dépolitisent ainsi des questions qui sont, par essence, politiques. Ils s’abstiennent d’identifier les vrais responsables pour évoquer des pistes souvent ambiguës et non-identifiables comme le consumérisme, le matérialisme, les modes de vie et de pensée, etc. et contribuent à une sur-responsabilisation du citoyen pour passer sous silence l’urgence d’une écogouvernementalité. Or, leur alarmisme étatique est une nouvelle institution des démocraties en panne et n’évoque rien de collectif, de solidaire, de fraternel ou de l’altruiste : ils ne sont au fond qu’un autre appui à la perpétuation de l’élite technocratique capitaliste toujours à la tête des décisions cruciales.
Pour toutes ces raisons, la prise de conscience littéraire sur l’urgence écologique doit passer nécessairement par un nouvel écologisme narratif. Un écologisme anticatastrophiste qu’on peut nommer aussi « l’écologisme éclairé » : une lutte constructive et réflexive nous permettant de réfléchir avant d’agir sur notre situation actuelle sur la Terre.
C’est dans cette perspective que ce que je nomme « l’écorésistance narrative » reste l’un des meilleurs domaines littéraires stratégiques à la hauteur du défi environnemental et capable de stimuler des plans et des projets d’action. Elle encourage les discours artistiques et littéraires ayant la vocation environnementale à ne pas suivre les discours alarmistes. Elle leur demande d’être résistants : il faut, une fois pour toutes, se libérer du ghetto du marché et ses narrations pour s’adhérer au camp de la vérité. Et c’est par là que la littérature écologique peut être parmi les vraies protectrices de la vie et non le collabo de la caste économico-politique, souvent hostile à la bioéthique, à l’écosystème et à la planète.
Le catastrophisme littéraire et la crise de la responsabilité
La saturation des discours catastrophistes donne la fausse impression que toute la communauté est ultra-consciente de sa responsabilité devant la gravité de la situation. Ce qui n’est pas le cas. Les dirigeants parlent toujours d’un « on » qui n’a pas de sens collectif : c’est un « on » inauthentique, ambigu, sans antécédent et donc sans précision sur les responsabilités et les missions concrètes.
Comme c’est son habitude de toujours, le système politique base souvent son rapport avec le peuple sur la méfiance et la terreur (notamment sous les nouvelles formes de l’oppression au nom de la sécurité, etc.). Ce qui déclenche normalement chez les individus plus d’égotisme, de la cupidité et de l’insensibilité : le monde n’est qu’un monde de survie, d’un champ de bataille où chacun se bat sans cesse pour sauver sa peau. C’est dans cette perspective que chaque famille (ou même individu) devient un petit État latent et hypocritement autonome, un gouvernement en ombre avec ses caisses cachées, ces réserves, ces secrets mercantiles de toutes sortes.
Alors cette sorte d’alarmisme narratif engendre plus de modes de vie envieux et antisociaux. Le rappel permanent de la pénurie, du manque et des limites éveille notamment des sentiments de rivalité et d’antagonisme. Tout le monde sent qu’il est coincé dans un îlot sans avenir, sans compassion, sans communication. Alors il s’oblige à profiter de la moindre occasion pour s’emparer de sa part de la réserve étrécie des ressources. Il est étonnant que ce ne soit pas seulement les individus qui adoptent un tel comportement. Il y a déjà beaucoup de systèmes (régimes politiques, des mafias, etc.) qui se concentrent de plus en plus sur des démarches secrètes et aventureusesface au « danger final »: notez le nombre de pays qui ont déjà commencé de construire des réserves et des refuges très sophistiqués anti-apocalyptiques.
Le discours politique voit dans la catastrophe et l’après-catastrophe « un destin » fait par les modes de vie des populations. Il projette ainsi plus de sentiment de culpabilité et reproche aux gens leur insensibilité : un modeste ouvrier commence à utiliser de plus en plus le transport public pour aller à l’usine, une femme de ménage trie avec plus de subtilité et minuties les déchets recyclables de son foyer, tout en pensant qu’on est tellement responsable de ce que les politiciens hurlent dans les médias. La politique abuse ainsi du sentiment de la responsabilité citoyenne pour cacher son manque d’engagement moral pour la défense du bien commun. La masse, ce « on » abstrait et impersonnel, reste son meilleur gageur pour se déresponsabiliser.
Il y a un grand nombre de scandales souvent médiatisés des hommes et des institutions politiques qui appellent à être « vert » alors qu’au même moment ils sont en train de vivre leur vie anti-écologique. Un cas devenu très célèbre c’est celui d’Al Gore. Lorsque l’ancien candidat de l’élection présidentielle des États-Unis appelait à économiser l’énergie limitée de la planète dans son documentaire Une vérité qui dérange, un centre de recherche était en train de dévoiler que sa grande maison consommait vingt fois plus d’énergie que la moyenne nationale. Il est étonnant que de tels événements sont devenus tellement stéréotypés dans l’histoire contemporaine qu’on les considère comme les évidences tautologiques de la politique.
L’effort écologique demandé n’est pas donc un effort collectif partagé. Il surcharge les individus en les terrorisant par l’étalages des effets du désastre et de l’importance de leur gestes quotidiens. Tandis que des secteurs industriels et économiques protégés par le pouvoir oublient très facilement leurs responsabilités socio-environnementales. La plus grande portion des pollutions comme celle des émissions de CO2 viennent toujours non pas de la consommation des populations mais des méga-secteurs dirigés par le pouvoir économico-politique.
Or, la crise écologique est une crise éthique de la responsabilité. Le « vide éthique » de la politique d’aujourd’hui balaye le minimum de responsabilité qui se trouve encore chez les populations. Puisque la responsabilité est le corollaire de la liberté et toutes les deux réclament un minimum de confiance réciproque : l’homme assume sa responsabilité de quelqu’un ou de quelque chose pour grandir, pour être à la hauteur de l’être humain.
La plupart des systèmes politiques actuels ne veulent pas que les individus assument cette liberté corolaire à la vraie responsabilité. Ils imposent aux gens un grand ensemble de charges et de devoirs sans leur donner l’occasion de choisir librement et éthiquement leurs responsabilités. Ces charges et devoirs autoritairement prescrits ne sont, dans la plupart du temps, qu’au service de la continuation des systèmes qui ne cessent d’imposer leur pouvoir que sur les plus faibles.
Ainsi, la sur-responsabilisation individuelle des discours catastrophistes littéraires dans la re-présentation des causes et des effets des catastrophes environnementales est un autre chantage du système économico-politique. En sur-responsabilisant les individus, on facilite la déresponsabilisation de la politique. Alors, même les démocraties actuelles n’arrivent guère à protéger l’idée de la responsabilité et de la solidarité écologique. Elles sont souvent occupées à garantir la perpétuation des principes capitalistes. En absence d’un mutualisme par la surveillance réciproque (chacun par tous et tous par chacun) elles ne sont plus capables d’apporter ce que leurs institutions ne peuvent acheter : la collectivité sensible et engagée.
C’est pourquoi beaucoup d’individus ont déjà renoncé à leurs responsabilités et sensibilités : il est devenu extrêmement difficile de leur rappeler leur conscience et les intérêts supérieurs de la communauté. Car, la responsabilité environnementale ne peut pas être de l’ordre obligatoire. Elle n’est pas une obligation impérative ; c’est une valeur, avec toutes les implications éthiques qu’on peut imaginer pour une valeur. De qu’elle valeur peut-on parler au sein d’un système économico-politique qui n’a qu’un mécanisme central : transformer tout en argent. (Bourg, 2018)[1] Cette transformation souvent cruelle dans tous ses aspects exploiteurs et colonisateurs ne permet à personne de réfléchir un peu au-delà de ses besoins fondamentaux. La politique ne cesse d’insister que cette transformation est économiquement inévitable sans se donner la peine de répondre à d’autres questions : est-ce qu’elle l’est aussi moralement, écologiquement, humainement ?
La crise environnementale ne découle donc pas de manque de conscience chez le citoyen consommateur. Elle vient de la crise morale d’un système qui encourage l’expansion infinie des sociétés de grande consommation matérielle. Les discours catastrophistes artistiques restent bel et bien au service de cet ordre capitaliste. Ils alimentent dans les textes, les films, les musiques et d’autres formes de créativité, une vision apocalyptique qui implique avant tout une dimension lointaine et imaginaire, donc oubliable. Alors que la catastrophe est déjà là : elle est au centre de notre présent. Un présent qui souffre d’un désastre foncièrement actuel : le chaos contemporain de l’injustice, du conflit, de l’indignité.
La plupart des écrits sur les catastrophes écologiques commencent par le choc de la catastrophe et se terminent par la fin de tout. Dans les rares cas où les héros peuvent survivre jusqu’à la fin de l’incident, la vie des gens ordinaires est pratiquement terminée et le héros doit commencer à construire un nouveau monde.
De ce point de vue, l’écriture catastrophiste est une écriture de la fin, de l’impossibilité inévitable et immuable. La catastrophe est venue et a tellement écrasé la vie qu’il n’y a plus de temps pour réfléchir à une solution, pour créer de nouvelles coutumes et habitudes, nouvelles façons de vie.
Et d’ailleurs, le catastrophisme littéraire s’est vite transformé en stéréotype. Beaucoup de ces écrits traitent répétitivement des zombies, des guerres biologiques et nucléaires et des explosions chimiquement contaminées. Ils n’arrivent plus à présenter des discours créatifs novateurs pour sensibiliser ou même engendrer de nouvelles questions.
Le catastrophisme littéraire est ainsi soumis au paradigme capitaliste : il reste insouciant aux causes cruciales de la situation survenue et engendre un sentiment accroissant de la vulnérabilité et de la culpabilité chez les masses. En évacuant les rapports politiques de production/consommation de ses critiques, il impose aux interlocuteurs (lecteur/citoyen-consommateurs) de refaire leur mode de vie. Il y a donc dans la plupart de ces discours catastrophistes littéraires une part cachée et manipulée du nihilisme qui rend l’implication actuelle comme inutile et dérisoire[2].
Un futur qui castre le présent de son potentiel d’agir
Sur le plan médiatique, l’inflammation des informations apocalyptiques a bien généré une sorte de saturation et dégout dans l’esprit des interlocuteurs. Il y a donc des gens qui abandonnent la poursuite des informations et n’ont plus envie de connaître ce qui se passe. Les médias continuent à reproduire les chocs (leur matière à la fois première et produite) et les interlocuteurs s’habituent à méconnaître ou ignorer tout, même ce qui a quelques particules de la réalité. Ces ignorants volontaires forment graduellement le corps d’une communauté opposante à déclencher toute action.
L’inaction actuelle ne vient pas de notre incapacité à admettre que la catastrophe est là : ce n’est pas une question de la croyance. Elle est le résultat d’une ignorance voulue par les systèmes dominants : l’ignorance des possibilités de changer. Par toutes leurs stratégies dissimulantes, les systèmes nourrissent de la même façon les narrations catastrophistes et les rendent comme des évidences de la vie sociale.
Le pouvoir remplit la société de tels discours pour donner l’illusion de l’action. Car au fond il ne croit pas que l’écologie soit sérieusement son affaire. Tenons comme exemple la fameuse reconnaissance de la catastrophe du réchauffement climatique au sommet de Copenhague qui n’a aucunement changé les modes de production-consommation des gouvernants de la planète: la diffusion mondiale de CO2 a atteint en 2010 son plus haut niveau dans toute l’Histoire.
On est donc habitant d’une époque d’un soupçon fermement existentiel. Là où la plus haute certitude des gens, c’est le doute. Ce doute perpétuel devant le fonctionnement des institutions politiques et administratives a engendré une déception profonde face aux capacités des systèmes politiques actuels pour garantir même relativement un futur vivable et réglable (la retraite, le système de santé, la paix, la sécurité, etc.). De tels systèmes n’arrivent plus à nous développer en tant que citoyen et individu protégé par les droits et privilèges égalitaires. L’amertume de tant de vies conflictuelles imprégnées de solitude et de désespoir, vient de cette réalité que d’être un membre de la société ne signifie pas le même pour tout le monde.
Alors, le futur, imaginé sous des formes narratives apocalyptiques, castre le présent de son potentiel de transformation. Le capitalisme se voit plus que jamais comme un prophète qui a cartographié le futur et n’y a trouvé rien d’intéressant. Il ordonne de préserver le présent en l’adaptant de plus en plus à ses ruses. En ce qui concerne la politique, elle justifie, sous couvert de l’urgence, la préservation de ses propres structures et celles de la sphère économique. Alors, la plupart des discours catastrophistes littéraires se rejoint, consciemment ou inconsciemment, à leur antipolitique conservateur qui a l’obsession de protéger à tout prix le présent avec toutes ces défauts et lacunes. Démobilisateurs et avilissants, ils contribuent au vaste projet mercantiliste de la soumission durable et maintiennent sa doctrine principale : augmenter le profit financier, renforcer les mesures du maintien de l’ordre et resserrer le contrôle.
Quand le capitalisme colonise les narrations écologiques
Les représentations stéréotypées de la mythologie et les légendes catastrophistes dans les textes, les médias et sur les écrans du cinéma ne rendent guère de service à la lutte écologique. Il est évident que ces médiatisations/vulgarisations ont encore quelques effets utiles sur les gens qui sont aptes à se sensibiliser mais en ce qui concerne une conscientisation écopolitique profonde, elles sont souvent stériles. Elles restent dans la plupart du temps silencieux sur le pourquoi de la catastrophe future. C’est pourquoi leur structure narrative ressemble beaucoup aux discours de la classe dirigeante : narrer par la technique in medias res, commencer l’histoire au moment où la catastrophe a eu déjà lieu[3]. Elles ne s’intéressent non plus au comment des résistances possibles pour éviter le fléau final : elles ne parlent ni de possibilité de transformation ni de la recherche de véritables solutions durables et réalisables avant la catastrophe.
Ainsi, on peut bien mettre en cause la durabilité et l’efficacité de la plupart des productions artistiques et littéraires et leur rôle dans l’affect apporté aux interlocuteurs. Elles ne s’efforcent pas de repenser le lien politique entre l’Homme et la Planète ou en présenter un aspect critique. Par exemple, bien qu’il y ait un très grand nombre de festivals d’inspiration environnementale, la littérature et le cinéma non-catastrophistes sont souvent peu montrés dans les médias populaires et peu vus même par les activistes écologiques. Les grands festivals de films environnementaux comme celui des Deauville Green Awards (France) ne visent pas assez à promouvoir les films authentiquement écopolitiques.
La plupart des productions artistiques écologiques (cinéma, littérature, théâtre, jeux vidéo, etc.) suivent les scénarios répétitifs et trop usés de l’apocalypse et ne font que renforcer le sentiment catastrophiste qui est, par essence, pessimiste, défaitiste et inquiétant. On dirait qu’elles ont tiré leurs propres profits (en produisant quelque chose d’intéressant à partir d’un malheur) et qu’elles ont quitté le terrain. Elles ne créent pas ainsi de supports interactifs et d’approches sensibles pour dénoncer les vrais responsables de la destruction de l’environnement, de l’écosystème.
Il est juste qu’elles démontrent bien que notre vie est extrêmement dominé par la peur et l’angoisse du déclin. Mais cette démonstration est devenue également un cliché pur et incapable d’aborder le gros problème : comment peut-on engager des mesures très quotidienne (concrètes et durables) dans la sphère de la vie politique et individuelle pour éviter la catastrophe ?
Pour toutes ces raisons, la plupart des représentations artistiques et littéraires de l’inspiration catastrophiste font partie des nouvelles stratégies culturelles de l’idéologie capitaliste : ne pas risquer le présent pour s’aventurer dans la transformation. C’est dans cette même perspective que le pouvoir demande souvent à l’art et à la littérature de lancer des raisonnements extrémistes construits sur le principe de l’alarme. Les institutions littéraires deviennent ainsi l’une des vitrines (ornementales) du pouvoir économico-politique pour confirmer et certifier les discours catastrophistes. L’existence même de ces institutions se justifie souvent par le souci du pouvoir pour se montrer respectueux au vieux prestige de l’art, de la littérature, de la science. On dirait que la littérature est un beau vieillard solitaire dont on peut profiter de la présence dans la soirée. Trop châtré pour être challengeur ou nuisible, il est là seulement pour sauver les apparences.
Cet abus de la présence théâtrale de la littérature dramatise de plus en plus la situation. En absence des narrations réalistes et sincères de la crise écologique, les systèmes politiques n’arrivent pas à éviter le court-termisme inefficace et étourdi : leurs scientistes proposent de constituer des dépôts, des réserves de grains et d’énergie et leurs armées ont déjà commencé des projets de sélection des individus riches et singuliers à sauver avant l’effondrement final.
À la recherche des issues dans l’écorésistance narrative
Les signaux d’alarme se multiplient dans la littérature écologique sans provoquer pourtant de véritables actions. Il n’y a aucun doute sur la justesse et la nécessité de ces alarmes : l’homme est à la veille de la chute des écosystèmes qui ont protégé depuis longtemps la vie sur la Terre. À l’angoisse de la probabilité des guerres nucléaires et le bioterrorisme, s’est déjà ajouté le réel du changement climatique. Un changement qui n’est plus progressif : il est immédiat et il paraît que nous sommes arrivés aux dernières décennies où il n’y a que l’ultime chance d’agir ou de périr.
Le problème n’est pas la nature inquiétante de ces alarmes. C’est l’usage manipulateur qu’en font les discours catastrophistes: ils intimident tout le temps et massivement par les stéréotypes d’un futur chaotique et innocentent les inégalités persistantes dans l’accès à tout ce que la démocratie avait promis aux populations.
Les discours catastrophiques minimisent et même normalisaient les réalités destructrices du présent[4]. Ils nous racontent des histoires d’un avenir si terrifiant que les inégalités et les oppressions présentes nous semblent sans importance et normales en comparaison. Ils sont ainsi antidémocratiques: ils ne cessent de soutenir les discours dominants qui se réfèrent constamment à un futur paralysant.
Alors, il paraît que le seul mouvement qui serait capable de contredire les discours catastrophistes, est l’écorésistance narrative. Car elle ne se définit pas par les références au futur, anticipé sous la figure du chamboulement final : elle se caractérise au contraire par une volonté d’organisation du présent. Dans la vision écorésistante de la narration, il n’y a pas de prédominance du futur sur le présent : qu’est-ce qu’il y a de plus antidémocratique que le principe de « générations futures » ? (Bourg et Whiteside, 2010, Thompson, 2005)
La véritable démocratie est plutôt centrée sur le présent, sur ce qu’on peut faire à ce moment immédiat pour être capable de surmonter les challenges d’aujourd’hui et du demain. Elle ne se cache pas derrière un « on » ou un « nous » indéterminé. Elle parle directement de l’homme (en tant que l’espèce), de son système économico-politique et tout ce que ce système commet contre la vie. Admettons qu’elle y prend aussi quelques aspects de l’alarmisme, des aspects qui sont nécessaires pour se mobiliser. Mais l’important c’est qu’elle reconnaît les capacités énormes des décisions que les populations peuvent prendre sur un nouveau contexte socio-politique. Alors, elle s’éloigne du catastrophisme dans ce sens qu’elle ne vise pas à faire peur aux gens et provoquer des atmosphères d’angoisse. Elle ne se veut aucunement un champ intolérant pour partager des craintes : elle est une invitation à contribuer ensemble à une situation plus plausible, sans se laisser pétrifier par l’appréhension.
Ainsi, elle contraste radicalement avec tous les discours qui renoncent aux projets possibles. Elle aide les citoyens (et par là les démocraties menacées) à entretenir une lutte constante et des projets émancipateurs contre les injustices et inégalités dont l’origine remonte à la crise écologique de production/consommation[5].
Alors, elle justifie le choix du présent comme temporalité la plus effectivement démocratique. (Chollet, 2011, 104) Car la catastrophe n’est pas un monstre à venir, elle est déjà présente sous nos yeux, dans tous les coins de notre vie. Le temps authentique de la crise et sa narration est bien le présent et c’est un présent qui n’est pas à préserver sous le prétexte qu’un futur beaucoup plus critique nous attend.
Dans ce monde qui vit une ère incertaine et problématique, on peut attendre encore, attendre dans une crainte et inaction engourdissante, jusqu’à ce que le scénario s’approche de sa fin et que le héros (celui des films apocalyptiques) sauve le monde par une magie de hasards. On peut aussi commencer à impliquer un ensemble des mesures écorésistantes pour éviter le déclin.
Pour un métabolisme socio-écologico-politique déjà malade, rien n’est plus risqué que le renvoi du problème à un futur incertain. L’écorésistance narrative est une invite à nous dégager des visions pessimistes non constructives. Elle est l’écologisme littéraire des masses, de tous ceux qui ont pris conscience de la crise et qui veulent donner un coup de main. Elle reste donc ce projet ouvertement populaire à la recherche d’un nouveau système de pensée qui serait capable de fonctionner longtemps et pour tous. Un projet qui est là pour mettre en cause les fondements de l’ordre économico-politique actuel et nous appeler à rejeter l’idée oppressante de préserver le présent prétendument moins terrifiant que le futur-monstre. N’oublions pas que si l’on peut imaginer un futur-monstre, c’est parce qu’il y a eu d’abord un présent-désastre. C’est le présent qui accouche du futur et non le contraire.
Conclusion
La littérature des prévoyances catastrophistes est le monde des solitudes terribles : c’est le monde des inactions et des désespoirs. L’expérience des luttes écologiques de ces dernières décennies démontre que le catastrophisme ne suffit pas pour favoriser une conscientisation collective. Il est toujours là sans pouvoir pousser la société à devenir écoresponsable. Sans doute parce que le retour de la sensibilité et de la responsabilité ne serait réalisable que par l’expansion du sentiment de la liberté : on ne peut parler d’une nouvelle éthique écologique chez les séquestrés des systèmes dont l’empire est souvent basé sur l’immoralité du clanisme et de la discrimination.
Au milieu de cette crise de la fiction, l’atout de l’écorésistance narrative, en tant qu’un long processus diagnostic, est bien son potentiel de tourner le choc environnemental non pas en paralysie ou en état de torpeur mais en action. Face au bouillonnement des incertitudes et angoisses sociétales évoquées par le catastrophisme, elle reste une chance de faire ce qu’on peut et de ne pas se laisser aller.
Cette écorésistance narrative a besoin quand même de nouveaux discours artistiques et littéraire qui seraient plus capables d’affecter, d’informer, d’éduquer et de sensibiliser le grand public. De tels art et littérature peuvent acquérir une fonction de témoignage qu’on pourrait nommer « le témoignage écosensible ». D’un point de vue plus cognitif, la mise en œuvre de ces nouvelles orientations narratives ne passe pas seulement par le biais de notre affect, mais aussi par celui de notre intellect. En d’autres termes, ce nouveau témoignage de la réalité écologique, relèverait d’une connaissance non pas distante ou indirecte mais en lien étroit avec notre capacité de nous engager.
La re-politisation de l’art et de la littérature écologiques engendre un plaisir réflexif collectif, nécessaire à toute compréhension. En re-verbalisant le mal commun de la crise environnementale, elle permet de trouver de petites chaînes de compassion, de convergence et de solidarité à une époque marquée par un individualisme forcené.
L’art et la littérature écorésistants ne se limitent pas à prévenir des déceptions (la littérature écologique actuelle n’est-elle pas souvent une littérature de déception ?). Ils prônent donc une éthique ; une éthique qui n’est pas exclusivement imposée au citoyen mais plutôt aux responsables de premier rang; les dirigeants, l’industrie, le marché.
Jusqu’où la littérature écologique peut-t-elle poursuivre ses considérations conservatrices du problème? Elle doit se transformer en une entreprise dénonciatrice et populaire. Elle doit faire des efforts pour que la technicité et la complexité des crises écologiques ne soient plus un obstacle majeur contre la compréhension par le plus grand nombre. Car au fond, on n’a plus besoin d’un savoir technique pour saisir la gravité de la situation : tout le monde est directement ou indirectement confronté au challenge environnemental. La transition écologique pourrait ainsi être réellement basée sur l’héritage culturel des peuples dont les modes de vie souvent millénaires étaient culturellement favorables à l’équilibre de la planète. Une vraie littérature écologique se renforce par la collaboration permanente des savoirs humanitaires des cultures et la puissance solidaire des masses.
L’écorésistance narrative anticatastrophiste est réactive (et non réactionnaire) : elle accueille toutes les formes possibles de la désobéissance civiques, y compris des désobéissances scientifiques. Elle favorise la pédagogie inspiratrice d’une science anti-exploratrice pour mettre une véritable conscience écologique à la disposition de tout le monde.
Il est évident que savoir quelque chose et en prendre conscience sont tout à fait différent. Ce consensus partagé nécessite donc de nouveaux fondements intellectuels et philosophiques transmissibles au grand public. Le devoir de la littérature écologique n’est pas seulement d’essayer d’imaginer des solutions mais de mettre en cause l’incapacité des systèmes actuels à affronter les enjeux de long terme : il faut qu’on rende à la littérature écologique sa dimension militante, réformiste et refondatrice. Car la mission d’aucune littérature n’est la préservation de la situation actuelle mais sa transformation vers le meilleur.
La lutte écologique de la littérature a besoin d’une auto-définition. Ce sont les artistes, les scientistes et intellectuels écorésistants qui sont bel et bien les premiers à proposer les nouveaux repères et pistes. L’écorésistance narrative est donc l’occasion du retour de l’artiste, de l’écrivain et de l’intellectuel sur le terrain public: c’est à eux de ranimer les doutes soigneusement négligés par le pouvoir.
Les solutions purement techniques ressorties par l’expertise scientifique ne résoudraient pas les problèmes écologiques qui sont, par essence, des enjeux culturels et politiques. La mission de la nouvelle littérature écologique est de faciliter le retour patient aux intérêts éthiques de l’humanité. C’est dans ce sens qu’elle n’est pas une vision du pire, mais une vision du réel : elle se trouve le plus proche du pragmatisme et de la vision rationaliste. Et c’est pourquoi elle a besoin des produits créatifs plus polémiques, plus militants, plus protecteurs de la vie. Elle renonce volontairement à reproduire plus de théories apocalyptiques ou de diffuser plus d’histoires et d’idées catastrophiques : pas besoin de plus de clairvoyants de la fin du monde jouant sur les angoisses et les craintes.
C’est par l’avancement d’un art, d’une littérature et d’un intellectualisme résistants qu’on peut décoloniser les modes de vie d’aujourd’hui et essayer un monde plus habitable pour tout le monde. Alors, ce qu’il faut faire, c’est de multiplier actuellement les narrations écorésistantes capables d’observer et de critiquer nos métabolismes économico-politiques dolents.
Et enfin, est-ce que la littérature peut vraiment faire quelque chose pour notre futur ? Oui. En racontant plus honnêtement et plus intelligemment notre présent.
Texte initialement publié dans la revue Plume, numéro 35, printemps-été 2022.
Bibliographie :
Bal, Mieke & Boheemen, Christine Van. (2009). Narratology: Introduction to the Theory of Narrative. Toronto: University of Toronto Press.
Benjamin, Walter. (1982). Charles Baudelaire. Paris: Payot.
Bertrand, Chloé. (2019). Apocalypse Blues. Paris : Bigbang.
Bilal, Enki. (2021). Coup de sang. Paris: Casterman.
Bourg, Dominique. & Whiteside, Kerry. (2010). Vers une démocratie écologique : le citoyen, le savant et le politique. Paris : Le Seuil.
Bourg, Dominique. (2018). « Les limites de la planète ». Esprit. No. 441. Paris : Éditions Esprit.
Bourg. Dominique. (2019). « Et c’est encore la faute du marché… ». Le Figaro. Entretien réalisé par Charles Jaigu. Le 20 septembre 2019.
Chollet, Antoine. (2011). Les temps de la démocratie. Paris: Dalloz.
Colm Hogan, Patrick. (2011). Affective Narratology: The Emotional Structure of Stories. Nebraska: University of Nebraska Press.
Dhainaut, Jean-Marc. (2021). L’Œil du chaos. Paris : Taurnada.
Nielsen, Jan Henrik. (2014). Automne. Paris : Albin Michel.
Rychner, Antoinette. (2020). Après le monde. Paris : Buchet Chastel.
Salimikouchi, Ebrahim. (2022). Literature and the Defense of the Planet: An Introduction to Ecocriticism. Tehran: Editions Khamoush.
Thompson, Dennis F. (2005). « Democracy in Time: Popular Sovereignty and Temporal Representation ». Constellations. Vol. 12. No. 2. Hoboken: Wiley-Blackwell.
[1] « Le néolibéralisme crée une sorte de fantasme de réduction de toute la société à la seule économie, qui plus est comprise de façon unilatérale. » (Bourg, 2018)
[2] Pour donner justement quelques exemples, on peut faire allusions aux ouvrages suivants : Ravage de René Barjavel, Une pluie sans fin de Michael Farris Smith, La guerre des mondes de H.G. Wells, Station Eleven de Emily St. John Mandel, Le monde du fleuve de Philip José Farmer, Silo de Hugh Howey, La route de Cormac McCarthy, Demain les chiens de Clifford D. Simak, Malevil de Robert Merle, Je suis une légende de Richard Matheson, World war Z de Max Brooks, L’appel de Cthulhu de H.P. Lovecraft.
[3] Dans Après le monde (2020) d’Antoinette Rychner, un cyclone d’ampleur inédite vient de ravager tout, dans Automne (2014) de Jan Henrik Nielsen, une catastrophe écologique a déjà anéanti le monde, une canicule extrême frappe toute l’Europe dans L’Œil du chaos (2021) de Jean-Marc Dhainaut, et le monde est totalement post-apocalyptique dans un grand nombre de romans comme Apocalypse Blues (2019) de Chloé Bertrand et Coup de sang (2021) de Enki Bilal.
[4] « Il faut fonder le concept de progrès sur l’idée de catastrophe. Que les choses continuent à aller ainsi, voilà la catastrophe. » (Benjamin, 1982, 242)
[5] Selon le philosophe Dominique Bourg : « Aujourd’hui, la liberté de choisir un mode de vie hyperconsumériste ne devrait plus être socialement admise ni politiquement autorisé ». L’« hyper-consumériste » est bien ici un attribut englobant : il désigne nos modes de vie hyper-productivo-consuméristes.
S.O.S ENVIRONNEMENT AU KIVU/CONGO-EST
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Par Jacques KAMBETI MASUMBUKO, Coordonnateur National, ICCOD-ONG (« Imaginer et Construire le Congo de Demain » ; ongiccod@gmail.com)
Le grand problème du réchauffement climatique nous oblige tous, c’est-à-dire l’humanité entière, de porter les mêmes lunettes et de nous y impliquer au lieu de prétendre faire le développement dans des milieux où la vie humaine devient de plus en plus impossible à cause de la dégradation et de la destruction de l’environnement.
Quand les humanitaires viennent assister les personnes en détresse, par exemple, les déplacés des guerres ou de catastrophes naturelles, ils oublient complètement l’aspect principal sans lequel l’homme n’a pas de vie : le rétablissement de l’écosystème à partir du reboisement, car sans arbres il n’y a pas ni équilibres écologiques, ni vie.
L’équilibre mondial exige un bon environnement, respectueux des différents éléments constitutifs de la nature. Cette nature est aujourd’hui bradée et détruite de façon que la vie devient impossible dans certains milieux, pas seulement pour les humains, mais aussi pour les animaux, les végétaux, toutes les espèces utiles à la vie et à l’équilibre naturel.
Les conséquences qui en découlent sont graves non seulement pour ces milieux, mais aussi pour l’humanité entière.
Le cas des Provinces de l’Est du Congo victimes des guerres successives qui ont détruit le tissu environnemental est manifeste particulièrement dans les territoires ruraux de Kalehe et de Kabare, riverains du Lac Kivu et du Parc de Kahuzi-Biega.
Ces Territoires constituaient autrefois des merveilles touristiques, celles de la Ville de Bukavu jadis appelée « Capitale touristique du Kivu ». Ils deviennent désormais arides avec des variations climatiques aux saisons sèches très prolongées. Tous les arbres ont été coupés de 1994 à nos jours en raison de la présence des réfugiés et des déplacés internes et par l’achat des perchettes par les humanitaires qui construisent les abris pour réfugiés et déplacés dans les camps.
La présence des déplacées fuyant les rébellions internes entraîne les déplacements des familles de leurs milieux de vie pour se concentrer dans des Centres d’accueils où ils sont exposés au chômage. Pour survivre, ils sont obligés de voler la nuit les arbres dans les villages et de couper des arbres dans les parcs et dans la forêt dense. Ils fabriquent des braises pour la cuisson des aliments, ils vendent en ville pour avoir l’argent, ils abattent les arbres et scient les planches de façon que la végétation, la faune et la flore disparaissent. La drame humain produit une catastrophe écologique, porteuse de nouveaux drames humains.
La raison est que ces populations ne disposent pas des moyens de survie malgré les petites assistances des ONG humanitaires. Dans ces Territoires, les espaces verts n’existent plus, ne persiste que le sol rouge argileux et raboté par les érosions.
Sur le littoral de Kalehe et Kabare au bord du Lac Kivu, le vent chaud qui rencontre un sol sans arbres, sèche les herbes et les plantes agricoles et provoque la sécheresse. C’est un défi à lever par la restauration de l’environnement : grâce à des arbres agroforestiers et des méthodes agricoles modernes, avec des plantations sur les sols montagneux de Kalehe et Kabare.
Non seulement les courants marins chauds provoquent la sécheresse, mais aussi et surtout la destruction des arbres agroforestiers, des arbres forestiers ou sauvages par les exploitants miniers, les commerçants exportant du bois à l’étranger et à l’intérieur du pays pour la construction des maisons en planches, les fabricants de braises de chauffage, les fabricants de boissons locales, les boulangeries, les briqueteries de briques cuites, les fermes et les pâturages et les plantations déciment les arbres de forêts. Or toutes ces vastes étendues de forêts détruites procuraient de l’humidité, un bon climat, une bonne végétation, soutenaient la faune et la flore.
Dans les villages de Kalonge, Katasomwa, Chipawo, Bushaku, Kalungu, Shanje, Numbi, sur les hauts plateaux surplombant Kalehe et Kabare, les environnementalistes pleurent la coupe sauvage des arbres. C’est pourquoi il faut investir dans la promotion de l’environnement pour rendre à nouveau le monde habitable. Je pense aux Territoires de Kalehe et Kabare en commençant par les îles d’Ibindja, Ihoka, Ishovu, Iko, Irhe et Cheya ; aux villages de Nyabibwe, Minova, Mukwidja, Mabula, Lushere, Munanira, Chibandja, Kasheke en Territoire de Kalehe et aux villages de Kabamba, Mudaka, Kajeje, Shanga, Chirunga, Ishungu, Kashimbi, Lwagoma et Birava en Territoire de Kabare. La vie devient intenable plus que partout ailleurs dans ces villages riverains et montagneux à cause du déboisement, alors qu’ils faisaient les merveilles touristiques du Lac Kivu dans l’ancien temps.
Ils sont victimes des érosions car il n’y a plus d’arbres pour protéger les sols. Si les humanitaires comprennent l’écosystème et son rôle, ils seront appelés à mener des actions pour restaurer l’environnement.
L’organisation ICCOD se démène dans l’éducation environnementale par des visites et réunions de sensibilisation ainsi que par la distribution d’une quantité insuffisante de plants agroforestiers pour consolider et nourrir le sol. Mais nos moyens sont en effet insuffisants alors que les ONG humanitaires distribuent des semences agricoles, des géniteurs d’élevage oubliant la nature qui les recevra. Afin que ces chèvres vivent et se multiplient et que les semences poussent et croissent, il faut de la forêt. Elle apporte l’humidité du climat pour le sol, la poussée des herbes, des arbustes, la présence de l’oxygène, de l’ombrage, des plantes médicinales et favorise les équilibres des saisons ou de la nature.
L’organisation ICCOD lance un appel pathétique aux nations du monde pour la restauration de l’environnement à l’Est de la RD Congo où même les Parcs Nationaux ont été détruits, en commençant par les deux Territoires dont Kalehe et Kabare. La vie y devient presque impossible, notamment dans la Province du Sud-Kivu qui abrite le Parc National de Kahuzi-Biega ; un patrimoine mondial de l’UNESCO où vivent les gorilles de montagnes menacés et en voie de disparition. Ça n’a pas d’importance d’amener seulement la nourriture à un malade souffrant sans lui apporter les médicaments essentiels pour guérir sa maladie, afin qu’il ait la force de travailler seul et se nourrir.
Bien sûr, ceux qui assistent atténuent la misère des gens, mais ceux qui restaurent la nature, l’environnement et procurent des intrants agroalimentaires, agroforestiers, sauvent l’humanité entière car tout le monde en est bénéficiaire.
Nous exhortons les États et les organisations humanitaires à ne pas oublier que l’environnement c’est l’affaire de tous, sans distinction, et qu’il nous faut à tout prix le sauver.
Le hasard postulé
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Par Nicolas BOULEAU, mathématicien et épistémologue
Très souvent admise dans les articles de biologie et plus encore dans les vulgarisations, l’interprétation courante de la philosophie de Jacques Monod considère que le processus de l’évolution réside en des mutations aléatoires de l’ADN qui sont indépendantes entre elles et indépendantes du contexte moléculaire et environnemental. Nous relevons ici le manque d’arguments de ce postulat et montrons que cette vision, par son apparente simplicité, devient pour certains un slogan, alors que de nombreux travaux en cours portent justement sur des correctifs à lui apporter.
L’article présente d’abord par un parcours historique des prises de position sur cette question, puis est discuté le cadre méthodologique dans lequel cette vision prend place. Enfin nous en tirons quelques conséquences quant à la distinction OGM versus non-OGM et sur une certaine éthique scientifique de l’imprudence.
Jalons historiques
Les quelques passages où Charles Darwin évoque le hasard ne sont pas assez formels, selon nos critères contemporains, pour trancher sur le rôle qu’il attribuait à l’aléa :
« J’ai jusqu’à présent, parlé des variations […] comme si elles étaient dues au hasard. C’est là, sans contredit, une expression bien incorrecte ; peut-être, cependant, a-t-elle un avantage en ce qu’elle sert à démontrer notre ignorance »[1].
Dès L’origine des espèces il rencontre un problème clé qui restera jusqu’à nos jours :
« il est difficile de déterminer, cela d’ailleurs nous importe peu, si les habitudes changent ordinairement les premières, la conformation se modifiant ensuite, ou si de légères modifications de conformations entraînent un changement d’habitude ; il est probable que ces deux modifications se présentent souvent simultanément ».
Darwin cite Lamarck plutôt positivement. Il ne pouvait guère en être autrement à l’époque puisque son grand livre paraît en même temps que la controverse à l’Académie des sciences française sur la génération spontanée et que les atomes ne sont encore qu’une hypothèse, refusée jusqu’au début du 20e siècle par d’éminents savants y compris des chimistes.[2]
Une longue période s’ouvre alors dont on peut marquer le début également par l’importante formule de Boltzmann en thermodynamique statistique (1875) et qui se prolongera jusqu’à la découverte de la double hélice après la seconde guerre mondiale et celle des équilibres métastables des systèmes ouverts. Elle est marquée par un développement prodigieux de la physique qui encourage les vues réductionnistes et, a contrario, par des observations de plus en plus nombreuses et fines des naturalistes et des physiologistes sur lesquelles s’appuient d’illustres penseurs pour défendre un « principe vital » ou du moins une insuffisance des causalités physiques et chimiques pour comprendre le vivant. Le philosophe Henri Bergson prend l’exemple de l’Œstre du cheval, une espèce de mouche qui pique l’animal qui en se léchant avale des œufs de l’insecte dont les larves transiteront dans son système digestif jusqu’à donner de nouveaux adultes, et celui du coléoptère Sitaris qui parasite le nid de certaines abeilles, pour étayer la pertinence d’une créativité du vivant distincte de ce qui relève de la science qu’il range dans la catégorie du « mécanistique ».[3]
Au tournant des 19e et 20e siècles la science traverse des révolutions successives, au sens de Thomas Kuhn, qui prennent souvent la forme d’impossibilités, croissance de l’entropie, non transmissibilité des caractères acquis (August Weismann), non additivité des vitesses proches de celle de la lumière. Quant aux dernières réticences devant l’abstraction de la théorie atomique (Pierre Duhem, Louis Le Chatelier) elles sont surmontées grâce aux dénombrements méticuleux de Jean Perrin et Léon Brillouin fournissant le nombre d’Avogadro. La redécouverte en 1900 des travaux de Gregor Mendel, complètement ignorés, donne à la biologie ses premières bases quantitatives, qui se développeront ensuite par l’école anglaise de statistique mathématique avec les premières dynamiques de population (Francis Galton, Ronald Fisher, et Sewal Wright aux États-Unis).
Après la première guerre mondiale, alors que la physique opère une métamorphose engendrant la mécanique quantique qui mobilise des outils mathématiques avancés comme les espaces de Hilbert, les statistiques apparaissent comme une méthode bien adaptée aux sciences humaines et du vivant. C’était déjà l’avis de Condorcet et de Buffon, elles permettent des classifications rigoureuses grâce au concept de corrélation sans que soit mobilisée nécessairement une relation de causalité.[4] Les observations des naturalistes et des physiologistes s’accumulent qui font connaître la prodigieuse richesse des plantes et des animaux ainsi que leurs curieux modes de vie.
Le fossé entre les outils méthodologiques de la physique et ceux de la biologie a certainement contribué à faire voir les inventions créatives de la nature vivante comme une énigme. Comment les fonctions d’onde et les algèbres de Von Neumann pourraient-elles expliquer la fabrication d’un œil ou la construction d’un nid d’oiseau. Si l’on écarte toute intention divine, dans quel jeu le hasard pourrait-il tirer des cartes aussi variées ? Lucien Cuénot après avoir rassemblé une impressionnante collection de cas où l’évolution semble suivre intentionnellement une direction, en vient à chercher quelle serait la consistance philosophique d’un anti-hasard pour corriger le désordre de l’aléatoire.[5] Il voit ce registre du côté de ce qui fait sens pour nous humains :
« il y a une évidente opposition […] d’un côté déterminisme aveugle, sans dessein, et exclusion de finalité : de l’autre déterminisme téléologique orientant vers un but le déterminisme mécanique. D’un côté le hasard, de l’autre l’anti-hasard. […] Nous ne connaissons les espèces végétales, animales et nous-mêmes que par le phénotype, c’est-à-dire par le résultat de la réaction du substratum héréditaire aux actions de milieu, qui peuvent modifier plus ou moins intensément l’expression du génotype ».
Faudrait-il admettre une sorte de hasard truqué ? Du hasard qui voudrait dire quelque chose ? Mais, si cela fait sens, ce ne peut être le pur hasard. Le physicien Charles-Eugène Guye, quant à lui, se lance dans des calculs de probabilité pour montrer combien l’improbabilité du vivant est évidente.[6] A cet égard l’ouvrage d’Erwin Schrödinger What is life ? qui postule la nature cristalline du maintien de la permanence dans l’hérédité apparaît comme une piste prometteuse vers la causalité en biologie.[7]
La découverte de la structure en double brin de l’ADN par Francis Crick, James Watson, Maurice Wilkins et Rosalind Franklin, peu après la seconde guerre mondiale est une rupture épistémologique majeure qui donne au livre de Schrödinger une valeur prémonitoire, fortifie le courant réductionniste, et fait rapidement naître une vulgarisation schématique fondée sur l’informatique. Au demeurant le questionnement sur l’importance du vécu subsiste et Conrad Waddington introduit le concept d’assimilation génétique qui vise à donner un cadre mieux circonscrit à une forme de lamarckisme. Ces idées sont débattues lors d’un célèbre colloque animé par Arthur Koestler et J. R. Smythies, Beyond Reductionism, New perspectives in the Life Sciences (1969), où sont mentionnés les travaux anciens de l’Américain Walter Baldwin (1896). Même si d’après Waddington cette référence est discutable, l’usage répété de cette citation a construit le concept d’effet Baldwin qui désigne aujourd’hui le fait que lors d’un changement d’environnement il se peut que certains individus d’une population présentent des traits qui les avantagent sélectivement même si ces caractères n’étaient pas antérieurement observables.
Peu après le prix Nobel attribué à Jacques Monod, François Jacob et André Wolf (1965), Jacques Monod publie sont très célèbre ouvrage sur lequel nous nous arrêtons un instant. Ainsi que Laurent Loison le montre bien[8], ce livre confirme un tournant dans la vision épistémique de Monod. Partant d’une conception répandue où le microscopique ne pouvait avoir d’effet direct macroscopique que de façon statistique[9], il défend dorénavant un déterminisme moléculaire fondé sur les « complexes stéréospécifiques non covalents » et il dénoue l’opposition avec la thermodynamique statistique en faisant appel à l’interprétation de Léon Brillouin et les notions d’information et de néguentropie. Il range l’ouvrage de Koestler et Smythies dans « les écoles organicistes ou holistes qui telles un phénix renaissent à chaque génération » et se détourne de l’idée d’une « théorie générale des systèmes » de Von Bertalanfy.
Mais la thèse la plus forte de son livre, ainsi que le titre l’indique, réside dans le rôle qu’il fait jouer au hasard dans l’évolution (chap. 7). S’appuyant sur les travaux de Brenner et Crick il énumère différents types d’altérations accidentelles discrètes que peut subir la double fibre d’ADN et énonce ce célèbre postulat :
« Nous disons que ces altérations sont accidentelles, qu’elles ont lieu au hasard. Et, puisqu’elles constituent la seule source possible de modifications du texte génétique, seul dépositaire à son tour des structures héréditaires de l’organisme, il s’ensuit nécessairement que le hasard est la seule source de toute nouveauté, de toute création dans la biosphère. Le hasard pur, le seul hasard, liberté absolue, mais aveugle, à la racine même du prodigieux édifice de l’évolution. » (p.147).
Le livre de Monod est clairement écrit et n’esquive aucune radicalité : « cette notion centrale de la biologie moderne n’est pas aujourd’hui une hypothèse, parmi d’autres possibles ou au moins concevables. Elle est la seule concevable, comme seule compatible avec les faits d’observation et d’expérience » (p.148). Il dépeint l’évolution (chap. 7) comme le résultat de « la roulette de la nature » (p. 159).
Plusieurs auteurs ont rapidement réagi à cette affirmation dont le caractère provocateur pour une part du monde intellectuel, ne constituait pas en soi une validation, et ont pointé sa faiblesse en tant qu’apriori épistémologique, notamment Ernest Schoffeniels et Albert Jacquard qui soulignèrent que l’appel au hasard est une facilité qui peut faire obstacle à la recherche de nouvelles compréhensions.
Il convient de souligner qu’au-delà d’une image vulgarisatrice la notion de « roulette de la nature » a une signification épistémologique fondamentale, je dirais même mathématique. Elle signifie que les mutations non seulement sont soumises à un aléa mais que cet aléa est comme celui de la roulette : ne dépendant d’aucun cadre, d’aucune influence, indépendant au sens stochastique de tout autre hasard, de toute mutation chez un autre individu, hors de tout contexte. Tout au plus accordera-t-on que ce hasard-roulette dépende de l’ADN auquel il est appliqué, l’ADN comme texte abstrait sans repliements, sans états quantiques métastables, sans corrélation avec quoi que ce soit.[10]
Parmi les critiques de Monod, celle du statisticien Georges Matheron (Matheron 1978) est particulièrement intéressante parce qu’elle se situe à la juste place où le problème est épistémologiquement difficile. En tant que statisticien il observe que les acides aminés ne sont pas répartis dans la nature comme s’ils avaient été tirés au hasard. Quand bien même nous considérerions que les phénomènes biologiques sont le résultat du hasard, de ce hasard nous n’avons qu’un seul tirage, une seule trajectoire ; et ce qu’est la nature aujourd’hui – et ce qu’elle fut dans le passé – induit une foule de déterminismes, de sorte que le problème est de partager les sources de hasard s’il y en a, et les causalités multiples et contextuelles. Il n’y a effectivement qu’une seule nature avec un seul parcours, si divers et riche fût-il, et sur une seule planète. La comparaison avec le hasard de la roulette à multiples tirages indépendants est ainsi une pure abstraction. On voit que la question concerne la méthode elle-même des sciences de la nature.
Le cas de René Thom est plus compliqué. Il faut distinguer un pamphlet dirigé contre l’abus des modèles probabilistes dans beaucoup de disciplines (Thom 1980) parce qu’ils sont peu informatifs et difficilement réfutables, et l’application de la théorie des catastrophes à la biologie qui fit l’objet de plusieurs livres (cf. Thom 1972 et Thom 1991) qui, malgré un accueil réservé de certains biologistes, ouvrent une voie très nouvelle et mieux acceptée maintenant pour l’élaboration d’un discours au niveau de l’embryogenèse et du phénotype qui aille plus loin qu’un simple descriptif statistique. La démarche est platonicienne et typiquement celle d’un mathématicien de construire des notions plus abstraites, mais plus simples que ce qui est observé et mesuré.
A la même époque que le livre de Monod paraissait l’article de Kimura et Ohta (1971) qui mettait l’accent sur l’existence de mutations sans effet visible sur le phénotype et soulignait le phénomène de dérive par effacement d’allèles dans les populations restreintes. Dans un de ses nombreux livres Stephan Jay Gould (Gould 1987), narrateur hors pair, se positionne en faveur de la théorie neutraliste de Kimura plutôt que pour l’organicisme de Koestler.
Une autre façon de parler de l’inventivité de la nature est celle de François Jacob qui parle de « bricolage » ou d’Antoine Danchin (Danchin 1991) qui emploie le terme d’opportunisme et prend l’exemple de l’œil chez divers animaux où les tissus employés pour les corps transparents sont des protéines différentes trouvées à l’occasion, issues d’autres usages.
Mentionnons également le mathématicien et linguiste Marcel Schützenberger (Schützenberger 1992) collaborateur de Noam Chomsky qui discute la « convergence » du processus de sélection naturelle comme forme d’algorithme du recuit simulé (simulated annealing).
La dialectique de Jean-Claude Milner
Il n’est pas étonnant que la dualité soulignée par Cuénot et bien d’autres entre phénotype et génotype ait intéressé des linguistes car le langage est typiquement le jeu d’un formel susceptible d’interprétation : le signifiant et le signifié.
A cet égard, dans un article fort intéressant, « Hasard et langage », le linguiste Jean-Claude Milner (Milner 1991) pointe ce qu’on peut appeler une dialectique de l’approche scientifique du langage. Dans un premier temps la connaissance se place sous le règne du hasard, c’est ce que Ferdinand de Saussure appelle l’arbitraire du signe. Et Milner de faire remarquer que le mot hasard lui-même, venu de l’arabe où il désigne un jeu de dés, pourrait être différent, ce qui donne un sens fondateur au célèbre poème de Mallarmé « Un coup de dé jamais n’abolira le hasard ». Il ajoute :
Mais, ce premier temps, on ne peut rien en faire. A partir du moment où l’on a dit que les configurations linguistiques sont totalement aléatoires, donc qu’elles pourraient être entièrement autres que ce qu’elles sont, le problème de la science du langage n’est pas d’expliquer comment elles pourraient être autres, mais comment elles sont. Le second temps consiste donc à recouvrir, à oblitérer le premier […] il reste à montrer que tel ou tel caractère s’explique en liaison avec tel autre. Cette mise en relation prendra, dans le meilleur des cas, la forme d’une déduction.
La posture radicale de Monod s’apparente au premier temps, dont on ne peut rien faire, d’où les reproches d’Albert Jacquard[11] et d’autres qui réclament une autre approche pour la biologie. N’oublions pas que ce hasard-roulette est sensé gouverner le choix des fonctions et des formes qui, lors de l’évolution, viendront se mettre en relation avec celles des phénotypes existants.
Ouvrons ici une parenthèse pour évoquer une situation se rapportant à notre question, et qui est plus qu’une anecdote.
Elle concerne Ferdinand de Saussure, le célèbre philologue, qui durant les mêmes années où il enseignait à Paris son magistral Cours de linguistique générale, se livrait à des recherches sur la poésie antique dont le fil conducteur et la motivation étaient qu’il devinait des noms de dieux par la musique des vers sans que ces noms soient explicitement écrits. Pourquoi n’a-t-il pas publié ces travaux, très approfondis, dont il a couvert plusieurs dizaines de cahiers conservés à la bibliothèque de Genève ? Parce que ce grand savant a craint qu’on dise que ses trouvailles étaient dues au hasard. On mesure, par ce cas, la pression idéologique que peut exercer la notion de hasard.[12]
Récemment cette problématique des influences mutuelles du génome, de l’épigenèse et du développement ont pris une place considérable dans les recherches et les publications et on doit mentionner les synthèses remarquables de Mary Jane West-Eberhard (2003) et de David Pfennig et al. (2021).
Les synthèses de Mary Jane West-Eberhard et de David Pfennig et al.
L’ouvrage de Mary Jane West-Eberhard est une somme de 800 pages d’une richesse impressionnante tant par l’analyse de la littérature scientifique que par les idées et les éclairages personnels qu’elle donne sur les questions délicates. C’est passionnant et ce livre a, sans conteste, largement contribué à réorienter les motivations des chercheurs sur les questions liées à la plasticité du développement.
Une notion clé qu’elle avance est celle d’accommodation génétique, qui élargit celle d’assimilation génétique introduite par Waddington. Elle la définit de la façon suivante :
L’accommodation génétique améliore un nouveau phénotype d’au moins trois manières différentes : (a) en ajustant la régulation, pour changer la fréquence d’expression du trait ou les conditions dans lesquelles il est exprimé ; (b} en ajustant la forme du trait, en améliorant son intégration et son efficacité ; et (c) en réduisant les effets secondaires désavantageux. L’accommodation génétique se produit qu’un nouveau trait soit induit par mutation ou par l’environnement, car elle dépend de la variation génétique à de nombreux loci apportés sous un nouveau régime sélectif par le changement phénotypique induit.
Notons que cette définition n’est pas complètement explicite en ce qui concerne le procédé qui va réaliser cette accommodation. En effet si le nouveau trait, supposé avantageux, est dû à la plasticité du développement et n’est pas inscrit génétiquement au départ, on comprend que le génome de cet individu va se répandre dans la population si son porteur est prolifique. Mais comment ce génome, une fois plus répandu, va-t-il «savoir» quelle mutation il faut faire pour fixer le trait ? Les mutations qui vont se produire chez les individus issus du nouveau génome ont toute chance de ne pas trouver quelle modification du génome il faut faire pour obtenir le trait. Car que le trait vécu soit enregistré ou pas sur le génome cela ne se voit pas sur le développement donc cela n’est pas soumis à sélection.
Ajoutons que — en restant dans l’hypothèse de hasard-roulette — les mutations sur une descendance d’un individu ne vont pas partout. Dans l’hypothèse de hasard-roulette à la Monod, les mutations induisent tous les changements. Cela veut dire qu’elles sont à l’origine de toutes les modifications héréditaires du phénotype. Mais cela n’est pas contradictoire avec le fait que si on se donne un changement fixé à l’avance les mutations successives peuvent passer à côté sans jamais l’atteindre. Ce phénomène très important peut se comprendre par similarité avec le fait qu’une promenade aléatoire en dimension 3 et au-delà s’en va à l’infini sans avoir eu le temps de visiter toutes les éventualités (cf. Kesten 1978) en tenant compte de ce qu’un phénotype, si simple soit-il, évolue toujours dans un espace d’état de grande dimension.
Le texte de Mary Jane West-Eberhard (p148 et seq.) qui explique l’accommodation génétique décrit un phénomène et donne des exemples où le génome change en prenant en compte un trait avantageux découvert par plasticité du développement. Mais ce texte n’explique pas comment cette inscription dans le génome se fait dans le cas hasard-roulette, de sorte que cette rédaction peut être comprise comme une critique de l’hypothèse hasard-roulette, plutôt que comme une confirmation de cette hypothèse, selon les avancées futures des connaissances. C’est habile, ou plutôt disons prudent. Cela laisse entendre qu’elle ne souscrit pas aveuglément à l’hypothèse de Monod et qu’elle considère que les explications détaillées viendront des recherches et pourraient varier suivant diverses circonstances expérimentales (elle cite le changement d’allèles à une pluralité de loci, etc.).
L’ouvrage collectif coordonné par David Pfennig reprend cette problématique une vingtaine d’années plus tard. Il est d’une rigueur toute britannique. On a l’impression de lire Bertrand Russell. En particulier la contribution de Pfennig lui-même est d’une limpidité exemplaire.
A la 4e de ses «questions clés» sur la plasticité phénotypique David Pfennig montre que selon la «synthèse moderne», qui réconciliait la théorie de Darwin et la génétique mendélienne, la plasticité ne pouvait affecter l’évolution puisque celle-ci requiert un changement héréditaire. Mais il apporte deux correctifs à cet argument : d’abord que la plasticité peut avoir un impact sur l’évolution même si la réponse plastique spécifique n’est pas elle-même héritée, ensuite que, en fait, certaines réponses plastiques sont transmises héréditairement. Et il dégage trois cas où la plasticité facilite l’évolution :
Premièrement, la plasticité peut faciliter l’évolution indirectement en favorisant la persistance de la population dans des environnements nouveaux, permettant ainsi aux populations de rester viables jusqu’à ce que l’évolution adaptative puisse se produire (l’hypothèse de « l’achat de temps »). Deuxièmement, la plasticité peut faciliter l’évolution directement en exposant à la sélection des variations génétiques auparavant inexprimées, ce qui alimente l’évolution adaptative (hypothèse de l' »évolution induite par la plasticité »). Enfin, la plasticité peut faciliter l’évolution directement en formant la base d’un système d’héritage alternatif sur lequel l’évolution adaptative peut se déployer (hypothèse de l' »évolution non génétique »).
Il illustre ces situations par des cas détaillés. Je renvoie pour cela au livre où également les travaux de ses collègues sont riches de connaissances factuelles et d’observations qui précisent des comportements où se joue une influence du développement vers l’hérédité. C’est la question cruciale du «vécu d’abord» (development first).
N’importe quelle situation particulière peut souvent être lue comme «une mutation au hasard d’abord», (cf. la crainte de Saussure), mais cette facilité devient de plus en plus artificielle car les cas s’accumulent et certaines expériences apportent des confirmations. Le cas des Daphnies, ces petits crustacés d’eau douce, est assez spectaculaire. En présence de certains prédateurs dans leur eau ils prennent un aspect différent avec une sorte de casque et ce trait s’avère transmissible héréditairement s’ils sont dans une eau changée sans prédateurs. Parmi les « trouvailles » célèbres de la nature citons : la moule perlière des rivières qui parvient à ne pas disparaître entrainée par le courant parce que les germes qu’elle disperse dans l’eau s’accrochent aux branchies des truites ou des saumons qui les font remonter en amont où elles éclosent; également le fait que le phacochère qui se met à genou pour fouiller a transmis à ses rejetons une callosité aux genoux qui apparaît sur les embryons avant même leur naissance; les «chaines de vacances» du Bernard l’Hermite qui quitte sa coquille pour une plus grande libérant l’ancienne qui peut ainsi accueillir un autre Bernard l’Hermite et ainsi de suite en chaîne; Cuénot mentionne aussi certains animaux inoculateurs dont le dard au lieu de présenter un trou à l’extrémité possède un orifice sur le côté permettant à la pointe de pénétrer plus aisément. Il y a des conduites de détour, des formes d’opportunisme dont un exemple est que les substances transparentes de l’œil, cet ustensile fondamental, sont souvent faites de protéines spécifiques qui existaient pour des animaux différents pour d’autres fonctions.
On peut interpréter, sinon tous, du moins plusieurs de ces exemples, en suggérant que, par un processus dont on n’a pas le détail et peut-être de plusieurs façons, le développement dessiné par un vécu dans la plasticité phénotypique intervient sous la forme d’un biais favorisant, au moins légèrement, les mutations qui modifient peu ce même développement.
Contrairement à ce qui se passe dans l’hypothèse hasard-roulette où rien, sinon un hasard nouveau étranger à la scène, ne peut jouer sur les mutations, on voit bien qu’une simple influence corrélative entre l’épigenèse et le génome aurait un effet déterminant sur l’adaptation et le gradualisme car elle soumettrait les mutations appuyant le vécu à une sélectivité favorable.
Un tel principe suivrait l’influence imaginée par Raymond Hovasse il y a une cinquantaine d’années (Hovasse 1972, p1679) :
Le fait qu’un organisme donné peut réagir à une action du milieu par une somation, implique, dans son cytoplasma, indépendamment de ses gènes, la possibilité d’un mécanisme réalisateur, déviation d’un mécanisme génique, ou peut-être plasmagénique. Ce mécanisme une fois réalisé ne peut-il être déclenché à nouveau plus facilement ensuite par un phénomène génique ? La somation amorcerait, en quelque sorte, la mutation.
Il y a dans les publications récentes des investigations qui montrent a minima que l’épigenèse peut à la fois être influencée par le vécu et influencer le génome par une qualification du type de hasard qui y intervient : biais, corrélation, mémoire, etc.
Toutes ces recherches montrent que nous sommes maintenant clairement dans la deuxième phase de la dialectique de Milner.
Les deux préceptes de Jacques Monod
Pour comprendre les aspects éthiques, il faut nous replacer dans cette situation historique extraordinaire où les découvertes sur l’ADN semblent apporter enfin une réponse à la grande question de la vie sur laquelle les religions avaient construit des sentiments et des croyances, et où s’ouvre une nouvelle activité scientifique, la biologie moléculaire, prometteuse d’aborder vraiment concrètement les mécanismes du vivant. Tout un programme. Il faut repenser les idées vagues de Darwin dans une nouvelle réalité opérationnelle pour l’agriculture, l’élevage et la médecine. Les interprétations façonnées par la culture, l’empathie avec les êtres vivants que nous sommes aussi, la ressemblance entre nos nourrissons et des petits animaux, toute cette intuition qui constituait ce qui s’appelait la vie, la nôtre, et notre mort également, et se trouvait au cœur des plus hautes philosophies, tout cela reste mais change de rôle, cela devient les sources du questionnement biologique, non plus les bases de la vérité mais le décor où se joue la pièce scientifique. C’est en cet instant historique unique que Jacques Monod prend la parole, légitimé par sa connaissance reconnue des techniques concernées et qu’il pose des mots sur l’aventure et les éventuels devant lesquels se trouve l’humanité.
Son discours a deux piliers : 1°) le hasard règne en maitre, et 2°) la conscience du scientifique peut tenir lieu d’éthique pour l’avenir.
Mais contrairement à ce qu’il a supposé, l’évolution ne fonctionne pas avec des mutations purement au hasard, indépendantes entre elles et indépendantes du contexte comme tirées à la roulette. C’est au contraire un vaste sujet d’étude de comprendre les influences, les biais induits, leur degré de causalité ou seulement de corrélation entre les changements du génome et ceux de la matrice épigénétique et du développement. Monod cherchant un discours percutant contre toute forme de spiritualisme a saisi le hasard comme arme absolue et, ce faisant, a ouvert en grand l’autorisation morale de faire n’importe quoi. En proclamant une explication facile et caricaturale de la nature, il a rendu sa préservation plus difficile et donné un slogan tout trouvé aux manipulateurs moléculaires sans scrupule éthique.
Le dernier chapitre de son traité intitulé « Le royaume et les ténèbres » constitue, en vingt pages, un véritable manifeste d’une éthique tirée de la « conception moderne de la science ». Pour répondre à l’angoisse de l’Homme devant sa destinée, il s’agit de garder un « discours authentique » qui consiste à relier la vérité scientifique et les valeurs mais en les gardant distinctes sans les confondre. C’est une discipline que s’impose l’homme de science pour l’authenticité de tout discours ou action. « L’éthique de la connaissance, créatrice du monde moderne, est la seule compatible avec lui, la seule capable, une fois comprise et acceptée, de guider son évolution« .
Mais cette foi en l’homme de science est-elle fondée ? Si dieu n’existe pas, l’homme de science prudent et désintéressé est une plus grande fiction encore. Pensons à la naissance en 2018, en catimini, des fillettes génétiquement modifiées par l’équipe chinoise de He Jiankui [13], pensons aux nombreux laboratoires privés qui font commerce d’informations tirées de bases de données de génomes humains pour aider à la sélection d’embryons au niveau du blastomère, n’omettons pas la Darpa qui finance de la biologie de synthèse, sans parler des pays où l’information est contrôlée et qui mènent nombres d’essais tenus secrets. Cette science immaculée conception n’existe pas. Le laisser croire, revient à absoudre à l’avance tous les dérapages.
Monod se faisait une idée assez schématique du social, et cela l’a trompé sur l’avenir de sa propre discipline. Il écrivit en effet : « Sans doute pourra-t-on pallier certaines tares génétiques, mais seulement pour l’individu frappé, non dans sa descendance. Non seulement la génétique moléculaire moderne ne nous propose aucun moyen d’agir sur le patrimoine héréditaire pour l’enrichir de traits nouveaux, pour créer un « surhomme » génétique, mais elle révèle la vanité d’un tel espoir : l’échelle microscopique du génome interdit pour l’instant et sans doute à jamais de telles manipulations ». Cependant, avec les modifications du génome humain, les limites dont il parle sont déjà dépassées et les recommandations éthiques faites lors de la conférence d’Asilomar de 1975 ne sont plus adaptées.
Conclusion
Dans le monde entier des chercheurs sont préoccupés de comprendre les passages, nombreux mais circonstanciés, que la nature nous montre entre le vécu des êtres vivants et leur l’ADN. Il n’y a pas que le cas étonnant des Daphnies, en Californie c’est à propos des lézards, etc. En France un groupement de recherche (GDR) a été créé sous l’égide du CNRS comprenant 37 laboratoires sur le thème de la plasticité phénotypique.[14] C’est un courant de recherche immense, j’ajoute aux mentions précédentes les travaux de Jonathan B. Losos, Kevin J. Parsons, Ammon Cori, et Blair W. Perry. On a commencé à comprendre qu’il y a comme une continuité entre la permanence de la matrice épigénétique et celle du génome, ainsi qu’une relation progressive entre les changements de l’une et de l’autre. Dans quelle mesure, à quelle échelle ? Work in progress…
Néanmoins les instances institutionnelles de sagesse collective sont tardives à se mettre en place. Dernièrement la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) n’a pas classé parmi les OGM réglementés les produits de mutagenèse aléatoire in vitro qui pourtant modifient le cadre cellulaire de l’ADN (Arrêt du 7 février 2023).
Résumons : Jacques Monod a construit une doctrine qui valide le message aux scientifiques : « vous pouvez tout essayer » ; et dont la morale pour le monde entier est : « faites confiance aux scientifiques ».
Là se trouve l’origine principale du blanc-seing déontologique qui s’est répandu en biologie. Celle-ci doit maintenant se dégager de ces visions radicales et imprudentes.
Références
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Bouleau La biologie contre l’écologie ? Le nouvel empirisme de synthèse, Spartacus-idh 2022.
Bouleau, D. Bourg, Science et prudence, Du réductionnisme et autres erreurs par gros temps écologique, Presses Universitaires de France 2022.
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Ch. Darwin L’Origine des espèces, (1876), Garnier-Flammarion, 1992.
Gayon, Th. Pradeu, Philosophie de la biologie, Explication biologique, hérédité, développement, Vrin 2021.
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Kesten «Erickson’s conjecture on the rate of escape of ad-dimensional random walk»,Trans. of the American Math. Soc. Vol.240, (1978) 65-113.
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A. Levis, D. W. Pfennig, « Evaluating ‘Plasticity-First’ Evolution in Nature: Key Criteria and Empirical Approaches » Trends in Ecology & Evolution, July 2016, Vol. 31, No. 7
Loison “Why did Jacques Monod make the choice of mechanistic determinism?” Comptes Rendus Biologies, Elsevier Vol.338, 6, (2015), 391-397.
B. Losos Destinées improbables : Le hasard, la nécessité et l’avenir de l’évolution, (Riverhead Books 2017) La découverte 2021.
Matheron, Estimer et choisir, Ecole des Mines 1978; Estimating and Choosing, Springer 1989.
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[4] La biologie devrait-elle se limiter à un rôle descriptif ? La question de la place de la causalité pour les sciences du vivant est permanente (Ernst Mayr 1961, Jean Gayon et Thomas Pradeu 2021).
[9] Ce point de vue est bien exprimé par Ch. E. Guye : « Si donc l’on admet l’hypothèse selon laquelle l’origine de la vie coïnciderait avec l’apparition, dans la constitution moléculaire, d’une fluctuation dissymétrique d’espèce relativement très rare, on conçoit d’emblée pourquoi nous avons toujours été jusqu’ici dans l’impossibilité de faire sortir la vie autrement que de la vie elle-même. Cela résulte immédiatement du fait que nous ne sommes pas le démon de Maxwell et que nous sommes impuissants à agir sur les fluctuations individuelles par le moyen grossier de nos manipulations physico-chimiques (statistiques) que seules nous sommes capables d’effectuer. »
[10] On comprend mieux au dernier chapitre de son livre pourquoi Monod adopte cette position. Elle semble d’ailleurs contredire le rôle qu’il fait jouer, en s’appuyant sur ses propres travaux, aux « complexes stéréospécifiques non covalents », notion qui dépasse « l’hypothèse d’Anfinsen » que l’action des protéines n’interviendrait que par leurs séquences d’acides aminés.
[11] « Je crois que Jacques Monod nous a rendu un très mauvais service, en donnant l’impression, à la suite de Démocrite, qu’il y avait soit le hasard, soit la nécessité, et que tout dépendait d’eux. Ce service est d’autant plus mauvais qu’il a donné l’image d’un hasard tel un petit dieu grec. » (Jacquard 1991).
[12] Ces recherches ont été publiées et commentées par J. Starobinsky, Les mots sous les mots, Gallimard 1971.
[13] Il s’agit de trois fillettes sur lesquelles on a d’ailleurs peu d’information (cf. H. Morin Le Monde 19 avril 2022).
La prolifération des laboratoires de haute sécurité sur les pathogènes mortels pour l’homme et l’animal
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Par Nicolas Bouleau, mathématicien et épistémologue
Enfin un outil clair et factuel pour une prise de conscience de la dangerosité de la biologie moléculaire : un tableau bien fait de la réalité internationale sur la façon de gérer la sécurité dans les labos dangereux ! C’était un vide béant que vient occuper, partiellement, ce rapport. Évidemment le sujet
est très politique et il faut tenter de ne pas tomber dans la naïveté. Même bien documenté ce travail montre qu’on ne dispose que d’informations très lacunaires et que le chemin vers la transparence est encore long. L’option prise par l’équipe Global Biolabs est de décrire ce qui est observable et de tenter d’influencer les organisations internationales pour que celles-ci établissent des recommandations, des normes et des directives sur la sûreté et la sécurité.
Intitulé Global Biolabs Report 2023, le document, d’une vingtaine de pages, a été réalisé par une petite équipe d’universitaires du King’s College à Londres et de l’Université George Mason près de Washington. J’encourage la lecture complète du rapport 2023 dont les conclusions insistent sur l’idée de transparence comme enjeu majeur.
Précision de vocabulaire : le terme biosûreté (biosafety) désigne plutôt les bonnes manières, disons les règles de l’art de ces activités à risque, alors que la biosécurité (biosecurity) concerne la lutte contre les mauvais usages. Évidemment les notions se recouvrent pour partie : c’est la question du double usage (dual-use) relevé à plusieurs reprises dans le rapport.
Ici dans ce billet je donne à lire d’abord le résumé introductif fourni dans le rapport, puis livre quelques commentaires personnels.
Résumé et propositions
Tendances et messages clés
Depuis son lancement en mai 2021, l’initiative Global BioLabs a permis d’identifier des tendances dans les données mondiales sur les laboratoires de niveau de sécurité biologique 4 et 3+ et sur la gestion des risques biologiques, tant au niveau national qu’international. Dans l’ensemble, plusieurs tendances sont inquiétantes en matière de biosûreté et de biosécurité, compte tenu de l’essor mondial de la construction de laboratoires de niveau de sécurité biologique 4 et 3+, en particulier là où la surveillance de la gestion des risques biologiques est insuffisante.
Laboratoires BSL4
Le nombre de laboratoires BSL4 augmente rapidement, la plupart des nouvelles constructions ayant lieu en Asie. L’Inde, à elle seule, a annoncé la construction de quatre nouveaux laboratoires BSL4. En outre, environ 75 % des laboratoires BSL4 opérationnels existants sont situés dans des villes où la densité de population pourrait aggraver l’impact d’une libération accidentelle.
Plus de la moitié des laboratoires BSL4 qui travaillent avec des animaux infectés (les laboratoires ABSL4) se trouvent aux États-Unis.
Nous avons également identifié deux caractéristiques spécifiques des laboratoires de niveau de sécurité biologique 4. Tout d’abord, environ la moitié des laboratoires de niveau 4 ont une superficie inférieure à 200 mètres carrés, et seuls neuf d’entre eux ont une superficie supérieure à 1 000 mètres carrés. En d’autres termes, environ la moitié des laboratoires BSL4 ont une superficie inférieure à celle d’un court de tennis. Deuxièmement, en ce qui concerne l’équipement de protection individuelle, la majorité des laboratoires BSL4 exigent que le personnel travaille dans des combinaisons à pression positive couvrant tout le corps et disposant de leur propre alimentation en air. Seuls sept laboratoires de niveau de sécurité biologique 4 travaillent uniquement dans des enceintes de sécurité biologique.
Laboratoires BSL3
Les laboratoires « BSL3+ » et « BSL3 amélioré » sont des laboratoires BSL3 qui prennent des précautions physiques et/ou opérationnelles supplémentaires en matière de biosûreté et de biosécurité lorsqu’ils mènent des recherches particulièrement risquées, mais où les risques ne justifient pas nécessairement des précautions de niveau BSL4.
Il existe très peu de directives nationales en matière de biosécurité, et aucune directive internationale, sur ce qui constitue le niveau de sécurité biologique 3+, et peu ou pas de recherches démontrant que ces perfectionnements offrent réellement un niveau de sécurité supplémentaire adéquat pour les recherches plus risquées menées dans ces laboratoires.
Les laboratoires BSL3+ sont principalement utilisés par les institutions de santé publique et les universités, et se concentrent davantage sur la recherche en santé animale que les laboratoires BSL4. La majorité des laboratoires BSL3+ se trouvent en Europe, dans des centres urbains.
Gestion des risques biologiques et contexte national
Les scores de gestion des risques biologiques sur la base de la législation nationale révèlent que la gouvernance de la biosûreté est beaucoup plus forte que celle de la biosécurité. Toutefois, la composante la plus faible de la gestion des risques biologiques est la recherche à double usage qui est préoccupante. Un seul des 27 pays disposant de laboratoires de niveau de sécurité biologique 4 dispose d’une législation nationale complète en matière de surveillance de la recherche à double usage.
L’essor de la construction de laboratoires de niveau de sécurité biologique 4 ne semble pas encore s’être accompagné d’un renforcement de la surveillance de la gestion des risques biologiques. En outre, la plupart des laboratoires BSL4 en projet se trouveront dans des pays dont les résultats en matière de gouvernance et de stabilité sont relativement faibles.
Gouvernance internationale de la gestion des risques biologiques
Les réseaux internationaux jouent un rôle important dans la gouvernance de la biosûreté et de la sécurité biologique. Plusieurs groupes multinationaux informels, dont le Groupe international d’experts des organismes de réglementation de la biosécurité et de la biosûreté (IEGBBR), l’Agenda mondial pour la sécurité sanitaire (GHSA), le groupe de travail sur la biosécurité (BSWG) du Partenariat mondial et la Fédération internationale des associations de biosécurité (IFBA) mettent l’accent sur la gestion des risques biologiques dans le cadre de leurs missions, mais leurs membres sont peu nombreux ou n’ont pas l’autorité et/ou les ressources nécessaires pour imposer des changements significatifs à l’échelon national ou international.
Les organisations internationales disposant de plus de ressources, d’une composition plus large et de mandats officiels qui pourraient couvrir la gestion des risques biologiques, notamment l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’Organisation mondiale de la santé animale (OMSA) et Interpol, placent la gestion des risques biologiques plus bas dans leur liste de priorités. Avec un éventail diversifié d’acteurs aux agendas concurrents, il est souvent difficile de coordonner l’action et de parvenir à un accord sur les questions clés.
Principales recommandations
Les recommandations suivantes proposent des mesures concrètes que les laboratoires, les autorités nationales, les entités non gouvernementales et les organisations internationales peuvent prendre pour renforcer la gestion des risques biologiques.
1°/ Les laboratoires qui effectuent des travaux à haute conséquence avec des agents pathogènes devraient adopter la norme internationale pour la gestion des biorisques : ISO 35001.
2°/ Les États devraient intégrer les normes mondiales volontaires sur la gestion des risques biologiques dans la législation et les orientations, notamment le Cadre d’orientation mondial de l’OMS pour l’utilisation responsable des sciences de la vie (2022), les lignes directrices de l’OMSA pour une conduite responsable dans la recherche vétérinaire (2019) et les lignes directrices de Tianjin sur la biosécurité à l’intention des codes déontologiques.
3°/ Les États devraient élaborer des normes nationales pour la biosécurité sur le terrain.
4°/ Les États et leurs laboratoires biologiques à haut risque devraient mettre en œuvre et partager les meilleures pratiques et participer à l’examen par les pairs des pratiques de gestion des risques biologiques dans les laboratoires homologues.
5°/ Les États qui n’ont pas encore d’association nationale de biosécurité devraient encourager et soutenir la création d’une telle association par des professionnels de la biosécurité et de la sûreté biologique.
6°/ Les États devraient fournir des rapports complets, réguliers et transparents, comme l’exigent les mesures de confiance annuelles de la convention sur les armes biologiques et la résolution 1540 du Conseil de sécurité des Nations Unies.
7°/ L’OMS devrait prendre trois décisions concrètes pour renforcer la surveillance internationale de la gestion des risques biologiques :
Élaborer des critères et des orientations pour les laboratoires BSL3+.
Fournir des orientations sur la biosécurité sur le terrain.
Créer des centres de collaboration pour la gestion des risques biologiques en Afrique, en Asie du Sud-Est, en Méditerranée orientale et dans le Pacifique occidental, afin que chaque région de l’OMS dispose d’au moins un centre de ce type.
8°/ Les États devraient s’appuyer sur les organisations internationales de gestion des risques biologiques existantes, telles que l’IFBA, l’Infrastructure européenne de recherche sur les agents hautement pathogènes (ERINHA), le Réseau de laboratoires de lutte contre les zoonoses de niveau de biosécurité 4 (BSL4ZNET) et l’IEGBBR, afin de renforcer les capacités mondiales de gestion des risques biologiques, et l’IEGBBR, pour renforcer la gestion des risques biologiques au niveau mondial en fournissant des informations, des formations et des bonnes pratiques en vue de l’adoption généralisée de la norme ISO 35001 et d’un mécanisme international de vérification de la conformité à cette norme.
Commentaires
Le double usage est sans nul doute une difficulté majeure. L’enfer est pavé de bonnes intentions. Le rapport donne la définition suivante du double usage : Nous définissons la recherche à double usage comme la recherche en sciences de la vie menée à des fins pacifiques et bénéfiques, susceptible de fournir des connaissances, des informations, des méthodes, des produits ou des technologies qui pourraient également être intentionnellement détournés de leur finalité pour mettre en danger la santé des êtres humains, des animaux non humains ou de l’environnement.
Cette définition s’appuie sur la notion d’intention, notion juridiquement délicate. Ici le registre du double usage est l’ambivalence qui peut exister entre la science et le terrorisme, compte tenu de ce que certains pathogènes peuvent être à la fois redoutables et faciles à utiliser.
Mais il y a une autre zone grise qui est à peine évoquée dans le rapport, c’est le conflit entre l’intérêt général et l’intérêt privé. Il faudrait parler de triple usage. L’absence de toute mention de la question des brevets, interroge sur un biais politique auquel souscrirait implicitement l’équipe et fragiliserait sa légitimité. Il est mentionné que deux laboratoires BSL4 sont privés ainsi que quatre de niveau BSL3+. Certes le terrorisme est une grave question, mais il est aussi des agissements secrets dans les laboratoires gouvernés par le profit qui peuvent engendrer des risques par des essais dont les dommages possibles sont dissimulés.
Dès lors que la classification BSL de 1 à 4 n’a pas de consistance claire au niveau international, il est évident que certains régimes politiques ont intérêt à faire croire à des recherches anodines du niveau BSL1 ou 2. Et qu’on le veuille ou non, on est obligé de dépasser la seule référence aux produits, et classer certaines méthodes récentes comme dangereuses parce qu’elles sont faciles à employer et qu’elles ouvrent potentiellement tout le champ des possibilités d’innovation biomoléculaire du vivant. On rencontre nécessairement pour la sûreté et la sécurité le même problème, zone de conflit juridique, entre l’importance primordiale du produit ou de la méthode, problème qui est posé en ce moment pour les nouveaux OGM.[1] Car le produit, ses caractéristiques, ses effets sur la santé et sur l’environnement ne seront connus qu’une fois les dommages constatés. Tandis que la méthode peut à l’avance commander les degrés de précaution.
La méthodologie du rapport est critiquable aussi parce qu’elle ambitionne de décrire le flou des mauvaises gouvernances au niveau des nations par des indicateurs chiffrés très réductionnistes. On a l’impression que les auteurs veulent avoir raison grâce à des nombres et des pourcentages. Mais ce qu’ils mesurent n’est-il pas plutôt leur propre ignorance de la réalité ? Et dès lors, la présentation chiffrée et les pourcentages dissimule une part de leur subjectivité.
Je relève aussi un point de détail. Le seul scientifique dont le nom figure pour ses travaux est le statisticien Karl Pearson, parce que le rapport fait usage du « coefficient de corrélation de Pearson ». Quelle maladresse ! C’est typiquement anglo-saxon d’avoir un penchant non questionné pour les savants anglais. Pearson était un eugéniste sans scrupules et son invention d’un paramètre statistique banal ne justifie pas qu’on l’honore encore. C’est lui qui écrivit notamment « que toute personne qui est née a le droit de vivre, mais ce droit de vivre ne se convertit pas de lui-même en un droit de reproduire son espèce ».[2] En matière de déontologie il eût mieux valu ne pas citer ce savant-là.
Mais je conclurai en disant que ces critiques sont, à mon avis, secondaires aujourd’hui parce qu’il s’agit bien d’amorcer une mise en place de contrôles et de transparence au niveau international avant qu’un cataclysme ne se produise. Néanmoins les discussions politiques devront par la suite prendre en compte les biais dus aux agissements privés et aux risques écologiques, sinon, comme pour le climat, les injustices seront telles qu’il ne s’agira que de belles paroles.
[2] Cf. M. Armatte « Invention et intervention statistiques ». Une conférence exemplaire de Karl Pearson (1912) » Politix, vol. 7, n°25, 1994. « L’imagination statistique », pp. 21-45.
Limites à la croissance ou limites de l’économie politique
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Ce texte est extrait d’une des journées d’études consacrées en 2022 au cinquantième anniversaire du Rapport au Club de Rome, ou Rapport Meadows, paru en 1972. Ce séminaire a été organisé le 15 décembre par le CLERSE de Sciences-Po. Lille. Merci à son auteur et à ses organisatrices. La journée en question a en majeure partie été consacrée à la réception, tout particulièrement française, du Rapport, avec notamment en juin 1972 la publication d’un Hors-série du Nouvel Observateur entièrement dédié à ce document. Rappelons encore que les gouvernements occidentaux ont à l’époque été attentifs à ce rapport ; par exemple une personnalité comme Serge Antoine en France, qui a joué un rôle important dans la création de Ministère de l’environnement en octobre 1971, était membre du Club de Rome. La survenue du choc pétrolier de 1973-1974 a, semble-t-il, par la suite détourné les élites dirigeantes de ces préoccupations écologiques. LPE
Par Patrick MARDELLAT (Directeur des Relations Internationales, CLERSE – Sciences-Po. Lille)
Résumé : le rapport Meadows n’a pas été révolutionnaire, ce n’est pas une étape de la prise de conscience des dégâts que la croissance capitaliste fait peser sur la terre. Cela n’est qu’une apparence. Ce rapport se situe dans le prolongement du projet de l’économie politique, qui lui-même adopte les méthodes quantitatives des sciences physiques. Le réel est réduit à des nombres exprimant des quantités, qui sont mises en relations causales dans des modèles théoriques explicatifs, en vue de manipuler ces grandeurs pour obtenir les résultats désirables les plus élevés possibles. Ce Rapport est parfaitement inscrit dans l’ère de la calculabilité de toute chose, y compris du temps futur, au même titre que la science économique. La nature n’apparaît dans le rapport que sous forme strictement quantitative, ce sont des ressources, un fonds de ressources à exploiter. La notion de limites qui apparaît dans le titre originel, n’est rien d’autre que celles qu’utilisent les sciences économiques depuis le 19è siècle. Il s’agit d’une limite externe, d’une limitation ou d’une contrainte. La théorie économique fera même du calcul de la limite sa méthode privilégiée de résolution des problèmes économiques. Le Rapport n’interroge pas du tout l’économie, qui implicitement est l’économie capitaliste comme forme naturelle de la société ; il ne réfléchit pas non plus la notion de limite, qui est prise simplement comme une contrainte externe ; il ne comporte aucune réflexion sur le commun. Les Limites à la croissance ne sont que l’illustration des limites de l’économie politique.
Introduction. Aujourd’hui, lorsqu’on se retourne sur le Rapport Meadows de 1972, on y voit une première alerte sur les conséquences désastreuses et insoutenables de la croissance économique. Pour la première fois, sur la base d’un modèle global croisant données économique, démographiques et physiques, une équipe d’économistes et ingénieurs montrait, chiffres à l’appui, l’insoutenabilité du modèle de croissance physique occidental (la croissance soviétique ne différait pas dans ses conséquences environnementales de la croissance occidentale, ses effets étaient peut-être même pires). L’extrapolation des données de la croissance de l’époque, sur la base d’une généralisation de ce modèle à d’autres parties du monde, conduisit les auteurs du rapport à proposer 12 scénarii, qui tous concluaient sur un arrêt de la croissance dans le courant du XXIe siècle. En gros, le scénario central, qu’on pourrait dire au fil de l’eau, correspond à la trajectoire qu’a prise l’économie mondiale au cours des décennies qui nous séparent de la publication initiale du Rapport en 1972.
Au centre du Rapport, jusque dans le titre même, il y a le concept de « limites », entendu au sens d’une frontière (le limes latin qui marque la bordure extrême d’un terrain), frontière sur laquelle viendrait butter la croissance. C’est la notion standard de frontière de production qu’il s’agit de repousser le plus loin possible pour lutter contre la rareté et améliorer notre sort individuel et collectif, par une amélioration technique de la combinaison productive, selon la représentation familière de la science néoclassique. Mais, selon l’équipe de Meadows, le déplacement de la frontière de production ne serait pas extensible à l’infini, car le dépassement « des » limites ferait entrer l’économie mondiale dans des scénarii catastrophes : épuisement des ressources naturelles, effondrement de la fécondité, incapacité de la terre à absorber les émissions industrielles et agricoles, etc. Il y a une limite absolue à la croissance économique, qui ne peut pas être exponentielle, sur une terre finie. En conséquence, la croissance devrait s’arrêter, non par choix, mais par impossibilité physique et économique de poursuivre sur la trajectoire de croissance sur laquelle s’était engagé le monde (en fait surtout les superpuissances de l’époque avec leurs pays satellites). Le Rapport ne contient pas de réflexion sur cette notion de limite, malgré les quelques remarques en fin du chapitre IV : la limite est naturelle ou terrestre, elle correspond aux capacités limitées de la terre à fournir les ressources alimentant la croissance (disons les avances naturelles en langage physiocratique), et à absorber les nuisances rejetées par la croissance de la production industrielle et agricole. Les limites sont des limitations dans l’esprit des rapporteurs. Mais il ne s’agit en aucun cas d’une limite morale à rechercher, c’est-à-dire d’une limite interne à la conduite humaine, d’une vertu dans la conduite, de ce qu’Aristote nomme la médiété (mesotès), soit le propre d’une vertu, consistant entre les extrêmes à choisir le moyen terme ou le juste milieu. Il ne s’agit pas d’une moyenne ni d’une médiocrité du comportement, le choix du juste milieu se trouve au contraire sur une ligne de crête, qui suppose des dispositions morales et intellectuelles, que seule une bonne éducation peut éveiller en nous. Rien de tout cela dans le Rapport qui nous rassemble aujourd’hui. La méthode de modélisation employée est tellement globale qu’il n’y a pas d’agents économiques, et lorsqu’il y est question de comportement, il s’agit du comportement du modèle. Les limites à la croissance dont il y est question sont des limites externes à notre conduite et action. Limites à la croissance n’est pas dans un rapport précis à l’éthique, qui pourrait donner à l’économie son sens et sa destination. Tout le long du Rapport l’enjeu de l’économie n’est que celui de la croissance physique ou matérielle de l’économie, et l’économie y est sans discussion l’économie productive en régime capitaliste (bien que la question n’y soit pas abordée, l’accumulation soviétique du capital n’est pas de nature différente : c’est une économie d’accumulation du capital en vue de la croissance et de la puissance). Aussi, « l’esprit » de ce rapport n’est pas en rupture avec les fondements de l’économie politique, et d’une certaine manière, il n’est pas en rupture non plus avec les conclusions des économistes classiques sur la croissance économique et l’enrichissement. Je dis donc que ce Rapport ne pouvait pas avoir plus d’effet sur les opinions publiques et les gouvernants qu’il n’en a eus. Les économistes l’ont absorbé et digéré sans mal, c’est-à-dire sans même que cela leur fasse mal. C’était un Rapport très digeste pour les économistes de l’époque, qui n’a pas non plus eu de réels effets sur les développements de l’économie politique.
Ce Rapport n’est pas un adieu au mirage de la croissance. Il ne remet pas en question les fondements de la science économique. Il n’est pas et il n’était pas à la hauteur des enjeux. Il traduit surtout les limites de l’économie politique. C’est ce que je vais montrer en cinq points : tout d’abord, la question des limites de la croissance était déjà au fondement de la pensée économique classique, que le Rapport prolonge sur ce point, deuxièmement, la représentation de la terre, de l’environnement et des ressources y est la même que tout au long des discours qui ont fait l’histoire de la pensée économique, troisièmement, il n’y a aucune réflexion critique sur l’économie et le capitalisme qui apparaît comme la forme « naturelle » des sociétés, en particulier il n’y a rien sur les limites internes à ce régime d’accumulation, et quatrièmement, j’avancerai quelques propositions de rupture par rapport à la science économique : on ne peut pas manquer une réflexion sur l’essence de l’économie lorsqu’on aborde les limites en rapport avec la Terre, le Ciel et les milieux, car c’est ce qui est au cœur des questions que soulèvent la perspective de la catastrophe.
La question des limites de la croissance, une question fondatrice de l’économie politique.
La problématique fondatrice de l’économie politique est celle des conditions de possibilités de la reproduction de l’économie conçue comme un système de relations d’échanges entre classes (Quesnay puis l’école classique) ou entre individus (Walras puis l’école néoclassique). Ce qu’il s’agit de reproduire, c’est ce que les physiocrates nomment les avances qui permettent d’amorcer le cycle de la production courante. Les avances forment le capital de départ, la part de la richesse sociale qui n’est pas consommée, mais qui est destinée à former le capital du prochain cycle de production. Cela signifie que la richesse n’est pas déjà-là, elle n’est pas certaine, elle est placée sous les conditions de sa répartition et circulation dans l’espace marchand. Des proportions doivent être respectées dans la dépense de la richesse sociale afin qu’au terme de la période économique, on retrouve au minimum ce qui a permis d’amorcer le cycle de production. Tout cela tient dans la recherche d’une formule arithmétique pour Quesnay, dont on trouvera une descendance dans la règle d’or de Solow, qui détermine le taux d’épargne s d’une économie associée au taux de capital par tête k qui permet à chaque instant de maximiser la consommation par tête c : à ce taux d’épargne, la productivité marginale du capital est égale au taux de croissance de l’économie, et si enfin le taux d’intérêt réel est déterminé par la productivité marginale du capital, alors la règle d’or stipule que le taux d’intérêt réel est égal au taux de croissance de l’économie. Tout cela est bien connu des économistes, et je n’entre pas dans la discussion de ces nombres d’or, dont la quête remonte à Platon.
Ce qui est remarquable dans l’approche économique, c’est que l’existence même de la société n’est en rien assurée, non pas ici pour des raisons environnementales ou climatiques (sauf peut-être pour les physiocrates, pour qui ce sont les lois de la nature qui s’imposent à la société), mais pour des questions d’accumulation du capital. Le chaos, donc l’effondrement d’une certaine manière, nous guette en permanence, et pour l’éloigner les économistes construisent des modèles pour faire apparaître les conditions d’une croissance économique, conditions qui s’expriment en règles ou en nombres, disons en indicateurs. Les économistes depuis l’entrée dans la Modernité ont une confiance pythagoricienne dans les nombres. Les nombres doivent indiquer la trajectoire des sociétés et guider la politique économique. D’où la permanente querelle des nombres ou des chiffres entre les économistes, qui a gagné nos politiques. Passion pythagoricienne qui a envahi tout le champ des affaires humaines, de la politique, de la sociologie, et bien sûr de l’économie. Les économistes étant probablement ceux qui sont allés le plus loin, ne voyant de réel que ce qui peut être saisi dans des nombres. Hors les nombres il n’y aurait qu’illusions.
C’est là une inquiétude profonde qu’expriment les économistes depuis les débuts de l’économie politique, héritiers en cela de Hobbes : l’état de nature n’est que l’autre nom du chaos, et il n’est pas situé à la fin de l’histoire, mais au début de la réflexion. L’économie politique est une entreprise intellectuelle, théorique, pour nous protéger de l’effondrement qui en permanence nous menace. Il se pourrait que nous ne réunissions pas les conditions pour que l’économie se reproduise et donc pour que la société perdure. Le salut réside dans la croissance, voilà ce que pensent les économistes, et la réalisation de la croissance repose sur le respect de certaines conditions qui sont exprimées en chiffres ou en règles de proportions dans les dépenses de la richesse sociale en vue d’assurer l’accumulation du capital. Selon la représentation que les économistes se font de la réalité, l’existence de la société repose sur le stock de capital et sa reproduction, quoi que l’on mette derrière cette notion de capital, et j’ajoute, que cela vaut pour les économistes bien au-delà du cercle de l’école néoclassique ou standard. Si l’on appelle capitalisme le type d’économie qui repose sur la reproduction du capital, alors le capitalisme est pour les économistes la forme naturelle de la société. L’accumulation du capital n’est que l’autre nom de ce qu’on nomme croissance. Les théories économiques s’interrogent toutes sur les limites de l’accumulation du capital, donc sur les limites de la croissance.
C’est peut-être la théorie de Ricardo qui est la plus explicite sur ce point. Selon cette théorie, que je rappelle ici très succinctement, l’horizon de l’économie tient dans un taux, le taux de profit moyen de l’économie, qui est unique (puisqu’il y a péréquation des taux de profits), puisque les profits sont réinvestis dans le capital pour amorcer la période suivante de production. La croissance de l’économie, soit la croissance de la richesse par tête (= l’enrichissement), dépend de l’évolution du taux de profit moyen de l’économie. Ce taux de profit pour Ricardo mesure la plus ou moins grande difficulté à se procurer de la nourriture, donc à nourrir la population : plus il est élevé plus la nourriture est facile à se procurer et plus il est bas plus il est difficile pour la population de se nourrir (difficile ou facile signifient cher ou bon marché, donc les efforts à consacrer à la production agricole en unités de travail). Les profits que réalisent l’économie nationale selon un taux moyen dépendent en conséquence des conditions de la production agricole, et plus précisément encore du rendement de la terre marginale. Le taux de profit moyen de l’économie est commandé par le taux de profit agricole qui lui-même dépend des conditions de production sur la terre marginale. Ce sont donc les profits agricoles qui déterminent les profits dans toutes les autres activités : les activités agricoles expliquent le taux de profit moyen de l’ensemble de l’économie. Les lecteurs de Ricardo savent que c’est la rente qui joue le rôle central dans la péréquation des taux de profits : ceux-ci varient en fonction de la difficulté à produire sur les terres agricoles qui sont inégalement fertiles, et la rente – qui rémunère le propriétaire qui loue l’usage du pouvoir primitif de la terre (la fertilité de la parcelle en question) – égalise ou aligne le profit moyen sur celui de la terre marginale, qui elle, ne paie pas de rente. La rente est différentielle, et elle est déduite des variations des taux de profit. C’est la rente qui assure la péréquation des taux de profits dans l’économie, toujours par le bas, c’est-à-dire par rapport à la parcelle de terre la moins fertile : c’est ce que veut dire Ricardo lorsqu’il affirme que le taux de profit s’explique par la difficulté à se procurer des nourritures ou les biens nécessaires pour l’entretien de la force de travail que fournit l’agriculture. La productivité du travail sur la terre marginale est moindre que la productivité de la même quantité de travail dans l’industrie. Les profits dans toute l’économie, qui servent à former le capital pour la période économique suivante, dépendent ultimement de la quantité de travail nécessaire pour produire la nourriture des travailleurs sur la terre marginale. La baisse des taux de profit conduit l’économie à un état stationnaire, qui correspond à l’arrêt de la croissance, telle que l’entendent les économistes, c’est-à-dire à la stabilisation des grandeurs économiques par tête.
On voit que la problématique initiale de l’économie politique est la relation entre l’accumulation du capital et le taux de profit : pour Ad. Smith l’augmentation du capital employé devait mécaniquement entraîner une baisse du taux de profit, pour Ricardo cette baisse du taux de profit s’explique par la nécessité de mettre de nouvelles terres en culture qui sont de fertilité inférieure et nécéssitent des quantités croissantes de travail. Pour Smith l’extension des marchés, donc la multiplication des échanges, et l’approfondissement consécutif de la division du travail permettaient d’espérer la poursuite du progrès économique. Pour Ricardo l’état stationnaire, donc l’arrêt de la croissance, était inéluctable. On ne pouvait espérer que repousser temporairement l’avènement de cette issue, notamment par l’ouverture au commerce international qui constitue un substitut à l’immobilité des terres cultivables et à leur rareté. Il y a donc bien des limites à la croissance pour Ricardo. C’est la difficulté à se procurer de la nourriture, ou plus largement les biens nécessaires à l’entretien de la force de travail, qui constitue cette limite. Dit autrement, le développement du capitalisme industriel est freiné par le capitalisme agricole. Une part croissance du capital doit être consacrée à la production agricole au détriment de la production industrielle. L’investissement du capital dans la production agricole vient buter sur l’inégale fertilité des terres et sur la limite physique absolue des terres disponibles pour leur mise en culture. L’idée de « limite écologique » est bien présente, même s’il n’est pas question d’empreinte écologique ni de pollutions, etc.
La démarche de l’équipe réunie autour de Meadows n’est pas la même que celle de Ricardo, puisqu’ils construisent des scenarii sur la base d’extrapolations de données collectées et d’hypothèses. La question sous-jacente au Rapport est : que se passerait-il si la croissance économique se poursuivait, sous certaines hypothèses qu’ils font varier pour avoir différents scenarii ? Jusqu’où peut-on aller dans la poursuite de la croissance ? C’est finalement la même question que se pose Ricardo. Quel est le terme du processus de croissance (d’accumulation du capital) ? Rencontre-t-il des limites et de quelle nature sont ces limites ? Ces limites sont des contraintes, qui sont à la fois naturelles (la fertilité des terres chez Ricardo, l’épuisement des ressources et la limite de la capacité d’absorption des rejets polluants pour l’équipe de Meadows) et techniques (la reproduction et accumulation du capital pour Ricardo comme pour Meadows). Dans l’esprit, ce Rapport n’était en rien novateur, il n’était que le prolongement du questionnement inquiet des économistes quant à l’enrichissement et au chaos qui nous guette : dans un « esprit » tout à fait ricardien, les rapporteurs écrivent d’ailleurs que « la population ne peut croître sans nourriture, la production de nourriture augmente par la croissance du capital, davantage de capital nécessite des ressources, les ressources exploitées deviennent des polluants, la pollution interfère avec la croissance tant de la population que de la nourriture. » (Limits to Growth, p. 89). Il n’est pas jusqu’au chapitre IV sur les effets du progrès technique sur les limites à la croissance qui ne puisse être considéré comme ricardien dans l’esprit, si l’on pense à l’ajout du chapitre « Des machines » à la deuxième édition des Principes de Ricardo, comme solution éventuelle à l’arrêt de la croissance : la limite fondamentale à la croissance pour l’équipe de Meadows, c’est finalement qu’au fur et à mesure que la population mondiale croît et qu’apparaissent des rationnements de la nourriture, une partie croissante du capital est détournée de l’investissement dans l’industrie au profit de l’agriculture, faisant diminuer le produit manufacturé par tête : or, comme pour Ricardo, c’est ce produit manufacturé par tête qui constitue la source de l’enrichissement, alors que la nourriture ne fait qu’entretenir la force de travail. Ce rapport repose sur les aprioris de la pensée économique depuis ses origines. C’est la raison pour laquelle il a d’ailleurs été reçu par les économistes de manière critique, et qu’ils se sont acharnés à en dénoncer les hypothèses et la méthodologie, comme ils le font pour toute modélisation économique. La critique majeure a été un procès en malthusianisme, si je puis dire : Malthus qui a fourni à Ricardo sa théorie de la rente différentielle, dans son Essai sur le principe de population, fait l’hypothèse de taux de croissance de la population et de la production des moyens de subsistance qui restent fixes dans le temps, sans tenir compte de l’adaptation des économies à ces évolutions, notamment du progrès technique. La pression démographique sur l’économie et l’environnement conduit à l’adaptation des techniques de production et des modes de consommation, comme cela a été très bien montré dans les travaux d’Esther Boserup (Évolution agraire et pression démographique, trad. fr. 1970 [1965], Paris, Flammarion). Autrement dit, la familiarité du Rapport avec les modèles standards en économie et avec les sources intellectuelles du questionnement des économistes a totalement occulté l’alarme qui était tirée. Les économistes ont ouvert la boîte à outils de cette modélisation, ils en ont montré les insuffisances, et en conséquence ils en ont rejeté les conclusions comme étant mal fondées et invraisemblables. Les rapporteurs se sont placés sur le terrain des modèles de croissance et de la pensée classique, jusque dans la solution qu’ils proposent et nomment « état d’équilibre » qui n’est autre qu’un état stationnaire. Le Rapport a logiquement été lu comme cela et a reçu les mêmes critiques que les théories de Malthus[1] et Ricardo.
La terre, la nature et les ressources dans le Rapport Meadows : où sont les communs ?
La lecture du Rapport cinquante ans après ne laisse pas de nous surprendre quant aux représentations de la terre et de la nature qu’il charrie. La terre n’apparaît que comme un stock de ressources disponibles en quantités limitées et comme un centre de stockage de nos rejets polluants, agricoles et industriels. Le terme de nature est absent ou pratiquement, en tout cas elle n’apparaît que comme un synonyme de la terre, c’est-à-dire comme un stock dont l’exploitation doit nous fournir des services productifs. L’épuisement des ressources non renouvelables y est abordé comme un problème d’épuisement de réserves de capital, que des substituts synthétiques pourraient remplacer, toujours dans certaines limites. Il n’y a pas de substituabilité absolue entre les ressources naturelles et les ressources synthétiques, mais surtout, leur mise au point et production est consommatrice de capital, et au cours du processus de croissance et d’épuisement des ressources, détourne toujours plus de capital de son affectation à la production industrielle qui seule contribue à l’élévation des niveaux de vie. Là aussi, le Rapport est dans la continuité des travaux et de la conception que les économistes depuis le XIXe siècle se font de la terre et des ressources. Il s’agit de gérer de manière optimale un stock valorisé grâce à un apport croissant de capital. Ce qui pose un problème d’arbitrage dans l’affectation du capital entre différents usages alternatifs ou concurrents. Problème classique d’optimisation, dans la continuité des travaux de Jevons sur la question de l’épuisement du charbon, et de ceux de Hotelling. À mesure que l’on affecte davantage de capital à l’extraction de ressources et à la production de substituts, de moins en moins de capital est affecté à l’industrie et à l’augmentation du bien-être moyen de la population.
Il n’y a aucune réflexion sur les limites de l’appropriation de la terre, des terres arables et des ressources de manière générale. Rien non plus sur les enclosures. Les limites sont uniquement perçues en termes de contrainte physique et de capacités d’absorption des rejets polluants. Ces limites imposent des choix qui sont des arbitrages qui peuvent être déterminés par des calculs et orientés par des indicateurs. Ce qui revient à dire qu’il convient d’internaliser ces limites à nos choix et orientations de politiques : plutôt que de subir les conséquences éventuelles d’un dépassement des limites physiques à la croissance, il convient de nous fixer des limites par des politiques de limitation volontaire de la croissance, par une « transition » vers un état d’équilibre global, compris comme un état stationnaire. L’option retenue n’est donc pas le progrès technique, encore que celui-ci ne soit pas écarté, mais il est imprévisible, non programmable et coûteux. La solution est celle d’une technologie politique ou d’une ingénierie politique. La solution techno-politique pour opérer la transition vers l’état d’équilibre sans croissance est programmable, planifiable. C’est de la biopolitique au sens foucaldien. La population et la nature sont placées sous cette politique, dont elles deviennent des sujets.
Ce qui est frappant dans le Rapport, c’est que la notion de commun est totalement absente. C’est d’autant plus surprenant que les auteurs citent un article de Gareth Hardin de 1963, mais pas celui de 1968 paru dans Science. Comment ont-ils pu passer à côté ? Peu importe la conception des communs et de la tragédie des communs de Hardin, qui a fait l’objet de critiques justifiées de la part d’Ostrom, ce qui surprend c’est que cet article et cette notion soient totalement ignorés. S’ils ont lu l’article de 1968 d’Hardin, ils n’en ont rien retenu pour la rédaction du Rapport, parce qu’ils n’étaient pas en mesure de le recevoir, cela n’appartenait pas à leur jeu de langage. Cela traduit le fait que l’équipe de chercheurs réunis par les époux Meadows n’a pas rompu avec la conception économique de la terre et de la nature, comme stock, à la fois comme stock de ressources à exploiter et comme lieu de stockage de nos rejets polluants. Il faut choisir les limites de notre modèle de développement plutôt que d’avoir à subir les conséquences d’un dépassement des limites de la terre, certes. Mais la terre et la nature ne sont que des pourvoyeurs de ressources et de services pour vivre : c’est une conception purement instrumentale de la terre et de la nature. Et comme tout instrument, il s’agit de s’en servir, à bon escient. D’en tirer le bénéfice des utilisations que nous en faisons. Tout est affaire d’appropriation pour se rendre disponible ce qui est utile à l’amélioration de notre sort, sans réflexion sur l’inappropriable, qui passe par une définition du commun.
La terre et la nature subissent la croissance économique. Elles ne sont traitées que comme des objets passifs auxquels nous nous rapportons en vue de maximiser le bien-être général de la population : nous leurs faisons face, mais jamais n’est suggéré l’idée que nous sommes sur terre et englobé par la nature. L’économie ici est ce métabolisme avec la nature dont parle Marx pour la définir. Terre et nature n’ont d’autre signification que celle de constituer le fonds duquel nous tirons des services productifs en vue de nous enrichir. Ce sont des utilités, des fournisseurs d’utilité. Mais la capacité à fournir de l’utilité est limitée. C’est finalement le vieux concept de rareté qui sert le mieux à définir la terre et la nature. Elles se caractérisent par l’insuffisante capacité à fournir de l’utilité en vue de l’enrichissement. Encore une fois, à aucun moment du Rapport la terre n’apparaît comme notre habitat, comme un bien commun, ni même comme un don. À aucun moment non plus la nature n’apparaît pour sa beauté, précisément ce qui résiste le plus à la réduction utilitariste, puisque le beau ne sert aucune fin.
L’oubli du capitalisme et les insuffisances sur la notion de limite.
Limites physiques externes vs contradictions internes au mode de production capitaliste.
Un autre aspect surprenant du Rapport est l’absence totale de discussion de l’économie à l’origine de cette quête éperdue de croissance, ni de ses fondements éthico-politiques. L’économie n’est pas interrogée. Le terme de capitalisme n’est pas employé dans le livre. Le capitalisme est l’impensé du Rapport, ce qui surprend quand on pense à l’intensité et à la prégnance des débats autour de la critique marxiste du capitalisme à l’époque. Mais il est clair que l’économie sous-jacente à la société de croissance économique est une économie capitaliste. L’économie capitaliste est la forme naturelle de l’économie pour les auteurs, ils n’en envisagent pas d’autre. L’état d’équilibre global qu’ils envisagent dans la dernière partie, soit l’état stationnaire, est encore une économie capitaliste. L’état stationnaire pour Ricardo, comme pour Stuart-Mill (qui est cité), n’est pas la sortie du capitalisme, c’est l’état final du capitalisme. Rien n’est dit sur la durée de cet état stationnaire dans le Rapport : il semble simplement qu’il doive durer le temps que la terre et la population mondiale ait trouvé cet équilibre, permettant la régénération des capacités de la terre à nous fournir ce dont nous avons besoin pour repartir sur un chemin de croissance équilibré, en état d’équilibre avec ce que la nature peut nous fournir, et avec ce qu’elle peut absorber de nos polluants. Il n’y a donc ni bonne ni mauvaise économie pour les rapporteurs, il n’y a que l’économie capitaliste.
Si Ricardo avait clairement posé la question de la limite du processus d’accumulation et d’enrichissement, comprise comme une limite externe à ce processus, liée aux conditions naturelles dans lesquelles se fait l’accumulation, à savoir la rareté absolue des terres agricoles, Marx, injectant la dialectique hégélienne au sein même du processus d’accumulation capitaliste, fera quant à lui apparaître les limites internes à l’expansion capitalisme. Les limites sont ici comprises comme des contradictions internes aux rapports de production capitalistes. Contradictions entre l’accumulation du capital constant devant croître plus rapidement que le capital variable (=travail vivant qui seul ajoute de la valeur), pour en stimuler la productivité et faire face à l’interruption prématurée de la rotation du capital (la durée de vie morale du capital est raccourcie par rapport à la sa durée de vie physique, qui est le temps nécessaire à la réalisation de la part fixe du capital constant, soit à son amortissement), correspondant à une modification de la composition organique du capital, soit du rapport entre le capital constant et le capital variable, pour faire face à la concurrence. Ainsi, selon Marx, la logique même de l’accumulation capitaliste, qui repose sur la concurrence, conduit à une exploitation croissance du travail ou, dit autrement, à une augmentation du rapport entre le capital constant et le capital variable, alors que seul ce dernier engendre de la plus-value : la conséquence en est la baisse tendancielle du taux de profit (c’est la même variable, le taux de profit, qui chez Ricardo et Marx constitue l’horizon du capitalisme, mais il est expliqué différemment, ainsi que son évolution au cours de l’histoire). Il faut toujours plus de capital fixe pour une même quantité de capital variable afin d’en accroître la productivité et comme tous les capitalistes ne sont pas en mesure de faire face à ce coût d’investissement, une partie croissance des capitalistes disparaît pour rejoindre la classe prolétaire. Ces contradictions internes au capitalisme sont en fait les contradictions entre le capital et le travail dans le processus productif. La masse des prolétaires s’accroît face à des capitalistes de moins en moins nombreux, mais concentrant toujours plus de richesses (de capital), exacerbant les inégalités, politiquement insoutenables. Ces contradictions manifestes trouvent leur expression politique dans la lutte des classes, entre capitalistes et prolétaires, devant conduire à la rupture avec le système d’exploitation capitaliste du travail.
Dans le livre III du Capital intitulé Le procès d’ensemble de la production capitaliste, Marx analyse les crises du capitalisme comme « des solutions violentes et momentanées des contradictions existantes, de violentes éruptions qui rétablissent pour un instant l’équilibre rompu. » (1974, p. 262). Le processus est analysé comme suit : « La baisse relative du capital variable par rapport au capital constant, qui va de pair avec le développement des forces productives, stimule l’accroissement de la population ouvrière, tout en créant constamment une surpopulation artificielle. L’accumulation du capital, au point de vue de sa valeur, est ralentie par la baisse du taux de profit, qui hâte encore l’accumulation de la valeur d’usage, tandis que celle-ci, à son tour, accélère le cours de l’accumulation, quant à sa valeur. » (ibid.) Les contradictions internes à la production et croissance capitaliste sont ici patentes, entre le travail mort et le travail vivant, ou entre le capital constant et le capital variable, entre la valeur d’échange et la valeur d’usage, etc. Marx conclut ce passage en affirmant, que « la production capitaliste tend sans cesse à dépasser ses limites qui lui sont immanentes, mais elle n’y parvient qu’en employant des moyens, qui, de nouveau, et à une échelle plus importante, dressent devant elle de nouvelles barrières. » (id., p. 263). Les limites immanentes au capitalisme, qui sont des contradictions internes, le conduisent à rechercher des solutions en vue de les dépasser, qui ne font en fait qu’amener le capitalisme au-devant de nouveaux obstacles, mais qui se font sentir à une échelle supérieure de la production, fragilisant toujours davantage le mode de production capitaliste. L’accumulation du capital ou sa croissance est intenable et doit conduire à l’effondrement même du capitalisme sur ses propres bases. Est-ce que le capitalisme s’effondrera de lui-même du fait de ses contradictions internes, ou bien est-ce qu’il s’effondrera parce qu’il aura rencontré les limites physiques externes de la Terre ?
Le Rapport ignorant totalement la problématique du capitalisme, soit du régime de production qui est sous-jacent à la croissance, en ignore donc également les contradictions. Ce qui a pour effet que les rapporteurs sont totalement silencieux sur les inégalités de ce monde. Il n’y a pas une ligne sur les inégalités économiques internes aux sociétés capitalistes, mais il n’y non plus aucune mention des inégalités abyssales entre les pays riches et les pays pauvres. La situation de ce qu’on appelait alors le Tiers-Monde n’y est pas évoquée. Le défaut de questionnement sur le régime économique de la croissance conduit à l’aveuglement.
Limites externes vs finalité interne de l’économie.
Par ailleurs, les auteurs ont mis en exergue du cinquième chapitre une citation d’Aristote sans en donner la source, même pas le titre de l’ouvrage dont elle est tirée. Il s’agit du Livre VII, chapitre 4 de La Politique. Le texte cité porte sur la taille de l’État, y a-t-il une taille optimale de l’État ou de la Nation ? La seule chose qui semble intéresser les rapporteurs dans la citation, c’est l’idée de limite : il y a une grandeur limite pour l’État, « comme il y en a une aussi pour tout le reste, animaux, plantes, instruments » (1326a35, p. 485 de la trad. Tricot). La grandeur dont il est question ici c’est la taille de la population de cet État. La citation qui est faite est coupée. Elle commence par : « La plupart des hommes assurément s’imaginent que l’État heureux ne peut être qu’un grand État ; mais en admettant qu’ils soient dans le vrai, ils ignorent totalement ce en quoi consiste un grand ou petit État. » (1326a9, p. 483). Puis ils reprennent la citation deux pages plus loin : « Mais il existe en fait une certaine mesure de grandeur pour un État, comme il y en a une aussi pour tout le reste, animaux, plantes, instruments : aucun de ces êtres, s’il est trop petit ou d’une grandeur excessive, ne conservera sa capacité à remplir sa fonction, mais tantôt il aura entièrement perdu sa nature, et tantôt verra sa condition viciée. » (1326a35 – 1326a39, p. 485). La citation incomplète n’est absolument pas reprise par les rapporteurs, qu’elle soit écrite par Aristote ne semble pas les concerner, or, elle fait directement écho au tout début de La Politique, au Livre I, 1, lorsqu’Aristote discute et conteste l’opinion courante qui distingue l’économie de la politique par le nombre d’individus concernés. Cela appelle plusieurs remarques :
D’abord ce dont il s’agit ici c’est de l’État heureux, c’est-à-dire de la finalité de la politique, qui est de permettre aux citoyens de s’épanouir sous des lois justes, donc de vivre une bonne vie, d’être heureux. Paul Ricœur dirait qu’il s’agit de viser une vie bonne avec et pour les autres dans des institutions justes. Un État heureux c’est un État dans lequel il est donné aux citoyens de viser la vie bonne avec et pour les autres, donc dans une communauté où l’État est un Tout qui est plus que la somme d’individus juxtaposés, sous des institutions justes. Ce n’est donc en rien une question d’ordre démographique ou de dénombrement.
Le fait qu’un État ait une fin, indique qu’il a une limite. Tout ce qui a une fin a une limite, une limite naturelle, c’est-à-dire une limite qui est dans la nature de la chose ou de ces êtres dont parle Aristote à la fin de la citation. Que cette limite soit dans la nature de l’être qui est considéré (ici l’État, donc la politique), veut dire qu’il est donné dans l’essence de cet être. Il convient donc d’interroger cette essence, d’en donner la juste définition. Tout être a donc sa mesure propre : elle ne lui vient pas de l’extérieur, contrairement à ce qui est écrit dans le Rapport qui stipule que la croissance de l’économie a sa limite dans la surface limitée de la terre. Cette assertion traduit l’absence de réflexion sur l’être de l’économie, pour en trouver la limite, ce qui accompagne une recherche de la finalité de l’économie.
Si l’on dépasse la mesure, non pas une contrainte externe comme l’est la limite de la croissance à laquelle il est fait référence dans le Rapport, mais la mesure interne, propre à l’être considéré, alors il ne peut plus atteindre sa finalité, ou accomplir sa fonction, fonction qui est sa vertu : ce par quoi cet être atteint l’excellence dans son être, ici l’État heureux. Par défaut il perd sa nature, par excès il est vicié comme le dit Aristote. Soit, par défaut, lorsque l’État est trop petit, se réduisant à la communauté familiale – qui est la communauté naturelle la plus petite pour Aristote – l’homme politique en vient à se confond avec le despote ; soit, par excès, lorsque l’État devient trop grand et par là-même trop puissant, il devient un empire au service de la seule expansion et de l’accumulation de pouvoir et de domination.
Ce qui est passé sous silence dans la citation, c’est ce qui est écarté et mis entre parenthèses. L’État a une œuvre à accomplir, c’est-à-dire une vertu qui est de permettre à une vie humaine d’exceller dans l’action, et d’être de ce fait heureuse. Ce qui passe par une certaine mesure dans la Loi, qui est un bon ordre, qui est de l’ordre du bon. Un ordre bon a nécessairement une « juste limite », comme le suggère Aristote. Il faut entendre cette juste limite en plusieurs sens : d’abord, l’ordre bon est un ordre juste, et la justice est toujours dans un rapport à une limite, qui ne lui est pas extérieure mais dont elle est la recherche interne ; ensuite, cette juste limite s’inscrit dans une grandeur qui l’accueille ou dont elle fait partie, cette grandeur est ici le bien d’une vie qui cherche le bonheur.
Tout cela s’applique aussi à l’économie. Et c’est d’ailleurs l’objet du Livre I de La Politique, à laquelle le passage cité fait écho, qui est une recherche sur la nature de l’être qu’est l’économie, passant par la découverte de sa finalité interne, et donc de sa mesure propre et de sa juste limite. C’est cette recherche qui permet à Aristote de distinguer une bonne économie d’une mauvaise économie. Or, la mauvaise économie est précisément une économie de croissance, qui ne se réfère plus à sa limite propre et à la juste mesure qui est dans sa nature d’être économique, qui a perdu cette limite et qui est viciée, ne permettant plus à l’économie de remplir sa fonction, d’être juste et bonne pour la vie humaine.
L’état stationnaire ou l’état d’équilibre global est-il cette bonne économie ? La réponse est simple et négative. L’état stationnaire ne se comprend que comme l’aboutissement d’une économie de croissance, comme l’interruption du cycle de la croissance. C’est donc effectivement par épuisement des ressources de la croissance que l’on atteindra cet état stationnaire. C’en est le terme naturel, parce que c’est à l’extérieur que se situe cette limite contre laquelle la croissance vient buter. L’économie capitaliste de croissance, qui n’est autre que l’économie chrématistique faite système, s’entretient d’elle-même précisément au-delà de la juste mesure et de la limite propre à la bonne économie. C’est dire que l’on est déjà dans « la condition viciée » de l’économie. Que l’accumulation du capital s’interrompe – soit parce que l’on a dépassé les capacités de la terre à fournir le nécessaire et à absorber les polluants, soit parce que l’on aurait décidé de volontairement arrêter temporairement le processus pour en éviter les conséquences vicieuses –, ne nous fait pas revenir mécaniquement à la bonne économie, à sa limite propre ou à sa juste mesure.
L’équipe réunie autour des Meadows reste confiante dans la capacité à piloter l’économie et à la faire atterrir doucement vers cet état stationnaire. Ils considèrent donc l’économie comme un être technique qui se laisse piloter comme une machine. L’économie est vue comme un objet de maîtrise. Selon cette représentation l’économie n’est pas une dimension de notre condition humaine. C’est simplement un artifice qui pourvoit à nos besoins, une sorte de machinerie à laquelle nous faisons face, un instrument de médiation avec la terre pour satisfaire nos besoins illimités. Nous sommes dans un monde fini, nous avons des besoins infinis, nous nous rapportons à ce monde fini par l’économie. L’économie est une technologie médiatrice entre nos besoins et les ressources pour les satisfaire. Elle est entre nous et la nature ou la terre. Comme toute technologie nous pouvons en améliorer les performances, le rendement, et en changer. Ce que proposent les rapporteurs, c’est une amélioration des performances de notre économie capitaliste, notamment des performances énergétiques, en diminuant l’empreinte que nous laissons sur la terre (ce qui est d’ailleurs salué dans les rapports ultérieurs de 1992 et de 2004), et un ralentissement de cette machine pour éviter la surchauffe et surtout au-delà d’un certain point la pénurie de carburant alimentant la machine. C’est l’impression que laisse le modèle qu’ils ont construit pour définir les différents scenarii de trajectoire du monde. C’est une solution technocratique à l’échelle du monde. Ce rapport est l’expression de l’esprit de la calculabilité et planification de toutes choses caractéristique des Temps modernes. À aucun moment, le capitalisme n’est discuté et remis en cause.
Dans le Rapport, l’économie est une réalité qui nous est extérieure, c’est un être technique et la connaissance de cet objet technique, de son mode d’existence pour paraphraser Simondon, s’appelle la science économique. C’est une science de la régulation fonctionnelle de l’économie. La machine économique s’est emballée, il convient de la réguler pour qu’elle fonctionne en état d’équilibre global. La terre n’est que le « local » où cette économie est logée, entreposée. Elle n’appartient pas ou ne relève pas de notre condition humaine, c’est-à-dire de ce que font les humains, de ce qu’ils font en commun pour faire monde. L’économie n’y est pas le monde de la vie.
Sortir de l’économie politique et retrouver l’économie du monde de la vie.
Le Rapport Meadows de 1972 a fait grand bruit au moment de sa publication. Mais, s’il a d’abord impressionné par ses conclusions alarmistes, il a vite été repris par les débats théoriques internes à l’économie politique, qui ont discuté la pertinence de la méthodologie et les graphiques, extrapolations, et indicateurs chiffrés. L’économie politique étant une science de la mesure et de quantités, une science de la mise au point de mesures en vue d’orienter les politiques et choix collectifs, c’est bien entendu sur ces mesures chiffrées que les économistes se sont opposés. Cela a aussi eu pour effet de déplacer les débats de l’écologie sur le terrain de ces mesures. Pour gagner en crédibilité les discours de l’écologie se sont placés sur le terrain des mesures, des chiffrages et de la recherche d’indicateurs alternatifs. Cela est d’ailleurs salué par Meadows dans le dernier Rapport de 2004. Or, on ne sortira pas des querelles de chiffres qui sont aussi des querelles de méthode. Cela divertit les discussions académiques de l’essentiel : quel est « l’être » de l’économie, pour le formuler à la manière d’Aristote ? Quelle est la vertu propre à l’économie ? Ou encore quelle est l’œuvre à réaliser de l’économie ? Car, tout être – on dirait plutôt aujourd’hui tout étant, et l’économie est un étant – a une finalité, c’est ce que veut signifier la demande en direction de l’œuvre à réaliser.
Il est manifeste que la croissance ou l’accumulation du capital, ou encore l’enrichissement ne peuvent fournir la réponse à cette question, puisque la croissance, l’accumulation ou l’enrichissement n’ont pas de limite ou de mesure propre, ils se perdent dans le mauvais infini, alors même que la finalité donne la mesure propre de toute chose. La fin est toujours en même temps le terme. Or, puisque l’économie est une dimension de notre condition humaine, il faut que cette finalité corresponde à celle de la condition humaine. Cette fin, selon Aristote c’est le souverain bien ou la bonne vie. La finalité de l’économie est donc essentiellement liée à la vie, mais pas la simple vie ou juste le vivre, c’est-à-dire les seules fonctions vitales. Pour l’homme, la vie ce n’est pas seulement fonctionner, ce n’est pas réaliser des fonctionnements comme le pense Amartya Sen, ce n’est pas non plus produire, mais c’est un accomplissement par l’action. Je n’entre pas plus avant dans la philosophie de l’action (d’Aristote à Blondel et Arendt), mais j’indique seulement que l’action suppose un monde, ce qui n’est pas la même chose que la nature. Ce qu’on appelle monde ne se confond pas avec la Terre ou avec la nature, mais suppose la nature et notre condition terrestre. Les tentatives de relocalisation des activités économiques, de communautarisation de la vie économique autour de communs locaux à l’écart ou en marge de la marchandisation sans limite des rapports inter-individuels, peuvent probablement se réclamer de certaines dimensions de l’économie éthique d’Aristote, mais ne constituent pas des solutions à la hauteur du défi inouï qu’est aujourd’hui la menace pesant sur le commun de la Terre, du Ciel et des climats, ainsi que de la biosphère. Nous n’avons pas de science pour ce qui est un commun global. Nous avons des savoirs et des pratiques pour préserver des communs locaux, mais le commun global qu’est la Terre – pour désigner le Tout de ce qui permet à la vie en général et à la vie humaine de se déployer et de s’épanouir –, échappe à nos sciences sociales, à nos mesures et indicateurs. Et donc, nous ne savons pas « construire » une politique de la Terre, ou mieux, une économie politique de la Terre. Nous ne sommes tout simplement pas équipés intellectuellement pour relever ce défi. Il ne peut en conséquence être question de proposer une troisième voie, qui serait autre que l’économie domestique « naturelle » ou le capitalisme, avec sa variante planificatrice centralisée qui a malencontreusement été désignée comme socialisme, avec laquelle il est maintenant confondu. Il s’agit plutôt de retrouver sous les constructions conceptuelles et sous nos indicateurs et mesures d’économie politique, destinées à nous rendre comme « maîtres et possesseurs », ou plutôt aujourd’hui comme « maîtres et liquidateurs » de la nature, la vérité d’une économie à la mesure de l’homme et de sa nature terrestre. Cette économie n’est pas construite, elle n’est pas artificielle, mais elle est toujours déjà-là, et jamais perdue, mais cachée, recouverte, oubliée. Il s’agit donc de la rendre manifeste, à même cette économie capitaliste qui la masque.
Husserl a formé l’expression de « monde-de-la-vie », soit la Lebenswelt. Le monde de la vie, c’est le monde qui nous est donné d’avance, antérieurement à toutes nos constructions scientifiques et savoirs, c’est le monde, « le » monde qui nous est commun à tous. Au fond de notre expérience et sous-jacent à nos connaissances scientifiques, il y a quelque chose qui nous est commun, et qui permet de comprendre que nous puissions agir en commun, c’est ce monde de la vie. Ce monde de la vie est le monde vécu, ou encore le monde qui est éprouvé, à la différence du monde construit dans nos concepts par les sciences : les sciences procèdent par expérimentations, ce qui n’a rien à voir avec l’expérience que nous faisons du monde commun. Tout nous vient dans ce monde de la vie par don. Tout nous est donné. Mais dans le monde professionnel, dans le monde scientifiquement élaboré, dans la vie quotidienne guidés par le souci de s’adapter à un monde « piloter » par nos sciences et techniques, notre rapport au monde est totalement médié par nos connaissances, dont celles de l’économie politique, qui nous éloignent totalement de ce que nous éprouvons ou vivons du monde de la vie. Or, le fond de validation de tout ce que nous vivons, c’est le monde donné d’avance éprouvé dans nos vécus. Ce monde de la vie est aussi une économie. Dans l’économie du monde de la vie, nous éprouvons la vraie richesse comme donation d’un donné. Ce donné c’est le commun de l’épreuve du monde, qui, n’étant pas conceptuellement ni scientifiquement construit, est un monde naturel. Cette économie du monde commun de la vie est une écologie, une économie écologique.
Je ne peux pas développer ici ce qu’il faut entendre par là. Mais il me suffit de dire que dans l’économie du monde de la vie nous éprouvons la nature terrestre, avec son Ciel et la Terre, et les différents milieux avec les vivants, non seulement comme donnés – or, ce qui est donné est ce qui est le plus éloigné de ce qui est produit ou de ce que nous pouvons produire, donc le plus éloigné de la croissance et de ses mesures – mais aussi comme commun, ce qui appelle l’altérité des autres et le besoin d’autrui. Les mesures construites par la science économique et les sciences sociales en général, ainsi que par les sciences naturelles, ne prennent leur sens que dans le monde abstrait de nos constructions théoriques, mais pas dans le monde vécu et éprouvé en deçà de ces constructions. A chaque fois que nous ajoutons de nouveaux indicateurs, nous nous éloignons davantage de ce monde de la vie. Ces indicateurs, indices et autres mesures sont construits en vue de nous rendre précisément maîtres de ce qui nous échappe, à savoir notre condition humaine, notre condition naturelle et terrestre, notre condition de vivant, etc. Or, l’économie du monde de la vie, éprouvée dans le vécu sans la médiation des constructions théoriques et en particulier des quantifications et des mathématiques, est une économie non seulement vécue, mais également reçue, c’est une économie du don. Le don est hors de toute mesure, il est incommensurable à nos mesures théoriques, il est immense au sens propre de ce qui dépasse toutes les mesures. Il ne se laisse pas enfermer dans les mesures et indicateurs. La Terre avec sa nature nous sont données, nous ne savons pas réparer le don. Nous savons prendre, transformer, détruire, mais nous ne savons pas réparer le don. Cela nous échappe et échappe à toute science.
Retrouver cette vérité de l’économie du monde de la vie n’est pas fait pour nous aider à trouver une solution à un problème auquel nous faisons face. D’une part, (a) la catastrophe écologique, le dérèglement climatique, l’extinction des espèces, etc., ne constituent pas un problème au sens de ce qu’il faut résoudre par une technique (toute solution de problème est technique), mais constituent désormais la condition dans laquelle nous vivons : nous ne sommes pas face à un dérèglement climatique ou face à l’extinction des espèces, mais nous sommes dans le dérèglement climatique et dans cette histoire d’extinction des espèces et de perte de biodiversité. Nous ne sommes donc pas extérieurs à cette réalité, mais nous faisons partie de cette réalité, nous y vivons. Un problème est toujours quelque chose de construit face à nous : ne pas résoudre un problème ne nous empêche pas de vivre. La catastrophe écologique n’est pas un problème extérieur qu’il s’agirait de résoudre, mais c’est la nouvelle réalité dans laquelle nous devons vivre, et qui trouve dans notre manière de vivre collectivement (parce que la catastrophe en question s’explique en grande partie par ce que nous ne nous considérons que comme une collection d’individus juxtaposés menant des vies séparées, n’ayant aucun dessein commun) sa cause profonde. En retrouvant la vérité de l’économie du monde de la vie comme d’une économie du commun du monde éprouvé dans la vie, et qui pour cela met la vie en commun – ce que le capitalisme n’est pas totalement parvenu à détruire, et qui resurgit sous des formes fragiles en ce monde –, nous pouvons espérer faire reparaître le caractère manifeste du commun de ce monde et de la vie. Comme tel, cette redécouverte de l’économie du monde de la vie est un (second) manifeste communiste. À savoir être une source d’espérance. L’espérance n’est pas dans la construction et l’empilement de nouveaux indicateurs en vue d’orienter des choix politiques, fussent-ils cosmopolitiques. D’autre part, (b) une vérité, puisqu’il y va ici de la vérité du monde de la vie comme don du monde et de la vie, don de la vie dans un monde et don d’un monde à la vie, une vérité donc, n’est pas faite pour agir ou pour produire des effets. La vérité n’est pas du côté de l’effectivité. Mais une vérité, quelle qu’elle soit, est faite pour être entendue, pour être méditée. Il ne s’agit pas bien sûr d’opposer à l’hyper-activisme des sociétés contemporaines une attitude de retrait hors du monde ou une posture méditative, mais la vérité doit se diffuser et être entendue dans ce qu’elle dit. Ce qu’elle dit porte sur le don, comme fait d’une donation : le terre, le ciel, les milieux, les vivantes, nos semblables et l’altérité, nous n’en sommes pas les fabricants ou producteurs, nous ne les avons pas choisis. Nous n’avons pas choisi notre condition. Cela ne nous donne pas de droit d’appropriation de ce qui est là jusqu’à épuisement ou destruction, mais cela nous confie une responsabilité ou même un devoir – auquel le capitalisme et les discours de l’économie politique nous soustraient, fondant leur logique du discours sur l’individualisme propriétaire –, qui n’est pas simplement de conservation au sens où cela devrait rester intact, car nous devons toucher cela pour en faire usage, bon usage. La lucidité de l’usage c’est de na pas détruire, mais d’entretenir, car n’ayant pas de droit exclusif sur ce qui se trouve là à notre disposition, cela, ce qui est donné, ce qui arrive par don, doit conserver sa signification de donné en commun. Il faudrait trouver un mot pour exprimer que le donné n’est jamais exclusif, mais toujours commun, un peu comme les Grecs avaient un verbe pour dire l’agir en commun, to koinonein. La donation nous arrive peut-être toujours singulièrement, mais à un « je » qui est un autre parce qu’il est un « nous ». La vérité de l’économie du monde de la vie éveille en soi le nous sans lequel il n’y a pas de je. C’est là l’espérance que peuvent susciter ces retrouvailles avec l’économie du monde de la vie.
Références :
Aristote, (1995, [1962]). La Politique, trad. J. Tricot. Vrin, Paris
Boserup Esther, (1970 [1965]). Évolution agraire et pression démographique, trad. Métadier. Flammarion, Paris
Hardin Gareth, (1968). “The Tragedy of the Commons”, Science, Vol. 162, n°3859, pp. 1243-1248
Malthus Thomas R., (1992 [1803]). Essai sur le principe de population, trad. P. et G. Prevost, 2 vol. GF-Flammarion, Paris
Maréchal Jean-Paul, (1992). Préface in Malthus (1992 [1803]), p. 7-55.
Marx Karl, (1974 [1933]). Le Capital. Critique de l’économie politique. Livre Troisième : Le procès d’ensemble de la production capitaliste (Tome I), trad. C. Cohen-Solal et Gilbert Badia. Éditions sociales, Paris
Meadows Donella H., Meadows Denis, Randers Jörgen, Behrens William W., (1972). Limits to Growth. Universe Books, New York
Ricardo David, (1970 [1817]). Principes de l’économie politique et de l’impôt, trad. non renseignée. Calmann-Lévy, Paris
[1] Jean-Paul Maréchal dans sa préface à l’édition de l’Essai de Malthus chez GF-Flammarion en 2 volumes termine celle-ci en écrivant : « Mais si l’on pense, au contraire, que la substance de l’Essai réside dans l’avertissement que la Terre constitue un espace clos et un fonds borné, alors Malthus précède d’un siècle et demi le Club de Rome et ses courbes exponentielles. » (1992, p. 55).
Penser la science à l’heure de l’Anthropocène
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Par Alexis Kraft (professeur agrégé au lycée français de Zurich)
Parler de science est, aujourd’hui, périlleux. On la voit à la fois farouchement attaquée et fermement défendue. Ses énoncés sont mis en doute, relativisés, décrédibilisés par les uns et sa méthode et ses résultats sont ardemment défendus par les autres. Qui donc a raison ? Faut-il trancher entre les sceptiques radicaux qui refusent d’admettre les conclusions des études scientifiques ou bien faire ce que toute raison humaine devrait faire : adhérer aux propositions de la science comme à ce qui, seul, échappe au doute ? Ou bien y a-t-il là une fausse alternative ? D’un côté, les premiers semblent aller trop loin en relativisant la vérité scientifique, invalidant sans analyse précise les développements de la médecine par exemple. De l’autre, les scientifiques nous livrent aujourd’hui un étonnant spectacle : tantôt dans leur rôle de chercheurs ils publient des études, tantôt dans celui de citoyens ils prennent position sur des sujets qui leur échappent autant qu’ils échappent à la méthode scientifique elle-même[1]. Pourtant, refuser de prendre position sur cette question, ou bien suspendre son jugement, c’est donner raison aux premiers. Il faut donc examiner le problème et se demander ce qui a bien pu se passer pour que la science – ou plus exactement la vérité scientifique – entre en crise[2]. Il faut dire que le contexte n’aide pas. Nous sortons, pour un temps au moins, d’une crise sanitaire d’ampleur et nous avons eu comme seuls moyens pour comprendre ce qui se passait les discours parfois contradictoires de certains scientifiques qui, ne sachant plus très bien ou s’arrêtait leur champ de compétence, se sont aventurés par moments dans les zones où la vérité n’est plus aussi claire et distincte, celles de l’éthique ou de la politique notamment ; première imprudence. Allons même encore plus loin : qu’il s’agisse de la crise sanitaire ou bien encore de la crise environnementale – qui fait davantage l’objet de cet article – la science se donne à voir sous deux fonctions : celle qui progresse, qui transforme et que l’on écoute parfois avec fascination et celle qui alerte, qui propose et qui semble pourtant prêcher dans le désert. On se sent sommés de faire un choix mais encore une fois qui doit-on croire ? Ceux qui annoncent pouvoir résoudre les problèmes climatiques par davantage de science, alors même qu’elle semble être la cause par son mariage largement consommé avec la technique des difficultés que l’on cherche à résoudre ? Ou bien ceux qui prennent le risque d’avertir nos sociétés de l’excès, du danger qu’il y a à vivre comme on le fait, alors même que les avantages que nous promet la technoscience n’ont jamais été aussi alléchants ? Car enfin, les preuves du succès de la science ne sont plus à faire ! Si nous accordons à la science ce privilège de nous dire la vérité, alors acceptons ses promesses avec la foi d’un transhumaniste ! Mais là se glisse peut-être un autre problème. Affirmer que la science énonce des vérités ne signifie pas pour autant qu’elle est seule à pouvoir le faire, ni qu’elle tient le seul discours pertinent pour comprendre le monde : deuxième imprudence. Tout d’abord parce qu’elle explique, et ne comprend donc pas, mais aussi parce que les théories qu’elle énonce peuvent et doivent être discutées. En un mot, parce que ses vérités ne sont pas absolues. Avons-nous, en disant cela, franchi la ligne à ne pas franchir ? Avons-nous donné raison aux sceptiques en reléguant la science au rang des opinions ? Assurément non. Clarifions notre propos : si deux voix discordantes se font entendre, c’est peut-être parce qu’il y a bien deux locuteurs différents. Nous distinguerons donc assez simplement d’une part la technoscience, c’est-à-dire la méthode destinée à l’élaboration de lois (science) et finalisée par la transformation du donné naturel au moyen de la technique (pratico-utilitaire), et d’autre part ce que, faute de mieux pour l’instant, nous appellerons la science. Nous tenons le mélange des discours pour responsable de cette confusion qui fait que nous ne savons plus à quelle science nous vouer. Une fois posée la distinction, il nous faudra d’abord comprendre ce qui caractérise la science moderne à son apparition et montrer par-là pourquoi elle nous apparaît définitive et indépassable. Mais il ne nous échappera pas qu’elle entre dans un nouvel âge que d’aucuns qualifient de nouvelle ère. L’Anthropocène amène la redoutable question des conditions de possibilité de la vie humaine telle que nous la connaissons. Que cette nouvelle ère conduise les scientifiques à exercer leur savoir différemment, voilà qui paraît assez sage. N’est-ce pas d’ailleurs au fond le message que le célèbre mathématicien Grothendieck nous laisse au seuil de ce XXIe siècle ? Mais justement, nous dira-t-on, cet homme aussi brillant fût-il a osé poser la question redoutable : « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? »[3]. Et bien nous répondrons qu’il a cessé de participer à la recherche scientifique sous le prisme de l’utilité pour continuer à penser comme mathématicien. Nous devrons donc analyser les critiques adressées à la technoscience pour montrer en quoi la questionner n’est pas refuser tout discours scientifique mais simplement faire ce que notre époque exige : penser la science. Ce faisant, non seulement nous échappons aux critiques d’antihumanisme souvent associées à cette démarche critique, mais nous montrons que l’absence de critique ruinerait les possibilités même d’exercice de la science. Reprenant Arendt, sans qui cette réflexion ne saurait être menée, nous postulerons enfin l’existence d’une autre science, d’une autre manière de faire de la science, qui mettrait la « mortalité de fait (de l’homme) au rang des conditions élémentaires qui rendent possible chacune de ses tentatives scientifiques »[4]. Une telle discussion n’est encore une fois pas neuve. La théologie médiévale, et particulièrement celle de Bonaventure, nous aidera à tracer les contours de cette science-là qui existe pleinement comme discours sur le monde mais pas comme seul discours. Réinscrire la science dans la pluralité des discours sur le monde sans pour autant nier sa vertu heuristique et son rôle dans la poursuite du vrai nous semble une des leçons bien utiles que nous a transmise la pensée médiévale.
Saint François d’Assise
Où la science se sépare de la théologie.
La naissance de la science moderne : d’un étonnement à un autre.
S’il est si difficile de proposer un discours critique sur l’action de la technoscience, ce n’est pas seulement parce qu’un tel discours heurte ce que l’on appelle l’humanisme, mais aussi parce qu’elle a produit des bienfaits que nous mesurons tous – du moins en Occident – quotidiennement. Qu’il s’agisse des prouesses de la médecine, de la facilité déconcertante des moyens de transports, ou bien encore des multiples objets qui nous entourent, tout semble louer non plus un Créateur transcendant mais plutôt la raison humaine capable de tant de merveilles. Là se trouve l’argument redoutable : critiquer cette science-là reviendrait à faire œuvre de mauvaise foi. Imaginez-vous revenir au temps d’avant la technoscience après avoir profité du confort qu’elle apporte à l’humanité. On voit l’argument : il consiste à lister tout ce qui, dans le monde moderne, apporte la preuve du succès de la science. Mais il cache un autre argument plus subtil : s’attaquer à la technoscience c’est aussi s’empêcher de découvrir, s’amputer de possibilités encore inconnues. On pourrait presque dire que ce sont là les arguments de la science moderne à sa naissance, en tout cas au moment où elle est pensée comme telle. C’est en effet en des termes proches que s’exprime Bacon dans La Nouvelle Atlantide dans laquelle il assigne à la technoscience – pensée ici de manière utopique – une finalité bien précise : « Notre fondation a pour fin de connaître les causes, et le mouvement secret des choses ; et de reculer les bornes de l’Empire humain en vue de réaliser toutes les choses possibles. »[5] Réaliser toutes les choses possibles par l’union de la technique et de la science, voilà qui résonne particulièrement à nos oreilles modernes. N’est-ce pas ce que prétend faire l’ingénierie la plus évoluée en promettant l’augmentation de nos capacités, de notre espérance de vie, et même de nos horizons qui ne se limiteraient plus à la Terre seule ? Évoquant la biologie, la chimie, la mécanique, l’optique et l’imagerie médicale, Bacon insiste toujours sur la nouveauté des outils comme des savoirs. La nouveauté dont il est question n’est pas simplement relative à ce qui est alors connu en Europe, il s’agit d’une nouveauté radicale, d’un saut dans l’inconnu des combinaisons possibles au sein d’une nature devenue presque entièrement artificielle. Les manipulations sur les végétaux et les animaux sont un bon exemple de ce que Bacon entend par nouveauté : « Nous avons aussi l’art de faire pousser des plantes par simples mixtures de terres, sans y mettre de semence, et nous parvenons ainsi à produire de nouvelles plantes, différentes des variétés communes, ou à changer certaines espèces en d’autres. » Il y a là une fascination dans le récit qui rappelle cette fascination toute contemporaine de nos chercheurs en biologie de synthèse qui, à en croire N. Bouleau, ont un goût avéré et immodéré pour « l’innovation combinatoire » : « Cette propension est impressionnante. Cela dépasse infiniment ce que la culture avait coutume d’appeler la libido sciendi, il s’agit d’une véritable addiction. »[6]
Deux choses sont remarquables dans le récit que fait Bacon de cette cité tout entière consacrée à la science et à la technique. La première est l’apparent paradoxe entre d’une part les résultats de cette nouvelle technoscience et les propos d’ordre éthique que l’on trouve quelques lignes plus loin. En effet, pour atteindre les résultats promis, c’est-à-dire produire « ce qui nous paraît bon et propre à guérir diverses maladies et à conserver la santé », il faut aller explorer des lieux encore inconnus au sein de la nature. Il faut aller plus loin que là où seul l’œil nu peut nous amener : « Nous avons même le moyen de voir des objets situés au loin, dans le ciel par exemple, ou dans des endroits éloignés, et de faire paraître les objets proches lointains, et les objets lointains proches : ainsi nous falsifions les distances. » Nous sommes familiers des télescopes et des microscopes, il n’y a rien là de très utopique pour nous aujourd’hui. Mais si l’on prête attention à la formule qui clôt cette citation, on peut toutefois être surpris. Que veut dire ici « falsifier les distances » ? En quoi sont-elles rendues fausses ? Il est évident qu’elles ne sont falsifiées que par rapport à notre œil qui, sans l’aide de la technique ne parviendrait pas à voir ce qu’il voit au moyen de l’instrument. C’est donc l’instrument qui falsifie. On pourrait dire aussi que ce qui est donné à voir n’est pas conforme à ce que nos sens seuls perçoivent. Autrement dit pour atteindre l’efficacité attendue, la technique couplée à la science, à la manière d’une cause instrumentale (conjointe, faudrait-il oser), se doit de s’éloigner du réeltel qu’il se donne à percevoir par les seuls sens. Le paradoxe apparaît quand, quelques lignes plus loin, Bacon écrit : « nous détestons toute tromperie et tout mensonge. » Ce précepte impose à « tous les confrères de présenter les choses telles quelles, sans adultération, sans leur prêter en rien une allure usurpée de prodige ». Alors de deux choses l’une : soit les instruments ne falsifient ni les distances ni les phénomènes, et les savants – qu’il faudrait presque appeler ingénieurs – peuvent ne pas mentir ; soit les phénomènes sont d’emblée falsifiés – ce qui semble être le cas – et alors les ingénieurs n’ont pas vraiment d’issue. A moins que l’injonction porte en réalité sur autre chose. C’est la seconde chose à remarquer dans le récit. Car finalement ce qui ne doit pas être présenté comme prodigieux, c’est le phénomène naturel. C’est d’ailleurs ce que l’on retrouve exprimé chez Descartes, le contemporain de Bacon, dans son Traité du monde et de la lumière :
Sachez donc, premièrement, que par la Nature je n’entends point ici quelque Déesse, ou quelque autre sorte de puissance imaginaire, mais que je me sers de ce mot pour signifier la Matière même en tant que je la considère avec toutes les qualités que je lui ai attribuées comprises toutes ensemble, et sous cette condition que Dieu continue de la conserver en la même façon qu’il l’a créée.[7]
Absolument rien ne doit apparaître comme prodigieux dans la nature. La nouvelle physique est nécessairement démystifiante. Voilà la première leçon. L’enjeu est de taille : il en va de l’émancipation de la théologie qui ne doit plus exercer sur la science sa domination, sans quoi les possibles seraient irrémédiablement réduits à peau de chagrin. Et pourtant le récit de Bacon fait étale de prodiges continuellement. Cependant, ce qui est prodigieux n’est plus à chercher dans la nature mais dans la technoscience elle-même. Le lecteur ne peut que s’émerveiller des tours et des bassins, des laboratoires et des espaces consacrés aux instruments les plus perfectionnés. Bacon détourne l’émerveillement aristotélicien : plus d’étonnement face au vivant dans sa composition comme le fait le Stagirite au début des Parties des animaux, mais une admiration nouvelle face aux pouvoirs de la technoscience.
A l’origine de la science moderne : le rapport de force avec la nature.
La deuxième grande leçon que l’on peut tirer de ce nouveau rapport à l’étonnement nous est transmise par Kant. Il faut à ce propos prendre le temps de relire la Préface de la Seconde édition de la Critique de la raison pure. On peut distinguer très schématiquement dans ce texte trois parties. La première analyse les raisons pour lesquelles les sciences que sont la logique, les mathématiques et la physique ont atteint un degré de stabilité et se sont effectivement constituées comme sciences. La deuxième montre pourquoi il n’en est pas allé de même pour la métaphysique et élabore une critique de cette discipline. La troisième enfin montre quels sont les enjeux pratiques d’une critique de la raison pure telle que la propose l’auteur. C’est essentiellement la première partie qui nous intéresse ici. Remarquons d’emblée que le propos de Kant n’est pas aussi lyrique que celui de Bacon. Ceci ne veut toutefois pas dire que l’émerveillement est absent du texte kantien, bien au contraire. L’auteur admire les prouesses des sciences logiques et mathématiques et ne tarde pas à décrire le changement de la physique opéré par Galilée, Torricelli ou Stahl en termes forts élogieux. D’où vient cet éloge ? Du fait, pour le dire synthétiquement, que la physique a suivi les mathématiques. Kant résume ainsi la trouvaille de Thalès : « pour savoir sûrement quoi que ce soit a priori il ne devait attribuer aux choses que ce qui résulterait nécessairement de ce que lui-même y avait mis, conformément à son concept. »[8] Il n’est pas trop difficile de comprendre cette démarche pour nos intelligences formées à la géométrie déductive. Nous apprenons précisément cela lorsque nous passons de l’observation des figures dans les premières années de collège à la formalisation des énoncés à partir d’axiomes ou de définitions. L’élève qui réalise ce passage des sens au concept réalise du même coup la puissance démonstrative des mathématiques et entre de ce fait dans l’apprentissage de cette science après la longue propédeutique des années qui ont précédées. Ceci est pour Kant le signe évident que les mathématiques ont avancé et continueront de le faire sur une voie sûre. Il ne reste qu’à appliquer cela à la physique. En dépit du changement d’objet – la physique porte sur les êtres sensibles et non plus sur les êtres de raisons comme les mathématiques – Kant fait l’éloge de ces savants qui ont fait entrer la physique dans cette ère nouvelle. Il est à noter que le passage en question débute par une référence à Bacon et ce qui est dit ici éclaire nous semble-t-il de manière évidente le propos de l’auteur de la Nouvelle Atlantide. Tout d’abord le propos reprend ce qui a été dit au sujet des mathématiques : les pionniers de la nouvelle physique « comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans et qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu’elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle. » Ces quelques lignes sont essentielles pour comprendre ce qui est advenu à la science moderne. Le point de départ est clair : la physique a pris la voie des mathématiques en partant à la recherche de lois immuables fondées non plus sur l’enquête minutieuse menée à partir des faits observés et conforme à la méthode inductive, mais bien plutôt sur la déduction pure à partir d’hypothèses formulées par la raison seule. Ce qui est premier dans cette physique naissante n’est plus le donné naturel en tant qu’il est puissance d’engendrement (phusis), mais la raison elle-même comme puissance de législation. Suivons encore la lettre de ce texte : il faut bien convenir que la raison ainsi posée change de place et devient, à l’instar du soleil pour Copernic, le centre du système de la connaissance. On pourrait dire qu’elle n’a en quelque sorte rien à apprendre de la nature. Plus exactement qu’elle ne trouve dans la phusis aucun savoir. La nature devient une simple occasion de découvrir son propre savoir. La raison s’en sert, elle en use comme d’un expériment. Pour le dire encore autrement, c’est à l’occasion d’expériences sur les objets de la physique que la raison développe une connaissance qui prend, par le fait même de cet éloignement de principe avec le phénomène physique, les contours d’une science sûre. C’est ici qu’il faut prêter attention aux analogies. Kant suggère deux comparaisons : l’une avec le maître et l’autre avec le juge (plus loin viendra celle du policier).
Il faut donc que la raison se présente à la nature tenant, d’une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordants entre eux l’autorité de lois, et de l’autre, l’expérimentation qu’elle a imaginée d’après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qui plaît au maître, mais, au contraire, comme un juge en fonctions qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose.[9]
Évitons d’abord le contre-sens qui consisterait à dire que le physicien pourrait faire abstraction de la nature. Il perdrait de ce fait son objet. La nature est certes présente mais dans un face-à-face bien différent : non plus celui du maître face à son élève mais plutôt celui de l’accusé face à son juge. Pourquoi rejeter d’emblée l’analogie avec l’écolier ? Deux raisons semblent pouvoir être avancées : la première porte sur la nature du savoir du maître et l’autre sur ce qu’un tel apprentissage implique du côté de l’écolier. Tout d’abord, le maître enseigne ce qui lui plaît, comme si la connaissance était le fait du désir et non pas de la raison. Il y a quelque chose de très indécis dans ce savoir qui vient apparemment du fait que la nature n’enseigne pas : à la rigueur, elle suggère. Ce n’est pas elle qui opère les liaisons entre les phénomènes ; et se mettre à son école, c’est tâtonner bien plus que savoir. Par suite, l’écolier à la merci d’un tel savoir croit apprendre mais ne progresse pas. Il se voit dépendre du maître de sorte que nulle autonomie dans le savoir n’est possible. Il faut donc rejeter cette analogie au motif, nous semble-t-il, qu’il y aurait là retour à la minorité et perte de cette autonomie dont l’auteur fait une finalité de toute philosophie pratique.[10] Il reste donc l’image du tribunal. La nature se voit forcer de répondre aux questions de ce « juge en fonctions » qu’est la raison. Nous proposons de garder de cette analogie deux éléments : d’une part l’éloignement du juge et d’autre part la contrainte subie par l’accusée. Au tribunal, bien plus encore que dans la relation de maître à l’élève, la distance se donne à voir. La nature ne revêt plus la robe du savoir mais porte les vêtements de l’accusé. C’est la raison qui trône revêtue des signes du pouvoir. De même que le juge se doit d’être à distance, surélevé au-dessus de l’accusé pour symboliser la contrainte et le pouvoir qu’il a de le condamner, la raison se pense distante du phénomène naturel, plus haute que lui puisque seule capable de modifier son état en en comprenant les lois. Le juge ne poursuit pas un but théorique en interrogeant mais celui, pratique s’il en est, de rendre la justice par l’imposition d’un châtiment. Si l’on suit donc cette analogie, la science progresse à mesure qu’elle interroge la nature non pas dans le but de la connaître mais de la transformer. On doit donc pouvoir évaluer la science à partir de ses résultats, ce qui est précisément le sens de la première phrase de la Préface : « Si dans le travail que l’on fait sur des connaissances qui sont du domaine propre de la raison, on suit ou non la voie sûre d’une science, c’est ce qu’on peut juger bientôt d’après le résultat. »
Un nouveau rapport à la vérité : de la theôria à l’efficacité.
Le lien entre la science et la théorie, ou les théories, est pour nous une évidence. On parle d’ailleurs de « théories scientifiques » comme d’autant de produits de la science. Il faut donc faire un petit détour par le sens de ce terme. Le concept de théorie nous vient des penseurs de l’Antiquité grecque pour qui la theôria évoquait un certain regard, la contemplation d’un ordre, plus précisément celui du cosmos. Cette contemplation n’était pas séparée de la pratique, au contraire, de sorte que l’on peut définir la théorie comme un certain regard de l’intelligence conduisant à une pratique imitant ce qui est contemplé. Ne nous trompons pas ici sur le sens du terme « pratique » : il s’agit pour les philosophes Grecs, du domaine de l’action humaine, de l’activité par laquelle l’homme s’humanise : l’éthique et la politique.
Le sens commun est souvent méfiant face à la théorie et nous exprimons cette méfiance par ce proverbe souvent répété : « C’est vrai en théorie mais ça ne l’est pas en pratique ». Nous sommes soupçonneux face aux théories soient au motif qu’elles paraissent se contredire soit encore qu’elles ne produisent pas suffisamment d’effets dans la réalité. Nous voulons des théories qui soient efficaces, et notre éloignement de l’Antiquité grecque se mesure aussi à cela : nous semblons n’avoir que faire d’un savoir qui se veut contemplatif. Deux choses nous séparent donc des Anciens sur ce point : nous avons construit nos théories sans nous appuyer sur l’idée presque religieuse d’un ordre cosmique et nous nous méfions de tout discours qui pourrait nous y ramener. D’où vient alors notre fascination pour les théories scientifiques ? Probablement du fait qu’elles n’ont pas grand-chose à voir avec cette theôria grecque mais qu’elles nous placent comme transformateurs du réel plutôt que contemplatifs d’un monde auquel nous appartenons. Essayons de cerner chez ceux qui inaugurent la science moderne le sens qu’ils donnent à ce concept-là. C’est bien en fonction de ce nouveau sens que nous apparaîtra alors le véritable but de la science moderne.
Dès la Lettre préface aux Principes de la philosophie, Descartes note sa volonté de s’éloigner des théories anciennes et particulièrement de celles d’Aristote, au motif qu’elles ne peuvent plus s’appuyer sur des fondements solides. Il s’agit de fonder une nouvelle science, qui trouve son appui dans l’évidence, c’est-à-dire dans la clarté et la distinction avec laquelle la raison saisit une proposition. La méthode est intuitive puis déductive et ne s’apparente plus à cette quête aristotélicienne qui partait des effets pour remonter aux causes avec le souci du sensible qui caractérise le Stagirite. Une fois encore, l’exigence de mathématiser la science est cruciale. Les fondements étant posés, la nouvelle physique se chargera de supporter les autres sciences que Descartes se propose de rebâtir : la mécanique, la médecine et la morale. C’est donc parce que la science antique dépendait trop de son objet et ne fondait pas assez son propos sur la puissance de l’intuition et de la déduction qu’elle n’a su produire ni physique solide (elle s’est même révélée comme un obstacle dans l’élaboration du modèle copernicien) ni médecine efficace. Pour ce qui est de la morale, il convient d’en discuter plus loin. Cet argument selon lequel la théorie digne de ce nom se doit d’être efficace se retrouve dans le texte que Kant écrit pour invalider le proverbe que nous citions au début de ce paragraphe : « C’est vrai en théorie mais non en pratique ». Pourquoi est-il irrecevable ? Justement parce qu’il néglige le fait que la pratique n’est rien d’autre que l’accomplissement de la théorie. Kant prend l’exemple suivant : celui d’un artilleur. Qu’est-ce au fond qu’un bon artilleur ? N’est-ce pas celui qui parvient à atteindre la cible qu’il vise et à causer les dommages qu’attend son général ? A l’évidence il n’est point besoin qu’il connaisse pour ce faire les lois de la gravitation exprimées dans les équations de Newton, ni celles des forces de frottement qui vont s’exercer. Il faudrait étudier longtemps la physique et la météorologie avant de pouvoir participer à la bataille, ce qui semble absurde. L’artilleur se forme autrement : il pratique. Il apprend l’efficacité à l’école de la pratique bien plus qu’en apprenant des théories. Mais, dit Kant, il y a là une incohérence. En effet, si l’artilleur échoue dans son tir c’est justement qu’il ne possède pas encore le contenu théorique. Pour le dire en termes kantiens, il faudrait même tenir que la pratique est la véritable théorie au sens de la théorie complète. Ceci paraît convainquant et difficile à réfuter. Nous avons en effet plutôt tendance à valider une théorie par sa capacité à agir sur la réalité dont elle parle. Remarquons toutefois dans cet exemple le glissement de sens : nous ne parlons pas de pratique dans le même sens lorsque nous comparons Kant et Aristote. Les Grecs avaient en vue la praxis, l’activité humanisante de l’éthique-politique. Kant ici s’intéresse à la capacité qu’a l’entendement de produire les lois qui nous permettent de transformer le réel. Bien sûr, l’auteur de Théorie et pratique est au fait de la distinction qu’il formalise lui-même entre la raison qui légalise (théorie de l’entendement) et la raison qui légifère (théorie de la raison). Mais justement, ce point nous paraît fondamental, il sépare nettement les deux rôles au point que la théorie scientifique ne se mesure plus à sa capacité de faire agir politiquement ou éthiquement l’homme mais plutôt à sa capacité à agir sur l’objet physique, à le transformer. Et il ne peut en être autrement si l’on veut que la science reste science. Ce faisant, la science renonce à être théorie pure et peut tout à fait devenir la technoscience que nous connaissons. C’est d’ailleurs ce que montre bien Husserl dans la Crise des sciences européennes : sa critique porte justement sur le fait que la science a pris pour finalité des intérêts techniques perdant ainsi de vue la theôria qui, sans cesser de guider l’action humaine, n’en demeure pas moins contemplation.
Le problème de la contemplation est qu’elle nous place apparemment dans un champ que nous, Modernes, souhaitons voir bien séparé de celui de la science : celui du religieux. C’est d’ailleurs le sens de la démarche kantienne : cartographier la raison pour en montrer les limites de telle sorte que la science, la métaphysique et par suite la religion cessent de pénétrer dans le territoire de l’une ou de l’autre, semant au passage la plus grande confusion. Il y a bien là un changement dont la modernité naissante est parfaitement consciente. La question que nous posons est celle de savoir si une telle démarche est toujours pertinente à l’ère de l’Anthropocène.
Il est important pour conclure de remarquer les conséquences contemporaines des thèses que nous avons abordées. Il semble pertinent, à partir de cette opposition entre la technoscience et la theôria, chargée d’une signification religieuse, de revenir sur quelques passages d’un des mathématiciens les plus importants du siècle précédent, Bertrand Russell. Dans un texte fameux intitulé The Scientific Outlook, on lit ceci :
Nous pouvons chercher la connaissance d’un objet parce que nous aimons l’objet ou parce que nous souhaitons avoir du pouvoir sur lui. La première impulsion conduit au genre de connaissance qui est contemplatif, la deuxième au genre qui est pratique. Dans l’évolution de la science l’impulsion qui vise le pouvoir l’a emporté de plus en plus sur l’impulsion qui cherche l’amour. L’impulsion qui vise le pouvoir est incarnée dans l’industrialisme et dans la technique gouvernementale. Elle est incarnée également dans les philosophies connues sous les noms de pragmatisme et d’instrumentalisme. Chacune de ces philosophies soutient, au sens large, que nos croyances concernant un objet quelconque sont vraies dans la mesure où elles nous rendent capables de le manipuler de façon avantageuse pour nous-mêmes. C’est ce que l’on peut appeler une conception gouvernementale de la vérité. De la vérité ainsi conçue, la science nous offre une quantité importante ; effectivement il ne semble pas y avoir de limite à ses triomphes possibles. À l’homme qui désire changer son environnement la science offre des outils d’une puissance étonnante, et si la connaissance consiste dans le pouvoir de produire des changements que l’on a en vue, alors la science nous procure la connaissance en abondance.[11]
Ce texte vient préciser un point que nous avons pour l’instant laissé de côté : celui du rapport qu’entretiennent science et technoscience relativement à la vérité. S’il est vrai qu’une science est une connaissance vraie, il est crucial de définir le vrai. Or c’est ici que la comparaison entre Anciens et Modernes prend son sens. Si le but assigné à la science physique était pour les Grecs et jusqu’au Moyen-Âge de « sauver les phénomènes » pour reprendre l’expression fameuse de la pensée platonicienne, il n’en va plus de même au seuil de la modernité. Il s’agit plutôt de définir les lois non plus dans une posture contemplative – qui confine un peu trop à la compréhension – mais dans une volonté d’agir par la maîtrise des éléments[12] qui correspond bien à la démarche explicative. Si l’explication est la bonne, alors elle doit pouvoir permettre maîtrise et prédiction. Remarquons alors que seule la science a été capable d’atteindre cet objectif avec éclat. C’est donc à elle que revient le droit de se dire vraie. De là à penser qu’elle est la seule à pouvoir se qualifier ainsi, il n’y a qu’un pas… que nous ne franchirons pas. Car s’il est une chose que la crise environnementale nous apprend, c’est que la technoscience n’est plus en mesure de maîtriser les conséquences des actions qu’elle permet, sauf si elle retrouve un certain contact avec le réel, si elle décide de s’en rapprocher (contrairement à ce que nous disait Bacon), de se remettre à son école (contrairement à ce que nous disait Kant), de le voir avec un regard plus contemplatif (contrairement à ce que Descartes nous disait dans son Traité du monde et de la lumière). Nous proposons donc de retenir, au terme de ce premier point, le constat que Russell exprime dans son texte : « Graduellement, cependant, l’aspect de la science comme connaissance est repoussé à l’arrière-plan par l’aspect de la science comme pouvoir de manipuler la nature »[13]. La conséquence qu’il pointe plus loin dans son ouvrage est à relever aussi : « Par conséquent, c’est seulement dans la mesure où nous renonçons au monde en tant qu’amoureux de lui que nous pouvons le conquérir comme ses techniciens. Mais cette division dans l’âme est fatale à ce qu’il y a de meilleur en l’homme »[14]. Il nous reste donc, après avoir élaboré les critiques que la période que nous traversons nous donne à penser, à rétablir la fonction et la valeur d’une science véritable pour notre temps.
Éléments de critique.
2.1. La contradiction du scientisme et la nécessité de repenser la science.
La technoscience est donc devenue notre monde. Tout d’abord parce que nous sommes environnés de ses productions et que la technologie polarise une part importante de nos activités ; ensuite et surtout parce que notre regard sur le monde est devenu technoscientifique. Lire le monde par le prisme du calcul, de la raison instrumentale, est désormais pour nous monnaie courante. Raisonner sur les éléments naturels en termes de ressources, sur les humains au travail en termes similaires ne choque plus, du moins plus assez pour faire prendre conscience qu’il y a là un réductionnisme à l’œuvre. Mais ceci n’est pas le point le plus saillant. S’installe désormais dans les discussions une attitude révélatrice d’un rapport au monde marqué par ce qu’il convient d’appeler le scientisme. En bref on pourrait situer le propos à partir de deux prémisses. 1. Nous avons besoin de propositions vraies (la vérité étant comprise comme vérité pratique au sens moderne) pour lutter contre l’obscurantisme et transformer efficacement le monde. 2. Seule la science (technoscience) est capable d’atteindre cette vérité ; elle seule possède la capacité de dire le vrai et, par son lien étroit à la technique, de rendre efficaces les propositions. De ces deux prémisses on tire aisément la conclusion suivante : la technoscience porte les promesses de résolution des problèmes qui touchent notre temps (et qui toucheront les temps suivants). Prenons quelques instants pour montrer logiquement l’invalidité d’un tel raisonnement. Tout d’abord, affirmer que seule la technoscience est capable de déterminer ce qui est vrai implique que la méthode scientifique est suffisante pour cela. Mais la proposition elle-même : « seul ce qui peut être démontrer scientifiquement est vrai » ne peut être démontrée scientifiquement. Il y a là un cercle logique qui suffit à invalider la prémisse. Nous pouvons également analyser non plus la proposition mais l’attitude de confiance qu’elle suppose. Russell, dans un texte célèbre qui oppose la science et la religion écrit ceci :
Un credo religieux diffère d’une théorie scientifique en ce qu’il prétend exprimer la vérité éternelle et absolument certaine, tandis que la science garde un caractère provisoire : elle s’attend à ce que des modifications de ses théories actuelles deviennent tôt ou tard nécessaires, et se rend compte que sa méthode est logiquement incapable d’arriver à une démonstration complète et définitive.[15]
L’objet de la critique est le suivant : la religion prétend atteindre un degré de vérité tel que nulle réfutation ne peut être entreprise. Voilà ce qu’il faut entendre ici par vérité absolue : une proposition admise, tenue pour vraie, de manière immuable et par conséquent irréfutable. La science, nous dit l’auteur, ne peut pas tenir un tel propos puisque par définition, elle procède par conjectures et réfutations, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Popper. Si les énoncés de la science peuvent – et même doivent – être discutés, remis en question et, le cas échéant, remplacés on peut dire en toute logique que la vérité atteinte n’est que provisoire. Cependant prêtons attention à l’opinion qui prévaut depuis quelques décennies sur la place publique et que dénonçait déjà Grothendieck dans un article de 1971. L’objet de son texte est de montrer la forme que revêt le scientisme et les risques qu’il fait peser sur notre civilisation. Pour décrire cette idéologie scientiste, il énonce six mythes qui viennent appuyer le discours scientiste pour en faire une nouvelle église universelle comme le propose le titre de cet article. Regardons un peu plus en détail ce premier mythe :
Seule la connaissance scientifique est une connaissance véritable et réelle, c’est-à-dire, seul ce qui peut être exprimé quantitativement ou être formalisé, ou être répété à volonté sous des conditions de laboratoire, peut être le contenu d’une connaissance véritable. La connaissance « véritable » ou « réelle », parfois aussi appelée connaissance « objective », peut être définie comme une connaissance universelle, valable en tout temps, tout lieu, et pour tous, au-delà des sociétés et des formes de cultures particulières.[16]
Nous n’avons pas de peine à admettre cela : seule la connaissance scientifique – comprise comme le résultat d’études quantitatives et fondées sur des analyses mathématiques – peut mériter le statut de connaissance. Ce-faisant, nous installons la science dans une place qui est dévolue à la religion si l’on en croit le propos de Russell. L’attitude de confiance en ce discours que décrit Grothendieck n’est rien d’autre que le credo religieux opposé à la démarche scientifique d’après Russell. Ce n’est donc pas simplement logiquement mais aussi pratiquement que le scientiste se contredit. Une telle contradiction implique donc de penser à nouveaux frais la science, sa nature, sa fonction et sa valeur. Commençons donc par cerner l’autre erreur incluse dans le premier mythe du scientisme posé par Grothendieck.
Ce que savoir scientifiquement veut dire.
Si l’on reprend la formulation du premier axiome scientisme, on trouve en substance ceci : seul ce qui peut être exprimé quantitativement peut être qualifié de connaissance véritable. Il y a là un point qu’il faut examiner plus attentivement. Une telle affirmation est dans la droite ligne des premiers penseurs de la science moderne. En effet parler de quantité implique qu’il y ait mesure ce de cette quantité. Comment alors mesurer le réel, ou pour faire plus simple, disons, la nature ? Première étape : la réduire à de la matière. C’est l’équivalence cartésienne : la nature n’est rien d’autre que la matière. Comme telle, elle peut être soumise à une mesure. Elle ne se traduit d’ailleurs que dans ce langage de la mesure que sont, en partie, les mathématiques. Ceci rejoint la fameuse phrase de Galilée : « le grand livre de la nature est écrit en langage mathématique ». Il y a donc au seuil de la rupture moderne avec la science classique héritée d’Aristote cette préférence accordée à la quantité sur la qualité. Il n’est alors pas étonnant que Kant fasse des mathématiques le modèle sur lequel les autres sciences doivent se former, comme on l’a vu dans le texte de la Seconde Préface de la Critique de la raison pure. Lorsqu’il analyse un peu plus en détail cette posture intellectuelle, Grothendieck tire un autre postulat, un autre mythe du scientisme, du précédent. Dans l’article précité, il écrit :
La conception « mécaniste », « formaliste » ou « analytique » de la nature est le rêve de la science (…) En dernière analyse, toute la réalité, comprenant l’expérience et les relations humaines, les événements et les forces sociales et politiques, est exprimable en langage mathématique en termes de systèmes de particules élémentaires, et sera effectivement exprimée ainsi dès que la science sera assez avancée. A la limite, le monde n’est qu’une structure particulière au sein des mathématiques.[17]
Nous pouvons lire dans ce que décrit le prolongement de l’idée galiléenne poussée dans une plus grande complexité mais toujours dans cette tradition d’interprétation quantitative du réel. Prenons alors cette thèse au sérieux et voyons ce que les mathématiques ont à apprendre aux sciences qui les ont choisies pour modèle. Il ne s’agit pas ici d’exposer les problèmes complexes abordés par les mathématiciens du XXe siècle sur la question des fondements des mathématiques mais de partir de quelques conclusions issues de travaux qui détaillent ces points[18]. Repartons de l’idée principale que tout phénomène naturel peut être appréhendé de manière quantitative par les mathématiques couplées aux sciences physiques ou bien à celles du vivant selon l’objet naturel étudié. Il reste à montrer que les mathématiques sont non seulement fiables mais de surcroît complètes. Ainsi nous disposerons d’un langage parfaitement adéquat à la réalité qu’il veut décrire et expliquer. N. Bouleau montre dans son travail d’analyse que cette idée domine dans les mathématiques du XIXe et du début du XXe avec l’idée d’une clarification de la syntaxe mathématique. Ce projet culmine dans ce qu’il est convenu d’appeler le programme de Hilbert[19]. La conviction qui anime le mathématicien allemand réside dans le fait que tout problème mathématique peut recevoir une solution. L’enjeu de la clarification de la syntaxe mathématique culmine ici dans cette volonté de résoudre tout problème. Ce n’est pas sans raison qu’il est écrit sur l’épitaphe de sa tombe : « Nous devons savoir. Nous saurons. » Tout le problème est qu’une telle certitude résiste mal aux travaux qui suivront et qui seront publiés en 1931 par Gödel. Les profanes savent que ses travaux traitent d’indécidabilité, d’incomplétude, mais il est peu aisé de comprendre ce que cela implique. Il convient donc d’aller directement à la conclusion que tirent N. Bouleau et D. Bourg dans Science et prudence :
Le système de l’arithmétique, pour autant qu’il dépasse les seules addition et soustraction, au fondement de toute science, est un système incomplet. Quelle que soit la clarté et la fermeté de ses axiomes, ils n’en permettent pas moins d’engendrer, suivant les règles rigoureuses qui sont celles de la discipline, des énoncés dont il est impossible de décider de la vérité ou de la fausseté. Le système est ainsi incomplet. Autrement dit, notre connaissance des entiers est et sera toujours limitée.[20]
On pourrait dire qu’il y a un problème qui concerne uniquement les mathématiques et même plus particulièrement l’arithmétique. Mais il faut tout d’abord noter avec N. Bouleau que « depuis les années 1930, on a montré que de nombreux systèmes, autres que les théories mathématiques, sont assez complexes pour posséder ces propriétés d’incomplétude et d’indécidabilité. »[21] On pourrait enfin noter que les mathématiques en tant qu’elles permettent la mesure de toute la réalité réduite à de la seule matière informent toutes les sciences. Il apparaît donc évident que les sciences physiques mais aussi la biologie se voient engagées dans la voie d’un nouvel apprentissage : celui de l’humilité d’un savoir qui se sait limité. S’il est une leçon à retenir des développements mathématiques des années 1930 c’est bien celle d’un paradoxe : la science nous conduit à l’acceptation que nous ne savons ni ne saurons complètement ; et d’une proposition, qui résonne comme un écho lointain du haut Moyen-Âge : celle d’une docte ignorance.
La fonction de la science : perspective critique
Derrière l’idée que la science – comprise ici comme technoscience aidée par les mathématiques – est l’arme contre toute ignorance se cache en réalité une autre représentation véhiculée par le scientisme : l’idée que seule la technoscience peut répondre aux problèmes posés à l’humanité. La fonction de la science devient là encore religieuse : sauver l’humanité en proie à ce que la nature lui impose. Il semble d’ailleurs difficile d’attribuer une autre fonction à la science. En effet, pourquoi vouloir percer les secrets de la nature sinon pour améliorer la vie de l’homme ? Penser qu’il y a une autre fonction possible de la science ne risque-t-il pas de conduire à la fin d’un progrès de la civilisation considéré pour nombre de contemporains comme une évidence ? Il y a là pourtant ce que l’on pourrait, à la suite d’Habermas, appeler proprement une idéologie. Avant d’examiner en quoi consiste l’idéologie, il faut bien partir d’un constat qui vient réfuter le mantra du progrès. La technoscience peut bien évidemment améliorer la vie de l’homme sur Terre mais elle peut aussi conduire à la disparition des conditions d’habitabilité de la planète – comme nous le montre l’époque que nous traversons. Quoiqu’il en soit, elle suppose définie ce qu’est la vie bonne pour l’homme, une vie de bien-être assurée par ses soins. C’est précisément ici qu’elle tombe dans l’idéologie, étant incapable de fonder théoriquement la réponse qu’elle présuppose comme évidente. Elle prétend voir alors qu’elle est aveugle.
Réglons tout d’abord ce point. Comprendre la technoscience comme autoréférentielle suppose qu’on ne puisse pas justifier son apparition dans le monde des hommes. Or Jaspers montre bien qu’elle apparaît comme « volonté primitive de savoir, dont la science ne peut apporter de justification ». C’est qu’en fait « la science ne peut pas répondre à la question de sa propre signification ».[22] Nous reviendrons plus loin sur ce que peut signifier cette « volonté primitive de savoir », qui semble être la caractéristique propre du regard scientifique et qui pourtant prend une autre forme dès lors que l’on examine la technoscience.
Pour préciser ce point, partons de l’analyse que fait Marcuse de l’essor de la science moderne. On pourrait dire, pour résumer le propos dense de L’Homme unidimensionnel, que la rationalité moderne a élaboré un nouveau paradigme : celui de la domination. L’auteur se propose d’analyser comment cette nouvelle rationalité, après avoir réuni technique et science dans un même projet de domination de la nature, engendre des rapports sociaux eux-mêmes marqués par la domination.[23] Ce projet prend racine dans la méthode propre de la technoscience, nous dit l’auteur. Il nous fait alors remonter à la logique qui préside à la méthode scientifique moderne. Il oppose la logique « mathématique » à celle qu’il appelle « dialectique ».[24] Les deux formes de logiques s’opposent relativement à leur prise en compte de l’objet. La logique mathématique, poursuit Marcuse, élimine ce qu’il appelle la négativité de l’objet. Qu’est-ce à dire ? On pourrait éclairer le propos par deux compléments. Tout d’abord, cela semble assez simple à première vue, la logique mathématique simplifie le donné réel. En ce sens, un mathématicien comme Grothendieck souligne aussi ce caractère réducteur de toute démarche scientiste – comprenons ici de la réduction de tout discours épistémique à celui de la technoscience. Dans le fameux article déjà mentionné il liste les mythes caractéristiques du scientisme. Ce sont ces mythes (particulièrement le troisième intitulé : « la conception mécaniste, formaliste ou analytique de la nature est le rêve de la science ») qui « introduisent des simplifications énormes dans la complexité fluctuante des phénomènes naturels et de l’expérience humaine ». [25] En second lieu, la logique mathématique implique qu’il ne soit fait aucun cas des jugements que nous portons sur le réel. Il s’agit de le traiter comme s’il nous était étranger, comme si lui faisions face dans une extériorité radicale. Or c’est précisément sur ce point que la logique dialectique vient s’opposer à la logique mathématique. Il est pertinent à ce stade de citer un passage plus long dans lequel Marcuse indique une voie qu’il nous faudra bientôt explorer :
« La réalité donnée a sa logique propre et sa vérité propre ; pour les comprendre en tant que telles, pour les transcender, il faut une logique différente, une logique contradictoire. Elles appartiennent à des formes de pensée, qui dans leur structure même sont non-opérationnelles ; elles sont étrangères aux méthodes opérationnelles de la science et au même titre aux comportements opérationnels ; leur concrétude historique s’oppose à un mode de pensée où l’ordre de la quantité et des mathématiques devient la norme. La logique dialectique s’oppose à toute organisation administrative de la pensée ; elle s’oppose en même temps à tout empirisme « pur », à tout positivisme qui soutient un monde où règnent le mensonge et la domination ».[26]
Commençons par éclairer la fin du passage. On pourrait interpréter le propos en revenant à la notion de réalité. La technoscience fondée sur la logique mathématique déréalise l’objet en le simplifiant, en l’extériorisant. Mathématiser l’objet, c’est en fin de compte l’idéaliser. Mais il ne s’agit pas alors, pour la nouvelle science à fonder sur la logique dialectique, de revenir à un strict rapport sensible à l’objet. Il y aurait là une confusion car le réel ne se donne ni simplement comme objet pour les sens, ni simplement comme objet pour la raison : le réel est un hybride de rationnel et d’irrationnel au sens où il est saisi par la raison autant qu’il lui échappe. Si la technoscience est née d’une démarche dualiste (qui consiste en l’occurrence à penser la séparation entre le rationnel et le réel sensible), il semble donc pertinent de situer la logique dialectique non pas dans le monisme strict que serait un matérialisme positiviste mais dans ce que D. Bourg appelle un monisme réflexif.[27] Ces quelques lignes de Marcuse paraissent en même temps indiquer un passage, une volonté d’ouvrir une voie. Habermas, commentant le propos de l’auteur, le remarque immédiatement : « Marcuse a parfois la tentation de suivre cette idée d’une Science nouvelle en relation avec la Promesse d’une « résurrection de la nature déchue », cette dernière étant une idée que la mystique juive et protestante a rendue familière ».[28] Habermas y voit là un vœu pieux et en aucun cas un projet pertinent ; il relève d’ailleurs certains passages dans lesquels Marcuse ne semble plus aussi aventurier. Mais qui serait sûr de lui au moment de penser un nouveau paradigme ? Les arguments que retient Habermas peuvent s’énoncer ainsi : il n’y a pas de substitut plus humain que la science liée à la technique puisqu’il faudrait, pour que la proposition d’une nouvelle science puisse voir le jour, renoncer à la nature technicienne de l’agir humain. Prenons l’argument d’Habermas et voyons si, dans un temps où la science et la théologie se parlaient encore, il était possible de penser une science et une technique déliées de toute recherche de domination.
Quelques propositions de résolution : Où la science renoue le dialogue avec la théologie.
Résumons notre propos : la science moderne place dès ses débuts l’étonnement non plus sur l’objet de la connaissance mais sur le sujet connaissant, ou plus exactement sur la raison humaine. Le statut accordé à la raison devient alors problématique : fuyant le caractère théorique du savoir qui ne saurait aller sans une perspective contemplative, la modernité naissante s’oriente vers une visée pratique de la connaissance qui se donne notamment à voir dans les conceptions de Russell et sa réflexion sur la vérité pratique atteinte par la science. Pour autant, l’usage du qualificatif « pratique » ne va pas sans poser problème puisqu’il est entendu sans lien avec les domaines du politique ou de la morale qui, pourtant, informent toute action humaine. La technoscience prend donc sa source dans une rationalité ni théorique ni pratique, au sens classique du terme. Notre époque semble nous inviter à un renouvellement de la pratique et la crise environnementale que nous traversons depuis déjà plusieurs décennies a mis en évidence cette exigence de responsabilité[29]. Il convient donc de réfléchir à une autre manière de penser la science qui s’inscrive dans une visée définitivement pratique, c’est-à-dire non séparée d’une réflexion morale et politique. Nous voudrions soutenir qu’une telle conception de la science ne pourrait se faire que si elle retrouve en même temps une portée théorique, au sens classique du terme.
3.1. Un lointain écho médiéval : le débat entre Bonaventure et R. Bacon.
Pourquoi revenir à une discussion vieille de sept siècles sur un sujet, qui plus est, où le progrès scientifique et technique a rendu obsolète bien des propositions ? Cet argument est souvent utilisé pour discréditer d’emblée tout recours à une étude des penseurs médiévaux. Pourtant les penseurs du XIIIe siècle que nous allons lire ici se placent justement à une croisée des chemins qui n’est pas si différente de celle qui se dessine devant nous. L’article de L. Solignac, sur lequel nous nous appuyons ici, souligne en quoi le débat entre nos deux auteurs montre « une différence d’approche qui ne distingue pas seulement Bonaventure et Roger Bacon[30], mais les tenants d’une conception de la nature plus qualitative à ceux qui accordent une importance grandissante à la quantité, et donc aux mathématiques, qui constituent « la porte et la clef » des sciences, pour Bacon. »[31] S’orienter aujourd’hui dans un nouveau paradigme qui serait plutôt celui d’une science qualitative suppose que l’on ait compris la teneur des arguments de Bonaventure hier.
Le point de départ de l’article comme de notre réflexion est l’interrogation sur la connaissance de la nature. Est-elle possible ? Quelle forme prend-elle ? Quel usage permet-elle de la nature elle-même ? Pour ce qui est de sa possibilité, il ne fait aucun doute que nos deux auteurs tiennent une position similaire. La nature est comme un livre – l’expression n’est pas particulièrement galiléenne – dans lequel il est possible et éminemment désirable d’y lire l’œuvre de Dieu. Ce livre n’est pourtant pas d’une lecture aisée et ce en vertu des secrets qui l’émaillent. Toute la question porte donc sur la possibilité de déchiffrer ces secrets et sur la pertinence d’un tel projet. Le désaccord entre nos deux auteurs apparaît tout d’abord dans l’usage qu’ils font de la notion d’expérience. L. Solignac explique que « Bacon a étendu la notion d’expérience, si prégnante dans la spiritualité franciscaine en général et dans la théologie symbolique et mystique de Bonaventure en particulier, à la pratique de la science : la « science expérimentale » doit permettre non seulement de connaître la nature en général, mais de la mettre à l’épreuve et, si possible, d’agir sur elle. »[32] Remarquons ici que la connaissance des secrets de la nature va de pair avec l’idée du salut de l’homme. Mais c’est précisément sur ce point qu’un élément saillant distingue Bonaventure et Roger Bacon. Là où Bonaventure considère qu’il n’est pas pertinent pour le salut de l’homme de vouloir lever tous les secrets de la nature, Roger Bacon considère au contraire que, ce faisant, il mène une exploration qui pourrait être utile au salut. Il y a, dans cette position, quelque chose qui rejoint l’émerveillement de celui qui se sait capable de percer tous les secrets d’un monde que le vulgaire ne parvient pas à connaître. Il n’est pas impossible de voir dans cette conception de la science expérimentale le rejet de l’ignorance ou plutôt de l’inconnaissance. Qu’il existe de l’inconnu ne résonne pas comme un appel à l’humilité, mais bien au contraire comme une incitation à l’expérience. Il nous faut dire un mot ici de la manière dont est conçue cette science : elle prend la forme, dans le propos de Roger Bacon, d’une science alchimique qui imite les capacités de transmutations qui sont dans la nature. Un passage de l’Opus minus, cité par L. Solignac, montre parfaitement cela. Roger Bacon convient que la fonction de l’art – il faut entendre ici celle de la technique – est d’imiter et de perfectionner la nature. Par la connaissance des propriétés de la nature, il devient alors possible de prolonger la vie des corps infirmes, mais aussi de fabriquer de l’or bien plus facilement que ne le fait la nature elle-même.[33] Deux choses sont à noter ici : premièrement, la science expérimentale revendiquée par Bacon va de pair avec un art, une certaine technique. Il y a bien là les prémisses d’une technoscience. Deuxièmement, cette science expérimentale et technique se montre capable de produire en quelque sorte une autre nature, en imitant les processus qui sont à l’œuvre dans la nature créée. Troisièmement, cette science semble se poser comme fin en soi. Tentons cette hypothèse de lecture : si la science couplée à la technique perfectionne la nature, c’est qu’elle la conduit à un achèvement. Cet achèvement pourrait tout à fait être le bien-être de l’homme et son salut. Mais les exemples relevés dans le passage orientent plutôt vers la finalité du bien-être de l’homme, ce qui semble corroboré par la critique que fait Bonaventure du propos de Roger Bacon. Vers la fin de l’article, L. Solignac revient sur la critique que Bonaventure énonce contre ceux qui veulent violer les « secrets de la nature » et les « secrets des cœurs » :
« La mise en parallèle du « secret des cœurs » qu’entendent violer les astrologues, et des « secrets de la nature » que prétendent connaître et utiliser les alchimistes est très significative et doit être mise en relation avec la condamnation de la connaissance in experientia : il s’agit d’une condamnation du vol et de l’appropriation. Bonaventure entend restituer le combat que doivent mener les frères mineurs à son niveau, celui du combat spirituel contre la cupidité – dont l’équivalent intellectuel est la curiosité – qui s’oppose directement à la charité. »[34]
Il y a donc, au cœur de la critique bonaventurienne, une condamnation de l’orgueil humain qui œuvre dans une science faussement utile à l’homme, car elle l’éloigne de sa véritable fin qui n’est pas la contemplation de la raison mais celle du Créateur. Il ne faudrait pas pour autant en conclure que Bonaventure néglige et la connaissance de la nature et la technique ; mais il leur donne une certaine place. Science et technique entrent dans le processus de reductio cher au Docteur séraphique. Que peut-on comprendre par-là ? L’idée est simple : il s’agit de faire de la science et de la technique l’occasion d’un retour à Dieu. On ne voit cependant pas très bien ce que cela peut impliquer, du moins pour ce qui est de la technique. Que la science puisse reconduire à Dieu, l’Itinerarium le montre déjà. L’homme considère les êtres sensibles et leurs propriétés sous l’aspect où ils renvoient à Dieu comme un signe vers son signifié. C’est ainsi que Bonaventure conclut le deuxième chapitre de l’Itinerarium : « Or les créatures de ce monde sensible signifient les réalités invisibles de Dieu (Rm 1, 20) » et plus loin : « Par nature, toute créature est, en effet, une certaine effigie et ressemblance de cette sagesse éternelle » (II, 12). La connaissance de la nature nous invite donc à la contemplation. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y ait aucune portée pratique à une telle approche. Tout d’abord, si l’on entend par pratique le caractère moral de l’action humaine, il est clair que la science comprise par la théologie se doit de montrer à l’homme « l’usage droit des choses sensibles »[35] comme aime à le dire Bonaventure. On peut aussi entendre l’adjectif pratique comme la possibilité pour la science de contribuer à l’élaboration d’objets techniques. En ce sens, que peut vouloir dire être reconduit à Dieu par la technique ? L. Solignac précise ainsi la valeur des arts mécaniques : « Les arts mécaniques acquièrent une noblesse qui ne réside pas dans leur amélioration concrète ni ne la suppose, mais dans ce qu’ils sont, même de façon rudimentaire : un projet conçu par un artifex et extériorisé dans une matière ou incarné et exprimé par quelqu’un, une œuvre belle, utile et stable. »[36] Là encore, la contemplation est possible : partant de l’objet, elle conduit l’homme à Dieu dans une posture non pas de maître, mais de fils. Il est à noter qu’un tel usage de la technique ne fait pas de Bonaventure un ennemi de l’utilité, mais le défenseur de ce que L. Solignac appelle un utilitarisme contemplatif. Il y a là pour Bonaventure une volonté assumée de sauver la science et la technique d’une conception uniquement pratique qui priverait l’une comme l’autre de tout sens.
Nous nous sommes arrêtés sur le débat qui anime l’école franciscaine dans la deuxième moitié du XIIIe siècle pour une raison simple : la technoscience que nous connaissons est arrivée à un point de son développement qui pousse à la réflexion. Comment ne pas entendre dans le propos de chimistes ou de biologistes de synthèse un lointain écho – déformé par la distance de la sécularisation – d’un Roger Bacon émerveillé par les possibilités de modification de la nature qu’offre la science expérimentale ? Comment ne pas lire dans l’assurance des Modernes l’idée baconienne d’une connaissance qui perce les secrets de la matière cachés au vulgaire et sans limite ? Pourquoi ne pas voir aussi dans l’orgueil que dénonce Bonaventure l’imprudence de ceux qui pensent savoir ce que seule Nature sait ? Ce débat entre le Docteur séraphique et Roger Bacon nous montre qu’il y a au moins une autre manière de penser la science. Arrivés au seuil d’une crise qui nous surprend, il nous paraît bon de revenir à cette autre possibilité d’une science contemplative.
3.2 Ce que serait une science plus contemplative.
Le propos peut résonner étrangement à nos oreilles modernes. Nous ne voyons pas très bien ce que pourrait être une science contemplative et encore moins une technique contemplative. C’est la raison pour laquelle nous voudrions tenter maintenant de cerner un peu mieux la forme que pourrait prendre non plus la technoscience, mais la science à proprement parler. Par science, nous entendons un certain regard sur le monde qui, loin de nous en donner la maîtrise, nous aide à l’habiter. Partons des conclusions de notre premier point. La technoscience se fonde sur un déplacement de l’objet vers le sujet qui le connaît. L’émerveillement d’un Francis Bacon se comprend davantage comme un étonnement face à la puissance cognitive de l’homme et son ingéniosité dans la confection d’objet technique. Il est important de souligner dès l’abord que la voie bonaventurienne ne nous conduit à rejeter ni la connaissance ni la technique, mais plutôt à les réorienter vers une fin compatible avec notre vie dans le monde.
3.2.1 Un autre rapport à l’objet.
Il est assez évident que la plupart de nos disciplines scientifiques empruntent désormais la voie de la modélisation. On peut expliquer de plusieurs manières cette caractéristique du savoir moderne : le lien qu’entretiennent ces disciplines avec les mathématiques, l’apparente capacité prédictive du modèle, l’esthétique du système ainsi envisagé, etc. Mais ce qui nous intéresse ici est plutôt que ces disciplines se sont peu à peu éloignées de leur objet à mesure qu’elles se sont senties investies du devoir de modéliser. Rappelons que l’enjeu de toute modélisation est de simplifier le réseau qui insère chaque objet d’étude dans un environnement pour pouvoir atteindre l’objectif de toute connaissance scientifique : expliquer, c’est-à-dire déterminer les causes qui produisent les effets observés. A cela s’ajoute l’avantage non négligeable dans un projet de maîtrise de la nature de pouvoir anticiper un état futur à partir d’une modification des variables qui composent le modèle. Une telle conception de la science laisse de côté d’une part l’insertion de l’objet d’étude dans un système complexe d’éléments qui ne peuvent être assimilés dans le modèle, et d’autre part érige la complétude du savoir comme condition de sa scientificité. Le premier temps de cette reductio pour parler comme Bonaventure, de cette reconduction de la science vers la contemplation, consiste donc en un retour à l’objet. Revenir à l’objet signifie alors au moins deux choses : 1. Considérer la connaissance comme toujours contextualisée, c’est-à-dire prise dans un réseau d’autres connaissances 2. Inclure l’incertitude dans le savoir lui-même puisque l’objet ainsi pensé ne saurait être circonscrit dans un discours qui se prétendrait complet. On pourrait bien évidemment penser ici à une reprise de la distinction kantienne entre la chose en soi et le phénomène, entre le réel tel qu’il est et la manière dont il nous apparaît. Il semble pourtant que cette distinction kantienne ne nous ait pas empêcher de manquer de prudence dans notre volonté de connaître. Peut-être simplement parce que la modélisation portant sur les phénomènes et se mesurant à partir des effets observés, encore les phénomènes, n’a plus prêté attention à cet objet dont elle postulait l’existence pour satisfaire à la logique tout simplement. L’approche bonaventurienne nous ramène donc à l’objet en tant qu’il est signe d’autre chose. Connaître l’objet, c’est précisément l’approcher comme une occasion de faire retour à Dieu. L’homme considère les êtres sensibles et leurs propriétés sous l’aspect où elles renvoient à Dieu comme un signe vers son signifié. C’est ainsi que Bonaventure conclut le deuxième chapitre de l’Itinerarium : « Or les créatures de ce monde sensible signifient les réalités invisibles de Dieu (Rm 1, 20) » et plus loin : « Par nature, toute créature est, en effet, une certaine effigie et ressemblance de cette sagesse éternelle » (II, 12). On pourrait interpréter le propos du docteur franciscain d’une fausse manière : en concluant qu’il invite à négliger les choses sensibles en elles-mêmes, objets de connaissance, pourvu qu’elles servent correctement, qu’elles soient utiles à l’homme qui les observe. Mais il y aurait méprise : en effet, pour pouvoir être signes, il faut que ce vers quoi elles renvoient soit contenu d’une certaine manière en elles. C’est le sens de l’analyse de Bonaventure dans l’Itinérarium.
Loin de nous conduire à négliger l’être des choses, la nouvelle science, contemplative, nous y ramène, sans pour autant pouvoir le circonscrire – Kant l’avait bien vu – ni pour autant se contenter de la manifestation, de l’apparaître de la chose. Revenir à l’objet, c’est donc entrer dans ce que l’on pourrait appeler sa négativité. Précisons : l’objet de la connaissance – qui se donne à connaître par les sens – est porteur d’une signification qui excède la raison. Il y a donc une forme de connaissance qui, à mesure qu’elle progresse, entre dans une saine ignorance.[37] Cette connaissance contemplative du vivant aiguisée à sa beauté trouve un écho dans les mots de Bonaventure dans l’Itinerarium : « Celui donc que n’éclairent pas les si nombreuses splendeurs des créatures est aveugle. Celui que n’éveillent pas de si nombreuses clameurs est sourd. » (I, 15) Il ne s’agit toujours pas d’un retour au savoir antique ou médiéval mais d’une posture particulière : celle de l’enquêteur minutieux qui n’oublie pas que l’objet de son enquête le dépasse. Il n’y a là aucune frustration ni tristesse pour le celui qui s’engage dans cette voie : qu’il suffise à nouveau de penser à des figures comme Aristote ou Bonaventure pour s’en convaincre.
Revenir à l’objet, c’est enfin penser chaque réalité sensible dans le monde qui la contient. Commentant à nouveau le docteur séraphique, L. Solignac précise : « Toutes les choses sensibles sont concernées, prises ensemble comme « monde » ou séparément. »[38] Les avancées auxquelles nous sommes parvenues dans la connaissance des choses de la nature indique un chemin
3.2.2 Le scientifique comme veilleur.
Il est temps de proposer une figure qui se substituerait à celle du démiurge de la technoscience. C’est désormais acquis, le scientifique ne peut plus assumer le rôle de ce Prométhée déchaîné que décrit Jonas[39], qui transforme la promesse de la technoscience en menace pour la vie sur Terre. Quel peut être son rôle alors ? Rappelons ce que nous ont appris les penseurs qui nous ont accompagnés jusqu’ici : 1. La science est l’expression d’un désir primordial, d’une « volonté primitive de savoir » pour reprendre les mots de Jaspers. Il n’est donc aucunement question de remettre en cause son existence mais tout au contraire de la réhabiliter, de lui rendre ce que la technoscience lui a enlevé : son humble grandeur. 2. La science ne saurait bannir de son discours l’incertitude avec laquelle elle compose[40]. Elle sait, tout autant qu’elle sait être dans l’ignorance. 3. La science ne saurait être un savoir qui sépare l’homme de l’objet ni qui pense les objets séparés les uns des autres. Elle est un regard profond sur l’objet. Elle fait entrer le monde dans l’âme à l’image de ce qu’en pensaient les philosophes grecs et les médiévaux. 4. Enfin, tourné vers ce qu’elle ne connaît pas, la science s’appuie en même temps sur ce qu’elle a pensé. Elle est donc située dans la temporalité de la conscience. On pourrait même dire d’elle ce que Bergson disait de la conscience : elle est « un trait d’union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l’avenir. »[41] Ces quatre points nous permettent de proposer une nouvelle figure pour remplacer celle de Prométhée déchaîné : le scientifique est en réalité un veilleur, il guette. Son rôle est à la fois de voir au loin – il essaye, il entrevoit – et d’avertir. Le veilleur peut alors prendre la figure du prophète. Notre époque semble en avoir besoin. Mais il faut ici se rappeler des enseignements bibliques sur les faux prophètes. Qu’est-ce donc que cette science prophétique ? Pour le comprendre, empruntons le chemin que J-P. Dupuy trace son ouvrage, L’avenir de l’économie[42]. L’auteur distingue trois manières de proposer une connaissance de l’avenir : la prévision, la prospective et la prophétie. Le prévisionniste, excellent modélisateur, conçoit le réel et donc également le possible sur le modèle de l’algorithme. Parfait déterministe, il oublie que ce qu’il modélise n’est pas le réel à proprement parler. Le prospectiviste se refuse à un tel déterminisme et préfère penser l’ensemble des « futurs possibles » selon les scénarios qu’il envisage. L’auteur précise que « le perspectiviste croit (trop) dans le libre arbitre humain » et conclut ainsi : « La démarche du prophète se trouve quelque part entre ces deux extrêmes ». Pour comprendre ce que veut dire ici Dupuy, il faut affronter le paradoxe de la prophétie. Le prophète est celui qui annonce ce qui va se passer comme si cela était certain, pour que ces contemporains, en l’écoutant, changent leur pratique, se convertissent afin que le désastre annoncé n’ait pas lieu. Il est remarquable de noter qu’il y a là une manière très éclairante de comprendre à la fois le rôle de la science et son incapacité à transformer l’agir de l’homme moderne. Pourquoi cela ? Peut-être précisément car elle continue de se penser comme pure modélisation – donc inexacte – ce qui laisse l’espoir que les choses ne se passeront pas comme prévues ou bien parce qu’elle laisse croire aux hommes bernés par son pouvoir qu’elle sera en mesure de lutter contre la catastrophe qu’elle-même annonce. Pourquoi donc les scénarios qu’elle propose ne produisent pas leur effet ? Dupuy répond : « Ce n’est pas le manque de connaissance qui explique que l’on n’agisse pas, mais le fait que le savoir ne se transforme pas en croyance. C’est ce verrou qu’il s’agit de faire sauter. »[43] Il y a là un nouveau paradoxe qui apparaît aux yeux du scientiste : comment la science pourrait-elle aboutir à une croyance quand précisément elle se fonde sur son rejet au profit d’une connaissance exacte et méthodique ? Mais du point de vue du veilleur, ce paradoxe n’en est plus un puisqu’il sait que ce qu’il entrevoit au loin n’a pas encore l’exactitude de l’objet présentement devant lui. Il se doit d’alerter et de susciter la discussion qui seule pourra permettre de faire face librement à la nécessité. Et l’auteur de conclure : « Obtenir par la futurologie scientifique et la méditation sur les fins de l’homme une image de l’avenir suffisamment catastrophiste pour être repoussante et suffisamment crédible pour déclencher des actions qui empêcheront sa réalisation, à un accident près. »[44]
La science comprise comme contemplation est donc essentiellement consciente des limites de son discours, limites que lui impose l’objet auquel elle demeure fixée. Mais ce qu’elle sait de l’objet, ce qu’elle tient fermement à son sujet, fonde son action dans le monde humain. Elle avertit pour mieux laisser au champs politique la possibilité d’assumer sa fonction propre. Si la science ne nous a pas encore fait suffisamment agir (pour préserver ce qui doit l’être) c’est aussi parce qu’on a cru bon de lui attribuer le rôle du politique.[45] Son humilité ne vient pas simplement du fait qu’elle est impuissante à épuiser le réel, mais aussi du constat qu’elle a besoin d’autres discours pour atteindre l’objectif qu’elle s’était – pour un temps – donné à accomplir seule : augmenter le bien-être de l’homme. Il est temps de tirer une dernière leçon de cette transformation que la science accomplit quand elle accepte de renoncer à être une technoscience.
3.2.3. Remarques conclusives sur le nouvel enjeu technique.
Il n’est pas impossible, même pour nos intelligences modernes, de penser une science plus contemplative, si l’on entend par là une science attentive, rompue aux analyses fines des milieux qu’elle observe, et capable d’alerter sur ce qui vient. Cette science existe déjà. Il est évident que la crise environnementale a mis en lumière le travail des écologues ; qu’il nous suffise de citer les études d’un pionnier comme Leopold pour suggérer cette forme nouvelle que prend la science[46]. Mais une conséquence de cette redéfinition de la science doit être soulignée : elle invite à un tout autre rapport à la technique. L’enseignement de Leopold peut nous être ici très utile. Cette nouvelle science qu’il appelle de ses vœux ne renonce pas à l’explication au sens où elle poursuit le même objectif de saisir les mécanismes à l’œuvre dans le donné naturel. Cette science-là est grosse d’un avenir immense puisque nous ignorons beaucoup de ces « petits rouages » comme le dit l’auteur qui relient les vivants entre eux – humains et non-humains – au sein d’un même territoire. Dans une de ses conférences intitulée La préservation de la nature il note ceci : « Conserver tous les rouages du mécanisme est la première précaution à prendre pour bricoler intelligemment. »[47] A première vue, on ne voit pas vraiment de différence entre l’ingénieur qui transforme, améliore, modifie avec une certaine frénésie et ces hommes nouveaux passionnés par les rouages du mécanisme naturel. N’y a-t-il pas là d’ailleurs un relent cartésien tout droit sorti du Discours de la méthode ou du Traité du monde ? Il suffit de lire encore quelques pages du penseur américain pour s’apercevoir que cette envie de connaissance, cette volonté primitive de savoir mène en réalité à une expérience esthétique. C’est en cela que la science leopoldienne pourrait tout à fait trouver sa place dans une réflexion qui n’isole plus la science des autres discours sur le monde mais qui, au contraire, l’insère dans un tableau plus grand et plus bigarré des connaissances qu’il faut bien nommer sagesse. Le temps du Novum organum de Bacon est peut-être révolu, il nous faut à présent un Novum itinerarium. Ceci ne va pas sans un corollaire important : la technique souvent définie comme un savoir-faire pourrait l’être tout autant comme un savoir-ne-pas-faire[48]. Il n’y a là aucune démission de l’intelligence humaine mais bien au contraire un savoir, une sagesse qui, loin d’engager l’avenir sur les pentes dangereuses d’une prétendue maîtrise, maintient l’homme dans cette posture de veille, attentif à ce qu’il ne voit pas, à ce qu’il ne connaît pas. Régler son action en tenant compte de cette ignorance n’est humiliant, on l’aura compris, que pour celui qui pense que la science peut et doit rendre raison de tout, que pour le simplificateur de la réalité qui aime son modèle plus que ce qu’il a sous les yeux. Ici encore la pensée contemporaine trouve dans la théologie bonaventurienne un appui bien plus qu’une menace. Si la lutte contre un utilitarisme étriqué doit s’engager alors la science et la théologie, si longtemps tenues à l’écart l’une de l’autre, peuvent trouver dans leur vocation contemplative respective une arme en même temps qu’un horizon.
[1] C’est ainsi que l’on peut comprendre à la fois la position du conseil scientifique lors de la période de pandémie du Covid 19 en France et les regrets formulés par son président sur les ondes de Radio France à la fin du mois de juillet 2022.
[2] Nous entendons par là la crise de confiance que l’on peut percevoir dans l’opinion publique sur les sujets traités par les scientifiques. Nous partons donc de l’expérience courante que fait tout enseignant de philosophie dans ses classes, à savoir arbitrer la discussion entre d’un côté les adversaires d’une science perçue comme autoritaire et manipulatrice et de l’autre les défenseurs acharnés d’un certain scientisme. Ce procès adressé à la science se retrouve bien évidemment en dehors des salles de cours et motive certains scientifiques ou philosophes des sciences à prendre position publiquement. Cf. Etienne Klein, Le goût du vrai, tract Gallimard n. 17, 2020.
[3] Nous nous référons ici à la conférence donnée au CERN le 27/01/1972 ainsi qu’aux articles publiés dans la revue Survivre et vivre publiés dans l’ouvrage Survivre et vivre, Critique de la science, naissance de l’écologie, coordonné par Céline Péssis, L’échapée, 2014. Plus précisément : « Science et Société » (p. 129) ; « La Nouvelle église universelle » (p. 145) ; « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? » (p. 155).
[4] H. Arendt, La crise de la culture, ch. VIII, La conquête de l’espace et la dimension de l’homme, Folio essais, p. 354.
[5] F. Bacon, La Nouvelle Atlantide, traduction de M. Le Dœuff et M. Llasera, GF Flammarion. Les citations qui suivent sont extraites des pages 118 à 129.
[6] N. Bouleau, Ce que Nature sait, La révolution combinatoire de la biologie et ses dangers, PUF, 2021, p. 188. Nous analyserons plus loin certaines critiques que l’auteur développe sur les risques d’une telle technoscience.
[7] Descartes, Traité du monde et de la lumière (posth. 1664), dans Œuvres philosophiques, tome I, Classiques Garnier, 2018, p. 348-358.
[8] Kant, Critique de la raison pure, Préface de la seconde édition, traduction de Barni et Archambault, GF Flammarion.
[10] Nous nous permettons ici d’interpéter le propos de cette Préface de 1787 à partir des thèses défendues par l’auteur trois ans auparavant dans son texte fameux : Qu’est-ce que les Lumières ?
[11] B. Russell, The Scientific Outlook, George Allen & Unwin, London, 1931, p. 270. Cité par J. Bouveresse in A temps et à contre-temps, Conférences publiques : « Promesses et dangers de la société scientifique », Open Edition Books, 2012.
[12] Qu’il nous soit permis ici de renvoyer à ce passage des plus célèbres du Discours de la méthode de Descartes : “Car [ces connaissances] m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative, qu’on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie.” Nous ne citons pas cet extrait pour accuser Descartes de renoncer à la vérité mais pour montrer qu’il lance la science sur le chemin d’un autre rapport à la vérité. En effet, sans renoncer à la recherche de l’exactitude des propositions, permise par la méthode, il ouvre une voie nouvelle : celle de la vérité anthropocentrée.
[13] B. Russell, The Scientific Outlook, George Allen & Unwin, London, 1931, p. 10-11
[15] B. Russell, Science et religion, trad. de l’anglais par P.-R. Mantoux, Gallimard, coll. « Folio essais », 1990, p. 12-13.
[16] A. Grothendieck, « La Nouvelle église universelle », Survivre…et Vivre n. 9, août-septembre 1971, p. 3-7 reproduit in Survivre et vivre, Critique de la science, naissance de l’écologie, coordonné par C. Pessis, L’Echappée, 2014, p. 147.
[18] Nous nous référons ici aux travaux de N. Bouleau notamment dans Ce que Nature sait. La révolution combinatoire et ses dangers, Puf, 2021. Certaines des thèses défendues dans ce maître-ouvrage sont reprises et explicitées dans un dialogue avec D. Bourg publié sous le titre Science et prudence. Du réductionnisme et autres erreurs par gros temps écologique, Puf, 2022. Nous sommes reconnaissants à l’auteur de nous avoir partagé ses thèses et nous nous appuyons sur ces deux ouvrages pour la suite de notre propos.
[19] Nous renvoyons ici au chapitre particulièrement éclairant de Science et prudence intitulé « La réfutation du réductionnisme et les mathématiciens écologistes des années 1970 », op. cit. pp. 155-186, plus précisément, pp. 159-168.
[20] N. Bouleau et D. Bourg, Science et prudence, op. cit. p. 182. C’est nous qui soulignons.
[22] Karl Jaspers, Science et vérité, in Essais philosophiques, trad. de l’allemand par L. Jospin, Payot, 1970, p.77.
[23] Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel, Éditions de Minuit, 1968, p. 189 : « Ce que j’essaie de montrer, c’est que la science à cause de sa méthode et de ses concepts, a fait le projet d’un univers dans lequel la domination sur la nature est restée liée à la domination sur l’homme et qu’elle a favorisé cet univers – et ce trait d’union a tendance à devenir fatal pour cet univers dans son ensemble ».
[24] Pour le passage qui suit nous nous appuyons sur l’étude des pages 163 à 166 de L’Homme unidimensionnel.
[25] A. Grothendieck, La Nouvelle église universelle, Survivre…et Vivre n. 9, août-septembre 1971, p. 3-7 reproduit in Survivre et vivre, Critique de la science, naissance de l’écologie, coordonné par C. Pessis, L’Echappée, 2014, p. 150.
[26] Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel, Éditions de Minuit, 1968, p. 166.
[27] On trouve des développements autour du concept de « monisme réflexif » dans son ouvrage Une nouvelle Terre, Desclée de Brouwer, 2018, notamment au chapitre 4. Le propos est repris ensuite dans l’ouvrage co-écrit avec S. Swaton, Primauté du vivant, essai sur le pensable, PUF, Paris, 2021. Principalement le chapitre 5. Qu’il nous soit permis ici de renvoyer à un précédent article qui rapproche cette conception de la pensée théologique de Bonaventure auquel nous reviendrons plus loin. Cf. A. Kraft, « Habiter culturellement le monde : une contribution théologique à la crise environnementale », La Pensée écologique, vol. 8, no. 1, 2022.
[28] J. Habermas, La technique et la science comme « idéologie », Tel Gallimard, Paris, 1973, p. 11.
[29] Qu’il suffise de noter les nombreuses références à un penseur comme H. Jonas depuis la parution en 1979 du maître-ouvrage de l’auteur, Le principe responsabilité. Nous renvoyons le lecteur aux discussions éclairantes sur la postérité de cet ouvrage entre l’auteur lui-même et plusieurs organes de presse. Ces discussions sont publiées dans Une éthique pour la nature, Arthaud Poche, Paris 2017. Première traduction chez Desclée de Brouwer en 2000.
[30] On ne confondra pas Roger Bacon (1220-1292), théologien franciscain, et son homonyme Francis Bacon (1561-1626), philosophe anglais évoqué plus haut.
[31] L. Solignac, Nature et technique selon Bonaventure et Roger Bacon. Pour les lignes qui suivent je m’appuie sur cet article et je remercie l’auteur de me l’avoir communiqué.
[35] Nous renvoyons, pour l’analyse de cette expression à un autre article de L. Solignac : « De la théologie symbolique comme bon usage du sensible chez Saint Bonaventure » in Revue des sciences philosophiques et théologiques, 95 (2011) 413-428.
[36] L. Solignac, Nature et technique selon Bonaventure et Roger Bacon, p. 22.
[37] Cette ignorance se fonde sur le caractère incomplet de la connaissance et pourtant elle porte en elle quelque chose d’admirable. Une manière de comprendre ce point consiste à relire ces lignes d’Aristote dans les Parties des animaux I, 5, 645a, GF, Paris, 201. Le Stagirite s’émerveille de ce qui constitue le vivant et complète le propos en ces termes : « C’est pourquoi il faut éviter un dégoût puéril en considérant les animaux les plus ignobles. Car dans tous les êtres naturels il y a quelque chose de merveilleux, et, comme on rapporte qu’Héraclite l’a dit à des étrangers qui voulaient le rencontrer, mais qui s’arrêtèrent en entrant, le voyant se chauffer près de son four (il les invita, en effet, à entrer hardiment, car « là aussi il y a des dieux »), de la même manière aussi il faut aborder la recherche sur chacun des animaux sans répugnance, parce que chez absolument tous il y a quelque chose de naturel, c’est-à-dire de beau » (p. 131) Il est possible de lire dans ces lignes non pas simplement la trace d’un étonnement caractéristique de la pensée philosophique grecque mais aussi la condition de possibilité d’une connaissance contemplative. Pour notre propos, retenons l’idée d’une connaissance qui accepte d’aller vers ce qui n’est apparent pas noble – et qui ne tolère pas de démonstrations mathématiques fondées sur une nécessité qu’Aristote refuse d’attribuer aux vivants puisque précisément la nature et principe et se distingue ainsi de la matière. En ce sens il est intéressant de remarquer que le rejet d’Aristote et d’une certaine manière de concevoir l’ordre à l’intérieur du vivant va de pair avec un nouveau regard qui rend difficile ou impossible tout regard contemplatif sur le vivant.
[38] « De la théologie symbolique comme bon usage du sensible chez Saint Bonaventure » in Revue des sciences philosophiques et théologiques, 95 (2011), p. 419.
[39] H. Jonas, Le principe responsabilité, Cerf, 1990. On trouve dans la préface ce texte fameux : « Le Prométhée définitivement déchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore connues et l’économie son impulsion effrénée, réclame une éthique qui, par des entraves librement consenties, empêche le pouvoir de l’homme de devenir une malédiction pour lui. La thèse liminaire de ce livre est que la promesse de la technique moderne s’est inversée en menace, ou bien que celle-ci s’est indissolublement liée à celle-là. Elle va au-delà du constat d’une menace physique. La soumission de la nature destinée au bonheur humain a entraîné par la démesure de son succès, qui s’étend maintenant également à la nature de l’homme lui-même, le plus grand défi pour l’être humain que son faire ait jamais entraîné. »
[40] On trouve des pages très claires dans l’ouvrage de N. Bouleau et D. Bourg, Science et prudence, PUF, 2022 notamment au chapitre 3 « Biologie et écologie ». Les auteurs critiquent la conception du Rn-isme que N. Bouleau définit une volonté de saisir le réel à partir de modèles à n dimensions, négligeant ainsi ce qui n’était pas compris du réel pour intégrer dans le modèle les seuls éléments compris. Les auteurs relient cela à ce qu’ils appellent le scientisme d’ingénieur « qui consiste à dire qu’on a le droit de penser de façon simplifiée, avec une approximation, puis de l’affiner » (p. 125). Et N. Bouleau de conclure sur ce point qui nous intéresse ici : « Mais nous n’avons pas beaucoup de grandes figures scientifiques qui soient capables de dire : « la science ne sait pas. » Parce que les journalistes ne veulent pas de ces gens-là, ils ne les feront pas parler. Les médias veulent des scientifiques qui disent : « Moi, je sais. » Les gourous sont pléthore, mais un savant ou un groupe capable de dire : « Non, on ne sait pas, et il y a des raisons profondes à cela », c’est nouveau et capital pour l’avenir. » (p. 126)
[41] Bergson, L’Energie spirituelle, Ed. Alcan, p. 6.
[42] J-P. Dupuy, L’Avenir de l’économie, Champs Flammarion, 2012. L’auteur reprend ici la thèse qu’il a développé dans son précédent ouvrage : Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Seuil, 2002. Je m’intéresse pour les lignes suivantes aux pp. 81-84 de L’Avenir de l’économie.
[45] Qu’il suffise ici de rappeler la confusion entourant l’instauration du conseil scientifique et l’exercice du pouvoir en France durant la période de mars 2020 à juillet 2022. Il est probable que cette manière d’associer les scientifiques au pouvoir, loin de tout débat public, n’ait servi ni la science, ni le projet de la rendre plus audible pour les citoyens.
[46] Il est intéressant de remarquer que Leopold déjà voyait apparaître une nouvelle génération de penseurs. On peut ainsi lire dans La Terre comme communauté, Wildproject, 2021, p. 170 : « Aujourd’hui un groupe de penseurs entièrement nouveau est en train d’émerger. Il est composé d’hommes qui commencèrent par se faire une réputation dans la science et qui cherchent maintenant à interpréter le mécanisme de la terre dans des termes qui soient acceptables pour n’importe quel scientifique et compréhensibles pour n’importe quel profane. Ces hommes s’appellent Robert Cushman Murphy, Charles Elton, Fraser Darling. Est-il possible que la science, qui ne cherchait autrefois qu’à faciliter notre usage de la terre, cherche désormais de meilleures manières de vivre avec elle ? »
[47]Ibid. p. 160. Il fait même de ce « penchant pour les mécanismes de la nature », « le symbole des générations futures. » Cf. Ibid. p. 101.
[48]Ibid. p. 14. Nous reprenons cette expression à J-C. Génot et D. Vallauri qui, dans l’avant-propos du livre cité écrivent ceci : « l’éthique leopoldienne qui pouvait admettre une certaine gestion » de la nature était freinée « par la recherche de l’esthétique qui commande souvent un savoir-ne-pas-faire. »